Le pain et la chair elle-même, le serpent d’airain, le grain de froment étaient des choses ; le bon Berger est une personne ; c’est pourquoi ce nouveau symbole nous fait entrer plus avant que les précédents dans la signification morale de la mort du Sauveur. De cette célèbre et touchante allégorie, je ne citerai que les paroles qui se rapportent directement à notre sujet : Jean 10.11 : « Je suis le bon berger ; le bon berger donne sa vie pour ses brebis… Voici pourquoi le Père m’aime, c’est parce que je donne ma vie afin de la reprendre… Personne ne me l’ôte, mais je la donne de moi-même ; j’ai le pouvoir de la donner, j’ai le pouvoir de la éprendre ; j’ai reçu cet ordre de mon Père. »
Un des traits qui distinguent l’allégorie de la parabole, c’est qu’elle serre de plus près la réalité et que chacun de ses traits a son application dans le domaine moral. Je crois donc que de celle-ci on peut déduire les idées suivantes :
Parmi les traits qui caractérisent le bon Berger le plus saillant et le plus beau est à coup sûr le don qu’il fait de sa vie. Ainsi rien ne fait connaître Jésus et n’exprime sa nature morale comme son sacrifice. Ce sacrifice est libre et volontaire : « Je donne ma vie de moi-même. » Il n’en est pas moins la plus grande preuve d’obéissance que Jésus donne à Dieu : « J’ai reçu cet ordre de mon Père » ; aussi est-il au plus haut degré l’objet de l’approbation divine et la raison même de l’amour du Père pour le Fils : « à cause de cela le Père m’aime. » Jésus toutefois donne sa vie, non seulement par obéissance à Dieu, mais aussi par amour et dévouement pour ses brebis. On comprend que cette preuve d’amour soit la plus grande possible, comme Jésus l’affirme ailleurs (Jean 15.13). Et c’est là sans doute une des raisons de la nécessité de la mort de Jésus-Christ ; il fallait qu’il donnât aux siens la plus grande preuve possible d’amour.
Toutefois, comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer à propos de la doctrine de Paul, le don de la vie n’est vraiment une preuve d’amour qu’à la condition de conférer à celui qui est aimé un bienfait réel, manifeste, proportionné au sacrifice lui-même. Quel est, d’après le passage que nous étudions, le fruit et le prix de la mort de Jésus ?
Le berger s’expose aux morsures du loup en défendant ses brebis contre lui. Le loup, c’est la puissance du mal, c’est Satan. Jésus donc va succomber, victime volontaire, sous les coups du Prince de ce monde et des hommes qui se sont faits ses complices et ses instruments. Et par sa mort il assurera le salut et protégera la vie de ses brebis, c’est-à-dire de ceux qui croient en lui. Quelle vie ? — Evidemment la vie spirituelle, la vie éternelle. « Je leur donne la vie éternelle », dit Jésus au verset 28 de notre chapitre en parlant de ses brebis. Le sacrifice de Jésus a donc pour but et pour effet le salut des âmes.
Il y a substitution ; car le Berger, en se laissant déchirer par le loup, meurt tout ensemble en faveur de ses brebis et à leur place. Mais rien ici ne suggère l’idée d’expiation ; car la mort du berger n’a nullement un caractère pénal, et celle des brebis, si le Berger ne les avait pas sauvées, n’aurait pas eu non plus ce caractère.
« Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde. » (Jean 1.29) Ces paroles ne sont pas de Jésus-Christ, elles sont dites par Jean-Baptiste à deux de ses disciples, Jean et André, à propos de Jésus. Elles n’en sont pas moins propres à nous faire connaître la pensée de l’évangéliste qui est, ne l’oublions pas, l’objet de notre étude actuelle. On pourrait traduire aussi : « qui porte les péchés du monde » ; mais je me range à l’avis de ceux qui traduisent ici le mot : ὁ αἴρων par « celui qui ôte » Ce qui m’y décide, c’est surtout un passage de l’épître (1 Jean 3.5) où saint Jean traite de l’impérieuse nécessité de la sanctification pour le chrétien et où il dit à ce sujet : « Vous savez que Jésus-Christ a paru pour ôter les péchés ἵνα τὰς ἁμαρτίας ἡμῶν ἄρῃ, et il n’y a point de péché en lui.
