L’avenir n’est pas au panthéisme. — La philosophie de l’absolu s’est suicidée comme avait fait le sensualisme français : double attaque, livrée vainement par la raison à la foi. — Principe de contradiction. — La méthode positive (indagare potius quam divinare) triomphera toujours de l’absolutisme subjectiviste, à la condition d’être elle-même, c’est-à-dire de s’appuyer tout à la fois sur les données internes et externes.
Cette attente circonspecte que je conseillais il y a quelques années, n’a pas été longue. La philosophie de l’absolu a perdu l’empire aussi vite qu’elle l’avait conquis : elle est de toute part en retraite, si ce n’est en déroute ; on peut dire qu’elle s’est suicidée en laissant voir d’où elle vient et où elle va. Elle est décidément détrônée. Chose étrange ! le cycle allemand s’est fermé à peu près comme avait fait le cycle français. Ces deux mouvements, partis de points radicalement contraires, puisque l’un construit sur l’idée ou la raison pure, tandis que l’autre construisait sur la sensation ou l’observation extérieure, se sont rencontrés à leur terme. Au naturalisme des Encyclopédistes a correspondu l’humanisme de la jeune Allemagne, solutions identiques au fond, qui ont vérifié une fois de plus le vieil adage que « les extrêmes se touchent ». Egalement incomplètes et excessives, les deux directions ont abouti à des aberrations tellement manifestes et destructives que le monde a reculé, se sentant ébranlé dans ses fondements. Ces deux philosophies se sont jugées par leurs conséquences, comme tel système politique ou économique se juge par ses périls. La vérité donne la vie et le bien, tout ce qui donne le mal est erreur. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, l’homme en appellera toujours à cette règle ou à cette épreuve : il l’appliquera aux méthodes et aux principes de la science aussi bien qu’à ses doctrines, car les doctrines dépendent finalement des principes et des méthodes, ainsi que le prouverait au besoin le double entraînement que nous rapprochons, sorte de renversement qui a tout mis sens dessus dessous, et fait voir comme deux mondes dans un même monde.
Il sort de là des avertissements sérieux, soit au point de vue purement scientifique que nous laissons à d’autres, soit au point de vue théologique et religieux où nous devons nous tenir. En voici un qui, touchant à l’éternelle lutte de la raison et de la foi, intéresse ensemble l’apologétique et la dogmatique.
La philosophie de l’absolu a mis en question les principes métaphysiques les plus accrédités, ceux-là mêmes dont l’autorité constamment reconnue était tenue pour évidente et incontestable. S’il en est un qui eût paru certain et qui le soit réellement, je le crois, c’est bien le principe de contradiction. On sait l’importance qu’y attachèrent toutes les écoles du xviie et du xviiie siècles, malgré leurs divergences ; on sait aussi l’usage ou l’abus qu’en firent les tendances sociniennes et rationalistes contre les doctrines constitutives de l’Evangile : incarnation, Trinité, rédemption. Eh bien ! ce principe, jusque-là universel et souverain, la philosophie de l’absolu l’a hautement et dédaigneusement rejeté, comme caractérisant un degré tout à fait inférieur de l’intelligence. Elle a établi ou cru établir que la connaissance et l’existence, le mouvement dialectique de l’Idée et celui de l’être, ne sont qu’un composé de contradictions successives, qu’une série d’oppositions internes et fécondes, d’où sort le devenir éternel. Elle a posé pour maxime fondamentale l’unité des multiples, l’identité des contraires, l’indifférence des différents ; et pour méthode générale la thèse, l’antithèse et la synthèse, ou l’affirmation, la négation, et la négation de la négation qui ramène l’affirmation. Elle a fait du ternaire la loi immanente de la science et de la vie, prenant en pitié l’entendement vulgaire et le sens commun qui restent fermés à cette haute lumière.
