A Harrismith. — Le dernier lien brisé. — Le personnel de l’expédition. — Le matériel. — Bœufs malades. — Prétoria. — Un dialogue. — Le réveil. — Le buisson ardent. — Un dimanche de paix. — Chez Sébitiéla. — Goedgedacht. — Visite à Valdézia. — Dans l’inconnu.
Après avoir passé par Bethléem, la petite expédition arrive, le 26 avril, à Harrismith.
C’est dans ce même Harrismith qu’en 1866, au son du canon, un détachement de l’armée victorieuse des Boers nous amenait prisonniers et nous mettait dans la nécessité de chercher un refuge à Natal.
Les Boers, ou plutôt leur gouvernement, jaloux de notre influence, nous croyaient un obstacle à la soumission des Bassoutos, avec lesquels ils avaient guerroyé pendant deux ans. De tels faits sont bons à mentionner dans l’histoire d’un peuple, comme des bornes sur la route du progrès.
Mlle Lévy, notre chère maîtresse d’école, et les Bassoutos qui nous avaient suivis jusqu’ici avec Nathanaël Makotoko, mon ami fidèle et dévoué, tous maintenant viennent renouveler les scènes d’adieux et reprennent le chemin du Lesotho. Ainsi se brisait le dernier lien qui nous rattachait encore à Léribé.
Les bontés dont nous fûmes les objets à Harrismith ne parvinrent pas à adoucir l’amertume de cette dernière goutte. Mais, nous retrempant dans la communion de notre Sauveur, nous nous sentîmes fortifiés en nos âmes, et nous continuâmes notre voyage pleins de courage.
Avant d’aller plus loin, jetons un regard sur notre campement et, pendant que, groupés autour du feu, on cause en cuisant le repas du soir, faisons rapidement connaissance avec nos chers compagnons de voyage. Les « introduire », c’est de rigueur, suivant les exigences de l’étiquette. Au centre du groupe, c’est d’abord Asser Séhahoubané, l’évangéliste intrépide qui, après un séjour de deux ans chez les Magouambas, a fait le voyage au pays des Banyaïs, puis, à son retour, a semé partout, dans les églises de son pays, l’enthousiasme pour la nouvelle mission. C’est un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, de taille un peu au-dessus de l’ordinaire. Ses joues plates et imberbes, sa grande bouche, ses lèvres épaisses, ses yeux que ne semble ombrager aucun sourcil, rien, dans ce visage mat, ne prévient en sa faveur. Mais il a un front bien développé ; dans son rire, il y a de la cordialité, et, s’il n’est pas précisément un causeur, il est, en public, un peintre de premier ordre ; chaque trait chez lui fait tableau. Sa femme Ma-Mika paraît avoir plus de force de caractère. Mère d’une famille nombreuse et reculant devant la perspective de se séparer de la plupart de ses enfants, longtemps elle avait obstinément refusé de suivre son mari dans ces pays inconnus où nous allons. Maintenant le sacrifice est un fait accompli, elle s’est donnée et elle est heureuse.
A côté d’Asser, de sa taille, mais plus noir, un peu plus âgé, c’est Azaël. Ce n’est pas précisément par l’intelligence qu’il brille. Il s’est converti tard dans la vie et il a peu d’instruction. Mais Azaël est un homme sérieux, remarquablement doux, un homme de prière et d’une foi simple et vivante. Parmi nous, c’est une influence morale très grande. Sa femme reflète dans une grande mesure la débonnaireté de ce beau caractère. André et Aaron Mayoro, jeunes hommes de vingt-cinq à vingt-huit ans, ont évidemment les défauts et les qualités de leur âge. Il y a chez eux plus d’intelligence, de pétulance et d’enthousiasme que chez leurs aînés, mais aussi peut-être plus de présomption, moins de réflexion et moins de persévérance. Leurs bras vigoureux, au service d’une bonne volonté, nous en font des aides précieux dans un voyage comme le nôtre. Il y a quelque chose de doux et de neuf dans le caractère d’André, de plus ardent et de plus affectueux dans celui d’Aaron. Leurs jeunes femmes les complètent admirablement et, comme leurs sœurs aînées, gagnent toujours plus notre confiance et notre affection. Du reste, Ma-Routhé, l’épouse d’Aaron, n’est pas pour nous une étrangère ; elle a grandi dans notre maison. C’est la fille de feu Johanné Nkélé, notre premier converti. Elle a la douceur, la modestie de son père et un air de mélancolie qui, lorsqu’il est illuminé d’un sourire, lui donne une certaine grâce et un certain charme. Les enfants — les plus jeunes, car les autres sont restés au Lesotho — de ces quatre familles ne sont pas précisément des zéros. Voici d’abord deux charmantes petites filles qui savent déjà se rendre utiles et voilà trois autres petits marmots qui marchent à peine, mais bredouillent et gazouillent en revanche ; gâtés par tout le monde, ils sont pour la caravane tout entière un rayon de soleil.
En dehors de ces familles et de plusieurs Bapédis chrétiens, qui retournent chez eux, au Transvaal, de compagnie avec nous, faisons encore la connaissance d’autres membres importants de l’expédition.
Voici d’abord Éléazar Marathane. Il suffit de l’avoir vu une seule fois pour le reconnaître. Il est très, très noir, tout chauve, quoique âgé de trente-cinq ans au plus, de petite taille et mince ; il a un regard vif et perçant. Intelligent, de quelque instruction, plein de bon sens et d’un jugement sûr, d’une parole autoritaire et incisive, c’était un de nos meilleurs évangélistes, et il fait sa place parmi nous. D’un dévouement qui m’a souvent édifié au Lesotho, il ne recule devant aucun devoir ni devant aucune difficulté. Il est toujours prêt. Il s’était donné à l’évangélisation et son cœur était dans l’œuvre qui fait le but de notre expédition. Mais, ne pouvant vaincre l’opposition opiniâtre de sa femme, il finit par s’offrir au dernier moment, non comme évangéliste, mais comme simple voiturier. Telle fut sa joie d’avoir obtenu mon consentement, que trois jours lui suffirent pour faire ses arrangements et ses préparatifs. Et cependant il laissait derrière lui sa femme et ses enfants.
