Maître, je te suivrai partout où tu iras.
La matinée-concert du samedi, à l’Auditorium de Chicago, venait de finir ; comme de coutume, la foule se pressait sur le perron, chacun étant désireux de monter en voiture avant son voisin. Les employés de l’Auditorium appelaient les numéros des différents équipages et les portières se fermaient encore avec bruit, que déjà les chevaux, impatients d’avoir stationné longtemps sous les rafales d’une bise froide, s’éloignaient en piaffant, pour filer bientôt d’un trot allongé le long de l’avenue.
« N° 624 », cria un des hommes ; aussitôt on vit paraître une splendide paire de chevaux noirs, attelés à un coupé, dont les portières portaient, en lettres d’or, les initiales : C. R. S.
Deux jeunes filles sortirent de la foule et s’avancèrent vers le coupé. La plus âgée s’y installa d’un bond, mais la plus jeune restait debout sur la dernière marche du perron, dans une attitude hésitante.
— Venez donc, Félicia ! Qu’attendez-vous ? Je vais prendre froid ! cria une voix impérieuse.
La jeune fille à laquelle s’adressait cette exclamation détacha de son corsage un bouquet de grandes violettes russes, et les tendit à un petit garçon qui grelottait, presque sous les pieds des chevaux. Il les prit avec un « merci Madame » étonné et plongea son petit visage blême dans la touffe des fleurs parfumées ; la portière se referma, avec le bruit sec particulier aux voitures irréprochablement construites, et le coupé prit, à son tour, la direction des boulevards.
>— Vous faites toujours des choses étranges, Félicia ! dit l’aînée des jeunes filles.
— Vraiment ! Qu’ai-je donc fait de si étrange à présent, Rose ? demanda la cadette en tournant vers sa sœur un regard interrogateur.
— Vous avez donné vos violettes à ce gamin, qui avait l’air d’avoir infiniment plus besoin d’un souper bien chaud. Je m’étonne que vous ne l’ayez pas invité à venir avec nous ! J’en aurais été à peine surprise, car avec vous il faut s’attendre à tout.
— Aurait-ce été si étrange d’emmener ce garçon pour lui donner à manger ? murmura Félicia, si doucement qu’elle semblait se poser la question à elle-même.
— Etrange ne serait pas précisément le mot, répondit Rose avec indifférence. Ce serait ce que Mme Blanc appelle outré, oui, décidément. Aussi, je vous prie, ne l’invitez pas lui, ou quelqu’un de ses semblables, sous prétexte que c’est moi qui vous l’ai suggéré. Oh ! que je suis fatiguée !
Elle étouffa un bâillement et Félicia resta silencieuse, les yeux fixés sur les maisons, dont les fenêtres commençaient à s’éclairer les unes après les autres.
— Ce concert étais assommant et le violoniste déplorablement ennuyeux. Je ne comprends pas que vous ayez pu rester aussi tranquille tout ce temps, s’écria Rose avec impatience.
— J’ai trouvé la musique fort belle, répondit Félicia de sa voix douce et calme.
— Vous admirez tout ! Je n’ai jamais vu personne manquer autant que vous de sens critique.
Félicia rougit légèrement, mais ne répondit rien, et Rose poursuivit :
— Moi, je suis lasse de tout ! J’espère pourtant que les Ombres de Londres seront intéressantes ce soir.
— Les Ombres de Chicago, murmura Félicia.
— Les Ombres de Chicago ? Je parle des Ombres de Londres, du grand drame qui fait fureur à New-York, depuis deux mois. Vous savez bien que nous avons une loge, avec les Delanos, pour ce soir.
Félicia se tourna vers sa sœur. Ses grands yeux bruns, très expressifs, brillaient plus que de coutume.
— Nous allons nous émouvoir, au théâtre, sur des misères sur lesquelles nous ne versons pas une larme quand nous les voyons sur la scène de la vie réelle. Que sont les Ombres de Londres, telles que nous les verrons jouées par des acteurs payés, à côté des ombres de Londres ou de Chicago, telles qu’elles existent en réalité ? Pourquoi donc les faits ne nous touchent-ils pas ?
— Parce que le peuple au naturel est sale, désagréable, et ennuyeux par-dessus le marché, je suppose, répondit Rose en haussant les épaules. Félicia, vous ne réformerez jamais le monde, à quoi bon vouloir le tenter. Nous ne sommes pas à blâmer parce qu’il y a de la pauvreté et de la misère dans le monde. Il y a toujours eu des riches et des pauvres, il y en aura toujours. Soyons reconnaissantes d’être du côté des riches, c’est tout ce que nous pouvons faire de mieux.