Mais comment l’Agneau de Dieu ôte-t-il les péchés ? Ou encore, pour poser la question sous une autre forme, pourquoi celui qui ôte les péchés est-il appelé un Agneau ?
Ce serait s’abuser que de tenir pour une réponse suffisante celle-ci : à cause de sa douceur et de sa blancheur. Car cette douceur et cette blancheur ne sont pas communicatives. Ce n’est donc pas à cause de ces qualités-là que l’Agneau ôte les péchés. L’Agneau est innocent, mais il n’innocente personne ; comme tel il n’ôte pas les péchés. L’Agneau ne peut ôter les péchés, symboliquement s’entend que d’une façon : en ce qu’il est égorgé comme victime de propitiation pour le pécheur. La nature des choses, aussi bien que le souvenir des rites lévitiques et l’allusion plus que probable à Ésaïe 53 conduisent à cette interprétation.
Il nous paraît donc qu’en rapportant cette parole de Jean-Baptiste : « Voici l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde », l’évangéliste s’est souvenu des sacrifices prescrits par la loi et a considéré Jésus-Christ comme une victime expiatoire. L’Agneau de Dieu ôte le péché du monde en le portant ; cette dernière expression, que nous avons écartée en tant que traduction, n’est pas inexacte comme interprétation. Ajoutons seulement que le sacrifice de Jésus-Christ ôte réellement le péché soit en l’effaçant du Livre de Dieu, soit en délivrant le cœur de l’homme de son empire, ce que les sacrifices lévitiques ne pouvaient faire.
Saint Jean est de tous les auteurs sacrés, en tout cas de ceux du nouveau Testament, celui qui fait le plus constamment usage de figures ; on trouve cependant dans ses écrits des affirmations et des enseignements d’un caractère plus abstrait, plus dogmatique si l’on veut. Ces déclarations abondent, comme chacun sait, en ce qui touche la personne du Christ et ses rapports avec Dieu. Qu’en est-il relativement à la mort du Christ ?
Je n’ai trouvé qu’une déclaration de ce genre. C’est une remarque que fait l’évangéliste à propos du mot odieux prononcé par Caïphe dans le sanhédrin, mot qui entraîna la condamnation à mort de Jésus. « Vous n’y entendez rien, dit Caïphe, — coupant court aux propos sans doute plus ou moins confus et indécis de ses collègues. — et vous ne considérez pas qu’il est avantageux pour nous qu’un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne périsse point » (Jean 11.50).