Voici maintenant trois jeunes gens de mon église, qui nous ont volontairement offert leurs services et que nous avons acceptés. Bushman, lui, voyage ou vit depuis dix ans avec nous. Peu développé, c’est cependant un chrétien sérieux et sincère. Il a déjà accompagné Jonathan, l’un de nos évangélistes, chez les Magouambasa et s’est rendu utile pendant le séjour qu’il y a fait. Son poste à lui, c’est de marcher devant l’attelage pour le guider et de paître nos bêtes de somme quand nous dételons. Il parle peu, mais sa figure est toujours radieuse. Il s’est fait une provision de vêtements et est toujours non seulement propre, mais endimanché, depuis que nous sommes en route. « Il faut, disait-il, en réponse à une remarque de Mme Coillard, il faut qu’en nous voyant passer l’on sache que notre voyage n’est pas un voyage ordinaire ; nous sommes en fête, nous suivons le Roi. » C’est dans cet esprit qu’il fait son humble service.
a – Où a été fondée, depuis lors, la station de Valdézia.
Khosana a grandi sous l’influence de la piété de ses parents. Lui-même a confessé le Sauveur depuis deux ans. Il se destinait à l’enseignement, et son ardent désir était d’entrer à l’école supérieure de Morija. Il a tout sacrifié pour aller avec nous. C’est un jeune homme de quinze ou seize ans, plein d’entrain, aimable, obligeant, respectueux, intelligent et riant de bon cœur. Passionné pour le chant, se faisant joyeusement le serviteur de tous, il met de la vie dans le camp, il est le favori de tout le monde.
Fono, lui, de deux ou trois ans plus jeune, est le fils d’esclaves affranchis. Depuis plus de quinze ans, ses parents, quittant les environs du Cap, se sont mis en route pour leur pays natal qu’ils supposent être le Mozambique. Ils se sont arrêtés à Léribé. Le père, devenu médecin populaire, a perdu de vue son projet. La mère, convertie, pieuse et qui a une grande affection pour nous, nous a confié Fono, son fils bien-aimé, espérant que cet Évangile que nous portons si loin, pénétrerait aussi dans ce jeune cœur. Le sacrifice de cette mère nous a touchés. Fono est le plus jeune des membres actifs de la caravane. Il est aux ordres d’Éléazar ; sa tâche, c’est d’être marmiton. Il est très réservé, j’allais presque dire maussade. Mais les yeux d’ivoire qui brillent avec tant de douceur dans cette figure d’ébène, disent assez qu’il est, à sa manière, affectueux et intelligent.
Placez maintenant, au centre de ce tableau, une jeune Européenne, l’image de la fraîcheur et de la gaieté, ma nièceb, puis une dame un peu plus grave, d’une activité incessante, d’une rectitude qui flétrit partout le biais et l’intrigue, d’une vigilance pour les besoins et le confort de tous, qui l’initie aux détails les plus intimes de la vie de chacun, d’un dévouement à toute épreuve, d’un jugement, d’une tendresse qui en font une mère pour les autres et une aide précieuse pour moi, Mme Coillard elle-même. Ajoutez, enfin, la silhouette du chef de l’expédition, un homme de quarante-cinq ans, petit, fluet, de mesquine apparence, cherchant à grisonner, mais jeune de cœur et de caractère, aimant l’esprit chez les autres, caressant les muses dans une langue étrangère, autrefois quelque peu mélancolique, aujourd’hui libre et heureux, défiant de lui-même, mais protestant de la droiture de ses intentions et de sa bonne volonté, et nous avons complété le tableau, fini notre ronde et fait connaissance avec les membres de l’expédition.
b – Mlle Élise Coillard, maintenant Mme D. Jeanmairet, avait rejoint M. et Mme Coillard à Léribé, peu avant leur départ.
Nous avons trois tentes et trois wagons attelés chacun de seize bœufs. La principale de ces tentes, de 4 mètres sur 3, toute doublée de calicot bleu, munie d’un double toit, ne se monte que dans les lieux où nous faisons un séjour plus ou moins long. C’est la salle à manger, le lieu de réunion et de rendez-vous où chacun a libre accès. C’est un don de l’église presbytérienne de Pietermaritzburg dont mon intime ami, M. Smith, est pasteur. Le wagon construit sous sa direction et d’après mes plans est plus large, sans être plus lourd, que les véhicules ordinaires de ce genre. Ce serait toutefois pour l’Europe un chariot très massif, 4 mètres sur 1,60 ; il est surmonté de cerceaux, plafonné de serge verte grossière, recouvert extérieurement de deux toiles, dont l’une soi-disant imperméable, muni de chaque côté d’une petite fenêtre à coulisses ; dans cette voiture, qui n’est ni grande, ni commode, entassez bagages et provisions ; sur un cadre en bois, garni de lanières et qui couvre le tout, étendez la literie où l’on se glisse de nuit et s’accroupit de jour ; sur la caisse de devant, qui contient la batterie de cuisine et qui sert de siège, placez Éléazar Marathane, son formidable fouet dans les mains et sa pipe à la bouche, et, devant l’attelage, Bushman qui se vante d’arriver le premier chez les Banyaïs, et vous aurez quelque idée de notre équipage africain. Derrière, enfin, les autres voitures, une douzaine de chiens — toute une meute — les hommes, les femmes, les enfants en chariot ou à pied ; puis prêtez l’oreille, la brise nous apporte les sons harmonieux d’un air favori et involontairement nous le fredonnons aussi. C’est ainsi que nous cheminons vers l’intérieur, les visages sereins et les cœurs pleins de joie et d’espérance.