— Représentez-vous Christ agissant d’après ce principe, reprit Félicia, avec une persistance qui ne lui était pas habituelle. Vous rappelez-vous le sermon du Dr Bruce, il y a quelques dimanches, sur ce texte : « Car vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin que par sa pauvreté vous fussiez enrichis. »
— Je me le rappelle fort bien, s’écria Rose, le Dr Bruce n’a-t-il pas dit qu’aucun blâme ne retombe sur ceux qui possèdent de la fortune, s’ils sont charitables, et donnent de quoi soulager les misères des pauvres ? Je suis sûre que lui-même est fort confortablement établi. Il ne renonce pas le moins du monde à son luxe, parce qu’il y a dans la ville certaines gens qui ont faim. Quel bien ferait-il, s’il s’avisait d’agir ainsi ? Je vous l’ai déjà dit, Félicia, il y aura toujours des riches et des pauvres, en dépit de tout ce que nous pourrions faire. Mais, depuis que Rachel nous a écrit les choses excentriques qui se passent à Raymond, vous avez bouleversé toute la famille. On ne peut pas vivre toujours monté à ce diapason-là. Vous verrez si Rachel ne lâchera pas tout, d’ici peu de temps. Elle ferait bien mieux de venir à Chicago, et de chanter dans les concerts de l’Auditorium. J’ai appris aujourd’hui qu’on le lui a proposé, et je vais lui écrire pour l’engager à accepter ; je meurs d’envie de l’entendre.
Félicia restait silencieuse ; bientôt d’ailleurs le coupé tournait, pour s’engager sous la porte cochère d’une maison particulière de très belle apparence, plus semblable à un palais qu’à une demeure bourgeoise. C’était une construction en pierre grise, somptueusement meublée à l’intérieur, et pleine de tableaux et de statues de prix.
Le propriétaire de cette résidence princière, M. Charles R. Sterling, fumait son cigare, debout devant une cheminée où flambait un bon feu. Il avait gagné son argent dans des spéculations de grains et dans des affaires ferrugineuses ; il passait pour posséder une très grosse fortune. Sa femme était sœur de Mme Winslow, de Raymond. Elle était malade depuis des années. Rose et Félicia étaient leurs seuls enfants. Rose avait vingt-et-un ans ; elle était blonde, fraîche, vive, éduquée dans une école à la mode ; elle faisait son entrée dans le monde et avait déjà pris un genre un peu cynique et indifférent. Son père la proclamait, parfois en riant, parfois sérieusement, une jeune personne fort difficile à contenter. Félicia avait dix-neuf ans et la beauté méridionale et frappante de sa cousine Rachel Winslow ; elle y joignait un cœur chaud, généreux, qui s’éveillait justement à des sentiments religieux dont on pouvait tout attendre. Elle était une énigme pour son père, une source d’irritation pour sa mère, mais elle possédait en elle-même une puissance de pensée et d’action, dont elle ne se rendait encore que très vaguement compte. On sentait qu’elle serait capable de se plier à n’importe quelle condition de vie, si jamais on lui laissait la liberté de se laisser guider entièrement par sa conscience.
— Voici une lettre pour vous, Félicia, lui dit M. Sterling en lui tendant une enveloppe fermée.
Elle s’assit et l’ouvrit immédiatement, en disant : « C’est de Rachel ».
— Qu’y a-t-il de neuf à Raymond ? demanda M. Sterling en sortant son cigare de sa bouche, et en regardant Félicia, de ses yeux à demi fermés, comme pour l’étudier attentivement.
— Rachel me dit que le Dr Bruce a passé deux dimanches à Raymond, et qu’il a paru très intéressé par ce qu’il a vu dans l’Eglise de M. Maxwell.
— Que dit-elle d’elle-même ? demanda Rose, qui était couchée sur une chaise longue, à moitié ensevelie sous d’élégantes couvertures.
— Elle chante toujours au Rectangle. Depuis que les réunions sous la tente ont cessé, elle chante dans une vieille salle abandonnée, en attendant le moment où le bâtiment que fait construire son amie, Virginia Page, soit terminé.
— Il faut qu’elle vienne ici. Elle ne peut continuer à vilipender ainsi sa voix, dans cette ville d’ouvriers, et parmi des gens qui ne peuvent l’apprécier à sa valeur.
M. Sterling alluma un nouveau cigare, et Rose continua :
— Rachel est affreusement étrange, à mon avis. Elle pourrait mettre Chicago sens dessus dessous, si elle chantait à l’Auditorium ; au lieu de cela elle se contente d’auditeurs qui ne savent pas ce qu’ils entendent.