La pensée de Caïphe est aussi claire qu’elle est détestable. Il craint » ou feint de craindre, (car au fond les intérêts de sa caste le touchent plus que ceux du peuple entier) que l’agitation entretenue dans le peuple par la présence et les œuvres de Jésus n’attire sur Jérusalem les armes des Romains, et par suite une ruine complète. Pour détourner ce péril, il juge utile, avantageux, expédient, que Jésus meure. Est-ce juste ? Jésus est-il coupable ou non ? Peu importe. Pour ce juge autrement pervers que Pilate, la question de justice n’existe pas. Mais sous ce sens évident et odieux des paroles de Caïphe, Jean en découvre un autre vrai, profond, divin. Il pense que Caïphe, en tant que Prêtre, a été inspiré à son insu, et conduit à prononcer des paroles qui, sans qu’il s’en doutât, exprimaient la vérité centrale du Christianisme : « Il ne dit pas cela de lui-même ; mais étant souverain sacrificateur cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation ; et non seulement pour la nation, mais aussi pour rassembler en un seul corps les enfants de Dieu dispersés. » (Jean 11.51-53). Ainsi, quoique la mort de Jésus fût le résultat d’un crime, elle était au plus haut degré utile, nécessaire même : en cela Caïphe ne s’est pas trompé. Elle a été voulue de Dieu aussi bien que de Caïphe, quoique dans un esprit tout opposé. La mort de Jésus était utile et nécessaire, pourquoi ? Pour le but même indiqué par Caïphe : le salut du peuple. Seulement il faut, si l’on veut entrer dans la pensée de l’évangéliste, et dans la pensée de Dieu telle que l’évangéliste l’entend, il faut, dis-je, d’un côté, élever et spiritualiser le sens du mot salut, d’un autre côté, étendre la notion et l’intention de ce salut, au-delà des limites d’Israël, à toutes les âmes bien disposées du monde païen, « les enfants de Dieu dispersés ». La mort de Jésus fera tomber la barrière qui les sépare d’Israël : idée qui n’est qu’indiquée ici, mais que saint Paul a développée, surtout dans son épître aux Ephésiens (Éphésiens 2.15-16).
Ici, comme dans l’allégorie du bon Berger, nous apercevons une sorte de substitution. Comme le berger succombe en faveur et à la place de ses brebis, Jésus doit mourir en faveur et à la place de son peuple. Les différences sont les suivantes : 1° le chapitre 10 insistait surtout sur le sacrifice et le dévouement du bon Berger, tout en le rattachant à un ordre de Dieu (Jean 10.18). Notre passage met exclusivement en relief cet ordre divin, ce plan de la rédemption, dont la mort de Jésus fait partie intégrante ; 2° nous avons remarqué que l’idée d’expiation est étrangère au chapitre 10, où la mort du berger n’a nullement un caractère pénal. Le passage que nous étudions en ce moment nous rapproche de cette idée. Car Jésus va succomber à une sentence judiciaire, inique, il est vrai, en tant que jugement humain, mais qui est pourtant l’écho et la traduction inconsciente (quoique prophétiquement entrevue) d’un décret de Dieu, décret qui ne peut être que juste. Toutefois il convient de ne pas trop insister sur cette remarque. Car ceux pour qui Jésus va mourir sont présentés ici comme étant les objets, non pas de la colère de Dieu, mais plutôt de son bon vouloir (« les enfants de Dieu dispersés »).
En résumé, dans le 4me évangile, la mort de Jésus est partout présentée, tantôt sous forme symbolique, tantôt, mais plus rarement, dans un langage non figuré, comme étant le moyen essentiel de notre salut. Au passage que nous venons de citer, nous pourrions joindre Jean 19.37 : « Ils regarderont à Celui qu’ils ont percé » (citation du prophète Zacharie, Zacharie 12.10). D’après plusieurs des passages cités, Jésus donne sa vie pour les pécheurs et à leur place ; son sacrifice a donc le caractère d’une substitution. Quant à l’idée précise d’expiation elle est en quelque sorte à la limite de la pensée du Christ telle qu’elle est exposée dans le 4me évangile, plutôt qu’elle n’y est clairement contenue. Pour trouver des déclarations explicites à ce sujet, il faut passer de l’évangile à l’épître.
Commençons par transcrire, dans l’ordre où ils se présentent à nous, tous les passages de l’épître qui touchent, de près ou de loin, à la doctrine que nous étudions.
1 Jean 1.7 : « Si nous marchons dans la lumière, comme Dieu est lui-même dans la lumière, nous sommes en communion les uns avec les autres (par l’effet de notre communion commune avec Dieu), et le sang de Jésus son Fils nous purifie de tout péché. »
1 Jean 2.1-3 : « Mes petits enfants, je vous écris ces choses, afin que vous ne péchiez point. Si quelqu’un a péché, nous avons un avocat (patron ou défenseur, παράκλητος) auprès du Père, Jésus-Christ le Juste. C’est lui qui est la propitiation (ἱλασμός) pour nos péchés ; et non seulement pour les nôtres, mais aussi pour le monde entier.