8 mai 1877. — Il est 11 heures du matin, nous venons de traverser le Vaalc. Une maladie sévit parmi les bœufs.
c – Rivière qui fait la frontière entre les deux républiques hollandaises du Transvaal et de l’État libre d’Orange.
10 mai. — Je ne comprends pas pourquoi Dieu nous dispense cette épreuve ; il a le pouvoir de maintenir notre bétail en santé et de faire un miracle pour le guérir. Mais peut-être veut-il nous enseigner notre dépendance entière de sa providence et aussi l’économie et le renoncement. Ce que nous aurions dépensé en provisions, il faudra maintenant le garder pour acheter des bœufs. Du reste les bœufs sont au Seigneur comme nous-mêmes sommes à lui et tout ce qui concerne cette expédition.
Heidelberg, 12 mai 1877. — Vers le soir, nous sommes venus dételer derrière les coteaux qui nous cachent la ville. C’est un charmant endroit et il y a abondance d’herbe.
Heidelberg, 13 mai. — C’est dimanche. La journée s’est annoncée par un vent froid, un épais brouillard et par la mort de notre troisième bœuf, hélas ! un bœuf de devant gros et gras. Je n’avais pas dormi de toute la nuit, j’étais préoccupé et triste. Une promenade solitaire sur la colline me fit du bien. Je méditai le premier chapitre de Josué. Lui aussi pouvait trembler devant la tâche qui était devant lui ; mais le Seigneur ne lui donne pas de demi-promesses : « Nul ne pourra subsister devant toi. Je serai avec toi… Je ne te laisserai point ni ne t’abandonnerai point. Seulement, fortifie-toi et te renforce. » Après que nos hommes eurent dépecé le bœuf, nous eûmes le service et nous méditâmes Romains 12.1. Le soleil aussi a percé les nuages, il fait moins froid.
16 mai. — Voilà donc un mois, tout un mois, que nous avons quitté Léribé. Nous avons voyagé lentement, nous avons eu quelques contre-temps, c’est vrai, mais aussi que de bénédictions ! Nous sommes en bonne santé et tout dans la caravane est entrain, paix et harmonie. Les hommes et les jeunes gens rivalisent de bonne volonté et de courage ; les femmes essaient de se rendre utiles, les enfants sont charmants. A la halte de midi, nous lisons ensemble le Psaume 145, nous partageons les sentiments du psalmiste.
Prétoria, 19 mai. — « Voici, j’ai ouvert une porte devant toi que personne ne peut fermer. » Quelle bonne parole à notre arrivée ici !
Nous sommes sur un col, et Prétoria s’étale subitement à nos pieds. A notre gauche, les tentes d’un camp militaire anglais brillent au soleil ; les rues sont toutes pavoisées, le canon gronde, l’affluence est considérable, évidemment la ville est en fête. C’est que Sir Théophile Shepstone, le représentant britannique, prête aujourd’hui serment de fidélité à la reine ; la république des Boers a pris fin. Les jaquettes rouges et la canonnade excitent tellement nos gens que nous dételons à la hâte, au premier endroit venu, et remettons jusqu’au soir de planter les tentes.
Coïncidence étrange ! J’avais, sans le savoir, arrêté nos voitures à l’ombre de la prison, de cette même prison où, l’an passé, nos évangélistes ont été incarcérés. Cela a amusé nos hommes. Dans l’après-midi, Asser voulait, à toute force, nous montrer les cellules où on les avait enfermés. Il va frapper à la porte. Le geôlier ouvre, fronçant le sourcil : « Que veux-tu, Cafre ? » — « Je voudrais visiter et montrer la cellule… » — « Va-t’en, Cafre que tu es ! on n’entre pas ici ! » Et bang ! la porte crie sur ses gonds et nous envoie l’écho de la grosse voix du geôlier : « On n’entre pas ici ! » Les temps ont changé depuis l’an dernier.
L’après-midi, nous allâmes faire visite à l’administrateur du gouvernement, Sir Théophile Shepstone, que nous avions beaucoup vu à Natal en 1866. Il nous reçut de la manière la plus affable. Il vint saluer nos évangélistes, nous accompagna ensuite sur la place de la ville où jouait la musique militaire, et nous présenta aux personnages distingués de son entourage. Tout le monde nous tirait des coups de chapeau, voire même ce fameux révérend qui avait jeté robe et rabat aux orties pour devenir secrétaire d’État sous le président Burghers, également un apostat du ministère évangélique. M. Swaart avait cru devoir faire preuve de zèle pour le service de la république en arrêtant M. Dieterlen et son expédition. Puis, sous le nouveau régime qu’il sert et qui nous respecte, M. Swaart sent le besoin de se rapprocher de nous ; il brigue et obtient la faveur de nous être présenté. « Quels changements dans le pays ! » me dit-il avec un grand embarras. — « Oui, lui répondis-je, c’est dommage qu’ils n’aient pas eu lieu un peu plus tôt. » — « Voulez-vous m’accorder une demi-heure d’entrevue ? J’ai besoin, non pas de m’excuser, ajouta-t-il à demi-voix, mais de m’expliquer. » Je refusai, je crus qu’il valait mieux le laisser seul avec l’opinion publique et sa conscience. Il en fut mortifié, car, jouant sur son nom qui veut dire noir, il disait à un ami : « Je suis bien noir aux yeux de M. Coillard. »
31 mai. — C’est hier enfin que nous avons quitté Prétoria. Nous avions espéré partir de grand matin ; nous avions compté sans le maréchal ; le wagon ne fut prêt qu’au coucher du soleil. Quand je donnai le signal du départ, il était nuit, le ciel était chargé de nuages ; comme nous passions dans les rues obscures et désertes, nous ne pouvions nous empêcher de jeter un regard furtif à travers les fenêtres ; des rideaux entr’ouverts nous permettaient d’apercevoir d’heureuses familles, groupées autour de la table du thé près d’un feu pétillant, les uns causant enfoncés dans de moelleux fauteuils, d’autres écoutant les sons harmonieux du piano, tous oubliant les travaux du jour. Ils étaient at home ! Nos pensées volaient vers notre cher Léribé. Et nous étions là, cherchant à tâtons la grande route… du désert ! Il faisait froid, très froid, et l’obscurité était si grande que, lorsque nous nous arrêtâmes à onze heures du soir, nous découvrîmes que nous avions perdu la route.
