Matthieu 14.3-5 ; Marc 6.17-18 ; Luc 3.19-20
Les chefs, irrités contre Jérémie, le frappèrent, et le mirent en prison… Ainsi Jérémie entra dans la prison et dans les cachots, et il y resta longtemps…
Nous avons eu plus d’une fois l’occasion d’admirer l’art merveilleux avec lequel l’Écriture sainte raconte. Les contrastes, dans ses récits, se succèdent avec une habileté qui n’est pas, certes, le but premier de l’historien, mais qu’il est impossible de ne pas louer. Rappelons-nous, dans la vie de Samuel, la scène paisible de Bethléhem succédant aux sombres menaces qui se sont accumulées contre Saül ; dans la vie d’Élie le découragement du prophète fuyant au désert après le triomphe qu’il avait remporté sur le Carmel. Bien d’autres exemples analogues pourraient être rapportés. Nous en trouvons un du même genre aujourd’hui. Après la solitude au bord du Jourdain, le faste d’une petite cour de province. Après des prédications qui ont longtemps excité l’enthousiasme populaire, une haine perfide ; un emprisonnement ; un martyre.
Il nous faut, pour suivre le cours assez précipité des événements, quitter le quatrième Évangile et revenir aux Synoptiques. C’est dans Matthieu et dans Marc que nous trouverons les détails les plus circonstanciés. Luc se borne à un résumé, exact comme toujours, mais fort bref.
Hérode le Grand est mort. Nous avons vu déjà comment son héritage avait été partagé. L’un de ses fils, Hérode-Antipas, est actuellement tétrarque de la Galilée et de la Pérée. Fils de la Samaritaine Malthace, il semble avoir été comme elle plutôt étranger que juif au milieu de ses sujets. Rien de noble n’apparaît parmi les souvenirs qu’il a laissés. Deux traits surtout, ont marqué son règne. Le meurtre de Jean-Baptiste et l’outrage fait à Jésus après que Pilate le lui eût envoyéb. Il ressemblait à son père par la passion des constructions. C’est à lui, par exemple, qu’est due la fondation, au bord du lac de Génézareth, de la ville de Tibériade, ainsi nommée par flatterie pour Tibère. Mais il ne possédait ni l’énergie ni la force de volonté qui avaient distingué le premier Hérode. Même dans le mal, il était hésitant et faible.
b – Luc 23.6-11.
Un de ses frères, nommé Hérode comme lui, mais que nos Évangiles connaissent sous le nom de Philippe et qui avait eu pour mère Marianne II, avait pris pour femme sa nièce Hérodias, petite-fille d’Hérode le Grand par Aristobule. Douée d’une beauté qui faisait impression, très ambitieuse aussi, très intrigante, Hérodias paraît avoir troublé promptement l’esprit d’Antipas. Il est vrai que ce prince était déjà marié. Il avait épousé une fille d’Arétas, ce même roi d’Arabie que nous rencontrons dans l’histoire de saint Paul à propos de sa fuite de Damasc. Mais des liens pareils n’étaient pas pour arrêter un prince lâche et voluptueux. Renvoyant son épouse, il avait enlevé celle de son frèred.
c – 2 Corinthiens 11.32.
d – Voir plus haut.
Cette union adultère avait beaucoup scandalisé. On n’avait pu, cependant, ni l’empêcher ni la dissoudre. Les lois d’alors étaient très complaisantes à ces crimes. Non pas la loi de Moïse, cela va sans dire. Mais le droit coutumier, l’habitude, en Galilée surtout où l’on était plus loin de Jérusalem et où le sanhédrin n’exerçait qu’une juridiction atténuée. – Au surplus, avant de ramasser des pierres et de les jeter contre Hérode, nous ne ferions pas mal de regarder un peu chez nous. Pour coupable que fût ce prince – il n’y a pas à le nier – il n’avait pas encore entendu, à ce moment, le jugement de Jésus-Christ au sujet de l’adultère et du divorcee. Nous le connaissons, nous. Officiellement, nous l’approuvons. En est-il résulté beaucoup plus de moralité dans nos lois et de pureté dans nos mœurs ? Les liens du mariage sont-ils beaucoup plus respectés, et par l’opinion et par la législation ? Il n’y paraît pas en Suisse – pour ne pas parler des autres pays. La déplorable facilité avec laquelle les divorces peuvent être prononcés, conséquence presque fatale de la légèreté qui préside à la conclusion des mariages, aboutit à une déchéance de la vie de famillef. Sous les vernis brillants de notre civilisation, les adultères sont fréquents. On n’en parle pas toujours avec répulsion. Dans certains milieux on s’y habitue. Et la contagion s’étend un peu à toutes les classes de la société, chez les Hérodes et chez leurs, domestiques.
e – Matthieu 5.27-30.
f – On nous permettra peut-être de renvoyer sur ce point à notre étude sur Abraham.