Nous ne glorifions pas ces trouvailles de l’idéalisme transcendantal. Constatant simplement qu’elles ont été données et reçues comme constituant les vrais principes rationnels et l’ordre génétique des choses, nous voudrions faire observer qu’elles neutralisent la plupart des objections que l’empirisme déistique avait dirigées si longtemps et avec tant d’assurance contre les mystères évangéliques, au nom des critères et des axiomes qui régnaient autour de lui, et qu’a paru balayer la science nouvelle. Car à quel croire de ces principes qui s’annulent réciproquement ? A quel se fier de ces courants qui portent en sens inverse ? En passant de l’un à l’autre, la critique philosophique du christianisme a fait complètement volte-face. Presque tout ce que le premier courant semblait avoir abattu, le second l’a relevé ; l’irrationnel de la veille est devenu le rationnel du lendemain. Le mystère de piété, par exemple, le Θεανθροπος, qui soulevait si fort contre l’Evangile l’esprit ancien, est précisément ce qui lui a attiré le respect et les hommages de l’esprit nouveau. Sans doute, la haute spéculation se réservait de l’entendre à sa manière, de l’interpréter scientifiquement, ce qui n’en laissait guère, en fin de compte, qu’un vain nom. Mais ces simulacres du dogme n’en ont pas moins servi à la réhabiliter dans l’opinion. Qui pourrait dire en combien de cas cette loi du ternaire, à laquelle la philosophie avait tout soumis, a ravivé la foi en la Trinité chrétienne ? Dans cette double attaque que la raison a livrée de nos jours au christianisme historique, c’est-à-dire en dernière analyse au christianisme évangélique, nous pouvons nous retrancher derrière la raison elle-même. La raison du xixe siècle nous défend contre celle du vxiie et vice versa. Entre elles tout est diamétralement opposé : principes, méthodes, doctrines. Elles s’accusent mutuellement de bâtir sur des fondements illusoires ; l’argumentation la plus confiante de l’une, l’autre prétend la réduire à néant ; elles se reprochent ici un empirisme superficiel qui laisse la science sans portée, là un idéalisme fantastique qui la laisse sans base. Qu’il y ait du vrai des deux parts, nous le croyons ; mais c’est un vrai exagéré et tronqué tout ensemble, par conséquent faussé, violentant en sens inverse une partie des faits internes et externes, éléments intégrants du problème ontologique. Que conclure de là, sinon qu’en se portant tour à tour aux deux pôles de la pensée, où change à ses yeux l’aspect général des choses, l’esprit humain devrait concevoir quelque défiance de lui-même et de ses jugements, surtout quand il se prend aux choses de Dieu et du Ciel. C’est la leçon ou, si l’on veut, l’impression qui ressort de ces incessantes alternances.
Je noterai un seul trait de cet antagonisme. Des deux grands faits de l’immanence et de la transcendance divine, que pose également la conscience religieuse et que doit retenir toute théodicée théiste, l’esprit nouveau, qui prétend se placer par une sorte d’intuition aux sources mêmes de l’être et de la vie, pousse le premier, devenu son grand principe, jusqu’à la négation du second ; l’esprit ancien (qui était celui d’hier et qui sera peut-être celui de demain) conduit par l’observation et par une observation essentiellement extérieure, s’élevant du monde à Dieu et ne voyant Dieu par cela même qu’au delà du monde, poussait le second fait jusqu’à la négation du premier. Pour celui-ci, Dieu était en dehors et au-dessus de tout ; pour celui-là, il est tout en tout. De là la différence ou l’opposition radicale qui s’étend du fondement au faîte de leur construction théologico-philosophique, et qui caractérise leur interprétation générale du christianisme. Il serait aussi curieux qu’instructif de comparer sous ce rapport la direction qu’on désigne sous les noms de « haut rationalisme » ou de « rationalisme chrétien », avec celle qu’on qualifie de « rationalisme vulgaire » et qui tenait à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci le sceptre de l’opinion : tendances aux antipodes l’une de l’autre, que caractérisent assez bien les épithètes de déistique et de panthéistique.
Le terme où ont également abouti l’extrême objectivisme et le subjectivisme, non moins extrême, qui l’a si rapidement remplacé, recommande la méthode que nous avons nommée positive, et qui s’appuie simultanément sur les principes et sur les faits, sur les données de l’observation et sur celles de la conscience ou de la raison, ces deux grandes sources de la connaissance et de la certitude, où l’intelligence puise spontanément dès ses premiers actes. Il n’est nul besoin de légitimer cette vue contre l’empirisme, généralement discrédité aujourd’hui ; c’est contre ce que j’appellerai volontiers l’absolutisme subjectiviste qu’il peut être nécessaire de la justifier. J’essaierai de le faire par un seul côté.