6 juin 1877. — Le Bojeveld où nous voyageons est un district aride et par conséquent inhabité. Ce serait une Sologne sans les forêts qui le couvrent en partie. Les fermiers vont y hiverner avec leurs familles et leurs troupeaux ; ils y mènent, pendant quelques mois, une vie patriarcale et nomade.
Nous arrivons au campement d’un Boer. Les gros arbres qui l’ombragent sont littéralement chargés de lambeaux de venaison qui sèchent au soleil. Notre Nemrod revient de la chasse et est si content de nous voir que sa femme et ses filles portent à nos voitures du lait, du beurre frais, des œufs et de la viande. Il manifeste beaucoup d’intérêt pour notre entreprise. Le dialogue suivant s’engage entre lui et Éléazar Marathane :
Le Boer : « Et toi aussi, tu es chrétien ? » — Éléazar : « Oui, Monsieur. » — Le Boer : « Et tu vas avec Monsieur le missionnaire pour évangéliser les Banyaïs ? » — Éléazar : « Oui. C’est pour cela que j’ai quitté mon pays, ma femme et mes enfants. » — Le Boer : « Et penses-tu que les Banyaïs se convertissent et deviennent des chrétiens ? » — Éléazar : « Eh ! sans doute, tout aussi bien que je me suis converti moi-même. » — Le Boer : « Ah ! oui, mais les Banyaïs, je les connais moi, ils sont bien différents de toi et de vous tous. Ce sont des païens, des sauvages, tout ce qu’il y a de plus sauvages. » — Éléazar : « Monsieur, il n’y a rien qui puisse vaincre la grâce de Dieu ; avant ma conversion, moi, j’étais tout aussi mauvais que les plus sauvages des Banyaïs, et cependant… » — Le Boer : « Ça ne fait rien, vous verrez que vous aurez une tâche ingrate. Je le sais par les Bapédis qui sont à mon service. J’ai souvent essayé de leur enseigner les choses de Dieu, mais ils me répondent toujours : « Nous suivons nos aïeux, nous, et, s’ils sont allés dans ce que vous appelez l’enfer, nous ne voudrions pas aller sans eux dans le ciel des blancs. » — Éléazar : « Ne te décourage pas, mon maître, aie de la persévérance et la lumière se fera dans les ténèbres. Tu sais que, quand on commence à dompter de jeunes bœufs, ils ne manquent pas de donner des coups de corne et de casser les clés de joug. Peu à peu, ils s’adoucissent, ils deviennent forts et dociles et traînent nos voitures. »
Nous nous séparons à regret de cet homme intéressant, et, après qu’il nous a quittés, nous continuons à parler de lui.
Nous sortons maintenant du Kameel’s Poort, les collines s’écartent subitement et s’allongent dans une direction différente. Nous cheminons à travers des bois épais et épineux. Avant peu, je le crains, les tentes de nos voitures seront en lambeaux.
Eland’s River, 7 juin 1877. — Ces Bassoutos sont de bons enfants. Ils ont la vie dure en voyage et, quand quelque chose menace d’assombrir leur humeur, ils sont ingénieux pour trouver les moyens de s’égayer mutuellement. Ces jours-ci, mon clairon est le thème de la conversation et des discussions animées que l’on a, le soir, autour du feu. C’est le réveille-matin, et c’est moi qui m’en charge. Quand, fatigués le soir, il leur faut encore monter la garde une bonne partie de la nuit, et que, le matin, le clairon sonne le réveil au moment où ils commencent à sommeiller, ce n’est pas gai, on le comprend. Mais un jeu d’esprit et toute la mauvaise humeur est balayée par un éclat de rire. On s’attache à des gens pareils.
C’était, en effet, une difficulté presque de tous les jours que le réveil.
J’avais toujours à me plaindre d’Asser, d’Azaël et Cie qui ne se lèvent qu’à grand’peine le matin. Ils maudissent ma trompette et, bien qu’ils gardent leur bonne humeur, toutefois ils déclarent que de voyager avec quelqu’un qui hait le sommeil, c’est fort peu agréable.
Et devant cette difficulté quotidienne, Coillard, lui-même fatigué, a recours journellement à Dieu pour lui donner la patience.
Le vendredi 8 juin, nous dételâmes à l’ombre de quelques arbres pour y passer la nuit. A peine l’obscurité avait-elle couvert la terre que les chacals et les loups commencèrent leurs concerts discordants. Mais les feux brûlaient déjà tout autour du bivouac, et les fusils étaient chargés ; chacun était prêt. Il n’y avait pas de clair de lune ; mais le ciel était étoilé, et il faisait si doux que nous restâmes assez longtemps au feu à causer avec nos gens, à contempler ces arbres secs, troncs et rameaux, qui brûlaient tout entiers autour de nous, et contre la flamme desquels les buissons qui les entouraient se découpaient si nettement, avec leur épais feuillage, qu’ils nous rappelaient le buisson de Moïse. Ce rapprochement nous fit du bien, car, nous aussi, nous avions reçu une mission du Seigneur, et nous avons besoin que le Seigneur nous dise : « Je t’ai connu par ton nom, je serai avec toi. » Les feux brûlèrent toute la nuit ; les flammes, qui s’élançaient du sein des buissons jusqu’aux rameaux des arbres embrasés, illuminaient l’intérieur de nos voitures et le pays d’alentour. Nous entendîmes des concerts, mais ne reçûmes pas de visites. Le samedi matin, nous étions sur pied avant jour ; comme le soleil sortait radieux et lançait ses premiers feux, perçant l’ombrage de la forêt, nous éprouvâmes quelque chose de ce que dut éprouver Adam avant la chute, quand Dieu venait à l’aurore causer avec lui, et, tout en marchant, cédant aux impressions de nos cœurs, nous chantâmes un cantique.
