Prenez garde que personne ne vous emmène en esclavage par une philosophie pleine de vains prestiges et par une tradition humaine, suivant les éléments du monde, et non pas selon Christ ; car toute la plénitude de la divinité habite corporellement en lui.
L’apôtre a signalé deux ennemis du mystère de Jésus-Christ, la philosophie et la tradition. Il est permis de croire qu’il ne les rencontrait pas pour la première fois, et qu’il avait été personnellement aux prises avec elles. Il savait peut-être par expérience combien leurs approches sont dangereuses, combien leurs étreintes sont serrées ; c’étaient elles peut-être qui avaient érigé en persécuteur de l’Evangile celui qui, plus tard, en devait être l’apôtre ; c’étaient elles qui lui avaient fait prendre au supplice d’Etienne une part presque aussi odieuse que celle des bourreaux de ce martyr. Car la tradition et la philosophie ont leurs fanatiques ; elles savent persécuter, car elles savent haïr ; la foi chrétienne elle-même, jusqu’à ce qu’elle soit devenue amour, n’étant qu’un système ou une tradition, ne met point à l’abri de ces honteux excès. Combien le souvenir d’avoir subi lui-même un tel esclavage ne devait-il pas augmenter l’anxiété de Paul à la vue du péril des Colossiens, et combien, dans un entretien personnel, son accent aurait été pénétrant et expressif en prononçant ces simples mots : « Prenez garde ! » Quoi qu’il en soit, il parle du danger comme un homme qui le connaît et qui l’a mesuré ; il n’y a, dans le morceau que nous étudions, presque pas un mot qui n’en rende témoignage. Voyez cet effort touchant pour contre-balancer autant qu’il peut le désavantage de son absence ; voyez cette exhortation pressante à rester ferme dans la foi, à s’enraciner, à se fonder, à abonder dans cette foi, à en remercier Dieu toujours de nouveau. Tout ceci devait engager les Colossiens, et nous engage nous-mêmes à prendre garde, selon l’exhortation de l’apôtre. Mais qu’est-ce que prendre garde ? C’est ce qu’il nous reste à apprendre.
Prenez garde veut-il dire simplement : Défiez-vous, craignez, tremblez ? Evidemment non. Ces mots ne signifieraient rien s’ils ne signifiaient que cela. C’est prendre garde fort inutilement, ou plutôt ce n’est point prendre garde, que de se défier et de craindre. Prendre garde signifie littéralement se garder, et l’on ne se garde pas si l’on n’en a les moyens. Prendre garde est donc s’entourer de certaines précautions, de certains moyens de défense. Quels sont-ils dans le cas dont il est question ?
Bien des gens penseront que prendre garde, c’est fuir, ou, en d’autres termes, puisqu’il s’agit de doctrines, refuser d’entendre, se boucher les oreilles. Il faudrait d’abord que cela fût possible, et cela ne l’est pas. Les sources des objections sont trop nombreuses, les formes qu’elles peuvent revêtir sont trop diverses, les chemins et les occasions dont elles disposent se renouvellent trop aisément, leur adresse à s’introduire est trop subtile, elles entretiennent dans la place trop de secrètes intelligences, pour qu’on se puisse flatter de les rencontrer rarement, moins encore de ne les rencontrer jamais. Il faudrait d’abord les connaître à leur visage ; mais quoi ! elles sont quelquefois longtemps à nos côtés, que nous les croyons bien loin. Qui peut se répondre, même dans la classe la plus obscure, même dans la retraite la plus profonde, de n’en être jamais abordé ? Et que ferez-vous, je vous prie, si elles vous viennent de vous-mêmes, si elles se forment au dedans de vous ? D’ailleurs, vinssent-elles toutes du dehors, rien n’est plus subtil que les miasmes de l’incrédulité et du doute ; quand le doute et l’incrédulité sont quelque part, ils se répandent dans l’air ; on les respire sans les voir ; à peine les objections ont-elles besoin d’articuler pour être entendues ; elles s’attachent à tous les sujets ; elles imprègnent tous les discours ; elles entrent par tous les pores : on est envahi avant de se croire atteint. Les mêmes personnes qui croient ces rencontres si faciles à éviter assimilent entièrement les objections de l’erreur aux tentations du péché, auxquelles certainement on doit fermer la porte de son cœur : ne demandons-nous pas à Dieu tous les jours de ne pas nous conduire en présence de la tentation ? Mais il est facile de se convaincre que cette assimilation n’est pas fondée, ou, tout au moins, que si la loi qui nous ordonne de fuir les tentations est absolue, celle de fermer l’oreille aux objections de l’incrédulité ou de l’hérésie est sujette à des exceptions. Comme il est impossible qu’il ne se trouve pas des personnes ou disposées ou condamnées à entendre ces objections, et néanmoins incapables de les réfuter, il faut bien que quelques-uns, du moins, se fassent une loi d’écouter afin de répondre pour tous. C’est ce que les apologistes du christianisme ont fait dans tous les temps ; c’est ce que fait saint Paul lui-même avec une force tout ensemble et une prudence que personne n’a surpassées. D’ailleurs, nous ne voyons pas qu’il y ait pour les croyants une sûreté absolue à refuser obstinément le combat, et à s’enfermer dans leur croyance comme dans une place forte : elle ne sera pas forte bien longtemps. Car de même que, quand le pays est envahi et tous les passages occupés par l’ennemi, il faut bien que les citadelles se rendent, de même cette foi, qui n’a pas osé se présenter dans la plaine, qui a refusé la discussion, enveloppée de tous côtés par l’incrédulité, et ne recevant pas miraculeusement sa subsistance d’en haut, est bien obligée à la fin de capituler ; car elle ne vivait que du consentement général, et vient-il à lui manquer, elle succombe. Avant même qu’elle succombât, bien du mal était déjà fait dans les esprits incertains et flottants ; car, en la voyant se retirer derrière les gros murs de sa tradition (que fait-elle en effet que d’opposer une tradition à une autre tradition ?), on a pu lui dire, et on lui a dit : Si vos raisons de croire sont si faibles qu’elles ne puissent tenir tête aux raisons de ne pas croire, pourquoi donc croyez-vous ? et si elles sont fortes, d’où vient que vous craignez de vous mesurer avec vos adversaires ? Il est certain qu’une incrédulité que le moindre bruit réveille n’était pas morte, et qu’une religion pour qui le moindre choc est mortel, est à peine vivante. Les adversaires du christianisme auraient du moins l’apparence de la raison et une excuse suffisante à leur incrédulité s’ils voyaient la religion se mettre au régime d’un malade qui ne doit qu’à des précautions infinies la prolongation de sa triste existence, et qui renonce à vivre pour s’empêcher de mourir. Les chrétiens, dans ce cas, auraient calomnié le christianisme, mais ils ne l’auraient pas, je le crains, calomnié vainement.