1 Jean 3.5, déjà cité : « Jésus-Christ a paru pour ôter nos péchés, et il n’y a point de péché en lui. »
1 Jean 3.16 : « A ceci nous avons connu l’amour, c’est qu’il a donné sa vie pour nous ; nous donc aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères »
1 Jean 4.9-10 : « L’amour de Dieu pour nous a été manifesté en ceci : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous ayons la vie par lui. Voici en quoi consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils comme propitiation (encore ἱλασμόν) pour nos péchés. »
1 Jean 4.14 : « Dieu a envoyé son Fils pour être le Sauveur du monde… Aimons, « à notre tour » ou bien « nous aimons », — le grec ἀγαπῶμεν (v. 19) peut être à l’indicatif ou au subjonctif — parce qu’il nous a aimés le premier. »
1 Jean 5.6 : « Jésus-Christ est venu avec l’eau et le sang, non pas avec l’eau seulement, mais avec l’eau et le sang. »
1 Jean 5.11 : « Dieu nous a donné la vie éternelle, et cette vie est en son Fils. »
La plupart des textes que nous venons de transcrire, comparés à ceux de l’évangile, ne contiennent rien de nouveau. Nous savons déjà que le salut est le don de la vie éternelle, que ce don nous est fait en Jésus-Christ, qu’il est la plus haute manifestation, la seule vraiment et absolument révélatrice, de l’amour de Dieu. Il n’y a de nouveau ici que cette sublime définition de l’essence divine : « Dieu est amour », puis la remarque que cet amour de Dieu est merveilleusement propre à faire naître en nous l’amour pour Dieu et pour nos frères et nous en impose l’obligation absolue. Nous signalons aussi l’importance souveraine que l’apôtre attache à la mort du Christ : c’est visiblement en contemplant la croix qu’il a compris que Dieu est amour. Il s’élève contre de faux docteurs, gnostiques probablement, qui la rejetaient. « Jésus, dit saint Jean, n’est pas venu seulement avec l’eau, mais avec l’eau et le sang. »
Ce que l’épître ajoute à l’évangile, c’est l’idée (en tout cas plus clairement exprimée) et le mot de propitiation. Au cours de nos précédentes études, nous avons rencontré, sinon le mot ἰλασμός, au moins d’autres dérivés de la même racine (ἰλασκεσθαι, ἰλαστήριον) dans saint Paul (Romains 3.25) et dans l’épître aux Hébreux (Hébreux 2.17). Ce mot grec répond exactement à notre mot français de propitiation, car la racine d’où dérivent tous ces mots est l’adjectif ἰλεως, qui signifie propice (Hébreux 8.12). « Je serai propice à l’égard de leurs iniquités », c’est-à-dire je les pardonnerai, comme le montre la seconde partie de la sentence parallèle : « Je ne me souviendrai plus de leurs péchés. » L’idée est claire. Nos péchés déplaisent à Dieu, l’offensent, l’irritent contre nous ; mais pour l’amour de Jésus-Christ, il nous devient propice et nous fait grâce. L’amour gratuit de Dieu est sans doute la cause première de notre salut. Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimé (quand nous ne l’aimions pas) et qui a envoyé son Fils comme propitiation pour nos péchés (Jean 4.10). Tout en nous aimant, il a donc jugé cette propitiation nécessaire. Grâce à elle, sa colère tombe, son courroux agit seul et se déploie avec une plénitude et une liberté qu’il n’avait pas auparavant. C’est exactement de la même façon que Paul envisage le rapport entre l’amour de Dieu et la mort rédemptrice du Sauveur. Dieu était en Christ réconciliant le monde avec lui-même, n’imputant pas aux hommes leurs péchés. Ainsi la nécessité de la propitiation procède de cette colère de Dieu contre le mal que Jean nomme, connaît et affirme comme Paul (Jean 3.36). Cette colère coexiste avec son amour ; elle est peut-être un aspect de cet amour, puisque Dieu est amour. Cette colère, étant sainte et juste, devait être, non pas ignorée ou passée sous silence, mais apaisée en quelque manière.