La méthode positive, à la fois expérimentale et rationnelle, dont la maxime est : indagare potius quam divinare (constater et induire, plutôt que d’imaginer et de construire), mène moins vite et moins loin que la méthode rationnelle pure, mais elle mène plus sûrement, quand elle reste fidèle à elle-même et qu’elle fait à ses deux facteurs la part qui leur revient. Ici, point de ces solutions universelles qui expliquent tout en théorie et ne donnent la clef de rien en réalité ; point de ces constructions idéales qu’une pensée produit et qu’une autre pensée renverse ; point de ces créations instantanées qui semblent faire de l’homme un Dieu et qui ne sont la plupart du temps que des apparences dans le vide. La théologie de la nature et de la conscience, la philosophie religieuse basée sur l’observation interne et externe, recueille avec soin les faits de tous les ordres pour en tirer, au moyen des principes rationnels et moraux, les vérités qu’ils recèlent ou reflètent. Son œuvre est le travail des siècles, que chaque génération doit étendre et affermir. Son but est de protéger les aspirations de la foi, les données indéfinies mais positives du sens intime, et d’amener la science à déposer en leur faveur. L’édifice qu’elle élève n’est point complet, il ne le sera jamais peut-être ; elle le sait ; mais du moins chaque pierre qu’elle pose se place sur le fondement et y demeure, et les parties achevées sont assez solides pour résister aux orages qui les menacent de loin en loin. Cette humble et patiente philosophie ne prétend pas sonder jusqu’au fond le mystère des choses, elle ne se flatte pas de résoudre d’un trait le problème des existences et des origines, contre lequel se heurte incessamment la haute spéculation : elle se propose essentiellement, si ce n’est uniquement, d’éclairer, de légitimer, de développer les grandes croyances de l’esprit et du cœur, par quelques aperçus ou quelques appuis nouveaux, de les élever peu à peu à un plus haut degré d’évidence et de certitude. Elle suit la marche des sciences naturelles, s’efforçant de faire dans le monde spirituel et moral ce qu’elles font dans le monde matériel. Et, de même que pour ces sciences, ce qu’elle a une fois constaté reste et sert de base à des recherches et à des découvertes ultérieures. C’est ainsi que sans arriver à la vérité absolue, que sa rivale croit atteindre d’un bond, elle répand de jour en jour la lumière sur quelques faces des questions éternelles, elle accroît le trésor des connaissances décidément acquises.
La philosophie religieuse, fidèle à la méthode positive, présente, il est vrai, des imperfections ou des lacunes nombreuses ; car elle veille scrupuleusement à ne pas étendre ses conclusions au-delà de ses prémisses et à ne pas confondre l’hypothétique avec le certain, l’idéal avec le réel. Bien des questions, et des plus graves, restent encore irrésolues pour elle ; elle est la première à le confesser.
Eh bien ! avec tous ces desiderata qu’elle laisse, nous n’hésitons pas à la mettre fort au-dessus de cette autre philosophie ou de cette autre théologie qui décide tout, à l’aide de la méthode spéculative ou de l’argumentation a priori. Nous préférons de beaucoup la science inachevée de la première, à la science en apparence complète de la seconde. Rien ne compromet la vérité comme de l’appuyer sur des bases illusoires et des théories arbitraires, qui la livrent à tout vent de doctrine. On ne gagne rien à escamoter en quelque sorte la foi. Que la science, et surtout la science religieuse, avoue son ignorance dans les sujets qui la passent, au lieu de la couvrir, comme elle l’a fait si fréquemment et comme elle incline toujours à le faire, par de grands mots, de vains raisonnements ou des systèmes hasardés. Tout ce qui résulte de cette sorte de plaquage, c’est que dans les continuels revirements du point de vue philosophique, la vérité court risque de tomber avec l’hypothèse ou la théorie dont on l’a faite solidaire : ces étais étrangers qu’on lui donne semblent l’entraîner avec eux quand ils s’écroulent. Il en est comme dans les contrées catholiques, où le christianisme périt tout entier, dès que vient à s’évanouir le prestige de divinité et d’infaillibilité dont on y environne l’Eglise. Wolf édifie la théodicée sur une notion ontologique ; Kant sape ce fondement et ébranle tout. Kant bâtit à son tour sur la base morale, qu’il pose, comme au-dessus de toute attaque, pour dernier boulevard de la science et de la foi ; mais ses successeurs immédiats (Fichte, Schelling, Hegel) la renversent ou l’abandonnent, et se précipitent dans les voies de la spéculation qu’il avait rouvertes en prétendant les fermer sans retour ; passant aux antipodes de la direction qui dominait depuis plus d’un siècle, ils confondent le développement logique de la pensée avec le mouvement réel de l’être, d’où des œuvres purement idéales et par cela même aussi éphémères que gigantesques, qui n’intéressent déjà plus que l’histoire. Quel est l’effet de cette oscillation des systèmes, sinon de compromettre tout, et de faire douter des vérités les plus évidentes ou les mieux établies, pour avoir voulu les compléter par une lumière factice, qui éblouit sans éclairera.
