(28 décembre)
Les Innocents sont appelés de ce nom pour trois motifs, à savoir : en raison de leur vie, en raison de leur martyre, et en raison de l’innocence que leur mort leur a acquise. Ils sont innocents en raison de leur vie, parce qu’ils ont eu une vie innocente, c’est-à-dire n’ont pu, de leur vivant, nuire à personne. Ils sont innocents en raison de leur martyre, parce qu’ils ont souffert injustement et sans être coupables d’aucun crime. Enfin ils sont innocents en raison des suites de leur mort, parce que leur martyre leur a conféré l’innocence baptismale, c’est-à-dire les a purifiés du péché originel.
I. Les Innocents ont été mis à mort par Hérode d’Ascalon. L’Écriture Sainte cite en effet trois Hérode, fameux tous trois pour leur cruauté. Le premier est appelé Hérode d’Ascalon : c’est sous son règne qu’est né le Seigneur et qu’ont été mis à mort les Innocents. Le second s’appelle Hérode Antipas : c’est lui qui a ordonné la décollation de saint Jean. Enfin le troisième est Hérode Agrippa, qui a mis à mort saint Jacques et a fait emprisonner saint Pierre. C’est ce que résument ces deux vers :
Ascalonita necat pueros, Antipa Johannem,
Agrippa Jacobum, claudens in carcere Petrum.
Mais racontons brièvement l’histoire du premier de ces Hérode. Antipater l’Iduméen, comme nous le lisons dans l’Histoire scholastique, prit pour femme une nièce du roi des Arabes et eut d’elle un fils, qu’il appela Hérode, et qui fut surnommé ensuite Hérode d’Ascalon. Celui-ci fut fait, par César-Auguste, roi de Judée : ce fut la première fois que la Judée reçut un roi étranger. Cet Hérode eut à son tour six fils : Antipater, Alexandre, Aristobule, Archélaüs, Hérode Antipas, et Philippe. Alexandre et Aristobule, nés de la même mère, qui était juive, furent envoyés dans leur jeunesse, à Rome pour s’y instruire aux arts libéraux ; puis ils revinrent à Jérusalem, et Alexandre devint grammairien, tandis qu’Aristobule se distingua par la subtilité de son éloquence. Et souvent ils se querellaient avec leur père au sujet de la succession au trône. Puis, comme leur père, irrité contre eux, parlait de les déshériter, ils entreprirent de le faire tuer. Hérode, prévenu, les chassa ; et les deux jeunes princes se rendirent à Rome, où ils portèrent plainte contre leur père devant l’empereur.
Cependant les mages vinrent à Jérusalem, s’informant de la naissance du nouveau roi que leur annonçaient les présages. Et Hérode, en les entendant, craignit que, de la famille des vrais rois de Judée, un enfant ne fût né qui pourrait le chasser comme usurpateur. Il demanda donc aux rois mages de venir lui signaler l’enfant royal dès qu’ils l’auraient trouvé, feignant de vouloir adorer celui qu’en réalité il se proposait de tuer. Mais les mages s’en retournèrent dans leur pays par une autre route. Et Hérode, ne les voyant pas revenir, crut que, honteux d’avoir été trompés par l’étoile, ils s’en étaient retournés sans oser le revoir ; et, là-dessus, il renonça à s’enquérir de l’enfant. Pourtant, quand il apprit ce qu’avaient dit les bergers et ce qu’avaient prophétisé Siméon et Anne, toute sa peur le reprit, et il résolut de faire massacrer tous les enfants de Bethléem, de façon que l’enfant inconnu dont il avait peur pérît à coup sûr. Mais Joseph, averti par un ange, s’enfuit avec l’enfant et la mère en Égypte, dans la ville d’Hermopolis, et y resta sept ans, jusqu’à la mort d’Hérode. Et Cassiodore nous dit, dans son Histoire tripartite, qu’on peut voir à Hermopolis, en Thébaïde, un arbre de l’espèce des persides, qui guérit les maladies, si l’on applique sur le cou des malades un de ses fruits, ou une de ses feuilles, ou une partie de son écorce. Cet arbre, lorsque la sainte Vierge fuyait en Égypte avec son fils, s’est incliné jusqu’à terre, et a pieusement adoré le Christ.
