La famille Maillard va nous occuper maintenant. Les deux époux continuaient à pratiquer ce qu'ils appelaient leur philosophie. Rose jouissait des plaisirs de la vie, riait, jasait, dansait, faisait grande toilette et grande chère ; Charles buvait de son mieux tout en débitant sa marchandise ; les enfants grandissaient dans le mépris du devoir ; le nom de Dieu n'était prononcé dans la maison que lorsqu'il entrait dans quelque blasphème. Avec tout cela, le ménage prospérait rapidement, et Louise Latour s'étonnait de voir tant de bénédictions extérieures répandues sur des gens qui se déclaraient les ennemis du Seigneur ; tandis qu'Antoine, plus expérimenté, plus confiant dans la sagesse des voies deDieu qu'il avait mieux approfondies, répondait aux exclamations de Louise par ces mots : « Ne te dépite point à cause des méchants, ne sois point jalouse de ceux qui s'adonnent à la perversité ; car ils seront soudainement retranchés comme le foin, et se faneront comme l'herbe verte. » (Psaumes 37.1)
L'accord qui régnait entre Rose et son mari n'était pas l'union chrétienne, cette union pleine de paix, pleine de bons fruits qui a pour but la sanctification des âmes, et que chaque circonstance fait avancer vers ce but. Sans que ce fût l'effet d'une détermination positive, Rose et Charles s'associaient dans le mal et pour le mal. Leurs entre. tiens roulaient sur les défauts du prochain, sur les scandales de l'arrondissement, sur les dupes à faire, sur les vengeances à tirer de tel ou tel. Charles avait-il querelle avec un habitant du village ; Rose, au lieu de l'apaiser, excitait son orgueil, exagérait les torts de son adversaire, engageait son mari à ne pas se laisser marcher sur le pied ; et lorsque par ses soins une haine positive naissait de cette fâcherie qui d'elle-même se serait dissipée, elle en ressentait un plaisir que nous appellerons diabolique, bien qu'il soit très-général.
S'agissait-il d'un marché à conclure ? Rose réchauffait dans le cœur de son mari le désir des gains illicites ; ils cherchaient ensemble le moyen de tromper l'acheteur, de tromper le vendeur, et riaient après de la sottise du mais qui les avait crus sur parole.
« La vengeance m'appartient ; je la rendrai, dit l'Éternel. » (Romains 12.19)
Dieu, qui souvent laisse prospérer le méchant sur cette terre, et qui attend au grand jour de la rétribution pour faire justice, Dieu appesantit sa main sur les époux Maillard. Il permit que Charles et Rose, embarrassés dans leurs propres filets, devinssent à leur tour la risée du village.
Charles avait exploité les vices du prochain ; il avait fait de l'ivrognerie des autres son grand moyen de gain déshonnête : on se servit contre lui des mêmes armes.
C'était la foire à Saint-Agrève ; Charles, occupé à boire ou à faire boire, cherchait comme d'ordinaire à friponner quelque campagnard, quelque forain benêt ou crédule, lorsqu'un de ces hommes à industrie équivoque, à spéculations hasardées, toujours en quête de capitaux et de sois qui les leur donnent, entra dans le cabaret et s'assit auprès d'une table solitaire.
Maillard, que cet individu guettait et se ménageait depuis longtemps, Maillard avait, à plusieurs reprises, conclu avec lui de petits marchés assez avantageux ; de plus, il subissait dans toute son étendue le prestige des airs capables du menteur babil de notre chercheur de dupes ; Rose de l'accueillir par conséquent comme il convenait pour un personnage si huppé ; Charles d'accourir, d'apporter force bouteilles du meilleur vin, et de tenir fidèle compagnie à M. Lenoble.
On but, on but beaucoup ; Lenoble moins que Charles, auquel il versait toujours double ration.
Lorsque le moment de la' confiance fut arrivé : ce moment où l'ivrogne qui a perdu tout pouvoir de juger sainement, devient le jouet de qui veut se rire ou se servir de lui ; ce moment où il jure une tendresse éternelle à celui qu'après deux ou trois bouteilles de plus, il assommera pour la moindre plaisanterie ; quand cet instant, premier degré de l'abrutissement, fut arrivé, le chercheur de dupes se rapprocha de Charles, et à demi-voix lui demanda s'il était vraiment son ami.
Charles répondit par une énergique protestation.