C’est ainsi que nous arrivâmes heureux et joyeux là où nous devions passer le dimanche. Il y eut bien un léger nuage, car nous eûmes un peu de difficulté à choisir un endroit convenable. Asser et plusieurs des hommes étant allés à la chasse, j’étais seul et je dus courir, aller et venir ; j’étais éreinté. Et, en fin de compte, nous dételâmes à un endroit que mes braves amis désapprouvèrent à leur arrivée à cause du tsetlo, espèce d’épine rampante à plusieurs pointes. Je me rendis à leur désir pour l’amour de la paix, mais il y eut un orage violent au dedans de moi. On s’en aperçut bien ; cependant j’évitai de leur parler. Nous attelâmes de nouveau, après nous être bien installés pour le dimanche, et nous allâmes un peu plus loin. Nous ne perdîmes rien au change, si ce n’est la belle vue que nous avions de la rivière qui coulait à nos pieds. Nous nous arrêtâmes sous un bosquet de gros mimosas qui nous donnèrent force bois pour nos feux de la nuit et un frais ombrage pour le jour. Mais un fourré inextricable nous séparait du lit de la rivière qui forme ici de vrais abîmes, l’antre du crocodile.
Le dimanche nous eûmes un bon service, et une douce méditation sur Romains 5.1. Puis, nous fîmes avec Christina, une promenade solitaire au bord de la rivière, à l’ombre des arbres, et nous eûmes quelques moments d’entretien intime, de méditation et de prière. C’est un des plus doux moments que nous ayons eus en voyage. Nous reprîmes le chemin de notre bivouac, heureux et réconfortés. Tiny faisait remarquer : tous ces beaux arbres, cette belle rivière, ces coteaux boisés, c’est le parc de notre Père. Il aime que nous en jouissions, il aime que nous soyons heureux et joyeux ; et la paix dont nous jouissons nous met en communion immédiate et intime avec lui et avec ses saints. Nous rentrâmes pour le service de l’après-midi sur Éphésiens ch. 2 : le commencement du chapitre qui nous tire de la pourriture du sépulcre, nous transporte dans les cieux et nous y fait asseoir sur le trône de Dieu (verset 6). « Jésus est notre paix, » voilà la parole qu’il nous fallait. Jésus, ce Prince de paix, fait notre paix à la cour du ciel, apporte la paix dans nos rapports avec nos semblables, et la paix dans nos cœurs et dans nos pensées ! Le soleil nous éclairait de ses derniers rayons. Tout dans la nature parlait de paix : pas un cri, pas un bruit, pas un mouvement autour de nous. Cette solitude parfaite, qui a quelque chose de si effrayant et de si saisissant et qui vous fait croire que vous êtes tout seuls au monde, revêtait aujourd’hui un doux aspect. Loin du bruit, des agitations, des querelles des villes, tout ici était paix. La solitude avec Jésus, c’est un ciel, c’est la paix ! Oh ! que cette paix qui surpasse toute intelligence garde tellement nos cœurs et nos esprits, que tout devant nous, derrière nous, autour de nous, comme en nous, soit paix ! Que ce beau voyage que nous faisons, accompagnant le Prince de paix, soit paix !
A travers le col de Sébitiéla, 14 juin 1877. — A peine arrivés hier là où nous dételâmes, un accident qui eût pu être plus sérieux vint jeter un nuage au bivouac. Christina, qui avait eu une matinée de fatigue et d’agitation et se plaignait d’un violent mal de tête, descendait de la voiture ; son pied glissa et elle tomba le visage contre terre. J’accourus et la relevai la figure noire et ensanglantée. Tous les gens accoururent aussi. Ma pauvre femme en sera quitte pour de fortes contusions à la figure, à l’œil gauche surtout. Même dans cette circonstance, je reconnais la bonté de Dieu qui l’a préservée d’un accident fatal et moi d’une plus grande épreuve.