On convient que le chrétien est appelé à rendre compte de sa foi, et que c’est une des manières de rendre gloire à l’Evangile que de montrer que cette parole est certaine et digne d’être parfaitement reçue. N’est-ce pas convenir en même temps que le chrétien ne doit pas absolument éviter la rencontre des objections ? car répondre aux objections de l’incrédulité, c’est rendre compte de sa foi. Ceux qui les adressent à un chrétien ne doivent pas se séparer de lui avec la malheureuse pensée qu’il croit sans preuves, et que sa foi n’est qu’une prévention stupide. Et ceci ne veut pas dire qu’il doive se faire une loi de démêler le faible ou le faux de chacun de leurs arguments ; c’est assez si aux raisons sur lesquelles repose leur incrédulité il oppose avec respect et douceur les raisons sur lesquelles repose sa foi. On peut de quelques-uns prétendre davantage ; on ne peut demander moins de personne ; car le plus ignorant, comme le plus savant, a des raisons de croire, non pas peut-être d’une nature pareille, mais d’une valeur égale aux raisons du savant et du philosophe.
Arrêtons-nous ici ; le cas que nous venons de supposer, celui du chrétien peu instruit vis-à-vis de l’incrédule ou de l’hérétique savant, mérite toute notre attention, non seulement parce qu’il y a dans le monde, et par conséquent parmi les chrétiens, plus d’ignorants que de savants, mais encore parce que ce que nous avons à dire pour les ignorants intéresse tous les chrétiens. J’ai dit les ignorants : ai-je entendu par là ceux qui ne savent absolument rien ? Si cette ignorance absolue, qui ne se conçoit que dans une stupidité complète, pouvait exister chez des êtres intelligents ; s’il était des êtres intelligents qui ne sussent rien et qui ne pussent rien apprendre, il est trop clair qu’ils n’auraient rien à dire, et que nous n’aurions par conséquent, sur la conduite à tenir avec des incrédules savants, aucun conseil à leur donner. Il faut donc, sous le nom d’ignorant, entendre en général celui qui, sur un sujet quelconque ou sur plusieurs sujets, en sait moins qu’un autre ; il faut encore, pour embrasser tous les cas qui appartiennent à la même position, joindre aux ignorants les simples, c’est-à-dire non pas ceux qui n’ont absolument aucune intelligence, mais ceux qui en ont moins que tels autres. De cette manière, chacun, et même le savant, est ignorant à l’égard de quelque autre ; chacun, et même l’habile, est simple à l’égard d’un plus habile ; le plus habile ou le plus savant dans une partie redevient un simple ou un ignorant dans une autre partie, en sorte que tel qui lui était inférieur sous certain rapport, lui devient supérieur à quelque autre égard. Le rang suprême, en savoir et en intelligence, n’est probablement occupé par personne ; personne du moins n’a sur tout le reste des humains une supériorité universelle et absolue ; et si ce prodigieux mortel existait, il serait un ignorant et un simple à l’égard des anges, et sûrement du moins à l’égard de Dieu, devant qui s’évanouissent toute sagesse et tout savoir. Que résulte-t-il de ce que nous venons de dire ? Rien autre, ou rien du moins plus clairement que ceci : c’est que si la certitude de la foi, si le droit d’être chrétien dépendaient du savoir et de l’intelligence ; si l’on n’était chrétien qu’autant qu’on serait en état de répondre à toutes les objections que la science peut créer ou que peut formuler l’intelligence, il y aurait infiniment peu de chrétiens, et même, à la rigueur, il n’y aurait ni chrétiens ni christianisme. Car, lorsque vous auriez résolu toutes les objections qui se sont posées devant vous, que savez-vous s’il n’en est pas d’autres, et de plus spécieuses, que vous n’avez pas eu l’occasion d’entendre, et auxquelles, par vous-même, vous êtes hors d’état de répondre ? Et quand vous connaîtriez et auriez réfuté toutes celles que votre temps a vu naître, est-ce assez ? ne faudrait-il pas avoir réfuté toutes celles qui viendront encore, et vous savez qu’il en viendra jusqu’à la fin des temps ? ne pourrait-on pas dire plus tard que vous êtes heureux d’être venus avant ces objections-là, attendu que vous n’en auriez pas fait façon aussi aisément que de celles de votre temps ? Vous vous étonnez de ce que je dis ; mais vous ne vous étonnez guère lorsque vous entendez dire de vos ancêtres, ou des chrétiens des premiers âges, qu’ils ont cru à bon marché, et qu’ils auraient cru moins aisément, ou que même ils auraient été incrédules dans un siècle de critique et d’examen comme le nôtre ; et si vous dites cela de vos aïeux, pourquoi vos petits-fils ne diraient-ils pas la même chose de vous ? Quand est-ce donc, sur ce pied, qu’il sera permis de croire ? Quand il n’y aura plus d’objections, plus d’opposants ? quand le dernier chrétien aura eu le dernier mot dans sa discussion avec le dernier incrédule ? En vérité, c’est tout au plus ; car on pourra supposer que si un nouvel incrédule surgissait, il proposerait peut-être quelque difficulté dont personne jusqu’alors ne s’était avisé.
Mais, sans pousser les choses à cette extrémité, bornons-nous aux faits actuels et à ce qui se passe sous nos yeux. Il est certain que si, pour ne pouvoir faire façon d’une objection, on cesse par là même d’être chrétien, il y a peu, très peu de chrétiens. Il n’y en aurait pas beaucoup plus à ce compte, quand tous les chrétiens deviendraient des savants et des érudits consommés ; car rien n’empêche les incrédules d’acquérir les mêmes avantages ; et sur tel ou tel point donné, le plus savant peut trouver son maître. Et comment voulez-vous faire de tous les chrétiens des savants et des érudits consommés ? Comment leur donnerez-vous à tous les facultés, le loisir, les dispositions nécessaires ? La supposition est chimérique. Vous pouvez, j’aime à le croire, mettre à la portée du plus grand nombre les preuves si simples et si lumineuses de la vérité du christianisme, en sorte que chacun ait par devers soi les titres de la grande famille dont sa profession le fait membre ; mais il ne s’agit pas de cela ; il s’agit de pouvoir éventer le piège d’un raisonnement subtil, ou de pouvoir, avec connaissance de cause, nier un fait qu’on nous affirme ou affirmer un fait qu’on nous nie. Quand est-ce que, par votre secours, les simples, les ignorants, le grand nombre en seront venus là ?