– Je l'ai toujours pensé, reprit Lenoble, et c'est pour cela que je vous ai choisi, vous entre tous les habitants de ce bourg, pour vous associer à une entreprise qui, si elle réussit, vous fera tout simplement rouler carrosse, vous fournira de quoi acheter le château, envoyer votre fils à Paris et marier votre fille à un pair de France !
Charles faillit renverser la table.
– Doucement, doucement, le succès de l'affaire dépend de votre silence ! Et Lenoble, se penchant vers Maillard, entra dans l'explication très-embrouillée d'une opération qui n'existait que dans son cerveau.
Charles écoutait de toutes ses oreilles, ne saisissait qu'à moitié les raisonnements de Lenoble et ne comprenait rien du tout à l'ensemble de l'affaire en question, si ce n'est qu'il s'agissait de millions à gagner dans l'avenir, et pour le présent, d'une dizaine de mille francs à débourser.
– Dix mille francs ! disait Lenoble ; la bagatelle de dix mille francs ! Mon ami, vous concevez bien que je les aurai demain si je les veux. Dix mille, vingt mille, cinquante mille, cent mille ! Mais d'un côté mes capitaux sont engagés et il me fâcherait de les déplacer ; de l'autre .... de l'autre, franchement j'aurais regret à faire la fortune d'un Pierre Lacroix, par exemple, qui mettait avant-hier son avoir entier à ma disposition ; d'un Jean Pibert, qui depuis tantôt six mois me presse de le faire entrer pour une part dans mes spéculations. L'un est un niais vous le savez, père Maillard ; l'autre est un pince-maille - je ne veux rien avoir à traiter avec ces gens-là. Mais vous, Maillard, vous êtes un bon garçon, avec ça un homme d'esprit, un gaillard à qui on ne ferait pas prendre des vessies pour des lanternes ; j'ai dit : voilà ce que je cherche ; et vous le voyez, je viens à vous.
– Il vous faut donc de l'argent ? balbutia Charles, hébété par le vin.
– De l'argent !.... à moi !.... Qui vous parle d'argent ? est-ce que j'ai besoin d'argent, moi !... Maillard, il me faut plus que ça, beaucoup plus que ça ! il me faut l'appui de votre nom. Hein ! camarade ! c'est joli un nom qui rapporte des centaines, dés milliers de mille francs !
– Oui, c'est joli ! bégaya Charles, en jurant pour se prouver à lui-même la lucidité de ses idées et la force de sa volonté.
– Vous êtes de mon avis ! reprit Lenoble ; dans ce cas pourquoi ne terminerions-nous pas cette petite affaire aujourd'hui ?.... aujourd'hui nous vivons, demain qui sait ? Aujourd'hui la fortune frappe à votre porte, demain sa roue aura tourné.
– Sa roue aura tourné, répéta Charles en regardant Lenoble avec de gros yeux ronds.
– Je vois avec plaisir que nous pensons exactement de même. Eh bien, lisez-moi ça, camarade, lisez-moi ça attentivement et signez, bien entendu si le cœur vous en dit.
– Pas besoin de lire, pas besoin de lire ! murmura Charles en se levant et en trébuchant ; donnez !
– Ah ! par exemple ! croyez-vous donc que, je veuille vous prendre en traître ? lisez, mon garçon, lisez ; je n'accepte votre signature qu'à cette condition.
Charles parcourut plusieurs fois le papier d'un œil stupide ; la feuille était timbrée et contenait, écrite de la main de Lenoble, la formule ordinaire d'un engagement à le cautionner.
– C'est.... c'est un cautionnement que vous voulez ?
– Un cautionnement !... oui, et non ; encore ce n'est pas cela ; tenez, jamais je ne vous ai vu la tête si dure, père Maillard. Vos dix mille francs ! mais il y a cent à parier contre un que je ne vous les demanderai pas ; ce que je veux, c'est une sécurité pour quelques jours ; ce que je vous offre, c'est une part dans la plus belle spéculation du monde ; dans une spéculation que je voudrais bien pouvoir faire tout seul !...
Et mais.., poursuivit Lenoble en se frappant le front, pourquoi pas !.... Si je vendais mes actions de la Compagnie des aciers fusibles... ! si je retirais les cinq mille francs que j'ai chez Romant.. ! ou encore si je mettais là les six mille que m'a rapporté ma dernière affaire... ! C'est clair ! – et Lenoble fit mine de se lever. – J'ai plus qu'il ne me faut ! Camarade, je ne vous presse pas, ce sera pour une autre fois.
