François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

IX
à léribé
1876-1877

M. et Mme Buchanan. — Le synode et la Conférence. — Mort de la Mère Bonté. — Projets de mission extérieure. — Une porte ouverte. — La première expédition chez les Banyaïs. — Conférence extraordinaire à Thaba-Bossiou. — Une grave proposition. — Dix jours de prières. — Fais de nous ce qu’il te semblera bon. — Préparatifs de départ. — Voyage à Pietermaritzburg. — Adieux. — Départ de la station. — Adieux à Molapo. — Séparation d’avec Mabille. — En route !

Pendant près d’un an, de juillet 1875 à mai 1876, Coillard n’écrivit rien dans son journal, si ce n’est ce passage :

20 janvier 1876. — « Et quoi que nous demandons, nous le recevons de Lui, parce que nous gardons ses commandements et que nous faisons les choses qui lui sont agréables. » (1 Jean 3.22) Voilà donc les deux conditions : garder ses commandements, faire ce qui lui est agréable, et alors l’exaucement est certain.

Le 4 février 1876, M. et Mme Buchanan, missionnaires américains de Durban, avec lesquels M. et Mme Coillard s’étaient intimement liés lors de leur exil à Natal, arrivèrent à Léribé : « Nous voici heureusement arrivés au port, raconte Mme Buchanana, dans une belle et paisible maison chrétienne au milieu des montagnes. Cette visite a été une des principales raisons qui nous ont poussés à entreprendre ce voyage. C’est un Élim. M. Coillard est français, sa femme est écossaise. Ils se complètent l’un l’autre. Lui est un homme charmant, raffiné et intellectuel ; il a cette simplicité enfantine — non pas puérile — qui caractérise beaucoup de chrétiens français. Mme Coillard a quelque chose de plus fort, elle est bien élevée, pleine d’énergie et profondément attachée à l’œuvre de la Mission. Toute la maison est pénétrée de ces deux éléments : dans l’ameublement et l’arrangement général un goût et un cachet français mêlés à un certain air de confort, agréablement matériel, qui est spécial aux Écossais. L’accueil qui nous a été fait est indescriptible, en même temps plein de cordialité, d’amour et de joie.

aOur house on wheels, or six months experience in an african wagon, 1875-1876.

M. Coillard « marche avec Dieu », et, lorsqu’il prie, c’est, avec un très saint respect, un homme parlant à un ami. Il prie, en les appelant par leur nom, pour toutes nos connaissances communes.

La station est assez loin sur une montagne et gardée, comme par une forteresse naturelle, par les rochers qui forment un demi-cercle autour d’elle. La maison est bonne et confortable, un joli jardin, beaucoup de fruits, figues, pêches, amandes ; tout près, l’église, un bâtiment solide et plein de goût. Environ à un jet de pierre, le village noir de la station ; tout autour, une population très dense.

Pour la première fois depuis que nous avons quitté Pietermaritzburg, nous avons consenti à quitter notre wagon pour nous installer dans la chambre d’hôtes, grande, gaie et jolie. En regardant les montagnes rocheuses qui s’élèvent tout autour de la station, Mme Coillard me disait un jour : « Lors de la guerre, avant notre expulsion, c’était partout une vraie illumination ; les natifs vivaient dans toutes ces excavations pour être près de nous, sous notre protection, et par les feux nous pouvions juger de leur nombre. »

La pureté de l’air de Léribé est indescriptible. Nos matinées sont délicieuses. Pendant notre séjour, on apporte le déjeuner sous un bel arbre dans le jardin, et là, autour de deux petites tables, il n’y a que des visages heureux ; au travers de la treille couverte de vigne nous avons la vue sur le jardin, sur les montagnes et, au delà, sur un ciel bleu, infiniment bleu. Le repas est un réconfort pour le corps, un rafraîchissement pour le cœur ; la conversation est toujours agréable, souvent piquante, très savoureuse, parfois étincelante. »

Peu après le départ de ces amis Buchanan (fin février) et peu avant le synode, Coillard apprit la mort — survenue le 13 janvier 1876 — de sa mère, la « mère Bonté ».

« Le voilà donc brisé, le plus fort lien qui m’attachait à la France, je pourrais dire à la terre, si je n’avais pas de femme. Je devais m’attendre à la mort de ma bonne vieille mère, et cependant le coup fut douloureux. Il me semble que, si j’avais pu la voir une fois encore, c’eût été une douce consolation et pour elle et pour moi. Le Seigneur en a jugé autrement. Il ne me reste qu’à attendre, avec résignation, le moment où nous nous rencontrerons là haut, dans le repos éternel des saints.