— Rachel ne viendra ici, que si elle peut le faire sans manquer à son engagement, dit Félicia.
— Quel engagement ? fit M. Sterling, qui ajouta aussitôt : Oh ! oui, je sais. Une chose bien particulière, vraiment. Power était un de mes amis, nous avons appris à télégraphier dans le même bureau. Il a fait une grande sensation quand il a démissionné et dénoncé la compagnie. Dès lors il a repris une occupation dans les télégraphes. Oui, il s’est passé de drôles de choses à Raymond, depuis un an. Je voudrais savoir ce que le Dr Bruce en pense, il faudra que je lui en parle.
— Il prêche demain matin, dit Félicia, peut-être qu’il y fera allusion dans son sermon.
Personne ne releva cette phrase, Félicia ajouta tout à coup :
— S’il allait proposer à l’Eglise de l’Avenue de Nazareth de prendre le même engagement ?
— Qui donc ? De quoi parlez-vous, je vous prie ? fit brusquement son père.
— Je parle du Dr Bruce et je pense qu’il pourrait proposer à son Eglise ce que M. Maxwell avait proposé à la sienne, c’est-à-dire demander s’il se trouverait parmi nous des volontaires, qui veuillent s’engager à ne rien faire sans s’être posé cette question : « que ferait Jésus ? »
— Il n’y a pas de danger qu’il le fasse, affirma Rose, qui venait de se lever au son de la cloche annonçant que le thé était servi.
— C’est à mon avis un mouvement tout à fait impraticable, dit M. Sterling d’un ton sec.
— Il ressort de la lettre de Rachel, que l’Eglise de Raymond va faire une tentative pour étendre ce mouvement à d’autres Eglises. Si cette tentative aboutit, nous assisterons certainement à de grands changements dans les Eglises et dans les vies des individus, continua Félicia.
— Si nous commencions par prendre le thé, fit Rose en se dirigeant vers la salle à manger. Son père et sa sœur la suivirent, et ils prirent leur repas en silence. Mme Sterling était servie dans sa propre chambre. M. Sterling semblait préoccupé ; il mangea peu et se leva de table de bonne heure, sous prétexte d’occupations pressantes. Il annonça, en même temps, qu’il serait probablement retenu très tard par ses affaires, bien que ce fût un samedi soir.
— Ne trouvez-vous pas que, depuis quelques jours, papa n’est pas lui-même ? demanda Félicia, dès qu’il fut sorti.
— Non, je n’ai rien remarqué de pareil, répondit Rose qui ajouta aussitôt : Viendrez-vous au théâtre ce soir, Félicia ? Mme Delano viendra nous prendre à sept heures et demie. Il me semble que vous devez y aller. Si vous refusez, elle en sera blessée.
— J’irai, bien que je ne m’en soucie guère. Je n’ai pas besoin d’aller au théâtre pour voir des ombres.
— Quelle remarque lamentable pour une jeune fille de dix-neuf ans, observa Rose, mais cela vous ressemble, Félicia. Si vous allez voir maman, à présent, je lui dirai bonsoir à notre retour, pour peu qu’elle soit encore éveillée.
Félicia se rendit, en effet, chez sa mère et resta auprès d’elle jusqu’à l’arrivée de la voiture des Delano. Mme Sterling était inquiète au sujet de son mari, ce qui la rendait plus irritable que de coutume. Les moindres remarques de sa fille excitaient sa contradiction, elle ne voulut pas entendre lire la lettre de Rachel, et quand Félicia lui offrit de rester avec elle, elle refusa positivement sa proposition.
La jeune fille se rendit donc au théâtre avec un sentiment de tristesse qu’elle éprouvait souvent, mais qui se manifestait, ce soir-là, avec une acuité particulière. Elle se retira au fond de la loge, heureuse de pouvoir s’isoler en une certaine mesure. Mme Delano avait une assez grande habitude de chaperonner des jeunes filles pour savoir que Félicia ne ressemblait pas aux autres, aussi n’essaya-t-elle pas même de la décider à changer de place, et la laissa-t-elle aux réflexions que devait lui suggérer la pièce qu’elles étaient venues entendre.
C’était un mélodrame anglais, plein de situations extraordinaires, de scènes réalistes et de rencontres imprévues. Une des scènes du troisième acte impressionna Rose Sterling elle-même.
