Institution de la Religion Chrétienne

Introduction de l’édition Meyrueis
(1859)

II.

Mais une œuvre fondée sur l’éternelle vérité, qui ne se propose pour but que la gloire de Dieu, qui, en outre, réunit toutes les conditions désirables de talent et d’opportunité, ne pouvait pas être perdue pour l’Eglise, comme elle le fut pour le prince sans conscience qui régnait sur la France. Quiconque dit vrai, dit plus vrai encore qu’il ne pense, a-t-on remarqué avec raison. Ce qui n’était d’abord qu’un écrit de circonstance, devint, par le travail incessant de l’auteur, l’œuvre capitale de sa vie, le livre principal de la Réformation, auquel étaient réservées des destinées qui jamais depuis lors n’ont été égalées. — Jetons un regard sur cette histoire de l’Institution avant de l’ouvrir pour nous en rendre compte.

La préface française adressée à François Ier est datée de Bâle, 1er août 1535. D’un autre côté, la première impression aujourd’hui connue de ce livre est en latin et porte le millésime de 1536. De là parmi les savants une question encore débattue, savoir s’il a jamais existé une édition française de 1535, ou si la latine de 1536 est la première. Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans ce débat. Tenons-nous-en à ce qui est connu, savoir l’édition de 1536, dont quelques exemplaires existent encore. — « C’était, nous dit Calvin lui-même, non pas cet épais et laborieux ouvrage que l’on a maintenant, mais seulement un bref manuel dans lequel fut attestée la foi de ceux que je voyais diffamer par d’impies et perfides adulateurs. » Ce bref manuel, cette confession de foi ou exposé de la doctrine évangélique, était un volume de 514 pages petit in-8°, renfermant six chapitres dont voici les titres :

  1. De la loi, contenant une explication du Décalogue.
  2. De la foi, où se trouve aussi l’exposition du symbole des apôtres.
  3. De la prière, où est expliquée l’oraison dominicale.
  4. Des sacrements, traitant du baptême et de la cène du Seigneur.
  5. Des sacrements, où est démontré qu’il n’y a point cinq autres sacrements vulgairement tenus pour tels jusqu’ici.
  6. De la liberté chrétienne, du pouvoir ecclésiastique, de l’administration politique.

On le voit, ce traité suivait alors la méthode populaire du catéchisme, et pourtant c’était déjà une dogmatique, une exposition systématique des doctrines chrétiennes, se distinguant de tout ce qui avait paru jusqu’alors, tant par la solidité toute scripturaire du fond, que par l’élégance de la forme. Calvin s’y montre tel qu’il resta toute sa vie. Ses contemporains déjà en ont fait l’observation. Quoique ces six chapitres se soient multipliés, développés, approfondis, enrichis d’édition en édition, jusqu’à celle de 1559, divisée en quatre livres et en 80 chapitres, tous les principes fondamentaux de sa foi et de sa théologie sont en germe dans son « bref manuel » de 1536. Ce fait, que l’on peut apprécier à des points de vue divers ou même opposés, est très remarquable en lui-même, et peut servir à expliquer les caractères les plus saillants de ce livre, peut-être même de l’œuvre entière de Calvin. Esprit positif, grave, pratique, étranger aux besoins de la spéculation, très circonspect, n’émettant sa pensée que lorsque sa conviction avait atteint sa pleine maturité, prenant au sérieux le fait d’une révélation divine, Calvin forma sa foi à l’école des saintes Ecritures qui ne varient jamais, — et telle la vérité du salut lui était apparue aux jours de sa jeunesse, telle il la professa jusque sur son lit de mort. On peut, avec Bossuet, chercher d’autres raisons de cette fermeté de principes ; on peut préférer les nombreuses variations de Luther, le fait que nous constatons n’en est pas moins incontestable et très important.