Nous pouvons ajouter que le crime d’Antipas ne lui apporta point le bonheur. Brouillé avec son beau-père, il entreprit une campagne contre lui et fut complètement battu. Cet échec ne fit qu’exciter l’ambition d’Hérodias. Elle voulait que son second mari portât, comme le premier, le titre de roi. Après l’avoir longtemps harcelé de ses plaintes et de ses suggestions, elle finit par obtenir qu’il se rendît à Rome pour y présenter sa requête. C’était fort mal imaginé. Juste à ce moment, des accusations sérieusement motivées contre le gouvernement d’Antipas avaient été portées au tribunal de Caligula. On lui reprochait d’avoir fait ou favorisé des amas secrets d’armes dans sa tétrarchie. C’était un délit que le pouvoir romain ne pouvait supporter. Au lieu de lui accorder une couronne et un titre, on le déposa purement et simplement. Il voulait être roi ; il ne fut plus même tétrarque. On le relégua, l’an 39, à Lyon. Hérodias, laissons-lui ce mérite, l’accompagna dans son exil.
Mais nous anticipons. Revenons au moment où Hérode, dans le récent succès de ses intrigues, domine en Galilée et produit très ouvertement son épouse, détournée du vrai domicile conjugal.
Combien de temps avait duré cette union coupable avant que Jean-Baptiste vînt la dénoncer ? Par quelle circonstance le prophète fut-il mis en rapport avec le prince et amené à lui exprimer son jugement ? Nous ne le savons point d’une manière certaine ; nous sommes réduits à des conjectures.
On a supposé quelquefois qu’Hérode aurait appelé lui-même le Précurseur à sa cour ; provoqué une entrevue pour le contraindre, en quelque sorte, moins à lui dire son avis qu’à sanctionner le fait accompli. Il aurait voulu une sorte de consultation ; espérant bien en tirer un apaisement de sa conscience un peu inquiète. Psychologiquement, il n’y aurait rien là d’impossible ; ni même d’improbable. Qui ne sait que le pécheur, parfois, a besoin de parler de son péché avec des âmes pures, afin d’obtenir d’elles une sorte d’absolution ? Il ne s’attend pas proprement à être approuvé ; non sans doute. Mais il espère faire valoir les circonstances atténuantes. On ne le blâmera pas très haut : c’est déjà quelque chose. On ne prononcera pas une sentence de condamnation. On promettra de se taire. Et dès lors, qui empêchera d’interpréter ce silence comme un laisser-passer ?
Ce que la psychologie nous fait envisager comme naturel, l’histoire nous le raconte comme réel. Elle nous montre, dans le cas de Philippe landgrave de Hesse, plus d’une analogie avec celui d’Hérode, tétrarque de Galilée. C’était, vous vous en souvenez, au temps de la Réformation. Philippe l’avait embrassée et, sur beaucoup de points, valait bien mieux qu’Antipas. Par deux traits au moins, il lui ressemblait. Il était débauché et faible de caractère. Vivant dans le péché, il essaya d’en sortir par un autre péché. Il voulut épouser une seconde femme, sans répudier la première. Mais, ce qui est plus étrange, il s’inquiéta d’obtenir l’approbation des réformateurs, de Luther en particulier. Un pécheur, voulant être justifié par les gens de bien, sans pour cela changer de vie. Cela se voit, donc ! Et, ce qui est plus triste, il y a des gens de bien pour se prêter à cette coupable comédie. Vous connaissez la déplorable faiblesse du héros de Worms, cette pitoyable consultation donnée sous forme de remède à un trouble de conscience, cette page qui nous fait monter le rouge au front et que nous voudrions pouvoir arracher de la biographie du grand homme. Mais la vérité nous l’interdit. Luther n’eut pas, en cette occasion, la vaillance de Jean-Baptiste. Il accorda au landgrave une demi-approbation, plus que suffisante pour les vœux du bigame. Certes, il ne parvint point à se laver entièrement en écrivant peu après : « Il vaut mieux qu’on dise que le docteur Martin a fait une folie, que de dévoiler les causes secrètes qui nous ont porté à faire au landgrave cette concession.a »
a – Voyez F. Kuhn. Luther sa vie et son œuvre, III, p. 190-203.