La source et la cause de la propitiation, c’est donc l’amour de Dieu ; un amour gratuit (ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu) ; immense (Dieu a tant aimé… Voyez quel amour !) ; mais un amour saint, car, s’il donne la propitiation, il la réclame aussi. Il serait plus conforme au langage théologique courant de dire : c’est la justice qui la réclame. Mais Jean ne mentionne pas, à propos de la propitiation, la justice de Dieu ; toutefois il nous montre cette justice intéressée à nous pardonner, garantissant notre pardon. « Si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste pour nous les pardonner (1 Jean 1.9), sans doute à cause de Jésus-Christ et en particulier de la propitiation qu’il a accomplie.
L’effet de la propitiation est d’écarter l’obstacle que le péché, dont la nature est ténébreuse met à notre communion avec Dieu qui est lumière Elle écarte l’obstacle judiciairement, c’est-à-dire qu’elle nous obtient le pardon (Il est fidèle et juste pour pardonner) ; elle l’écarte aussi réellement, car Jésus-Christ a paru pour ôter nos péchés (1 Jean 3.4). Dans la phrase : « Le sang de son Fils Jésus-Christ nous purifie de tout péché » (1 Jean 1.7), le terme de purifier, καθαρίζει, nous paraît, comme dans l’épître aux Hébreux, désigner cette double délivrance. Il n’y a pas de purification sans pardon, il n’y a pas de purification non plus sans sanctification. Ce bienfait excellent de la mort du Christ est toutefois lié, dans son application à l’individu et à chaque moment de la vie de l’individu, à certaines conditions morales : la confession des péchés ; la marche dans la lumière, c’est-à-dire dans la droiture foncière du cœur et de la conduite ; et la foi en Jésus-Christ (passim).
Quant à sa nature et à son siège, en quelque sorte, la propitiation réside dans la personne du Christ. Il est lui-même la propitiation pour nos péchés. Entre le Dieu saint et l’homme pécheur, il y a un médiateur (la pensée est Johannique, sinon le terme) : c’est Jésus-Christ le juste, Jésus-Christ exempt de tout péché. Jean se sert, lui, du terme de παράκλητος, patron, soutien, intercesseur, avocat. La propitiation se continue par l’intercession, qui est un fait toujours actuel.
On a donc eu raison, encore une fois, de remarquer que Jean insiste sur la personne du Sauveur plus que sur son œuvre. Mais il est loin d’ignorer celle-ci ou de la reléguer dans l’ombre. C’est ce que prouve cette sentence : « Le sang de Jésus-Christ nous purifie de tout péché », et la polémique, rappelée plus haut, contre les gnostiques qui ne voulaient pas entendre parler du sang du Christ. Cette mention expresse et répétée du sang de Jésus-Christ est commune à tous les auteurs sacrés qui parlent de la rédemption.
Où gît cette vertu propitiatoire du sang et du sacrifice de Jésus-Christ ? Sur ce point, l’épître ne nous conduit pas plus loin que l’évangile, où nous avons remarqué surtout ce qui est dit de l’Agneau de Dieu qui ôte, enlève ou porte les péchés du monde. L’épître parle de propitiation, elle ne mentionne pas expressément l’expiation. Elle ne dit pas que Jésus-Christ ait porté la peine de nos péchés. Il résulte seulement des données qu’elle renferme que le sacrifice de Jésus-Christ a été souverainement agréable à Dieu, parce que c’est lui-même qui l’a voulu et ordonné ; — parce que celui qui l’offrait était son Fils ; — parce que c’était un juste ; — parce que ce sacrifice a été dicté et inspiré par l’amour le plus grand qui puisse exister et se concevoir.