J’ignore les conseils de Dieu ; je doute qu’il entre dans les desseins de sa sagesse de fermer tout à fait la bouche à l’incrédulité, et que sa religion devienne, dans toutes ses parties, évidente à la façon d’une vérité arithmétique, tellement que dès lors le bon vouloir, le sérieux, la méditation ne soient plus pour rien dans l’acceptation d’une vérité dont la recherche a, jusqu’à nos jours, exercé si utilement toutes ces différentes forces de notre âme[c].
[c] Dans son manuscrit, Vinet avait biffé le paragraphe suivant contenant une idée qu’il serait regrettable de perdre d’autant plus qu’elle paraît nécessaire à l’enchaînement logique des pensées : « Mais quand l’incrédulité sera vaincue, l’hérésie, cette autre incrédulité, le sera-t-elle ? Le sens de toutes les paroles des Ecritures sera-t-il devenu, même pour les plus inattentifs, aussi évident que pourra l’être devenue la divinité, l’autorité générale des Ecritures ? L’hérésie n’aura-t-elle plus d’arguments spécieux à proposer ? N’espérera-t-elle plus trouver des complices et des auxiliaires secrets dans les passions qui poussent notre cœur à l’hérésie ? Aura-t-elle en un mot la bouche fermée ? Dieu n’aurait pas fait de plus grand miracle, mais le fera-t-il ? Rien ne semble donner lieu de le croire ; rien du moins ne nous permet d’y compter. »
Je veux toutefois que ce miracle se fasse, ou que, par le cours naturel des choses et par le progrès de la science humaine, l’incrédulité se taise devant Jésus-Christ. Toujours est-il qu’elle ne se tait pas encore ; toujours est-il qu’elle ne s’est pas tue à l’époque de nos pères, en sorte qu’il serait vrai de nous et d’eux que nous avons cru par anticipation, et sans droit suffisant de croire, puisque les difficultés n’étaient point encore épuisées, et que le silence de l’incrédulité n’avait pas encore proclamé sa défaite. Encore une fois, si ce que Paul nous demande en nous disant : « Prenez garde ! » signifie que nous devons nous tenir prêts à répondre d’une manière péremptoire à toutes les objections, aucun chrétien n’a le droit d’être chrétien, et le christianisme lui-même n’a pas le droit d’exister[d].
[d] Dans le manuscrit Vinet se trouve ici un autre passage biffé qu’on lira avec intérêt. Le voici : « Et maintenant il faut bien l’avouer : les preuves positives que nous avons de la vérité de notre foi, nous ne les possédons pleinement, elles ne sont complètes que lorsqu’elles ont absorbé ou vaincu les objections qu’on leur oppose. Toute objection qui reste debout, je dis debout dans notre esprit, et dont nous nous avouons la valeur, entame la preuve qui, jusqu’à son apparition, était entière. Nous pouvons la supposer vaine ; nous pouvons nous dire que ce détail ne détruit pas l’ensemble ; nous pouvons nous flatter que la difficulté ne tardera pas à être levée ; mais tout cela n’empêche pas qu’elle ne subsiste et que, dans une mesure minime peut-être, elle n’entame notre certitude. Et que sera-ce s’il surgit à gauche, à droite, de dedans, de dehors, sur un point, sur un autre des difficultés auxquelles nous ne pouvons répondre ? Quelques-unes peuvent surgir à notre insu ; ce ne sont pas du moins celles qui sont nées au dedans de nous sans suggestion étrangère ; mais qui peut se répondre, même dans la classe la plus obscure, même dans la retraite la plus profonde, de n’en pas entendre parler ? Rien n’est plus subtil que les miasmes de l’incrédulité et du doute ; quand le doute et l’incrédulité sont quelque part, ils sont répandus dans l’air ; on les respire sans les voir ; les objections ont à peine besoin de s’exprimer pour être entendues ; elles s’attachent à tous les sujets, elles imprègnent tous les discours, elles s’introduisent par tous les chemins : on est envahi avant de se croire atteint. »
Ni le bon sens ni la conviction que nous avons de la sagesse de Dieu ne peuvent admettre que notre foi, fondée sur des preuves qui ont satisfait notre raison, puisse être continuellement tenue en suspens ou sans cesse remise en question par toutes les chicanes qu’il pourra plaire à l’incrédulité, jusqu’à la fin des temps, de susciter à nos croyances. Et de ce que ces objections auront été prises dans un ordre de choses où notre esprit n’a pas pénétré, dans une science qui nous est étrangère, et de ce que, fort capables de dire en général pourquoi nous croyons, nous ne le sommes pas de résoudre la difficulté inattendue qu’on nous oppose, il ne s’ensuit pas que nous devions ajourner notre foi et notre espérance. Quoi ! disputer toujours et ne vivre jamais ! Quoi ! bâtir éternellement notre demeure et ne l’habiter jamais ! Il faut absolument ou que nous puissions croire, quoique nous ne soyons pas en état de résoudre toutes les objections, ou que Dieu donne à sa révélation une évidence instantanée, accablante ; et alors, on peut dire que la foi s’ensevelirait dans ce triomphe apparent ; ce ne serait plus la foi, ce serait la vue, et toute cette activité généreuse qui se termine à croire, ou qui se développe à la suite de la foi, serait absolument supprimée. Le chrétien saurait, il ne croirait pas ; serait-ce encore le chrétien ?
Nous ne sommes donc point obligés, comme chrétiens et pour être chrétiens, de réfuter toutes les objections dont pourra s’aviser la tradition ou la philosophie. A ce compte nous ne le serions jamais ; car l’incrédulité n’arrivera jamais au fond de sa provision de raisonnements spécieux et d’allégations plausibles. Les anciennes veines sont épuisées, d’autres filons seront découverts ; pour trouver ce poison elle creuserait jusque dans l’enfer. Elle ne le voudrait même pas, qu’il n’en serait pas autrement : la science, dans ses évolutions infinies, anime tour à tour et fait disparaître des difficultés que les plus persuadés ne peuvent s’empêcher de remarquer, et que quelquefois ils sont les premiers à découvrir.