N’est-ce point à ce caractère de solidité et de maturité de la pensée chrétienne, évident dès l’origine, que le livre de Calvin dut la confiance universelle avec laquelle il fut reçu, et dès lors son immense succès ? Un tel ouvrage, dans la phase où se trouvait la Réforme, répondait à un besoin profondément senti. Les antiques fondements de la foi avaient été ébranlés avec l’Eglise dominante et infaillible ; des questions de la plus haute importance flottaient dans le vide et sans réponse ; les esprits sérieux se demandaient avec inquiétude, au milieu des idées extravagantes qui agitaient l’Europe, où devait s’arrêter la négation et commencer l’affirmation ; et tandis que la Réforme saxonne avait depuis cinq ans professé solennellement sa foi positive, tandis que Zurich et Berne suivaient les enseignements très clairs de Zwingli, l’action tumultueuse de Farel dans la Suisse romande, la guerre civile entre les cantons, la persécution en France n’avaient point permis à la Réforme de ces contrées de se recueillir, d’arriver à la conscience d’elle-même, et de formuler sa foi nouvelle. — L’ Institution parut, et dans cette exposition concise, lucide du christianisme apostolique, s’appuyant exclusivement sur l’Ecriture sainte, traçant avec précision, par cette autorité souveraine, une limite entre les traditions humaines et les vérités révélées, — l’Eglise évangélique sentit qu’elle avait retrouvé son fondement divin, l’expression de sa foi, son drapeau en présence du monde, son apologie contre les calomnies de ses adversaires. Les croyants furent éclairés, rassurés, affermis. Ceux qui ne demandaient au grand mouvement du siècle que la réforme de quelques abus, ceux qui n’en attendaient que des négations, que l’affranchissement de toute autorité, reculèrent effrayés à la vue d’une doctrine à la fois si radicale et si positive. Dans un sens ou dans un autre, cet ouvrage provoqua la décision.

Noblesse oblige. Le livre où Calvin venait de révéler ce talent, cette science, cette fermeté de vue, ce livre écrit d’un style cicéronien, il faudra qu’il le reproduise sans cesse. Mais le Réformateur n’est pas homme à réimprimer son œuvre sans travail nouveau. Pendant vingt-trois ans, de 1536 à 1559, l’Institution grandit, d’édition en édition, comme un arbre vigoureux et toujours plus chargé de fruits. Déjà la seconde édition latine, publiée à Strasbourg en 1539, comptait dix-sept chapitres au lieu de six, et trois ans plus tard, une nouvelle réimpression dans la même ville en renfermait vingt et un. Cette édition de 1543, entièrement retravaillée, ne suffit que pendant deux ans à l’ardeur qui se manifestait de toutes parts pour l’étude de la vérité divine. En 1550 parut à Genève une autre édition refaite par l’auteur, et en 1553 Robert Estienne tenait à honneur d’écrire sur le titre d’une édition nouvelle : Excudebat Robertus Stephanus in sua officina, 1553, ce qui n’empêcha point un autre libraire de réimprimer le livre l’année suivante. Cependant, au milieu de ses rudes labeurs de Genève, Calvin trouva le temps et les forces de refondre entièrement son ouvrage, de l’augmenter encore et de préparer la célèbre édition de 1559, également imprimée par Robert Estienne, et qui est restée pour la postérité. Deux impressions qui eurent lieu encore du vivant de Calvin ne sont que des reproductions de celle-là. Depuis la mort de l’auteur, les éditions ont été si fréquentes, que les bibliophiles en discutent le nombre jusqu’à ce jour. Celle de Genève, 1568, in-fol., est enrichie de deux nouveaux index faits par Augustin Marlorat. Celles de 1590 et 1607, in-fol., sont augmentées d’arguments et de notes. La belle réimpression Elzévier, Leyde, 1654, est une des plus correctes, et peu égalent pour la beauté du type celle qui fait partie des Opera de l’auteur, Amsterdam, 1667. Enfin le docteur Tholuck a de nouveau publié l’Institution à Berlin, en 1834, ainsi que les principaux ouvrages exégétiques de Calvin.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’ouvrage latin, objet de la prédilection particulière de Calvin, qui savait qu’en cette langue, dont il possédait tous les secrets, il parlait à l’Europe entière. — Quant aux éditions françaises, on ne peut en déterminer exactement le nombre et les dates de 1540 à 1559. Mais dans cette dernière année l’Institution parut en français, ainsi qu’en latin, sous sa forme définitive, telle qu’elle existe aujourd’hui, et que la présente édition la reproduit. De 1559 à 1566, l’ouvrage fut réimprimé chaque année, souvent en plusieurs lieux à la fois, et fréquemment depuis lors. — En 1696, Charles Icard, pasteur à Brême, fit paraître les deux premiers livres qu’il compléta en 1713, en dédiant l’ouvrage au roi de Prusse. Icard eut l’idée malheureuse de vouloir rajeunir le style de Calvin, et c’est pourtant son édition qui fut réimprimée à Genève en 1818, 3 vol. in-8°.