Etendue de la propitiation. C’est l’un des points où l’enseignement de notre apôtre est le plus explicite. Après avoir dit : « C’est lui (Jésus-Christ le juste) qui est la propitiation pour nos péchés l’apôtre ajoute : « non seulement pour les nôtres mais pour ceux de tout le monde. » (1 Jean 2.2). Il revient sur cette idée 1 Jean 4.14: « Le Père a envoyé son Fils pour être le Sauveur du monde. » C’est la condamnation formelle de la thèse calviniste d’après laquelle Jésus-Christ serait mort pour les seuls élus. Certes, saint Jean n’a pas d’illusions sur le monde, ne le voit pas en beau ; il écrit : « Le monde entier est sous la puissance du Malin », mot à mot : gît dans le Malin, ἐν τῷ πονηρῷ κεῖται. Et pourtant il croit et il enseigne que pour ce monde dont le diable est le prince, une propitiation a été offerte, ou pour mieux dire, une propitiation vivante existe, puisque cette propitiation est Jésus-Christ lui-même. Il en résulte qu’autant qu’il dépend de Dieu, le monde est sous la grâce, quoiqu’il n’en puisse ressentir l’effet et goûter le fruit tant qu’il ne le sait pas, ou ne le croit pas ou ne le veut pas. Saint Paul dit exactement dans le même sens : « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui. »
Tout cela dit, il est à peine nécessaire de relever l’importance souveraine de la propitiation. Dieu a envoyé son Fils exprès pour qu’il accomplit, ou plutôt pour qu’il fût lui-même, cette propitiation. C’est donc le but principal de la venue monde du Fils unique (1 Jean 4.10) ; c’est dans ce fait et dans ce don, beaucoup plus et beaucoup mieux que dans aucun autre, que l’amour de Dieu est son essence, s’est manifesté.
Jetons un regard en arrière sur l’ensemble de la pensée religieuse de notre apôtre. Dieu est celui qui a la vie en lui-même, la vie éternelle et parfaite. Cette vie est à la fois lumière et chaleur, vérité et amour. Il a dans son Verbe, son autre lui-même, l’expression et le miroir de ses perfections. Mais il a trouvé bon de communiquer quelque chose de sa vie à d’autres êtres. Il a donc créé le monde par son Verbe, principe et but de la création, idéal de la créature en même temps qu’il est l’image du Créateur. Mais le mal est entré dans le monde ; Jean ne nous apprend pas comment, si ce n’est en le rattachant au Prince de ce monde, à celui qui est menteur et meurtrier dès le commencement, c’est-à-dire l’opposé de la Vie, de la Vérité et de l’Amour. Pour le combattre, après des révélations préparatoires, Dieu a voulu que son Verbe se fît chair, qu’il devînt complètement homme, homme par le cœur et par la volonté comme par le corps, homme surtout par la réalité et le sérieux de son développement moral, qui diffère du nôtre en cela seulement qu’il a été exempt de péché. Par la foi qui l’unit à Jésus-Christ, le Fils de Dieu, l’homme retrouve la vie divine et éternelle pour laquelle il était fait, mais dont il s’était privé, rendu indigne et incapable.