Mais il n’y a rien de pareil à dire de Jean-Baptiste. Il n’a pas fait une folie. Sa conduite a été courageuse et fidèle, telle qu’il convient à un serviteur de Dieu. Et comme il avait marché devant le peuple dans l’esprit et dans la vertu d’Élie, il ne marcha pas autrement devant un monarque.
Ne tranchons pas, puisque cela n’est pas possible, la question de savoir si Hérode fit appeler le prophète, ou si Jean se rendit de son chef auprès du prince. « De son chef, » en tout cas, ne serait pas exact. S’il n’a pas reçu d’ordre d’Antipas, il en a reçu un de Dieu. Autrement il n’eût point quitté les bords du Jourdain. S’il a pris le chemin de la cour, ce n’est pas pour la voir : quel attrait pouvait-elle bien lui offrir ? C’est pour y proclamer que le royaume des cieux était proche, et qu’il importait de « faire des fruits convenables à la repentance. »
La démarche était grave. Soyez sûrs qu’il ne se l’est pas caché ! Elle était difficile aussi. Prêcher aux foules, aux petits, c’est relativement aisé. Ils écoutent, eux. Ils trouvent dans la parole de Dieu un aliment qui n’a pas perdu sa saveur. En dépit des protestations intéressées de ceux qui passent pour leurs coryphées, ils aiment qu’on leur montre un ciel ouvert et habité au-dessus de leur tête ; un juge, mais aussi un Père ; une vie à venir ; une félicité éternelle. Avec les grands, c’est autre chose. D’abord, on ne sait pas comment les atteindre. Ils sont tellement affairés ! Et puis, ils la connaissent déjà cette parole de Dieu. Elle n’a rien de nouveau à leur apprendre. Qu’a-t-elle à faire dans leur politique ou dans leurs plaisirs ? S’ils trouvent quelques minutes pour l’écouter, c’est à la condition qu’on émousse ses angles et qu’on l’adapte à leurs fantaisies. – Tout cela était vrai du temps de Frédéric le Grand, qui connaissait la Bible, mais ne souffrait guère qu’on lui en parlât. C’était vrai aussi du temps d’Antipas, qui n’ignorait point la loi, mais entendait qu’on ne l’ouvrît pas devant ses yeux.
Aussi, avant de se mettre en route, Jean-Baptiste a dû passer par des heures angoissantes. Se taire n’était point possible. Le scandale était trop public. Mais comment s’y prendre pour le faire cesser ? Est-ce indispensable d’attaquer le mal en face ? Ne conviendrait-il pas plutôt de procéder par insinuation ? Car enfin, il n’y a pas à se le dissimuler. Suivant la manière dont Hérode prendra la chose, il peut mettre fin brusquement et pour toujours au ministère du Précurseur. Les cachots ne manquent pas dans son petit royaume. On peut jeter l’importun dans un des plus lointains. Personne ne s’y opposera, et personne non plus ne le délivrera. – Eh bien ! voyons. Serait-ce avantageux ? Quand une voix comme celle de Jean-Baptiste sera réduite au silence, qu’est-ce que le royaume de Dieu y aura gagné ? L’œuvre du Christ est encore à ses débuts. Peut-elle se passer de celle du Précurseur ? Evidemment pas. Que de chemins à redresser encore ; que de collines à réduire en vallées et que de fondrières à combler !… Prends garde, homme du désert. Ta résolution est fort généreuse. Mais ne va pas commettre, sous ombre de fidélité, une de ces grosses maladresses dont les suites sont irréparables. Ne te hâte point. Pèse chacun de tes mots. Consulte les gens d’expérience. Tu ne connais ni la cour ni les usages. Sois prudent. Ne choque pas étourdiment un prince qui est ton maître, et auquel tu dois déférence.