a – Qu’est devenue l’Allemagne sous ces revirements philosophiques, théologiques, critiques, qu’elle a traversés ? Quelle immense déception ! et par suite quel désordre des intelligences ! C’est un ébranlement dont on ne sortira que peu à peu eu se reprenant aux faits. Hélas ! cet état de l’Allemagne devient le nôtre de jour en jour.
La théologie positive donne moins ; mais ce qu’elle donne se maintient, répétons-le ; ses résultats sont moins étendus, mais plus assurés ; ils passent dans le domaine des connaissances acquises, des croyances universelles. Voilà ce qui fait la valeur de cette théologie, comme de la philosophie dont elle suit les principes. Et l’aveu de son ignorance ou de son incompétence actuelle, en tant de points que la théologie spéculative prétend décider souverainement et pleinement, a aussi son utilité, non seulement parce qu’elle concentre ainsi les recherches sur ce qui peut être connu et les détourne de ce qui ne saurait l’être ; mais aussi et surtout parce que ces lacunes que la vraie science se déclare incapable de combler, ces questions qu’elle pose ou qui se posent devant elle, et qu’elle est hors d’état de résoudre par ses seules ressources, forment à bien des égards comme les pierres d’attente de la révélation.
L’expérience et la réflexion le prouvent. Une simple remarque pourra le rendre évident.
La théologie de la nature et de la conscience nous montre en Dieu le Législateur et le Juge des êtres moraux comme le Créateur et le Régulateur des mondes ; elle nous dévoile l’entière dépendance où nous sommes vis-à-vis de lui ; ce qu’elle nous apprend de ses attributs et de ses plans, de ses voies et de ses œuvres, nous fait sentir que notre sort est entre ses mains et pour le temps et pour l’éternité : mais elle nous éclaire fort peu sur ce que nous avons à craindre ou à espérer de lui. Elle nous fait redouter sa justice et désirer sa miséricorde, sans nous ouvrir aucune route certaine pour échapper à l’une et obtenir l’autre. Elle constate l’existence générale du péché et de la souffrance dans le monde, sans pouvoir rendre un compte satisfaisant d’un tel désordre sous le gouvernement du Saint des Saints et du seul Bon. Elle établit la nécessité du pardon pour des êtres tels que nous, sans être à même d’en déterminer avec certitude le moyen, laissant subsister sur cet article capital d’immenses ombres et de redoutables incertitudes. Mais par là même elle appelle d’autres lumières et dispose, à les recevoir dès qu’elles se seront légitimées ; elle fait en réalité la même œuvre que la loi (Galates 3.24 ; Romains 10.4), préparant de loin à l’Evangile les esprits et les cœurs, et d’autant mieux qu’elle le fait involontairement. C’est ainsi que le théisme conséquent et circonspect, en d’autres termes la philosophie religieuse qui ne tranche pas les questions qu’elle rencontre, qui se borne à les poser telles quelles quand elle ne peut les décider, conduit au christianisme par ce qu’elle ignore presque autant que par ce qu’elle découvre et démontre ; elle y conduit et par les lumières qu’elle jette sur l’état moral de l’homme, et par les obscurités ou les incertitudes qu’elle y laisse subsister. Ajoutez que ces hautes questions que soulève sous ses pas l’étude des faits internes, l’étude des faits externes les place aussi devant elle ; les dépositions de l’histoire correspondent sous ce rapport aux révélations de la conscience ; partout des rites propitiatoires portés à travers les siècles par une tradition universelle, partout le cri de l’homme implorant du Ciel le pardon et le secours. Par ce côté encore se dresse le problème que nous indiquions : comment se concilient en Dieu les droits de la justice avec l’exercice de la miséricorde ? comment obtenir de lui la double grâce dont nous avons besoin ? Et la philosophie religieuse, après avoir constaté par l’observation intérieure et extérieure ce problème des problèmes pour des êtres tels que nous, se reconnaît incapable de l’éclairer d’une lumière suffisante et certaine. Or, c’est par cela même qu’elle prédispose au christianisme ; elle a mené jusqu’au seuil du sanctuaire et éveillé le désir et l’espoir de voir dissiper les ombres qui le recouvrent ; elle a dévoilé dans le cœur de l’homme et dans la croyance des peuples les mystérieux postulats de l’Evangile, ce double besoin de justification et de régénération auquel répond si merveilleusement l’œuvre de Christ : et cela seul jette au fond des âmes les semences de la foi.