Et maintenant, veuillez observer que, dans cette discussion, nous n’avons pas pris tous nos avantages ; nous vous avons mis en face de l’incrédulité proprement dite et non de l’hérésie. Or, de siècle en siècle, l’incrédulité a trouvé son maître, et peut-être que, si elle faisait le compte des batailles qu’elle a perdues, ou si elle s’arrêtait à ce seul fait d’une religion, la plus combattue qui fut jamais, et néanmoins encore debout vivante et pleine d’espérance, elle estimerait que ce qu’elle a de mieux à faire est de garder le silence. Si elle ne se tait pas, c’est qu’elle ne saurait se taire, et l’on peut s’attendre qu’elle parlera jusqu’à la fin du monde ; mais, quoi qu’il en soit, il est certain que l’incrédulité, qui nie la religion, est bien moins forte contre elle que l’hérésie, qui l’altère. Nous ne vous dirons pas qu’elle a affaire à bien plus d’adversaires, puisqu’elle a affaire non seulement aux partisans de la pure doctrine chrétienne, mais à plusieurs des adversaires de cette pureté, à des sectateurs de l’hérésie ; mais nous vous dirons que de tout temps on a eu meilleur marché des arguments de l’incrédulité que des subtilités de l’hérésie, et qu’il a toujours été plus facile de défendre la vérité de la religion chrétienne prise en masse que chacune des vérités dont elle se compose. L’hérésie a des discours plus spécieux, des prestiges plus sûrs que l’incrédulité, et le premier de ses prestiges c’est de n’être pas l’incrédulité. Elle l’est pourtant, mais d’une autre manière, sur un autre terrain ; c’est l’incrédulité sous les livrées de la foi, avec les apparences et même avec la réalité de l’amour et du zèle, puisqu’on a vu souvent l’hérésie aussi ardente à défendre le christianisme qu’elle est empressée à l’altérer ou, comme nous avons dit, à le diminuer. Oui, l’hérésie est incrédulité ; les apôtres n’ont jamais hésité ni varié là-dessus ; et ce n’est pas sans doute à des incrédules proprement dits, mais à des hérétiques audacieux, qu’il faut appliquer ces paroles de saint Jean : Ils sont sortis d’entre nous, mais ils n’étaient pas des nôtres ; car s’ils eussent été des nôtres, ils seraient demeurés avec nous (1 Jean 2.19). Mais l’hérésie ne se présente pas ainsi ; elle arbore, et souvent de très bonne foi, l’étendard de Jésus-Christ ; elle peut d’autant plus paraître chrétienne qu’elle croit l’être, et qu’elle n’annonce d’autre intention que d’épurer, de simplifier la dogmatique traditionnelle, ou de découvrir dans les paroles de l’Ecriture un sens plus intime et plus exquis que celui que le vulgaire a coutume d’y trouver. Cela déjà est un grand avantage ; mais un plus grand encore, c’est que la matière dont il s’agit est plus délicate, moins palpable ; c’est que les faits dont elle réclame la discussion sont moins matériels, moins précis ; c’est qu’ici les apparences décevantes se multiplient ; c’est qu’ici le prestige est plus facile ; c’est qu’ici, pour ne pas être ébloui, il faut une vue plus acérée, une connaissance plus intérieure de la religion, un tact spirituel assez rare, et surtout un œil simple, cet œil qui voit les objets tels qu’ils sont, non pas à force de pénétration, mais à force de candeur. Voilà le grand avantage dont notre légèreté, ou notre manque de simplicité, ou la connivence secrète de notre cœur, investit l’hérésie ; voilà ce qui rend plus difficiles à dénouer les nœuds qu’elle serre ; voilà ce qui fait que ses objections, jusqu’à la fin des siècles, étonneront la foi naissante ; en sorte que s’il arrivait un temps où l’incrédulité, confondue ou même détruite, ne ferait plus entendre sa voix, cette autre incrédulité que nous appelons l’hérésie ferait encore entendre la sienne, et trouverait toujours dans la philosophie ou dans la tradition de spécieux arguments et des objections embarrassantes.
Et si nous ne pouvons empêcher les objections de naître, nous ne pouvons pas davantage les empêcher d’être embarrassantes ; nous ne pouvons ni calculer d’avance ni limiter leur influence sur l’esprit de tel ou tel croyant ; nous ne pouvons nous répondre, tout convaincu qu’il peut être, qu’elles ne l’ébranleront pas ; nous ne pouvons pas être sûrs qu’en se répétant, en se combinant les unes avec les autres, en formant une alliance secrète avec les intérêts de l’homme naturel, elles n’obscurciront pas la clarté de cet esprit et n’affaibliront pas son espérance. Il peut y avoir aussi dans un même homme un esprit peu juste à côté d’un cœur bien fait, une disposition au doute à côté d’une grande droiture morale, et enfin trop peu d’instruction pour n’être pas troublé et comme abasourdi par un étalage spécieux d’érudition. A quoi tiendra-t-il, dans ce cas-là, qu’on soit ou qu’on ne soit pas entamé ? Aux rencontres. Ah ! tout cela doit nous faire désirer que la foi ait encore un autre fondement, qu’elle soit fondée, comme dit l’apôtre aux Corinthiens, non sur la sagesse des hommes mais sur la puissance de Dieu. Or, ce désir n’est pas vain. Dieu l’a satisfait d’avance, et il était, nous osons le dire, impossible qu’il ne le satisfît pas. Il est évident que Dieu a voulu que sa religion, qui est une histoire, eût des preuves pareilles à celles de toute autre histoire. Il faudrait, pour méconnaître ce dessein, n’avoir pas ouvert la Bible, et pour le mépriser, mépriser Dieu lui-même. Aussi ne le méprisons-nous pas. Aussi bénissons-nous Dieu d’avoir donné cet appui à notre infirmité et nourri chacun de nous du pain des faibles avant qu’il pût être nourri du pain des forts. Nous disons de cette démonstration ce que saint Paul a dit de la parole des prophètes : qu’elle est très ferme ; que l’étude de ces preuves a contribué pour beaucoup à la propagation et à la conservation du christianisme sur la terre, et qu’elle a conduit beaucoup d’âmes jusqu’au seuil de la maison du Père céleste. Nous souhaitons qu’on étudie ces preuves, injustement méprisées par les uns, témérairement négligées par les autres ; nous désirons même qu’en les réduisant à leurs éléments, on les mette à la portée d’un très grand nombre de personnes. Mais après tout, trois choses demeurent certaines : la première, que ces preuves n’ont pas encore imposé silence et de longtemps encore ne l’imposeront à l’incrédulité, qui ne paraît pas plus dénuée que du temps de saint Paul d’arguments spécieux pour affaiblir la foi dans notre esprit ; une seconde chose, également certaine, c’est qu’après qu’on a cru sur ces preuves-là, il reste encore une œuvre plus importante que la première, c’est de s’identifier par l’âme avec les vérités que l’on a reçues par l’esprit, et cela c’est proprement la foi ; la troisième enfin, c’est que très heureusement cette dernière œuvre, non seulement complète la première pour beaucoup de personnes, mais suffit à elle seule, et remplace toute autre démonstration.