Elle se passait à minuit, sur le pont de Blackfriar. La Tamise coulait au-dessous, sombre et menaçante. On apercevait, dans l’obscurité lointaine, la silhouette imposante de St-Paul, dont le dôme semblait flotter au-dessus des bâtiments environnants. Une enfant parut sur le pont, et s’y arrêta elle cherchait évidemment quelqu’un. Plusieurs passants allaient et venaient d’une rive à l’autre ; vers le milieu du pont une femme était penchée sur le parapet ; elle regardait l’eau avec une expression tellement angoissée, qu’il était facile de comprendre ses intentions. Au moment où elle se disposait à enjamber le parapet, l’enfant la reconnaissait, se précipitait vers elle, avec un cri plus semblable à celui d’une bête qu’à celui d’un être humain, et se cramponnait à ses vêtements. Alors arrivaient soudain deux personnages qui avaient déjà figuré dans la pièce : un homme grand, distingué, vêtu à la dernière mode, et un jeune garçon, aussi élégant de tournure et d’apparence que la petite fille, toujours cramponnée à sa mère, était hideuse dans ses haillons et sa répulsive misère. Ces deux personnages empêchaient le suicide de la femme. Après que l’assistance eût appris que la pauvresse et le monsieur élégant étaient frère et sœur, la scène se transportait dans une des grandes maisons locatives d’un des pires quartiers de Londres. Le peintre décorateur et le metteur en scène avaient fait leur possible pour reproduire, aussi exactement que possible, une allée et une cour fameuses bien connues des pauvres créatures qui font partie de la lie de l’humanité, telle qu’on la rencontre à Londres. Les haillons, les murs sordides, les meubles vermoulus et crasseux, les horribles promiscuités au milieu desquels grouillent des créatures, créées à l’image de Dieu, étaient représentés avec un tel réalisme, que plus d’une élégante, assise comme Rose Sterling dans une loge somptueuse, tendue de soie et de velours, se recula instinctivement, comme pour échapper à la contamination des choses que leur dévoilaient ces toiles peintes. C’était par trop cru, et cependant ce spectacle exerçait sur Félicia une horrible fascination ; elle n’en pouvait détacher ses yeux, et, blottie dans son coin, elle s’absorbait en des pensées qui passaient bien au-dessus du dialogue prononcé sur la scène.
Une exclamation de soulagement parcourut les rangs des spectateurs quand, par un habile changement à vue, ce lieu hideux se transforma en l’intérieur du palais d’un grand seigneur. Le contraste était saisissant ; il fit une belle impression sur Félicia, qui, incapable de penser à autre chose, ne prêta plus la moindre attention au reste de la pièce. Elle n’avait jamais philosophé sur les causes de la misère humaine, elle était trop jeune pour cela ; d’ailleurs, elle n’avait pas un tempérament philosophique. Mais elle était intensément intuitive, et ce n’était pas la première fois que le contraste qu’il y a entre les diverses conditions de la vie lui étreignait le cœur, à lui causer une douleur physique. C’était là ce qui depuis quelque temps la rendait « originale », selon Rose, « très inusuelle », selon ses connaissances mondaines. C’était simplement le problème de la destinée humaine, avec ses extrêmes de richesse et de pauvreté, de raffinement et de grossièreté, qui s’imposait à elle, et se gravait en lettres de feu dans son cerveau. C’était ce problème qui devait faire d’elle, selon la façon dont elle le résoudrait, une femme dévouée jusqu’au sacrifice, ou une misérable énigme, indéchiffrable pour ses alentours, aussi bien que pour elle-même.
— Allons, Félicia ! C’est le moment de sortir, dit tout à coup la voix de Rose, tout près d’elle. La pièce était finie, le rideau venait de tomber, les gens sortaient, riaient et causaient, comme si les Ombres de Londres n’étaient qu’une heureuse diversion à leurs préoccupations ordinaires.
Félicia se leva et suivit le flot en silence, toujours absorbée dans ses propres réflexions.
— Eh bien ! Qu’avez-vous pensé de cette représentation demanda Rose, quand elles se retrouvèrent dans leur salon.
— Que c’est une frappante peinture de la vie réelle.
— Comment avez-vous trouvé les acteurs ?
— Il m’a semblé que la scène du pont était bien jouée par la femme, mais que l’homme forçait un peu la note.
— Vraiment ! Cela m’a beaucoup plu. Mais la scène dans cette affreuse cour était horrible. On ne devrait pas nous montrer des choses pareilles, elles sont trop pénibles à voir.
— Elles doivent l’être également dans la vie réelle.
— Oui, mais nous n’avons pas besoin de regarder les choses réelles. Cela suffit de les voir au théâtre, et en payant pour cela encore.