Que donne, au contraire, l’autre méthode ? Qu’on la prenne dans ces systèmes qui ont fait de nos jours une si vive illusion, se glorifiant d’avoir démontré scientifiquement les mystères chrétiens et identifié la vérité biblique avec la vérité philosophique. Hegel, par exemple, conserve toute la terminologie scripturaire ; mais, en fin de compte, ce n’est chez lui qu’une écorce menteuse ; les mots d’incarnation, d’homme-Dieu, de Trinité, de Saint-Esprit ou d’Esprit, etc., etc. qu’il applique à ses spéculations, se dépouillent de leur signification ecclésiastique et évangélique, pour s’adapter à des idées étrangères. Il en est de même du péché et de la réconciliation. Hegel ne fait nulle difficulté de dire, à l’encontre des opinions qui avaient régné jusque-là, que l’homme est naturellement mauvais, et qu’il a besoin de rédemption ; mais pour lui le mal et l’erreur consistent à être séparé ou à se croire séparé de Dieu, et par suite la réhabilitation ou la rentrée dans le vrai et dans le bien, c’est de se trouver ou de se savoir un avec Dieu ; et c’est là, selon lui, le sens profond de la croyance chrétienne qui représente le Christ à la fois comme Fils de Dieu et comme Fils de l’homme, c’est-à-dire que c’est un panthéisme idéaliste mis à la place du christianisme évangélique.
Les mille doctrines philosophico-théologiques enfantées par ce subjectivisme qui a si rapidement étendu son sceptre fantastique dans les diverses sphères de la pensée, ces dogmatiques dites scientifiques, où le christianisme est interprété à la lumière de la métaphysique ou de la mystique du jour, ont toutes pour caractère distinctif de présenter comme vrai ce qu’elles réussissent à se rendre vraisemblable ou intelligible, de prendre de pures idéalités pour la réalité positive, se figurant voir les choses elles-mêmes dans la conception qu’elles s’en forment.
Cette prétendue science de l’école spéculative, avec ses explications et ses démonstrations apparentes qu’un courant intellectuel élève un instant et qu’un autre engloutit l’instant d’après, vaut-elle l’ignorance avouée de l’école positive ? Laquelle de ces directions est le plus près du christianisme réel, celle qui, sans le reconnaître, établit les principes, pose les fondements, éveille les besoins religieux et moraux sur lesquels il peut et doit s’élever chez les âmes sérieuses, celle de Maine de Biran, par exemple, qui conduit peu à peu à la nécessité de la grâce régénératrice, impliquant la grâce réconciliatrice, ces deux grands postulats de l’Evangile, ou celle qui, faisant profession de pénétrer et d’élucider l’Evangile tout entier, évide ses doctrines sous ombre de les interpréter, et le réduit finalement à n’être qu’un symbole ou un mythe ? Hegel dit quelque part : « Le fond du christianisme reste intact ; mais de même qu’Homère dit de certaines choses qu’elles ont deux noms, un dans la langue des dieux et un autre dans celle des mortels, il y a aussi deux langues pour exprimer ce fond de vérité qui constitue le christianisme, la langue de l’imagination, du sentiment, et celle de la spéculation. » On sait combien cette distinction est en honneur dans les philosophies qui prétendent s’expliquer et s’assimiler le christianisme. Cela rappelle le mot que de Wette met dans la bouche de son Théobald : « Je crois ce que vous croyez ; j’entends seulement autre chose. » Que de dogmatiques de nos jours auxquelles cette naïve parole pourrait servir d’épigraphe !