Dans l’après-midi, nous allâmes voir le chef Sébitiéla. C’est le premier chef que nous rencontrons sur notre route depuis que nous avons quitté le Lesotho. Les villages bapédis ont des rues et des quartiers. Chaque quartier, qui relève d’un homme important, se compose d’une agglomération de huttes entourées, chacune, d’une palissade, et ces palissades forment un labyrinthe de rues tortueuses où il est facile de s’égarer. L’une de ces ruelles nous conduisit au lekhotla (place publique). C’est là que je trouvai Sébitiéla, un homme portant la cinquantaine, assis, ou plutôt roulé nonchalamment, sur une peau vieille et sale. Il toucha la main que je lui tendis, je m’assis et j’essayai d’entamer une conversation — tâche ingrate. J’échouai. Je lui racontai le but de mon voyage. Sa figure s’assombrit. « Si tu vas chez les Banyaïs pour cet objet que tu dis, tu vas gâter et détruire. Ici nous ne voulons pas de missionnaires blancs, nous n’en voulons pas à tout prix. » — « J’en suis fâché, mais pourquoi ? » — « Vous êtes des destructeurs et des gens de mensonge. Vous nous chantez que si nous croyons nous vivrons ; ne mourrez-vous donc pas, vous autres, aussi bien que nous ? Voici Mankopane qui a bien reçu les missionnaires et il vient de mourir. » La position devenait pour moi un peu embarrassante. Je n’étais préparé ni à sermonner ni à l’être. « Mon maître, lui dis-je, les villes que tu gouvernes sont dispersées tout autour de ta capitale et de l’autre côté du ruisseau. Si tu as besoin de quelqu’un de tes gens, tu l’envoies chercher, il traverse le ruisseau et vient. C’est juste ce que fait Dieu, le grand Roi, et, parce qu’il appelle ses enfants chez lui, ils traversent la rivière de la mort pour aller à la cour de leur Père. C’est là la mort du chrétien. » — « Comment, tu m’as dit que tu venais me visiter et voilà que tu me sermonnes. Je ne veux rien entendre de toutes ces bagatelles. Nous aussi, nous avons un dieu que nous prions et des livres qui nous enseignent. Assez, assez ! Qu’enseignes-tu de si étrange, dis ? » — « Nous n’enseignons rien de mauvais, au contraire. Ce que nous enseignons, permets-moi, mon seigneur, de te l’expliquer en deux mots. Le Fils de Dieu lui-même est venu parmi nous et nous a révélé le cœur de son Père, et, bien qu’il soit retourné vers lui, il nous a laissé ses préceptes, dans ce livre que tu vois, et ce livre ne nous enseigne que de bonnes choses. » — « Par exemple ? » — « Il dit à chaque homme : Tu ne tueras pas, tu ne voleras point, tu ne diras point de mensonge… » — « Ah, vraiment, et pourtant c’est vous qui volez, vous êtes des menteurs ! Assez de vos fables ! »
Je me sentis saisi d’une profonde tristesse. Il me semblait que Jésus n’était pas là et qu’il m’avait livré tout seul à la risée de ces païens. Tandis que le chef parlait, tous les hommes gardaient un profond silence. La figure des uns semblait exprimer la pitié, d’autres souriaient et un quidam, assis devant moi, prenait un plaisir étrange à applaudir chaque parole d’or qui sortait de la bouche du chef, en s’inclinant et en frappant la terre de son index. J’essayai de causer un peu d’autre chose et d’exciter l’intérêt, la curiosité de ce pauvre hère, mais en vain. Toutes mes paroles s’aplatissaient comme des balles de plomb contre un rocher, sans y faire aucune impression. Au bout de quelque temps je me levai et, après avoir adressé au chef quelques paroles sérieuses qu’il daigna écouter sans m’interrompre, je le saluai et partis. Mes gens, qui avaient gardé tout le temps le silence le plus complet, restèrent au lékhotla, évidemment pour tâcher de reprendre ma conversation ; mais le chef les quitta, alla s’asseoir de côté, leur tournant le dos, et ils ne tardèrent pas à me suivre.
Comme je retournais aux wagons, je me sentais triste et humilié. J’avais trop compté sur moi-même et pas assez sur mon Dieu !
Les voyageurs passèrent le dimanche 17 juin à Marabastad, « le dernier village de blancs de ce côté-ci du Limpopo ! » et, le samedi 23 juin, ils arrivaient à la station de Goedgedacht. [Le récit complet du séjour à Goedgedacht et à Valdézia a été imprimé sous le titre de : Une visite à Valdézia, Genève, 1910, in-12.]
Lorsque nous arrivâmes en vue de la station de notre frère Hofmeyer, missionnaire hollandais, au pied de la belle chaîne de montagnes du Zoutpansberg au delà de laquelle aucun messager du Christ n’a encore porté l’Évangile, nous tombâmes à genoux et rendîmes grâces à Dieu. Nous eûmes une réunion de prière et d’actions de grâces qui fut extrêmement solennelle et que nous n’oublierons jamais. Cette belle chaîne du Zoutpansberg, c’est notre Ebénézer et cet endroit où nous allons nous reposer ce sera notre Péniel, où Dieu nous montrera sa gloire.
Goedgedacht est une mission entièrement soutenue par l’église hollandaise du Cap. M. Hofmeyer est maintenant à la tête de l’œuvre. C’est un homme puissant en foi et en œuvres, au cœur brûlant d’amour et d’enthousiasme pour le service de son Maître. L’esprit qui l’anime s’est communiqué à ses gens. Pour eux, l’expédition chez les Banyaïs est la réalisation d’un beau rêve ou plutôt la réponse à d’ardentes prières. Quand Mabille vint ici, avec Paul Berthoud, en quête d’un champ missionnaire, M. Hofmeyer leur montra les Spelonken et le pays des Banyaïs. Son cœur brûlait de voir les Banyaïs évangélisés.
Aujourd’hui, il est hors de joie et disposé à tout faire pour nous. Il nous a procuré deux attelages de bœufs pour aller à Valdézia.
Devant revenir à Goedgedacht, nous y avons laissé tous nos bagages et nous nous sommes mis en route (jeudi 28 juin) à travers le pays connu sous le nom de Spelonken, à cause de ses collines toutes boisées. Mais nous ne manquons pas de trouver ici et là quelques mauvais pas.
Figurez-vous un petit mamelon, entouré de collines parsemées d’arbres et d’arbustes ; au pied, un ruisseau qui serpente et bouillonne dans la vallée ; en face, la chaîne majestueuse du Zoutpansberg avec ses flancs couverts de forêts, ses gorges profondes, ses cimes dentelées qui se découpent sur un ciel d’azur ; et, sur ce petit mamelon, comme dans un nid qu’il faut chercher, placez un hameau semi-européen : c’est Valdézia, c’est la station de l’église libre du canton de Vaud, commencée en 1873 par nos évangélistes bassoutos Asser et Éliakim, et fondée définitivement, deux ans plus tard, par M. M. Paul Berthoud et Ernest Creux. Deux petites maisons d’habitation, de grandes huttes indigènes, qui servent de dépendances et d’école, un hangar que l’on va inaugurer comme lieu de culte et près duquel sont plantés deux poteaux auxquels on suspend une grosse cloche, à quelques pas de là un groupe de trois ou quatre chaumières, qu’on décore du nom de « Lesotho » et où vivent les évangélistes qui ont suivi nos frères Vaudois : le tout, blanchi à la chaux et à demi-couvert de plantes grimpantes, fait un effet charmant. On se croit dans un petit coin de la Suisse.