Mais il faut ajouter que, manifestant la sainteté divine dans un monde plongé dans le mal et dont le diable est le prince, Jésus-Christ y a rencontré — et sans doute devait y rencontrer — une contradiction à laquelle il a succombé. Les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres sont mauvaises. Jésus-Christ n’a pas reculé devant cette contradiction ; il a rendu jusqu’au bout témoignage à la vérité ; il a donné sa vie par obéissance à Dieu et par amour pour les hommes. Ainsi il est devenu la propitiation pour les péchés du monde. Il a commencé par l’être par sa vie sainte ; il continue de l’être par son intercession dans le ciel. Mais le centre de cette œuvre rédemptrice, le moyen principal de notre réconciliation avec Dieu, est pour Jean comme pour Paul la mort du Christ ; témoin les cinq symboles du serpent d’airain, du pain de vie, du bon Berger, du grain de froment, de l’Agneau de Dieu ; témoin l’aspect sous lequel Jean envisage la parole de Caïphe ; témoin aussi le langage plus explicite encore de l’épître que nous avons étudiée en dernier lieu. Jean n’a pas prononcé le mot d’expiation, et l’on peut hésiter à lui en prêter la notion précise et explicite ; mais il n’est pas douteux qu’il n’envisage la mort de Jésus-Christ comme un sacrifice propitiatoire offert pour nos péchés.
Qu’il nous soit permis, en terminant cette leçon de quitter un moment le ton de la froide exposition dogmatique pour celui de la contemplation et de l’adoration. Relisons une dernière fois les premiers versets du deuxième chapitre de notre épître : « Si quelqu’un a péché, nous avons un avocat auprès du Père, Jésus-Christ le juste. C’est lui qui est la propitiation pour nos péchés et non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier. » Ces paroles nous paraissent marquer le point culminant du témoignage des saintes Ecritures au sujet de la Rédemption et du Rédempteur. Certes, saint Paul a cent fois raison de dire ; « Il a fait propitiation pour nos péchés », et de mettre cette vérité en relief par une richesse et une hardiesse d’expression merveilleuses ; mais le disciple que Jésus aimait, celui qui était penché sur son sein le soir où il institua la sainte Cène, est peut-être entré plus avant encore dans l’intelligence du « mystère de piété », quand il a dit : « C’est lui qui est la propitiation. » Propitiation suffisante, parfaite, toute-puissante auprès de Dieu même, puisque c’est Dieu qui l’a choisie et donnée. Propitiation qui n’a pas été seulement offerte une fois pour toutes, mais qui est toujours actuelle, vivante, agissante par l’intercession. Jésus-Christ est la propitiation par son sacrifice rédempteur sans doute, mais aussi par tout ce qu’il a dit, fait, et souffert, par l’ensemble de sa personnalité divine et humaine. Cette personnalité a plusieurs aspects dont chacun est plus accessible à une certaine classe d’esprits. Des intelligences avides de vérité sont surtout persuadées par ces paroles de vie éternelle ; elles leur suffisent comme à Simon Pierre pour décider et affirmer qu’elles ne pourront jamais s’adresser à un autre qu’à lui ; des consciences affamées de justice sont surtout subjuguées par l’ascendant de sa sainteté ; des cœurs aimants sont touchés principalement de son amour et de ses souffrances ; des âmes portées vers les choses d’en haut sont ravies par la majesté de sa résurrection et de sa gloire céleste ; des pécheurs altérés de pardon reviennent toujours avec Paul, avec Pierre, avec Jean lui-même, au sang du Sauveur versé pour la rémission de leurs offenses. Qu’ils soient tous bienvenus et bénis ; qu’au lieu de contester et surtout de s’exclure les uns les autres du salut, ils s’aident mutuellement à croître dans la connaissance et dans l’amour de Celui qui est la propitiation pour leurs péchés.
Non seulement pour les leurs, mais pour ceux du monde entier : du monde païen qui ne connaît pas encore Jésus-Christ ; du monde appelé chrétien qui, dans sa majorité, paraît aujourd’hui se détourner du Sauveur et déserter ses autels. Il n’a pourtant pas cessé d’être la propitiation pour les péchés du monde. Futurs ministres de Jésus-Christ, il n’y a pas de vocation plus haute et plus belle que celle d’annoncer cette bonne nouvelle au monde qui meurt faute de la recevoir ; de l’annoncer avec une charité sans bornes, une patience inlassable, une espérance invincible !