– Venez, venez par ici ! dit Charles, qui au travers de son ivresse avait assez suivi le raisonnement du rusé compère, pour comprendre que l'occasion était belle et qu'il en fallait profiter, Venez ! Il se dirigea en chancelant vers une chambre voisine. Femme, de l'encre, une plume, vite !
– Chut !.... chut !.... ne mettons pas les femmes dans nos secrets, se hâta de dire Lenoble à voix basse. Il sortit de sa poche tout ce qu'il fallait pour écrire, et quand Rose arriva, Lenoble glissait dans son portefeuille le cautionnement bien et dûment signé.
La figure avinée de Charles, le rire sournois du fripon, cette feuille de papier qu'il cachait précipitamment, tout cela jeta quelque soupçon dans l'esprit de Rose. Elle interrogea son mari ; il ne lui répondit que par un éclat de rire accompagné de ces mots. Rose, tu rouleras carrosse ! Elle se tourna vers Lenoble ; celui-ci tirant son chapeau la salua profondément, et sortit en disant
– Votre mari, Madame, vient de conclure une affaire... dont on parlera.
On appelait, on criait de tous côtés dans le cabaret ; Rose, mal rassurée par la phrase ambiguë de Lenoble, devait répondre à tous et servir chacun ; toute la journée, une partie de la nuit passa de la sorte.
Le lendemain, Charles éveillé de bonne heure, de bonne heure aussi rappela ses souvenirs. Peu à peu la scène de la veille sortit du brouillard où la tenait ensevelie un reste d'ivresse. La spéculation lui parut moins sûre ; mais quand il en vint à cette certitude qu'il avait signé un cautionnement de dix mille francs ; dix mille francs ! la presque totalité de son avoir.... il poussa un cri, sauta sur ses habits, s'en revêtit sans répondre un mot aux questions de Rose et courut à l'auberge où logeait Lenoble. Lenoble était parti depuis quinze heures aumoins, et l'on ne savait quelle route il avait prise.
Charles s'efforça de dissimuler les inquiétudes qui le dévoraient ; un instant il pensa à poursuivre Lenoble.... mais où le trouver !... comment lui faire rendre l'engagement ?... et puis, qui sait, peut-être l'affaire était-elle bonne !... Lenoble ne lui avait-il-pas déjà procuré le gain de quelques sommes, légères à la vérité !.... Quoi qu'il en soit, la physionomie de Maillard resta sombre et son esprit fortement préoccupé.
Rose, excitée encore plus par la curiosité que par une affectueuse sollicitude, poursuivait Charles de ses interrogations. Le christianisme ne lui avait pas appris que si le cœur de la femme doit être sans secret pour un mari, le devoir de la soumission conjugale s'oppose à ce qu'elle force par violence, à ce qu'elle ouvre par finesse les portes que celui-ci ferme devant elle.
Plus Charles lui opposait de refus plus elle redoublait d'instances. Après deux semaines de persécutions et de querelles, Charles avoua tout. On comprend quel orage éclata.
Le silence sur cette affaire importait aux intérêts du ménage.
– Tu le sais, dit Charles, j'ai moi-même emprunté de l'argent à droite et à gauche ; si l'on apprend mon étourderie on s'effraiera. Je suis sûr de ne rien perdre avec Lenoble, j'ai la conviction que l'affaire est magnifique, mais....
Ici Rose recommença à injurier son mari.
– Parle ! dit Charles en la saisissant par le bras ; parle ! et Jean, Pierre, François viendront me redemander, celui-ci les vingt louis, cet autre les cinquante que je leur dois.... on me croira perdu, notre cabaret se videra, nous deviendrons la fable de tout le village !.... Tu m'entends ; fais comme il te plaira. Veux-tu nous réduire à la misère, veux-tu servir de risée à tes voisines, va, parle ; je te le répète, parle !
Rose entendait, Rose comprenait, mais la passion de jaser, mais le besoin de blâmer son mari, de se faire plaindre, de criailler, de débiter des nouvelles ; tout cela, caché sous le prétexte de prendre des informations sur Lenoble, de s'assurer de la bonne volonté des créanciers de Charles, tout cela délia peu à peu sa langue. Quant au respect qu'une femme doit aux ordres de son mari, il y avait longtemps que pour Rose de tels préjugés n'existaient plus.