Nous savons bien ce que tu vas répondre. Antipas a eu tort, grand tort. Nous en convenons. Mais il y a beaucoup de manières de faire sentir à un roi qu’il a eu tort. Choisis la bonne. Ne le blesse pas ; ne heurte rien. Enveloppe tes reproches dans des circonlocutions et des compliments. Des compliments surtout ; cette monnaie-là fait tout passer. Il ne faut, comprends-tu ? pas trop l’humilier. Tâche, d’abord, de ne te faire comprendre qu’à moitié. Efforce-toi ensuite de gagner du temps. Ne brise pas tout pour l’amour d’un principe…
Que des conseils de ce genre aient sollicité l’oreille et la conscience du Baptiste, l’historien, il est vrai, ne le dit pas. Cela ne nous en paraît pas moins infiniment probable. Pour peu que quelques amis aient eu vent de son projet, nous n’avons pas grand’peine à nous les représenter accourant vers lui, et l’entourant de leurs objurgations. D’ailleurs, ce ne sont pas les voix du dehors qui sont les plus redoutables. Ce sont les tentations du dedans, les délibérations avec soi-même, le devoir mis en balance avec l’intérêt, et cet intérêt, à son tour, se parant des couleurs les plus honorables, tellement qu’il devient le soin des âmes et de la gloire de Dieu. Jean-Baptiste était un héros, oui ; presque un saint. Pourtant il était un homme. Et, de vrai, je ne le trouverais pas moins admirable, pas moins digne de nous être proposé en exemple, s’il avait hésité quelques moments avant de partir pour le palais d’Hérode.
Il est parti, du reste. Les prières, dont il était coutumier, l’ont aidé à vaincre. Il a quitté le désert – pressentant peut-être qu’il n’y rentrerait plus. Dieu a commandé. Nouvel Abraham, il s’est mis en route, sans savoir où il allait.
Une incertitude demeure sur le lieu de la rencontre. On ne sait pas précisément si Hérode se trouvait alors en Galilée, ou bien au château de Machérus (ou Machéronte) qu’il s’était fait construire dans les environs de la mer Morte. Les avis là dessus sont partagés, et peuvent l’être en l’absence de données précises. Il est fort possible que le roi fût en ce moment dans sa tétrarchie, à proximité de Jean si celui-ci baptisait vers la frontière de la Samarie. C’est alors dans une des villes du nord, peut-être à Tibériade, que le prophète aurait demandé la fameuse audience royale qui devait lui coûter la vie. Une chose reste certaine, ou à peu près. C’est qu’il fut enfermé à Machéronte, où Joseph assure qu’il fut décapité. Les deux suppositions ne sont point inconciliables. Arrêté en Galilée, il aurait pu être transféré dans la prison du midi. Le cachot était attenant à un palais. C’est là que se serait célébrée la grande fête, dont la clôture fut la mort du prophète.
Voici Jean à la porte du château royal. Pour la première fois, sans doute, il y fait connaissance avec des courtisans, tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents.
Quelques-uns, je pense, s’approchent de lui, avec des recommandations et des avis. D’autres se contentent de rire. Car il devait être curieux, presque amusant, ce personnage. Un peu rustre, aussi ; pas du tout à la mode, avec son manteau de poil de chameau, sa chevelure de nazaréen, sa figure austère et, pour tout dire, sauvage et rude. Quel contraste avec ces brillants officiers et ces grandes dames légères qui papillonnaient, on peut le croire, autour du couple adultère ! Il est vrai qu’à regarder de plus près, la comparaison n’était pas toute à l’avantage des gens de cour. Un homme libre est plus imposant, quelle que soit son apparence, que les valets du pouvoir ou les adorateurs du succès. Une conscience triomphe dans un cercle de flatteurs. Or Jean-Baptiste était une conscience.
Le voici dans la salle du trône. On ne pouvait pas faire moins que de l’y introduire. Car enfin c’était un prophète ; quelques égards lui étaient dûs. D’ailleurs Antipas, en sa présence, ne se sentait pas parfaitement à son aise ; raison de plus pour le recevoir poliment. Je ne serais point étonné qu’Hérodias eût assisté à l’audience. Nouvelle Jésabel, qui sait si elle n’aura pas voulu essayer de la puissance de ses charmes sur le prédicateur de la repentance ? Elle le connaît à peine. Un sourire, un geste, une parole suffisent parfois à conquérir ces habitants du désert, éblouis tout à coup par le luxe et par la grâce. La voilà donc, comme l’épouse d’Achab ; ornée, parée peut-être pour réparer des ans l’irréparable outrage.