Rose se leva pour aller dans la salle à manger, où se trouvait un plateau chargé de fruits et de gâteaux dont elle se servit abondamment.
– N’allez-vous pas dire bonsoir à maman, lui cria Félicia qui était restée près de la cheminée du salon.
— Non, répondit Rose, je ne veux pas la déranger. Si vous la voyez, dites-lui que je suis trop fatiguée pour être aimable.
Félicia se rendit donc auprès de sa mère. Quand elle arriva au haut de l’escalier, elle vit qu’il y avait encore de la lumière dans la chambre de Mme Sterling. La femme qui la soignait se tenait sur le seuil de la porte ouverte, et lui fit signe d’entrer.
— Faites sortir Clara, s’écria Mme Sterling, au moment où Félicia s’agenouillait près de son lit pour être mieux à portée de sa voix.
Félicia eut l’air étonné, mais elle fit ce que voulait la malade, puis elle lui demanda comment elle se trouvait.
— Félicia, murmura-t-elle, savez-vous prier ?
Cette question ressemblait si peu à tout ce que sa mère lui avait jamais demandé, que Félicia en fut troublée. Mais elle répondit :
— Oui, maman. Pourquoi me le demandez-vous ?
— Félicia, j’ai peur. Votre père, — j’ai été effrayée à son sujet toute la journée. Il y a quelque chose qui ne va pas chez lui. J’ai besoin de vous entendre prier.
— A présent, ici, mère ?
— Oui. Priez, priez, Félicia !
Félicia prit la main de sa mère dans les siennes. Elle était tremblante. Jamais Mme Sterling n’avait témoigné grande tendresse à sa fille cadette ; son étrange demande était le premier signe de véritable confiance qu’elle lui donnât.
La jeune fille se mit à prier. Il est probable que jusqu’alors, elle ne l’avait jamais fait à haute voix. Elle devait avoir trouvé les paroles dont sa mère avait besoin, car, lorsqu’elle se tut, celle-ci pleurait doucement et sa tension nerveuse semblait avoir passé.
Félicia resta encore un moment auprès d’elle, et ne se leva que lorsqu’elle se fut assurée que sa présence n’était plus nécessaire.
— Bonsoir, maman. Si vous vous sentez mal cette nuit, vous me ferez appeler par Clara, n’est-ce pas ?
— Je me sens mieux, murmura Mme Sterling, qui ajouta, comme Félicia s’éloignait : « Ne voulez-vous pas m’embrasser mon enfant ? »
Félicia revint près de sa mère et l’embrassa tendrement. Ce baiser lui paraissait aussi étrange que sa prière. Quand elle sortit de la chambre, ses joues étaient inondées de larmes, ce qui ne lui était pas arrivé depuis sa petite enfance.
La matinée du dimanche était, en général, très tranquille dans la maison Sterling. Les jeunes filles allaient à l’église pour le service de onze heures ; M. Sterling, qui n’était pas membre inscrit de la congrégation, mais contribuait, cependant, d’une façon très large à ses frais, les accompagnait le plus souvent. Ce jour-là, il ne descendit pas pour déjeuner, et finalement son domestique vint dire qu’il ne se sentait pas assez bien pour sortir.
Quand le Dr Bruce monta en chaire et ouvrit la Bible, ceux qui le connaissaient le mieux ne remarquèrent rien d’insolite dans ses manières, ni dans son expression. Il commença, comme de coutume, le service par une lecture liturgique ; il était très calme et lisait d’une voix forte et assurée. Sa prière, au contraire, frappa ses auditeurs ; jamais, depuis douze ans qu’il était pasteur de l’Eglise de l’avenue de Nazareth, le Rév. Calvin Bruce, docteur en théologie, n’avait prié ainsi ; mais aussi comment un pasteur pourrait-il ne pas prier d’une manière toute nouvelle, quand sa conception même du christianisme a changé tout à coup ? Pas une âme, dans l’église, ne se doutait que, depuis quelques jours, le Rév. Bruce avait passé de longues heures à demander comme l’aurait fait un petit enfant, la force et le courage de suivre Jésus et d’adresser à ses paroissiens le message qu’il sentait devoir leur transmettre. Sa prière, cependant, trahissait les expériences qu’il venait de faire et différait de toutes les prières prononcées, jusqu’alors, du haut de cette chaire.
Un léger frémissement sembla passer sur l’assemblée ; il était évident que chacun s’attendait, plus ou moins, à ce qui allait suivre. Félicia, avec son intuition particulière des choses religieuses, levait sur le Dr Bruce des yeux pleins d’une entière sympathie ; d’autres encore autour d’elle écoutaient, penchés en avant, avec une attention intense.