Les étrangers n’ont pas laissé à la France seule le privilège de ce livre. Bien que les éditions latines fussent répandues partout pour les lettrés, il fut traduit, encore du vivant de l’auteur, en italien, en espagnol, en anglais, et bientôt après en hollandais et en allemand. Le pasteur F.-A. Krummacher le traduisit de nouveau en cette dernière langue, et le publia à Elberfeld en 1833 et 1834. — De plus, d’innombrables extraits de l’Institution ont paru en divers temps, les éditeurs étant convaincus qu’un chapitre de cet ouvrage était le meilleur traité qu’on pût offrir au public sur un point quelconque de la dogmatique chrétienne.

Nous venons d’esquisser rapidement l’histoire extérieure, matérielle, bibliographique en un mot, du livre. Mais qui pourrait en écrire l’histoire intérieure et spirituelle ? qui en retracer toute l’influence ? Pendant près d’un siècle et demi l’Institution fut dans toutes les Eglises réformées la dogmatique des savants, la croyance des simples, la base des confessions ecclésiastiques, parce qu’on y voyait l’exposition la plus fidèle du christianisme, l’expression complète de ce qu’avait voulu la Réforme. — Des phases ultérieures dans le protestantisme, et qui ne furent pas toutes des progrès, ont pu faire rentrer dans l’ombre le livre de l’Institution ; mais au fond son empreinte est restée ineffaçable, et depuis un demi-siècle cette empreinte reparaît évidente, quoique diversement modifiée. Les besoins du dix-neuvième siècle peuvent, à bien des égards, n’être plus ceux du seizième ; mais de fait, dans ses traits fondamentaux, la conception du christianisme la plus vivante et la plus répandue dans les Eglises de Suisse, de France, de Belgique, d’Angleterre, d’Ecosse, de Hollande, de Hongrie, d’Amérique et des contrées les plus lointaines où l’Evangile se répand de nos jours, ne saurait renier sa filiation directe du livre de l’Institution. Toute histoire des dogmes du protestantisme qui ne prendrait pas ce livre pour point de départ, n’aurait jamais l’intelligence des trois derniers siècles. L’Allemagne elle-même, avec des origines réformatrices différentes, avec son profond besoin de spéculation auquel Calvin n’aurait pas suffi, avec ce sentiment intime de mysticisme, d’enthousiasme, de religieuse poésie dont la Réforme française a été moins pénétrée, l’Allemagne a subi profondément son influence.

Cette influence est entrée pour sa part dans tous les développements de la théologie et de la vie religieuse ; elle se fait sentir dans de nombreuses et florissantes Eglises presbytériennes (dans les provinces du Rhin, de Westphalie, par exemple, et dans quelques parties du Hanovre) ; elle a inspiré l’idée si vraie et si belle en elle-même de l’Union, et l’on peut dire qu’elle est indispensable comme élément de vérité dans l’œuvre si profonde et si complexe de la Réformation. Ce qui le prouve tristement de nos jours, c’est que partout où le protestantisme a répudié les doctrines et l’esprit de l’Eglise réformée, il a misérablement rétrogradé vers Rome. Le puseysme anglais ou allemand est là comme un avertissement sévère que les deux familles de la Réformation sont nécessaires l’une à l’autre.

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