Les mesures sont bien prises pour forcer le prophète à baisser d’un ton sa grande voix, et, s’il est vraiment indigné, à contenir son indignation…
Que vas-tu dire, ô Précurseur ? Jusqu’ici, tout juge impartial n’a pu que t’admirer. Tu as été vrai, tu as été juste, et tu as aussi été charitable. Ta vie a été exemplaire ; mais tu n’as point prétendu imposer aux autres les austérités où tu te complaisais. Tu as relevé la religion ; mais tu n’as point favorisé le mysticisme. Il n’y a pas d’exagération à te reprocher. C’était bien, très bien, d’ordonner aux gens aisés de partager avec les pauvres leur surplus d’habillements et de nourriture. C’était sagement pensé de persuader aux péagers qu’ils pouvaient continuer à servir les autorités, et qu’ils devaient seulement se garder des prévarications. Et les soldats ! Comme tu les as compris ! Comme tu as su leur parler le langage qu’ils comprennent, et comme, en les ménageant, tu leur as habilement commandé de ménager le peuple ! Nous en convenons volontiers. Peu de réformateurs auraient déployé autant de bon sens. Nous sommes prêts à te rendre un bon témoignage, même à t’exprimer quelque reconnaissance. Maintenant, seulement, prends garde à la situation nouvelle. Ce n’est plus du tout la même chose. Nous ne te disons pas de flatter. Nous voudrions du moins t’engager à ne pas gronder.
Il doit t’être facile de trouver un expédient qui mettra tout le monde d’accord. Reprends quelque chose de cette grâce parfaite avec laquelle tu te comparais, naguère, à un ami de noce, – ou de cette humilité louable qui te poussait au second rang, et te faisait trouver ta gloire à diminuer. Hérode, sans doute, a un peu scandalisé. Il n’a pas donné un bon exemple. Mais tu sais ! les passions, les positions, les tentations du pouvoir ! Conseille une amende honorable, si tu veux. L’opinion n’en demande pas davantage…
Laissez ! répond le Baptiste. Ce n’est pas moi qui parle ici. C’est la loi. Si sa voix est dure, ce n’est pas ma faute. Je n’y puis rien changer. Je me ferai, moi, aussi petit que vous voudrez. Après tout, c’est déjà fait. Mais mon message, mon devoir ; mais les commandements de Dieu ! Jamais ! Arrière, conseillers fâcheux ! Arrière, courtisans et valets !… Et s’avançant au milieu de la salle, désignant de la main la reine adultère, foudroyant du regard le prince coupable, Jean laisse échapper de ses lèvres ce coup de tonnerre : Il ne t’est pas permis de l’avoir pour femme !
Tu peux, ô roi, tressauter sur ton trône. Tu as entendu, et tu as compris. Il y a longtemps qu’une autre voix te disait la même chose. Tu avais réussi, croyais-tu, à la faire mourir. La voici qui ressuscite pour te condamner… Il ne t’est pas permis ! Le Décalogue te le défend. Le septième commandement t’a jugé. Le Lévitique est contre toib. Essayais-tu, peut-être, de te figurer qu’il y avait une loi pour tes sujets et une autre pour toi ? Il n’y en a qu’une, la même pour tous ; inflexible pour le grand comme pour le petit… Il ne t’est pas permis !… Tu crois avoir des excuses ? Lesquelles ? Tu n’en as pas d’autres que tes convoitises ; et elles sont aussi condamnées par la loi. Tu n’absous pas le voleur parce qu’il a désiré son bien, ni l’assassin parce qu’il a convoité la vie de son frère. Crois-tu te justifier aux yeux de Dieu parce que ta as aimé et séduit la femme de Philippe ?… Il ne t’est pas permis !… Je ne sors pas de là. Je ne connais ni la raison d’État, ni les intérêts du cœur, ni les calculs de l’ambition. Je suis l’homme de la loi. Oui ; je sais ; il y a des accommodements avec le ciel. Mais c’est avec un ciel faussé, où l’Éternel a cessé d’habiter. En vain tu te tournerais de ce côté. Là non plus tu ne trouverais point grâce, car ce ciel est vide, et personne ne t’y répondrait. Reviens avec moi devant le trône de Dieu. Ne recours pas aux faux-fuyants. Ne te berce pas dans les sophismes… Encore une fois, il ne t’est pas permis !…
b – Comparez Lévitique 20.21.