« Je reviens d’une visite à Raymond, commença le prédicateur, et je désire vous dire l’impression qu’a faite sur moi le mouvement religieux dont vous avez tous entendu parler.
Chers amis, continua-t-il, après leur avoir raconté les choses qu’il avait pu constater de ses yeux, chers amis, je viens proposer à mon Eglise de prendre aussi l’engagement qui a produit, dans l’Eglise de Raymond, de si merveilleux résultats. Je n’ignore pas ce que cela entraînera pour vous et pour moi : nous serons obligés, sans doute, de changer bien des habitudes qui nous sont chères, nous serons exposés, peut-être, à perdre notre position sociale et certainement à perdre de l’argent. Prendre cet engagement, cela signifie suivre Jésus comme le faisaient les disciples au premier siècle de l’Eglise, c’est-à-dire au prix de beaucoup de renoncements, de dépouillements, de sacrifices et de souffrances. Suivre Jésus, ce n’est pas autre chose, et pourtant, c’est ce qu’il nous commande, quand il nous dit de suivre ses traces. »
Le Rév. Bruce ajouta que tous ceux qui seraient disposés à prendre l’engagement dont il venait de parler, étaient priés de rester à l’issue du service, puis il lut le texte de sa prédication : Maître, je te suivrai partout où tu iras.
Son sermon touchait aux sources profondes de la vie chrétienne. Il révélait à ses auditeurs ce qu’elle devait être, il les reportait au temps de l’Eglise primitive et, balayant les idées conventionnelles amoncelées par les années, il leur faisait comprendre ce que doit être une Eglise et ce que signifie le fait d’en être membre. C’était un de ces sermons qu’un homme ne peut prêcher qu’une fois dans sa vie, et dont le contenu peut influencer une vie entière.
Quand l’assemblée se leva pour quitter l’église, il était facile de constater qu’un certain désarroi régnait au milieu d’elle, et que la foule ne s’écoulait pas avec sa régularité accoutumée.
Rose Sterling, cependant, sortit de son banc d’un pas très délibéré ; arrivée dans le couloir, elle tourna la tête et fit signe à Félicia, qui n’avançait pas assez vite à son gré, de se hâter.
— Je reste ici, dit-elle simplement, d’une voix que Rose connaissait bien et qui signifiait une résolution inébranlable. Pourtant Rose rentra dans le banc, le rouge de l’indignation colorait ses joues et, penchée vers sa sœur, elle s’écria à demi-voix :
— Félicia, ceci est de la folie ! Pensez à ce que vous faites. Vous allez nous couvrir tous de ridicule. Que dira notre père ? Venez immédiatement avec moi.
Félicia la regarda, mais ne lui répondit pas tout de suite, trop émue qu’elle était pour se fier à sa voix. Enfin elle lui dit, en secouant la tête :
— Non, je suis décidée à rester. Je prendrai l’engagement, et je suis décidée à lui obéir. Vous ne savez pas pourquoi je le fais.
Rose lui lança un dernier regard, puis elle sortit du banc et se dirigea vers la porte, sans s’arrêter pour saluer même ses connaissances. Sur le perron elle rencontra Mme Delano.
— Ainsi vous n’allez pas vous joindre à la compagnie de volontaires que le Dr Bruce recrute ? demanda celle-ci d’un ton énigmatique qui fit rougir Rose.
— Non, et vous ? C’est simplement absurde. J’ai toujours considéré le mouvement commencé à Raymond comme une crise de fanatisme. Vous savez que ma cousine Rachel nous a constamment tenues au courant de tout ce qui s’y passait.
— A ce que j’ai entendu dire, il en est résulté des difficultés sans nombre, dans beaucoup de cas. Pour ma part, je crois que le Dr Bruce va tout bonnement nous mettre sens dessus dessous. Le résultat sera que l’Eglise de l’Avenue de Nazareth se scindera en deux, vous verrez si je n’ai pas raison de le penser. Il y a des masses de personnes, dans l’Eglise, qui sont placées dans des positions qui ne leur permettraient pas de prendre un engagement comme celui-là et de le tenir. Je suis une de ces personnes-là, ajouta Mme Delano, comme elle s’éloignait avec Rose.
Quand l’aînée des demoiselles Sterling rentra chez son père, elle le trouva fumant son cigare à sa place favorite, auprès de la cheminée du salon.
— Où est Félicia ? demanda-t-il, en voyant qu’elle était seule.