Sans doute, on ne va pas toujours à ces extrêmes. Mais partout où la pensée spéculative néglige les faits, ou les soumet à son contrôle au lieu de se soumettre au leur, abaissant ceux-ci, relevant ceux-là dans un intérêt systématique, elle crée un péril proportionnel pour la science et pour la vérité. Je voudrais en montrer la preuve dans une direction théologique aussi générale qu’attrayante, qui même ne se laisse pas emporter comme tant d’autres sur l’aile des idées ; j’entends parler de ces doctrines qui font de la bienveillance ou de la miséricorde le caractère moral de Dieu, s’arrêtant à cette déclaration de saint Jean : Dieu est amour, et oubliant ou laissant dans l’ombre cette autre déclaration du même apôtre : Dieu est lumière. C’est, je le veux, une des grandes faces de l’Evangile qui correspond merveilleusement à une des plus hautes aspirations de la conscience religieuse ; mais ce n’est qu’une face ; la base du système est vraie, mais elle est incomplète ; car la conscience et l’Ecriture parlent de rétribution non moins que de grâce, elles proclament la justice de Dieu autant que sa miséricorde et sa bonté ; et l’observation nous montre partout les signes de la sévérité à côté de ceux de la bienveillance : dualité constante, qu’on ne ramène à l’unité qu’en grandissant arbitrairement l’un des termes aux dépens de l’autre. Si l’on peut dire d’un point de vue que l’essence divine est l’amour, on peut dire d’un point de vue différent et tout aussi réel que « la sainteté est la divinité de la Divinitéb. ». Les deux points de vue se faussent également en devenant absolus et exclusifs. L’erreur n’est généralement qu’un fragment de vérité se donnant pour la vérité entière, et toute erreur érigée en principe ne peut qu’entraîner de fâcheuses conséquences. Il est facile de constater cet écart et ce danger dans la direction qui, construisant sur l’amour de Dieu et s’efforçant d’y tout ramener, voile par cela même ce que l’Ecriture sainte ne craint pas de nommer sa colère ou sa vengeance. La tendance de cette théologie est d’amoindrir le mal, soit moral, soit physique, afin de protéger et d’assurer son grand facteur. En se développant sur sa ligne logique, elle arrive à ébranler les bases de la rédemption ; car si la rédemption est le déploiement de la miséricorde, elle a dans l’éternelle justice sa racine, sa raison première, ce que refuse de voir la direction dont nous parlons. L’expiation est plus ou moins quintessenciée, quand elle n’est pas niée ; on modifie en divers sens la perspective scripturaire des rétributions futures, et l’on penche sciemment ou insciemment vers l’universalisme. C’est là, en effet, que porte le principe.
b – Mot d’Edwards.
Cette théologie du cœur, qui réduit tout en dogmatique à l’amour de Dieu envers l’homme, et en morale à l’amour de l’homme envers Dieu, cette sorte de mysticité qui simplifie ainsi le problème religieux, et à laquelle sympathisent le romantisme et le philosophisme du moment, peut rester orthodoxe ; elle l’est bien souvent, grâce à Dieu. Mais elle tient, plus que ne le croient la plupart de ses adhérents, à ce mouvement panthéistique qui aboutit à annuler ou à vaporiser le christianisme, là même où il l’exalte le plus. Il en célèbre volontiers le divin, suivant une de ses locutions favorites, mais c’est en effaçant le surnaturel proprement dit. L’œuvre de l’Esprit, hautement glorifiée, n’est bien souvent, en fin de compte, que le travail ou le développement de la vie universelle. La nature et la grâce s’unissent jusqu’à se confondre. La christologie se résout en une anthropologie reliée à la théodicée. Et l’on magnifie ce christianisme nouveau en répétant sur tous les tons « qu’il est d’autant plus divin qu’il est plus humain. »
Il serait difficile de préciser ces vues si multiples et la plupart du temps si indéfinies. C’est un courant d’idées qui se fait sentir partout, auquel tout participe plus ou moins, supranaturalisme et rationalisme, mais tellement nuancé dans ses manifestations qu’on ne sait par où le saisir.