Vous savez, vous, l’amour filial que j’avais pour ma mère, écrit Coillard à M. Casalis, le 20 avril ; ce que vous ne savez pas aussi bien, c’est combien elle en était digne. Elle a vécu pauvre et ignorée, mais les sacrifices qu’elle a faits, Dieu les a agréés, et ce n’étaient pas des sacrifices qui ne coûtaient rien. Quand un jeune homme quitte patrie, parents, amis, tout, pour aller prêcher l’Évangile aux païens, il part entouré de la sympathie et porté sur les prières des chrétiens. Si des épreuves l’attendent là où il va, il y aura aussi de grandes et douces compensations. Mais la mère, qui reste pleurant ce bâton de vieillesse qui lui est ravi au moment où elle pensait s’y appuyer ! Son sacrifice à elle n’est pas d’un jour, c’est du reste de sa vie. Le Seigneur, lui, sait tout. Il n’oublie pas même le verre d’eau donné en son nom. C’est mystérieux que Dieu ait refusé à ma mère bien-aimée l’exaucement de son désir et du mien, celui de nous revoir ici-bas. Mais le chemin ne saurait être bien long, et, après les fatigues du jour, j’irai rejoindre dans le repos des saints celle à qui, après Dieu, je dois tout. »

Le troisième synode général des églises du Lesotho et la Conférence devaient se réunir à Léribé ; il fallut faire de grands préparatifs pour loger tout le monde. Le synode dura du 5 au 11 avril 1876 :

Ce fut un vrai temps de fête pour nous, écrit Coillard. Soixante-dix-huit délégués, outre les missionnaires eux-mêmes, bien entendu, et les évangélistes, y représentaient les églises. Des chrétiens en grand nombre y étaient accourus de tous les coins du pays. Il s’y trouvait encore des délégués de la Cafrerie et d’ailleurs, dont quelques-uns, outre des messages de fraternité et d’encouragement, nous apportaient aussi, sous la forme de souscriptions, des preuves tangibles de leur intérêt. Les chefs païens eux-mêmes ne purent pas rester indifférents à cette grande manifestation, et les autorités anglaises du pays tinrent aussi à venir nous exprimer leurs bons vœux.

Au synode succéda la Conférence des missionnaires, à laquelle Coillard présenta de nouveau sa demande de retour en Europe. La Conférence s’y montra très favorable et Coillard écrit, à ce sujet, le 20 avril, au Comité de Paris :

« Il y a dix-neuf ans que je suis en Afrique, ma compagne un peu moins. Vous savez la vie d’isolement, de luttes et d’agitation que nous y avons eue. Trois fois nous avons dû recommencer les travaux de la fondation de notre établissement, et ce n’est que maintenant que nous pouvons les dire terminés. Trouvez-vous étrange ou déplacé, chers directeurs, que nous demandions maintenant quelques mois de relâche et de changement ? Nous ne sommes pas fatigués de l’œuvre, nous ne sommes pas découragés. Non, au contraire. C’est dans l’intérêt même de cette œuvre que nous désirons aller nous retremper quelque temps dans la communion des chrétiens et des églises qui nous ont envoyés. Cette œuvre, nous la portons sur nos cœurs. Où que nous nous trouvions, soyez-en sûrs, il nous sera donné de continuer à veiller diligemment sur ses intérêts. Il m’est bien doux de penser que j’ai l’assentiment unanime et les vœux les plus fervents de tous mes frères.

Si ce projet est du Seigneur, comme nous le croyons, il inclinera lui-même vos cœurs à nous ouvrir la porte. L’ouvrir nous-mêmes, nous ne le voudrions pas, encore moins penserions-nous à la forcer. Rien ne nous répugnerait comme de retourner en France si vous ne pouviez pas nous y souhaiter la bienvenue, franchement et cordialement. J’ai peur des arrière-pensées. Nous désirons, par-dessus tout, obéir au Maître, le suivre et le servir en France comme en Afrique. Où qu’il nous appelle, il nous a confié une mission spéciale, nous en sommes persuadés. »

Immédiatement après ces réunions de Léribé eut lieu le départ de l’expédition chez les Banyaïs. Mais il faut revenir un peu en arrière pour éclairer les origines de ce projet de mission qui a eu, sur la vie de Coillard, de si grandes conséquences. Au cours d’un voyage d’exploration avec M. Paul Berthoud (23 mai au 30 octobre 1873), Adolphe Mabille avait reconnu qu’il n’y avait pas, dans le Transvaal de nouveaux champs de travail pour les églises du Lesotho. Mais, plus au nord, vivaient d’autres tribus auxquelles personne encore n’avait porté l’Évangile. Mabille était accompagné de catéchistes bassoutos ; à son retour, il les laissait dans le nord du Transvaal, leur disant : « Il est temps que vous, chrétiens bassoutos, vous deveniez à votre tour missionnaires ; allez voir, entre le Limpopo et le Zambèze, s’il n’y a pas là une porte ouverte pour vous. » Sur cette injonction, le 18 mai 1874, Asser, avec un Mopédi nommé Jonathan, autrefois converti à Léribé, et deux autres compagnons, partaient de la station de Goedgedacht pour traverser le Limpopo.