Quelle parole, mes amis ! Sévère, oui, mais bienfaisante ; et l’on peut ajouter : surtout pour notre époque. Les compromis avec la morale se font faciles aujourd’hui. L’opinion est tolérante. Si elle croit devoir exprimer, pour la bonne façon, quelques sentences honnêtes, il ne lui déplaît pas qu’on les brave. A son tribunal, beaucoup de choses sont reçues. Les ménages interlopes sont regardés, même dans un monde qui se pique de convenances, avec un sourire qui est plutôt bienveillant. On a des trésors d’indulgence pour ce qu’on appelle les péchés mignons de la jeunesse. Oui, il vous est à peu près permis de vous affranchir des règles de l’honneur et de l’honnêteté. Vous êtes libres de rouler sur la pente du vice. On vous y laissera tranquilles ; peut-être on applaudira ; jusqu’à ce que vous soyez tombés dans la fange. Alors, ceux qui vous y ont poussés vous accableront de leurs mépris. Mais personne, entendez bien, personne ne vous tendra la main pour en sortir, si ce n’est ce camarade longtemps dédaigné, cet ami que vous traitiez de puritain, et qui avait eu le courage de vous crier : Il ne t’est pas permis !… Oh ! puissiez-vous en rencontrer quelques-uns de tels, avant qu’il soit trop tard ! Puissiez-vous les écouter et les croire !… Une voix dit à Eve : Tout t’est permis. C’est celle du serpent, et la mort est entrée dans le monde. Où sont-elles les voix fidèles qui mènent à la vie en criant, tant qu’il leur reste un souffle : Il ne t’est pas permis !…
« Le mal, le monde le dira avec joie, avec éclat, avec délices. Mais ce que vous n’entendrez pas dans le monde, c’est cette voix ferme, fidèle et courageuse qui va droit au pécheur comme Jean-Baptiste à Hérode, et qui lui dit en face : Il ne t’est pas permis de faire cela. Or, cette protestation, voilà ce que Dieu vous demande. Non pas les indignations bruyantes, non pas les dénonciations sonores, mais cet humble et ferme témoignage. Voilà ce que Dieu vous demande dans le milieu où il vous a placés, toutes les fois que vous êtes en présence du mal, toutes les fois que votre conscience vous avertit, toutes les fois que votre silence serait une lâchetéc. »
c – Bersier, Un prédicateur de cour ; Sermons, II, p. 23.
Deux voies s’ouvraient devant Hérode. Il pouvait céder, se repentir. Il eût été alors bien plus « grand » que son père, lors même que ce surnom, peut-être, ne lui eût jamais été donné. Il pouvait aussi s’endurcir, persévérer dans son péché. En ce cas, la conséquence nécessaire devait être de se débarrasser du censeur.
L’histoire nous parle d’un monarque, fort supérieur à Hérode, qui a choisi le premier parti. Lorsque l’empereur Théodose, après les massacres de Thessalonique, voulut aller faire ses dévotions dans la cathédrale de Milan, il rencontra devant lui saint Ambroise qui lui barra le chemin. Il recula. Frémissant, probablement, mais subjugué, il fit pénitence, comme le plus petit de ses sujets. Ce n’est pas, assurément, la page la moins noble de sa carrière.
Mais Antipas n’est pas Théodose. Il s’en faut de beaucoup. Faible vis-à-vis de la tentation, il devient lâche en face de la correction. Hérodias, d’ailleurs, lui fait peur. C’est bien pour cela qu’elle a voulu être présente pendant la visite du prophète… Allons ! gardes, venez. Emmenez-moi ce prédicateur. Il a raison, certes. C’est pour cela qu’il m’ennuie. Il faut qu’il se taise. Enfermez-le dans mon cachot. Là du moins, s’il veut encore parler, ses reproches et ses ordres ne seront plus entendus… Jean-Baptiste est conduit en prison.
Il s’y attendait, je pense. Aussi point de murmure. Point de menace. Il a dit ce qu’il avait à dire. C’est assez. La parole est à la loi, c’est-à-dire à Dieu :
Que toute créature, en sa sainte présence,
S’impose le silence
Et laisse agir sa voix !
Elle devait agir en effet. Mais pas absolument comme nous l’eussions espéré.