— Elle est restée à l’église, répondit Rose, qui se disposait à monter dans sa chambre pour ôter son manteau et son chapeau.
— Restée à l’église. Et pourquoi faire ?
— Le Dr Bruce a proposé à son troupeau de prendre l’engagement de l’Eglise de Raymond.
M. Sterling prit son cigare entre ses doigts et l’y retourna d’un mouvement nerveux.
— Je n’aurais pas cru cela de Bruce, dit-il. Est-il resté beaucoup de monde ?
— Je ne sais pas, en tous les cas, je ne l’ai pas fait, répondit Rose en sortant de la chambre.
Au bout de quelques minutes, M. Sterling s’approcha de la fenêtre et se mit à regarder les gens qui circulaient sur le boulevard. Son cigare s’était éteint, mais il ne s’en apercevait pas. Il quitta la fenêtre pour se mettre à arpenter le salon avec agitation. Une domestique vint annoncer que le dîner était servi ; il lui dit d’attendre que Félicia fût rentrée. Rose redescendit et se rendit à la bibliothèque ; M. Sterling marchait toujours de long en large dans le salon.
Enfin, lassé de cette marche fiévreuse, il se jeta dans un fauteuil où Félicia le trouva plongé dans ses réflexions. Il se leva et la regarda en face.
Elle était encore évidemment sous l’empire d’une vive émotion ; mais on voyait qu’elle ne désirait pas parler de ses sentiments intimes. Pourtant Rose, qui sortait de la bibliothèque, en cet instant, lui cria, avec une curiosité fortement mélangée de scepticisme :
– Combien étiez-vous ?
— Près d’une centaine, répondit-elle gravement.
M. Sterling eut l’air surpris.
— Avez-vous vraiment l’intention de tenir cet engagement ? lui dit-il.
Félicia devint toute rouge, mais elle se contenta de répondre : Vous ne m’adresseriez pas une question pareille, papa, si vous aviez assisté à cette réunion, après quoi, elle quitta le salon en priant de l’excuser si elle ne redescendait pas tout de suite pour le dîner.
Elle s’arrêta à peine dans sa chambre et se rendit auprès de sa mère. Personne ne sut jamais ce que fut cette entrevue. Il est certain que Félicia lui parla de la puissance spirituelle qui s’était manifestée à tous ceux qui faisaient partie de la compagnie de disciples, réunie autour du Dr Bruce, et on peut affirmer qu’elle n’aurait jamais pensé à lui en dire quelque chose, si elle n’avait pas prié avec elle, le soir précédent.
Quand elle rejoignit son père et Rose, elle répondit évasivement aux questions qu’ils lui adressèrent encore. Elle ne pouvait pas davantage leur parler de ce qu’elle venait d’éprouver, qu’elle n’aurait pu décrire un merveilleux coucher de soleil à une personne habituée à ne parler que de profits et de pertes.
Au moment où les derniers rayons du soleil couchant entraient à flots au travers des grandes fenêtres de la maison Sterling, Félicia s’agenouillait, dans l’angle le plus obscur de sa chambre. Quand elle se releva, le visage qu’elle tourna vers la lumière était celui d’une femme qui venait de se décider à donner à sa vie la direction la plus haute que puisse avoir une existence humaine.
Cette journée du dimanche tirait à sa fin. Le Dr Bruce, après avoir terminé son service du soir, causait avec sa femme de tout ce qui venait de se passer. Ils n’étaient qu’un cœur et qu’une âme, et regardaient l’avenir avec un courage et une ferveur égales, bien qu’ils ne se fissent aucune illusion sur ses difficultés probables.
Le bruit de la sonnette de l’appartement interrompit tout à coup leur causerie. Le Dr Bruce alla ouvrir lui-même la porte, et s’écria joyeusement : « C’est vous Edouard. Entrez vite, mon ami ! »
L’instant d’après il introduisait dans le salon un homme de haute taille à l’aspect imposant : l’évêque de l’Eglise anglicane épiscopale de Chicago.
Il salua Mme Bruce qui, après quelques paroles échangées, de part et d’autre, le laissa seul avec son mari.
L’évêque s’assit dans un fauteuil, près du feu de cheminée, que l’air frais d’un premier printemps, un peu tardif rendait fort agréable.
— Calvin, dit-il, en levant sur son vieux camarade de collège ses grands yeux sombres, vous venez de prendre une décision bien importante. J’en ai entendu parler cet après-dîner, et je n’ai pu résister au désir de vous voir encore avant la nuit.
— Je suis heureux que vous soyez venu, dit le Dr Bruce en lui posant une main sur l’épaule. Vous comprenez tout ce que cela me réserve, Edouard.