Ne vous étonnez pas ; cette œuvre est la principale ; l’autre n’en est que le préliminaire.
Oui, la vérité a ses preuves en elle-même, et quand nous nous munissons de preuves extérieures pour croire cette vérité, c’est dans le fond comme si nous allumions une chandelle pour voir le soleil. Il en est ainsi pourtant, et puisqu’il en est ainsi, sans doute il le fallait. Compatissant à notre faiblesse, Dieu a mis à notre disposition cet ensemble de preuves historiques dont la combinaison offre dans ses détails les mêmes sujets d’admiration que les particularités les plus exquises du monde organique. Au moyen de ces preuves, il nous conduit jusqu’à la porte du sanctuaire : à nous maintenant de rester dehors ou d’entrer. Nous pouvons rester sur le seuil et y rester éternellement, ayant dans la main les titres qui nous donnent le droit d’entrer ; mais si un dernier pas, et ce pas décisif vaut mille fois la route que nous venons de faire, si une dernière impulsion qui est divine nous fait entrer, je veux dire, si nous nous mettons dans un rapport personnel et intime avec la vérité qui vient de nous être certifiée, alors nous croyons d’une foi nouvelle et sur des preuves nouvelles ; alors, pour mieux dire, nous croyons véritablement, et, pour ce qui nous concerne, nous n’avons plus besoin des témoignages extérieurs qui ont préparé notre foi, comme aussi nous n’avons plus souci des difficultés extérieures par lesquelles on chercherait à l’ébranler. Notre foi jusqu’alors avait été fondée en quelque sorte sur la sagesse des hommes ; car, bien que Dieu lui-même eût préparé les éléments sur lesquels nous avons raisonné, la démonstration qui en est résultée n’est pas d’une autre nature que celle de toute démonstration par laquelle nous nous certifions à nous-mêmes un fait de l’ordre naturel : notre foi donc était fondée sur la sagesse des hommes ; mais maintenant elle est fondée sur la puissance de Dieu.
Dieu l’a voulu ; Jésus-Christ l’a expressément prétendu. Il n’a point exclu, sans doute, la démonstration extérieure ou par les faits du dehors, qui environnent l’objet de la foi sans être cet objet lui-même ; mais il a mis en première ligne la démonstration intérieure, par laquelle il faudrait commencer, par laquelle du moins il faut absolument finir. Croyez-moi, disait-il aux Juifs, à cause de ce que je vous dis ; sinon (c’est-à-dire si vous ne pouvez encore croire de cette foi qui s’attache, sans le secours des preuves du dehors, à l’objet même de la foi), sinon, croyez à cause des œuvres que je fais. La vérité, selon Jésus-Christ, a donc droit à être crue pour elle-même ; elle est la lumière même au moyen de laquelle on voit toutes choses : faut-il encore un moyen pour voir la lumière ? Toutefois cette marche n’est pas imposée à tous les hommes également, quoique à la rigueur elle pût l’être ; mais on ne devient réellement chrétien qu’en tant qu’on finit du moins par où il eût fallu commencer. Il faut que, pour chacun, le moment arrive où sa foi ne sera plus fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu, et où elle se séparera sans regret des arguments dont elle s’est d’abord contentée, comme un conquérant qui, assuré de sa conquête, congédie sans crainte, aux rives d’où il est parti, les navires qui l’ont amené au port.
C’est cette foi que l’apôtre caractérise en disant qu’elle est fondée sur la puissance de Dieu, parce qu’en effet ce n’est par aucun moyen ordinaire dont nous puissions nous rendre compte, mais par la puissance de Dieu que se consomme cette évidence. La vérité vient à nous toute seule ; elle n’allègue aucun témoignage étranger ; elle n’invoque aucune autorité que la sienne : elle se montre, et nous croyons en elle, comme nous croyons à la lumière du jour, comme nous croyons à nous-mêmes. Ceci d’ailleurs n’a rien de mystique et d’inconcevable que son principe ; le fait est tout ensemble surnaturel et naturel. La vérité doit faire cette impression sur un cœur qui l’aime d’avance, et qui, quand elle s’offre à lui, ne fait que la reconnaître. Elle doit avoir pour lui une évidence dont ne peut se faire aucune idée celui à qui elle se présente aussi, mais qui tout simplement n’a pas des yeux pour la voir. Et il en est d’elle comme de ces moitiés d’âmes, qui, suivant la pensée d’un ancien sage, cherchent leur autre moitié dans la vie, la reconnaissent à peine rencontrée, et s’unissent à elle, aussitôt reconnue, de manière qu’on ne les distingue plus l’une de l’autre. La vérité peut bien n’avoir pas produit tout d’abord cet effet, même sur les âmes les mieux disposées : mais après que dans l’union graduelle du cœur avec cette vérité on a dépouillé le vieil homme et ses convoitises ; lorsqu’on est né une seconde fois ; lorsqu’on a revêtu une autre nature, des affections d’un autre ordre ; lorsqu’on se sent attiré vers l’invisible aussi instinctivement qu’on l’était naguère vers le visible ; lorsqu’on se repent, lorsqu’on obéit, lorsqu’on aime, lorsqu’on voit de jour en jour se serrer le nœud qui attache au bien ; lorsqu’en un mot on sent les contradictions de la nature conciliées, toutes ses énigmes résolues, tous ses discords apaisés ; lorsque la vérité est miraculeusement rétablie dans l’âme, comment ne pas appeler vérité ce qui a produit ce miracle ? comment se nier à soi-même la réalité des rapports qu’on a formés ? comment douter de ce qu’on sent et blasphémer ce qu’on aime ?
Une croyance ainsi formée, on ne la perd plus, on ne peut plus la perdre, pas plus qu’un être animé ne perd son instinct ; car cette croyance est devenue un des instincts de l’âme[e].