On ne remarque pas assez les différences qu’impriment à la construction religieuse tout entière les diversités de la notion première de Dieu. C’est un des côtés par lesquels les principes de la théologie naturelle ou rationnelle influent si fort sur les systèmes de la théologie révélée, ainsi que le montre l’histoire de la dogmatique en rapport avec la philosophie de chaque époque. Dans la plupart des dissidences théologiques, les deux termes de l’antinomie autour desquels on se groupe se trouvent, l’un en Dieu, l’autre dans l’homme (Augustinisme et Pélagianisme, Docétisme et Ebionitisme, etc. etc.). Cela doit être, puisque c’est sur le rapport de Dieu à l’homme ou de l’homme à Dieu que porte essentiellement la religion. Mais ici les termes ou les principes opposés sont l’un et l’autre en Dieu, savoir sa bonté ou sa miséricorde, et sa sainteté ou sa justice. Certes ces attributs, manifestations d’une volonté unique et immuable, ne peuvent rien avoir de contradictoire en eux-mêmes ; mais ils n’en paraissent pas moins inconciliables à l’esprit humain. Et quand on s’appuie trop exclusivement ou sur celui-ci ou sur celui-là, ils jettent également dans des systématisations extrêmes qui finissent par blesser et le sens chrétien et le sentiment religieux et moral. Il ne reste donc qu’à les prendre dans leur irréductible dualisme, tels que les donnent la Bible et la conscience.
Sachons maintenir dans sa plénitude la notion de Dieu, plus soucieux sur ce point, comme sur tous les autres, de vérité que d’unité. Peut-être rien n’est-il plus troublé aujourd’hui que cette notion fondamentale, par l’effet d’une spéculation qui dépasse en tout sens ses bornes et ses règles. Dieu n’est pas nié, comme il l’était en d’autres temps. Son Nom est partout. On reconnaît en lui le principe universel. Mais on demande s’il est un Etre personnel, conscient, compos suic ; et l’on se prend à en douter, faute de pouvoir le comprendre ; c’est-à-dire que sans contester son existence, on met en question sa réalité, car s’il est dépourvu de personnalité et des attributs qu’exprime ce terme, qu’est-il en soi, qu’est-il pour nous ? On a voulu le concevoir et n’admettre que ce qu’on en concevait ; on a voulu lui faire ouvrir le mystère de son essence comme celui de sa Providence, le mystère de ses perfections et de ses conseils comme celui de ses œuvres, et il s’est dérobé dans ses ineffables grandeurs, où on l’a perdu. Leçon sérieuse, si l’on y était attentif.
c – Maître de soi, qui a son bon sens.
Combien il importe en toute chose que les faits-principes, par où j’entends les grandes révélations de la conscience et de l’Ecriture, soient intégralement et fermement retenus.
En philosophie comme en théologie, en dogmatique comme en apologétique, la méthode positive se relèvera, nous en avons la pleine conviction ; elle reprendra la prééminence à laquelle elle a droit, mais à la condition d’être elle-même, c’est-à-dire de s’appuyer tout à la fois sur les données internes et externes, d’accorder aux vérités premières, aux notions à priori, la place et le rôle qui leur appartient, se rapprochant par ce côté de la méthode spéculative, qui la complétera et qu’elle contiendra et réglera.
La philosophie religieuse et avec elle la théologie était entrée dans cette voie, quoiqu’un peu timidement, à la suite de l’Ecole écossaise, quand l’idéalisme allemand est venu l’en détourner en paraissant lui ouvrir des voies plus hautes et plus rapides. Elle y rentrera, nous le croyons, en l’affermissant et l’élargissant ; et elle y marchera d’un pas plus assuré, fécondant les faits par les principes et contrôlant les principes par les faits.
Décidément les constructions métaphysiques ou mystiques dont notre siècle s’est épris de nouveau ne sont qu’une fantasmagorie idéale. Ce seraient des créations, et la science humaine ne crée pas. Le monde des possibilités ou des vraisemblances est tout autre que le monde des réalités. Tout le montre à qui veut le voir ; et le progrès des études physiques qui mène de merveilles en merveilles, et la chute successive de ces systèmes qui ont cru l’un après l’autre avoir trouvé le mot de l’énigme de l’univers. Le monde des réalités ne se devine pas ou, pour employer l’expression à la mode, ne se construit pas ; il se constate par l’observation des faits et l’application des principes. Et les principes eux-mêmes sont en définitive des faits, puisqu’ils sont des éléments intégrants de notre être intellectuel et moral. C’est donc aux faits des divers ordres qu’il importe de se tenir ou de revenir. Du reste, l’esprit moderne pousse dans ce sens, malgré la séduction momentanée du transcendantalisme, contre lequel il proteste et réagit déjà de toute part.