Pour y arriver, nous avons traversé un beau pays, pas précisément pittoresque. Les collines boisées étaient escarpées, le chemin décrivait des courbes interminables ; les ruisseaux, pour la plupart à sec, nous barraient le chemin par leurs gués fangeux, de sorte que, plus d’une fois, je bénis Dieu de n’avoir pas pris nos bagages.
Nous sommes parmi les Magouambas. Leurs hameaux, semés sur tous les coteaux, sont d’un négligé et d’une malpropreté qui font un contraste pénible avec les bosquets qui généralement les ombragent. Leur langue — à l’oreille du moins — leur accoutrement et leurs armes, nous rappellent les Zoulous. Comme eux aussi, on les voit se baigner dans tous les ruisseaux.
C’est ainsi que, tout en faisant nos observations, nous étions arrivés (samedi 30 juin) dans le voisinage de Valdézia. Une petite fille, venue sans doute comme « éclaireur », nous a aperçus et bientôt paraît toute une procession, nos amis Creux et Berthoud, les dames et les enfants, les catéchistes et leurs familles. Que d’exclamations de joie ! Que de questions auxquelles on ne peut répondre ! A notre arrivée sur la station, nous nous rendons tous ensemble à la hutte qui a, jusqu’ici, servi de temple et nous confondons nos sentiments de joie et de reconnaissance dans des prières communes.
Le lendemain, dimanche 1er juillet, il y avait un nombreux auditoire. Éliakim prêcha en ségouamba. Que c’est étrange d’entendre un Mossouto prêcher dans une langue étrangère ! Les premières paroles d’Éliakim, avec son ton solennel, me sont restées gravées dans la mémoire. Asser, dans une allocution pleine d’à-propos et de simplicité, fit nos salutations et rappela d’une manière touchante les temps où Eliakim et lui furent laissés tout seuls par MM. Mabille et Berthoud pour commencer l’œuvre. Ils ne comprenaient pas la langue et ils étaient loin de leurs familles ; les commencements furent difficiles. L’après-midi, nous eûmes une réunion de salutations mutuelles en sessouto, langue que nos évangélistes ont implantée chez les Magouambas qui les fréquentent.
Nos amis s’évertuent à rendre notre visite aussi agréable que possible. Nous partageons notre temps et les repas entre les deux familles des missionnaires.
Le dimanche 8 juillet a été un jour de grande fête à Valdézia. Pour l’occasion, le temple rustique avait été badigeonné, une belle cloche appelait, pour la première fois et à grandes volées, fidèles et païens à la prière. Bientôt un auditoire compact se pressait dans l’enceinte de cet édifice primitif. Grâce à ma connaissance du zoulou, je pus suivre la méditation de M. Berthoud sur l’enfant prodigue. Puis eut lieu la cérémonie solennelle du baptême de six jeunes hommes et d’une femme. A la requête de mes amis, j’adressai quelques paroles à cette petite bande de néophytes. Je me sentais profondément ému en présence de ces hommes confessant publiquement leur foi et qui, naguère, étaient encore plongés dans les ténèbres du paganisme, sans espérance et sans Dieu. En présence d’une telle transformation, qui oserait douter que l’Évangile du Christ est bien « une puissance de Dieu en salut à tout croyant ? » Mes pensées ne s’arrêtaient pas à ce qui se passait devant moi, elles étaient toutes pleines de la mission qui m’est confiée. Des baptêmes d’enfants l’après-midi et la sainte Cène le soir remplirent et terminèrent cette journée bénie.
Nos amis de Valdézia nous cédèrent de leurs provisions et des étoffes pour échanges. Ils s’étaient arrangés d’avance pour renouveler au moins un de nos attelages en nous donnant leurs meilleurs bœufs. Ils se conduisirent envers nous avec une générosité qui nous toucha. Du reste, les égards qu’ils eurent pour nous, la délicatesse avec laquelle ils nous préparèrent des surprises, nous confondirent et nous humilièrent.
Ce petit séjour dans cette succursale du Lesotho reposa nos gens et les retrempa. Il fallut pourtant se séparer. Nous reverrons-nous jamais ? Nos amis, M. Creux surtout, sont tout pleins du projet d’ouvrir un chemin à travers le Zoutpansberg et le Limpopo, de pénétrer dans le pays d’Oumzila et de faire, l’an prochain, une expédition qui se rencontre avec la nôtre chez les Banyaïs. Qu’adviendra-t-il de ces plans qui ne sont encore qu’ébauchés ?
M. Creux nous accompagna en famille et nous reprîmes le chemin de Goedgedacht. A notre approche de Goedgedacht (13 juillet), tout le monde accourut à notre rencontre ; c’était de la joie, des chants et des poignées de mains sans fin. M. Hofmeyer, qui trouvait que nous étions restés un peu trop longtemps à Valdézia, dit à M. Creux en plaisantant : « On vous a donné toute la moelle, on nous apporte les os à nous. » — Le fait est que l’hiver passe rapidement et que, tout contents que nos amis Hofmeyer sont de nous voir, ils désirent, comme nous, que nous partions au plus vite, pour profiter de la bonne saison. Aussi, dès le lendemain, nous nous mîmes à charger les voitures. Nos gens étaient pleins d’entrain. Le soir, nous eûmes une réunion bénie, où deux hommes professèrent d’avoir trouvé le Sauveur.