Elle parla donc : elle dit un mot, puis deux, puis les voisins l'interrogèrent, se répétèrent les uns aux autres ce qu'ils tiraient d'elle, et bientôtils surent l'histoire entière. La sottise de Charles, sa folie fournirent le sujet de toutes les conversations, ses créanciers l'assiégèrent, il fallut payer ; le bruit de sa ruine se répandit, on refusa d'approvisionner ses caves, le cabaret perdit ses chalands ; ce n'était rien : deux mois ne s'écoulèrent pas que Lenoble fit faillite et prit la fuite avec une bourse bien garnie. Charles l'avait cautionné pour dix mille francs, il fallut les trouver ; les gens de loi arrivèrent, saisirent la maison, le terrain, les meubles, le peu d'argent qui restait ; et ce ménage dont le bonheur, dont l'union avaient fait l'admiration des habitants de Saint-Agrève, leur offrit alors un spectacle hideux.
Exaspérée par son malheur, animée par ceux qu'elle avait pris pour confidents de ses griefs contre Maillard, Rose ne trouvait de soulagement que dans l'injure. Abaisser son mari aux yeux des autres, le livrer aux moqueries, exciter ses enfants contre lui, blasphémer la Providence, le sort, comme elle disait, c'était là tout ce qu'elle savait faire.
Charles, hors de lui, répondait par de la violence aux emportements de sa femme, aux impertinences de ses enfants ; puis, à l'aide des quelques sous qu'il gagnait par un rare travail ou qu'il dérobait à Rose, il allait chercher dans une abrutissante ivresse l'oubli de ses fautes et de ses chagrins.
Que leur restait-il à ces infortunés, maintenant que la prospérité les avait abandonnés ? Leur affection !.... Elle s'était brisée au premier choc de l'épreuve, comme se brise tout sentiment qui ne puise sa force que dans notre égoïsme. Leur philosophie ?.... Elle les avait laissé dès le jour où ils lui avaient demandé autre chose que les préceptes impuissants d'une morale relâchée.
Plus rien n'était debout autour d'eux, plus rien que la pensée d'un Dieu juste, d'un Dieu vengeur, du Dieu dont ils avaient méprisé les appels, violé les commandements ; et cette pensée qui, lorsqu'il s'y arrêtait, frappait Charles de stupeur, soulevait au contraire de pires révoltes chez Rose.
Les consolations religieuses que lui portait Louise Latour lui semblaient autant d'accusations ; elles tombaient sur sa conscience comme de l'huile bouillante sur une blessure ouverte ; elle les repoussait avec colère. Les consolations humaines ? elle y lisait l'orgueilleuse pitié, la secrète joie que cause notre abaissement aux amis mondains ; son amour-propre en souffrait horriblement. L'amitié de Charles ? elle la détruisait à plaisir, trouvant une infernale joie à l'exaspérer par la violence, par la continuité de ses récriminations. L'affection de ses enfants ? de bonne heure ils avaient appris à se montrer égoïstes, audacieux, rebelles, et les leçons qu'ils recevaient à cette heure fructifiaient avec une effrayante rapidité.
Les voisins s'étonnaient de découvrir chez Rose, chez Charles, des défauts qu'ils ne leur avaient jamais connus. Le malheur les a rendus méchants, disaient-ils. Non, le malheur ne les avait pas rendus méchants ; le malheur, en déchirant l'enveloppe qui recouvrait leur cœur mauvais, avait manifesté leur péché ; il ne l'avait pas créé.
Lorsque Maillard et sa femme, plongés dans l'indigence, expulsés de leur maison, réduits à s'abriter sous une masure, n'eurent plus pour ressource que leur travail, travail auquel une vie, mal réglée et de longues, habitudes d'oisiveté ne les préparaient guère ; chacun applaudit à leur chute, Antoine et Louise Latour seuls pleurèrent sur eux et tentèrent de leur porter des secours qu'ils refusaient orgueilleusement d'ordinaire, qu'ils acceptaient avec fierté, avec aigreur, toutes les fois que le besoin les pressait.
Le mal continua chez eux à enfanter le mal ;leurs seuls plaisirs furent les horribles plaisirs de l'emportement, de l'ivresse... Ces insensés avaient bâti l'édifice de leur affection, de leur bonheur, sur le sable ; la pluie, les vents se déchaînaient, et la ruine en était grande. (Matthieu 7.26)