II. Or, pendant qu’Hérode méditait le massacre des enfants, lui-même fut mandé par lettre devant Auguste, pour se défendre de l’accusation de ses deux fils. Et après qu’il eut discuté avec ses fils en présence de l’empereur, celui-ci décida que les fils devaient obéir en tout à leur père, qui était libre de laisser son trône à qui il voudrait. C’est alors qu’Hérode, revenu de Rome, et rendu plus audacieux par la confirmation de la faveur impériale, ordonna de tuer tous les enfants âgés de moins de deux ans. Cet ordre s’explique fort bien si l’on songe que, le voyage d’Hérode à Rome ayant duré un an, un espace de près de deux ans devait s’être écoulé depuis le moment où l’étoile avait révélé aux mages la naissance de l’enfant royal. Mais saint Jean Chrysostome croit que le décret d’Hérode ordonnait, au contraire, le massacre de tous les enfants ayant plus de deux ans ; car l’étoile, d’après lui, serait apparue aux mages un an avant la naissance de Jésus ; et Hérode était resté un an à Rome, et sans doute il s’imaginait que, lorsque l’étoile était apparue aux mages, l’enfant était déjà né. Le fait est que certains os des saints Innocents, qui se sont conservés, sont trop grands pour provenir d’enfants de moins de deux ans ; encore qu’on puisse dire que peut-être la taille humaine était alors beaucoup plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui. Quant à Hérode, il fut aussitôt puni de son crime : car Macrobe et un autre chroniqueur rapportent qu’un fils d’Hérode se trouvait en nourrice à Bethléem, et fut massacré avec les autres enfants.
III. Mais Dieu, le juge des juges, ne permit pas que le châtiment d’un tel crime se bornât à cette seule mort. L’homme qui avait privé de leurs fils des pères sans nombre fut, lui-même, misérablement privé des siens. En effet, Alexandre et Aristobule devinrent de nouveau suspects à Hérode. Un de leurs complices révéla qu’Alexandre lui avait promis beaucoup de présents s’il parvenait à empoisonner son père ; d’autre part, le barbier d’Hérode révéla qu’Alexandre lui avait promis de le récompenser si, pendant qu’il rasait son père, il voulait étrangler le vieillard. Aussi Hérode, dans sa colère, les fit-il mettre à mort ; et il finit par déposséder de sa succession au trône son fils aîné Antipater, au profit de son autre fils Hérode Antipas. Et comme il avait, en outre, une affection toute paternelle pour les deux enfants d’Aristobule, Hérode Agrippa et Hérodiade, femme de son fils Philippe, Antipater se prit à l’égard de son père d’une haine si violente qu’il essaya de l’empoisonner ; et Hérode, l’ayant su, le fit jeter en prison. C’est à cette occasion que César-Auguste dit à ses familiers : « J’aimerais mieux être le porc d’Hérode que son fils, car, en sa qualité de Juif, il épargne les porcs, tandis qu’il tue ses fils. »
IV. Quant à Hérode lui-même, il avait environ soixante-dix ans lorsqu’il fut frappé d’une grave maladie. Il avait une fièvre très violente, une décomposition du corps, une inflammation des pieds, des vers dans les testicules, l’haleine courte, et une puanteur insupportable. Placé par les médecins dans un bain d’huile, il en fut retiré quasi mort. Mais, en apprenant que les Juifs attendaient avec joie l’instant de sa mort, il fit jeter en prison des jeunes gens des plus nobles familles de tout le royaume, et dit à sa sœur Salomé : « Je sais que les Juifs vont se réjouir de ma mort ; mais beaucoup d’entre eux s’en affligeront si tu veux obéir à ma recommandation, et, dès que je serai mort, faire égorger tous les jeunes gens que je tiens en prison : car, de cette manière, toute la Judée me pleurera malgré elle ! »
Il avait l’habitude de manger, après tous ses repas, une pomme, qu’il pelait lui-même ; et comme une toux affreuse le torturait, il tourna contre sa poitrine le couteau dont il se servait pour peler sa pomme. Mais un de ses parents arrêta sa main et l’empêcha de se tuer. Cependant toute la cour, le croyant mort, se remplit de cris ; et Antipater s’en réjouit fort dans sa prison, et promit de récompenser ses gardiens s’ils le délivraient. Ce qu’apprenant, Hérode fit tuer son fils par des soldats, et nomma, pour lui succéder, Archélaüs. Il mourut cinq jours après, ayant été très heureux dans sa fortune politique, mais très malheureux dans sa vie privée. Salomé, sa sœur, fit remettre en liberté tous ceux que le roi lui avait ordonné de tuer. Voilà du moins ce que nous lisons dans l’Histoire scholastique ; mais Remi, dans son Commentaire de saint Matthieu, dit au contraire qu’Hérode se transperça du couteau dont il se servait pour peler ses fruits, et que Salomé, sa sœur, fit mettre à mort tous ceux qu’il avait jetés en prison.