Le lendemain, dimanche 15 juillet, fut aussi un beau jour. Je prêchai à un auditoire nombreux et sympathique sur 1Cor.6.19 : « Vous n’êtes pas à vous-mêmes. » M. Creux, l’après-midi, fit entendre de sérieux appels, et, le soir, à une réunion fraternelle, présidée par M. Hofmeyer, il se dit des choses excellentes. On sentait que le Seigneur était là. L’impression était profonde et solennelle.
Le lundi matin, M. Hofmeyer me salua en me disant : « Le Seigneur me demande mon bras droit pour vous le donner, vous l’aurez. Migal est déjà venu me dire qu’il s’offre pour vous accompagner. » — Un peu plus tard, Simoné et Japhéta, deux hommes de confiance, se présentèrent aussi pour nous servir de guides. Donc trois ouvriers de plus, juste le nombre que j’avais demandé dans mes prières ! Aucun de nous n’avait parlé à ces hommes, c’était une affaire entièrement entre eux et Dieu.
Toute la journée fut employée à écrire des lettres et à acheter des provisions. Mais, à notre grand étonnement, les gens de Goedgedacht avaient déjà pourvu à nos besoins les plus pressants : patates, arachides, maïs, mabélé, farine, tout avait été préparé pendant que nous étions à Valdézia. On les apportait maintenant avec un tel entrain, que « nos wagons — remarquait quelqu’un — prenaient de l’embonpoint à vue d’œil ». M. Hofmeyer m’avait procuré quatre bœufs à bon compte. Il nous en donna un cinquième pour mettre sous le joug ou pour tuer, à notre choix. Il me céda aussi huit ânes, mais il y en avait dix quand il me les livra. Il ne voulut écouter aucune remarque. Le prix courant est de 150 francs par tête ; il me les a cédés à 75 francs et m’en a donné dix pour huit.
Le soir eut lieu la réunion d’adieux. Notre frère parla avec une chaleur de cœur vraiment électrisante. A propos des trois hommes qui partent avec nous : « Vous savez, dit-il, la place qu’ils occupent ici, mais Dieu les demande. Mon seul regret, c’est que mes trois fils soient encore trop jeunes. Quelle joie pour moi, si Dieu me disait : « Hofmeyer, j’ai besoin de Jan, de Hendrick et de Christophel, donne-les moi tous les trois. » Sa voix tremblait d’émotion. Puis, se tournant vers ces hommes : « Sachez, mes frères, leur disait-il, que l’engrais de l’Évangile, c’est souvent la chair et le sang de ceux qui le prêchent. » Un silence d’une solennité saisissante suivit ces paroles.
Simoné alors se leva, fit connaître de quelle manière il avait compris l’appel de Dieu : « Nous partons pour la guerre, comme les Israélites contre les Amalécites ; vous, demeurez en paix et combattez par vos prières. » Son allocution était un torrent de feu. Japhéta et Aaron parlèrent ensuite avec un calme mâle : « Voici mes enfants, dit ensuite M. Hofmeyer en se tournant vers moi, parlez-leur. »
« Qui vous a appelés ? Qui vous envoie au pays des Banyaïs ? » leur demandai-je. — « C’est notre Jésus, notre Maître et notre Roi, » répondirent-ils tous d’une voix. — « J’en suis bien aise. Je craignais que vous n’ayez cédé à l’instance de nos appels et simplement pour aider les églises du Lesotho. Car nous sommes faibles et pauvres et je ne sais trop quelle récompense nous pourrions vous promettre. Votre Maître, c’est aussi notre Maître à nous, nous le suivrons ensemble. » Toute la congrégation était en larmes et, lorsqu’on essaya de chanter, les sanglots couvraient presque le chant. Cette réunion, qui se prolongea jusqu’à 11 heures du soir, ne s’effacera jamais de mon souvenir. Elle nous rappelait, à Christina et à moi, les dernières scènes de Léribé ; aussi sentîmes-nous le besoin de nous arracher brusquement à nos amis et de nous retirer.
Le mardi 17 juillet, c’était mon quarante-troisième anniversaire de naissance. En me réveillant, je trouvai épinglé près de mon chevet, à la toile de la voiture, ce beau texte illustré : « Commit thy way unto the Lord — Remets ta voie sur l’Éternel. » C’était un précieux motto que ma bien-aimée me donnait au seuil d’une nouvelle étape dans la vie et au commencement de notre entreprise.
Après beaucoup d’embarras pour la réorganisation de nos attelages, tous nos amis se réunirent une dernière fois devant nos wagons, nous nous recommandâmes mutuellement à Dieu et à la Parole de sa grâce et nous partîmes. Nous nous retournions de temps en temps pour jeter encore un regard sur ce dernier poste du christianisme et de la civilisation que nous quittions.
M. et Mme Creux voulurent nous accompagner et camper une fois encore avec nous, mais eux aussi durent nous dire adieu (18 juillet). Et, quand ils eurent tourné le timon de leur voiture, que nous eûmes recueilli leurs derniers signaux d’amitié, nous comprîmes que la planche était définitivement tirée qui nous unissait encore au rivage, que l’ancre était levée et que nous étions en pleine mer. Mais ce n’était pas la mer qui s’étendait devant nous, c’était, au delà des montagnes, le désert et l’inconnu.
« Nous serons sevrés de tous nos amis et privés, pour longtemps sans doute, de tous rapports avec eux et avec le monde civilisé. Mais l’Éternel est notre lumière et notre délivrance, de quoi pourrions-nous avoir peur ? »
« Nous disons bien que nous retournerons en Europe à notre retour, écrivait Coillard à un ami, la veille de son départ de Goedgedacht, mais nous n’osons fixer nos pensées sur ce projet qui a déjà été tant de fois pour nous un mirage. Nous tournons nos regards vers le ciel ; là, pas de déceptions, et probablement que nous en foulons déjà le seuil ! Mais nous sommes prêts à vivre ou à mourir pour glorifier le Seigneur ! »