[e] Ici, un passage, biffé dans le manuscrit, nous mène si avant dans la pensée de Vinet sur la loi, que nous n’hésitons pas à le conserver. Le voici : « Cette perte, du moins, est quelque chose de si prodigieux que la mort de l’âme, la mort seconde s’ensuit. On comprend très bien que ceux qui n’ont cru au christianisme que d’une foi extérieure ou historique, s’ils viennent à la perdre puissent la recouvrer ; mais on ne comprend pas que ceux qui une fois ont été intérieurement illuminés, qui ont été faits participants du Saint-Esprit, ou, comme le dit saint Pierre, de la nature divine, qui ont goûté le don céleste et les puissances du siècle à venir (par ces mots, ils ne font que caractériser la vraie foi) s’ils retombent puissent être renouvelés à la repentance. L’impossibilité de se relever après une pareille chute ne vous fait-elle pas penser qu’une pareille chute est presque impossible, qu’elle n’est pas dans la nature des choses, qu’elle est épouvantable, le chef-d’œuvre de l’adversaire, et que, comme il y a dans la conversion un miracle de salut, il y a ici, en quelque sorte, un miracle de perdition ? »
Si tous ceux qui professent sincèrement le mystère de la plénitude de Christ y croyaient de cette foi intérieure et vivante, de cette foi pour ainsi dire changée en vue, dont nous avons tâché de donner une idée, il serait peu nécessaire, au moins pour ce qui les concerne, de les prémunir contre les objections de la philosophie et de la tradition, et de leur crier avec saint Paul : « Prenez garde ! » Mais cette foi, à laquelle il faut aspirer, n’est pas dès le début le partage de tous ; il en est plusieurs à qui l’appui des preuves extérieures sera longtemps nécessaire, et à qui, autant que possible, il faut conserver cet appui ; il en est même peu qui aient goûté à tel point le don céleste et les puissances du siècle à venir, qu’ils soient placés trop haut pour être atteints par les flèches de l’incrédulité : celles du péché ne les atteignent-elles jamais ? Il y avait sans doute, proportion gardée, autant de chrétiens vivants dans l’Eglise de Colosses que dans la nôtre, et cependant c’est à cette Eglise, et à tous ses membres sans exception, que saint Paul crie dans notre texte : « Prenez garde que personne ne se rende maître de vous par une philosophie pleine de vains prestiges et par la tradition des hommes ». Ce que saint Paul écrivait aux Colossiens, ne pouvons-nous pas vous le dire ?
Nous vous disons donc à tous : « Prenez garde ! » Et cela signifie d’abord : Mettez-vous au-dessus de la nécessité et bien au-dessus des périls du combat, en acquérant cette foi de grand prix dont nous venons de vous entretenir, ou, ce qui revient au même, en retenant le mystère de la foi dans une conscience pure (1 Timothée 3.9). Car cette foi s’acquiert et s’acquiert par le fait de la volonté. On ne se commande pas de croire, non ; mais on se commande de faire les œuvres de la foi, ou plutôt la foi que l’on a déjà commande de faire des œuvres. Faites-les donc, ces œuvres : non seulement des œuvres du dehors, mais des œuvres intérieures ; non seulement des œuvres qui ont les autres pour objets, mais des œuvres de mortification, de renoncement, de vigilance, de discipline spirituelle, dont vous soyez les objets vous-mêmes. Faites les œuvres de la foi que vous avez ; faites, si j’ose le dire, les œuvres de la foi que vous n’avez pas. Vous n’avez pas encore peut-être cette foi intime qui est l’union de tout l’être avec la vérité ; vous n’avez peut-être encore que cette foi préliminaire qui a son point d’appui en dehors de votre âme. N’importe ; quant à l’objet, je veux dire quant à ce que vous croyez, sinon quant à la manière dont vous croyez, c’est une même foi. Dans l’un comme dans l’autre cas, vous croyez que Dieu est un Dieu jaloux, vous croyez que Dieu vous a aimés d’un amour éternel, vous croyez que son Fils est venu sur la terre chercher et sauver ce qui était perdu, vous par conséquent ; vous croyez que ce charitable Ami intercède sans cesse pour vous auprès du Père. Cela suffit. Votre devoir est dicté ; votre carrière est tracée : entrez-y et marchez. S’il faut croire pour agir, il est également vrai qu’il faut agir pour croire. Un commencement de foi produit l’action, et l’action produit une foi meilleure. Le secret de l’Eternel est pour ceux qui le craignent ; et ceux, dit Jésus-Christ, qui voudront faire la volonté de mon Père connaîtront (et ceux qui le connaissent déjà connaîtront toujours mieux) si ma doctrine vient de Dieu ou si je parle de mon chef. C’est la vertu de la vie chrétienne de river, de sceller profondément dans l’âme la foi chrétienne. La vérité devient plus évidente et plus chère à mesure qu’on lui sacrifie davantage. Ce que nous faisons pour elle nous la rend plus propre, l’unit toujours plus étroitement à notre âme. Nous nous la prouvons à nous-mêmes à mesure que nous l’appliquons à notre vie, parce qu’une vie d’obéissance, de sainteté et d’amour est une vie d’ordre et de vérité, et qu’il n’est pas en notre puissance d’appeler trompeuse la foi où nous sentons germer, comme sur leur unique tige, tous les fruits de la vérité. Il est bien difficile à l’erreur d’ébranler une foi qui a déjà tant de monuments dans notre vie, et à laquelle des grâces qui sont évidemment des grâces sont étroitement attachées. La certitude qui résulte d’une pareille expérience doit être au-dessus de toutes les atteintes. Répondez donc ainsi au cri d’alarme de l’apôtre ; retenez le mystère de la foi dans une conscience pure, d’où la philosophie ni la tradition ne pourront plus l’arracher.