— Oui, je le crois, j’en suis même certain. L’évêque parlait lentement et d’un air pensif. Ses deux mains étaient serrées l’une dans l’autre et sur son visage, qui portait les traces de beaucoup de luttes et de fatigues, se voyait une ombre qui n’était pas causée par la lumière du feu.
— Calvin, poursuivit-il, nous nous sommes toujours compris ; bien que nos pas nous aient conduits dans des Eglises différentes, nous avons toujours marché ensemble, dans une communion chrétienne complète.
— C’est vrai, répondit le Dr Bruce, avec une émotion qu’il ne cherchait pas à cacher. C’est vrai, et j’en bénis Dieu. Je tiens à nos relations plus qu’à celles que je pourrais avoir avec n’importe qui d’autre ; je les ai toujours appréciées à leur juste valeur, tout en ne m’en sentant guère digne.
L’évêque regarda son ami avec un sourire affectueux mais l’ombre qui assombrissait son visage ne diminuait pas.
— Cette nouvelle manière de considérer la vocation d’un disciple de Christ va causer une crise dans votre œuvre, dit-il, après un moment de silence. Si vous tenez l’engagement de faire, en toutes choses, ce qu’aurait fait Jésus — et je sais que vous le tiendrez — point n’est besoin d’être prophète pour vous prédire que de grands changements se produiront dans votre paroisse. Il fit une pause, puis il continua : je ne comprends pas comment nous pourrions éviter un bouleversement complet du christianisme, tel qu’il existe actuellement, si le clergé et les Eglises se joignent en grand nombre au mouvement inauguré à Raymond.
Il s’arrêta comme s’il s’était attendu à ce que le Dr Bruce lui posât une question relative à l’attitude que lui-même allait prendre vis-à-vis de ce mouvement. Mais comme son ami se taisait, il reprit :
— Pour ce qui concerne mon Eglise, je crains que la chose ne soulève bien des difficultés, car j’ai peur de n’y trouver que peu de personnes qui consentent à prendre un engagement comme celui-là, et à y conformer leur vie. Nous avons perdu le secret de l’art du martyre. Notre christianisme aime bien trop ses aises et son confort, pour se charger d’une chose aussi lourde qu’une croix. Et pourtant, qu’est-ce donc que suivre Jésus ? Qu’est-ce que marcher sur ses traces ?
L’évêque semblait se parler à lui-même et avoir oublié la présence de son ami. Comme à la lueur d’un éclair, celui-ci entrevit la vérité. Que serait-ce si l’évêque jetait dans le mouvement de Raymond le poids de sa grande influence ? Il était suivi par la plus grande partie de la société aristocratique, riche et distinguée, non seulement de Chicago, mais de plusieurs autres grandes villes. Que serait-ce, s’il se joignait à eux ?
Le Dr Bruce allait dire tout ce que cette pensée lui suggérait, avec l’entière familiarité d’une longue intimité, quand le bruit de la sonnette, tirée violemment, les fit tressaillir tous les deux. Mme Bruce venait d’ouvrir la porte et parlait à quelqu’un qui se tenait dans le vestibule. Ils entendirent une vive exclamation et allaient s’avancer, pour s’informer de ce qui se passait, mais déjà Mme Bruce les avait prévenus. Pâle, tremblante, elle se tenait devant eux, et s’écria :
— Oh ! Calvin ! Quelle terrible nouvelle M. Sterling… Oh ! je ne puis vous le dire. C’est affreux pour ces deux pauvres jeunes filles ?
— Qu’y a-t-il ? demanda M. Bruce, en poussant sa femme de côté, et en s’adressant à l’homme arrêté devant la porte ouverte, un domestique des Sterling qui, sans chapeau, avait évidemment couru tout le long du chemin, pour annoncer quelque grave nouvelle.
— M. Sterling vient de se tirer un coup de pistolet, monsieur ! Il s’est tué dans sa chambre à coucher ! Et Mme Sterling…
— Il faut que j’y aille, Edouard, dit le Dr Bruce en se tournant vers l’évêque. Les Sterling sont d’anciens amis pour nous. M’accompagnez-vous ?
L’évêque était très pâle, mais calme comme toujours.
— Oui, Calvin, répondit-il, j’irai avec vous, non seulement dans cette maison de deuil, mais, s’il plaît à Dieu, partout où l’on rencontre le péché humain et l’humaine misère.
Et malgré le trouble que lui causait cette nouvelle inattendue, Calvin Bruce comprit ce que son ami voulait dire.