Nous attachons encore un sens à ce mot : « Prenez garde ! » en l’appliquant à une grande partie des croyants. Il n’appartient pas à tous de hasarder ou de chercher de telles rencontres. Sans doute chacun doit savoir en qui et pourquoi il croit ; et nous venons de vous indiquer la meilleure manière de le savoir. Chacun doit être prêt à donner les raisons de sa foi, soit qu’on les comprenne, soit qu’on ne les comprenne pas ; et sans doute que, si ces raisons sont d’expérience et intimes, on ne peut pas prétendre que l’homme animal les comprenne, car elles sont spirituelles. Mais il n’appartient pas à chacun de s’engager dans toutes les discussions. A moins qu’on ne prétende que le devoir de chacun est de ne rien ignorer, il faut bien convenir que le devoir de chacun n’est pas non plus d’accepter tous les défis. Un chrétien peut se dire qu’avec plus de connaissances qu’il ne lui a été permis d’en acquérir, telle objection qui lui paraît embarrassante lui paraîtrait bien frivole. Il peut se dire : Je serai troublé peut-être par une objection qui au fond n’est rien, dont un plus habile se rirait, et qu’on se garderait bien de proposer à un moins ignorant que moi. Est-il juste que je me laisse terrasser par un fantôme, et que je joue ma paix, ma force, ma vie spirituelle contre un adversaire qui ne risque rien avec moi et qui joue à coup sûr ? Non ; mais je me hâte d’ajouter qu’il ne doit y avoir ici ni lâcheté ni paresse. On ne peut refuser un combat que pour en accepter un autre. Celui qui fait volte-face devant un ennemi doit faire front à un autre. Il faut qu’il se justifie à lui-même ce manque apparent de courage. Il faut qu’il se mette en état d’opposer aux objections du dehors l’évidence intérieure. Il faut que sa vie, à défaut de ses paroles, devienne une réfutation de l’hérésie ; que l’hérésie, en le voyant agir, se prenne à douter d’elle-même, et qu’elle se demande si ce Jésus-Christ de qui cet homme reçoit évidemment grâce sur grâce, ne possède pas la glorieuse plénitude que jusqu’alors elle lui a refusée. Mais enfin, soit que vous ayez ou n’ayez pas vocation à discuter les objections qui tendent à diminuer Jésus-Christ, elles sont arrivées jusqu’à vous, et vous avez été forcés de les entendre. Vous les avez comprises, vous les avez jugées dignes d’examen, vous vous sentez capables de cet examen, vous vous y croyez obligés peut-être pour vous-mêmes et pour vos frères. C’est bien ; mais à ce moment critique, examinez-vous. Voyez si la rencontre d’une objection qui tend à diminuer Jésus-Christ, et avec lui le christianisme, a fait palpiter votre cœur d’effroi ou de sympathie. Voyez si rien en vous, secrètement d’intelligence avec l’adversaire, ne vous fait souhaiter que Jésus-Christ soit diminué ; car la diminution de Jésus-Christ est celle de vos obligations, de vos sacrifices, de votre religion. Je ne dis pas que, quand vous auriez découvert en vous ce secret principe de connivence, vous devriez refuser le combat qui vous est offert, ou vous soustraire à l’examen qu’on vous propose. Non ; mais il faut, en tout cas, que vous vous connaissiez.
Il faut, au moment de cette rencontre, mettre en sûreté votre cœur. Il faut réserver dans votre intérieur certains principes qu’aucune discussion n’a le droit d’entamer ni même de mettre en question. Quoi qu’il en soit de tout le reste, et quoi qu’il advienne de cette discussion, ceci reste irrévocablement acquis à votre conscience : Dieu est Dieu, je dois vivre pour lui, l’aimer par-dessus tout, faire sa volonté, rien que sa volonté, toute sa volonté. Vous êtes arrivés à ces convictions, je le veux, par le chemin même où l’on prétend que vous ne deviez point passer : ces convictions ont pris racine pour vous dans le mystère même qu’on vous oblige de discuter : cela ne fait rien, absolument rien ; elles sont vraies en elles-mêmes, elles sont désormais évidentes pour vous ; la diminution ou la destruction du mystère de votre foi leur porterait sans doute un mortel dommage en les déracinant de votre cœur, mais on ne peut plus les déraciner de votre esprit ; après tout, malgré tout, ce sont des vérités. Vous le savez. Eh bien, dites-vous à vous-mêmes : Avant comme après toute discussion, ceci est vrai, ceci est nécessaire ; tout ce qui le contredit, tout ce qui l’affaiblit est nécessairement faux ; je n’accepterai rien que sauf ces immuables vérités ; si elles ne sont pas ma pierre de touche pour reconnaître la vérité, elles seront ma pierre de touche pour discerner l’erreur. Et comme il est encore vrai que Dieu est le protecteur naturel de toute vérité, ceci ajoute à toutes vos convictions une conviction de plus : c’est que vous pouvez avec confiance et que vous devez même prier Dieu pour qu’il défende dans votre cœur la foi à ces vérités. Eh bien, si, par sa protection, cette foi est mise en sûreté, nous vous disons, comme on disait aux chevaliers dans les joutes du moyen âge : Laissez aller les bons combattants ! Nous sommes tranquilles : cette foi gardera l’autre. Prenez garde néanmoins, continue à vous dire l’apôtre : le terrain est semé de pièges. Il faut les connaître, il faut les voir. Si vous n’aviez affaire qu’à l’incrédulité, son nom même vous avertirait, et peut-être faudrait-il tout le sentiment d’un devoir pour vous engager à risquer sa rencontre. Elle insulte à vos croyances, du moins elle les nie ; et si peu que vous ayez de foi, vous éprouvez à son approche une vive répugnance. Mais l’hérésie n’insulte pas, elle ne nie point, ou si elle nie, c’est en affirmant. Elle honore la religion, elle ne veut que la perfectionner, ou plutôt elle veut la ramener à sa pureté primitive. C’est une respectueuse incrédulité. Que ces hommages ne vous abusent pas. Ne soyez pas assez simples pour vous laisser rassurer. Favorables aux intentions, qu’il faut toujours supposer bonnes, et qui le sont souvent bien plus qu’on ne pense, ne le soyez pas à l’erreur même, et regardez à ses actes, non à ses démonstrations. Surtout ne vous laissez pas trop frapper de ce qui se montre de vrai, au premier aspect, dans chacune des erreurs qui vont à diminuer la plénitude de Christ, ou la plénitude de sa grâce, ou la plénitude de sa sagesse. Si, pour un côté vrai d’une erreur, vous acceptez cette erreur, vous accepterez toutes les erreurs ; car elles ont toutes de la vérité, et même toutes ne sont que des vérités hors de place. Ne voyez donc pas seulement s’il y a de la vérité dans l’opinion qu’on vous propose : il y en a nécessairement ; il y en a toujours ; mais la question est de savoir si quelque autre vérité, qui devait servir de complément ou de contre-poids à celle que vous remarquez, n’a point été supprimée. Demandez à votre adversaire ce qu’il fait de cette vérité-là dans le système qu’il vous propose ; exigez qu’il lui fasse une place, et voyez avec lui ce qui résulte, quant au mystère de Jésus-Christ, de la restitution de cette vérité égarée. Tenez ferme ce principe, si légitime, si incontestable, et vous verrez se dissiper bien des fantômes.
Nous n’avons pas tout dit sur cet important sujet, et comment tout dire ? Mais au lieu d’en dire trop peu, nous en aurions dit beaucoup trop, si le but auquel aboutissent toutes ces précautions, et auquel se rapporte l’exhortation de saint Paul, vous était indifférent, et si, au lieu de nous adresser, comme nous le pensions, à des gens qui croient à la plénitude de Jésus-Christ et qui sentent le prix de ce mystère, nous avions devant nous des hommes qui n’ont pas reçu cette vérité, ou qui, l’ayant reçue par complaisance humaine, n’y tiennent pas autant qu’à beaucoup de vérités moins certaines de l’ordre temporel ou social. Nous ne l’avons point supposé, nous ne le supposons pas. Sans pouvoir affirmer que nous tous qui composons cette assemblée, nous croyons d’une foi personnelle et vivante au mystère dont saint Paul nous a entretenus, nous sommes en droit de présumer que la plupart seraient sincèrement alarmés à la pensée de voir Jésus-Christ détruit ou diminué. Même alors qu’on ne se rend pas un compte bien clair des raisons de sa croyance, on peut avoir quelque chose de plus qu’une foi de préjugé. On peut savoir, on peut sentir que Jésus-Christ est la clef de toutes les énigmes qui désolaient l’humanité, l’unique espoir de la conscience troublée, le seul nom par lequel, non seulement nous puissions être sauvés, mais par lequel cette existence terrestre ait un sens et ne soit pas une cruelle dérision. Qui de nous, même en se séparant de Jésus-Christ tous les jours, voudrait se voir enlever Jésus-Christ ? Qui de nous, selon l’expression de l’apôtre dans notre texte, n’a pas, dans un sens ou dans un autre, reçu Jésus-Christ ; reçu avec plus ou moins de respect, traité avec plus ou moins d’égards, cultivé avec plus ou moins d’assiduité, mais enfin reçu Jésus-Christ ? Quoi qu’il en soit, c’est à ceux-là que je parle, à mes compagnons de péché, de misère et d’exil, qui, hors de Jésus-Christ, n’ont rien vu qui répondît à leur destination, qui remplît le vide immense de leur cœur, qui pût consoler tous les deuils de leur âme, dissiper toutes ses terreurs ; à ceux qui, ayant rencontré Jésus-Christ et l’ayant considéré, se sont écriés : Certainement celui-ci est le Désiré des nations ; certainement celui-ci est le chemin, la vérité et la vie ! et qui, après avoir ainsi trouvé Jésus-Christ, s’ils venaient à le perdre, ne trouveraient plus rien, ne chercheraient même plus rien, profondément et justement convaincus que quiconque ne l’a pas embrassé par la foi, reste sans Dieu et sans espérance dans le monde. C’est à ceux-là que je parle, et je leur dis : Vous repentez-vous d’avoir embrassé Jésus-Christ, ou bien vous félicitez-vous de l’avoir rencontré ? Etes-vous heureux de le connaître ? Sentez-vous du moins que vous seriez malheureux de ne le connaître pas ? Eh bien ! prenez garde qu’on ne vous le ravisse ; car si peu que vous jouissiez aujourd’hui de sa possession, demain vous seriez horriblement malheureux de sa perte ; et c’est le perdre, n’en doutez pas, que de le laisser diminuer. Après avoir reçu Jésus-Christ, vous voulez sans doute marcher en lui ; après avoir cru, vous voulez non seulement continuer à croire, mais croire toujours mieux. Hélas ! tant de choses s’y opposent dans votre cœur ; vous êtes incrédules par tant de côtés, de tant de manières ; les tentations ordinaires de la vie font déjà tant de brèches à votre pauvre foi ! Faudra-t-il encore que quelques sophismes adroits, quelques paroles sonores, peut-être même vides de sens, se jouent de vos convictions et dissipent ce trésor si péniblement gardé ? Cela n’est que trop facile, cela n’est que trop vraisemblable. Puisse-t-elle, cette foi, grandir au dedans de vous par l’exercice que vous lui donnerez, et gagner dans les larmes et dans la joie cette triomphante clarté qui engloutit toutes les ténèbres ! Puissiez-vous ainsi gagner de vitesse cette fausse philosophie et cette tradition humaine dont tôt ou tard vous devez subir la rencontre ! Mais, en attendant l’heureux jour qui vous mettra pour toujours à l’abri, veillez sur ce trésor encore mal assuré ; gardez votre cœur, gardez votre esprit ; employez pour vous défendre tous les moyens généreux dont Dieu vous permet et vous commande l’usage, ces armes nobles et loyales, ces armes diverses, que l’on porte, comme dit saint Paul, de la main droite et de la main gauche, mais qui, de quelque main qu’on les porte, doivent, comme il le dit encore, être des armes de justice (2 Corinthiens 6.7). Or le combat dont il s’agit n’est pas un de ces combats dont l’issue équivoque laisse à chacune des parties le droit de chanter victoire. Vous n’en sortirez que vaincus ou triomphants, plus faibles qu’auparavant ou plus forts ; si vous n’en ressortez pas avec une foi meilleure, vous en sortirez avec une foi moindre ; si votre foi ne s’est pas amoindrie, elle en sera meilleure ; il faut qu’à l’issue il en soit ainsi ; il faut que vous soyez plus que jamais enracinés en Jésus-Christ dans la foi ; il faut que, si naguère vous étiez pauvres dans la foi, maintenant vous abondiez en elle ; il faut que, si naguère vous vous saviez bon gré à vous-mêmes de croire, aujourd’hui avec transport vous en rendiez grâces. « Comme donc vous avez reçu le Seigneur Jésus-Christ, marchez selon lui, étant enracinés et fondés en lui, et affermis dans la foi, selon qu’elle vous a été enseignée, y faisant des progrès, avec des actions de grâces » (Colossiens 2.6-7). Telle est l’exhortation de l’apôtre, et en quelque sorte la sommation qu’il vous adresse ; tel est le vœu que nous formons pour vous et pour nous-même, demandant au Père céleste d’avoir pitié de ses enfants, de les guider dans ce monde ténébreux, et de les faire marcher parmi ces rochers et ces ronces comme par un chemin uni, à la gloire de sa bonté. Ainsi soit-il.