A la même époque, la Conférence et le synode étaient réunis à Morija (mai 1874) ; après avoir entendu Coillard et Mabille, on mit à l’étude le très important sujet de la création d’une mission intérieure et d’une mission extérieure. « Quand on a parlé d’une mission extérieure, est-il dit dans le rapport, l’entraînement a été général. Chacun a compris que travailler à l’évangélisation des tribus du nord était non seulement un impérieux devoir, mais aussi un moyen d’unir et de réveiller les églises. On pensait que ce serait assez, pour une première fois, que d’avoir abordé cette question, et cela d’autant plus que la session en était à sa clôture ; mais un des délégués s’est levé et a déposé sur la table 3 fr. 20, qu’il avait dans sa poche ; un instant après, on comptait, à côté de cette première offrande, près de 800 francs. Chacun voulait donner, et ceux-là même qui, pris au dépourvu, n’avaient pas d’argent sur eux, en empruntaient à leurs amis. Et ce n’était que le commencement de cette nouvelle collecte. « Dieu soit loué ! dit à ce propos M. Jousse, nous avons à notre tour une Société de Missions. Les évangélistes qui sont déjà à L’œuvre dans le nord seront désormais entretenus par les églises du Lesotho. »

C’est à regret qu’Asser quitta le pays des Banyaïs : « Ah ! disait-il, que ne pouvais-je me couper un bras et une jambe, faire de chacun de ces membres des missionnaires, et les laisser parmi les Banyaïs ! » Son retour au Lesotho (octobre 1874) fut une étincelle électrique. Il serait difficile d’exagérer l’impression profonde que ses récits produisirent partout. Une grosse vague d’enthousiasme passa sur toutes nos églises.

La Conférence des missionnaires ne pouvait pas hésiter plus longtemps ; en février 1875, réunie à Hermon, elle décidait en principe que les églises du Lesotho entreprendraient une mission chez les Banyaïs, et Mabille écrivait à Paris : « Voilà une grande porte ouverte par le Seigneur. Qui voudra en profiter ? On fera peut-être beaucoup d’objections ; c’est loin, dira-t-on. Oui, sans doute, mais c’est dans la bonne direction, on n’entre dans l’œuvre de personne. Les Banyaïs sont des tribus indépendantesb. Immédiatement après elles, on trouve les Machonas, le peuple africain de tous peut-être le plus ingénieux et le plus industrieux et puis… et puis on arrive au Zambèze et on donne la main aux tribus du centre qu’il faut évangéliser. »

En août de la même année, une Conférence extraordinaire se réunissait à Morija et décidait le départ de quatre catéchistes ; ils devaient partir seuls en mars 1876 ; mais, le gouvernement du Transvaal ayant refusé de laisser passer des évangélistes indigènes au travers de son territoire, il fut décidé, à la Conférence de Bérée, en janvier 1876, qu’un missionnaire accompagnerait les Bassoutos, leur servirait de protecteur et les couvrirait de sa responsabilité. On pensa déjà alors à Coillard ; il écrit, le 17 février 1876, au major Malan :

b – C’était une erreur : elles dépendaient de Lobengoula, roi des Matébélés.

« Aurez-vous été surpris que nous n’allions pas chez les Banyaïs ? Avant la Conférence, les frères parlaient tant de nous pour cela que nous nous préparions, ou plutôt que nous nous tenions prêts ; mais nous n’avons pas encore entendu l’ordre. Je m’en étonnais un peu, mais le Seigneur sait que nous étions prêts à obéir ; et, après avoir fait le sacrifice de Léribé et de nous-mêmes, nous obéissons en restant à notre poste. »

MM. Mabille et Hermann Dieterlen s’étaient offerts ; le second fut choisi et l’expédition partit, de Léribé, après la Conférence. Coillard écrit au major Malan le 20 avril 1876 :

« Nous avons pris congé de nos frères banyaïs — c’est ainsi que nous les appelons — mardi dernier, 18 avril. Tous nos collègues étaient partis la veille, excepté Mabille, qui pense accompagner l’expédition pendant quelques jours. Nous avons eu une réunion pour recommander nos frères à Dieu. Quelques précieuses promesses furent lues ; nous ne fîmes pas de discours, mais nous priâmes. Il était doux, dans un pareil moment, d’entendre la parole de Dieu et de lui parler. Puis nous accompagnâmes nos chers voyageurs au delà du Calédon, et là, une fois de plus, les cœurs pleins, nous nous agenouillâmes, puis nous nous séparâmes. »

Le synode de Léribé donna un grand élan à l’œuvre ; c’est ce que raconte Coillard le 8 mai 1876, dans une lettre au major Malan et que celui-ci avait, pour la publier, intitulée : « Effet de l’unité et de la prière » :

« Votre lettre adressée à Mabille, à moi et à tous nos frères nous a fait un grand bien. Elle nous a appris que vous vous êtes très spécialement souvenu de nous durant le synode. Je suis reconnaissant envers le Seigneur de ce que vous puissiez en quelque mesure vous rendre compte de la responsabilité qui pèse sur nous. Le Seigneur a abondamment répondu à vos prières et aux nôtres. Plus je pense à notre synode, à toutes nos assemblées, plus je me sens poussé à rendre grâce à Celui dont la bonté dure à toujours.

Les impressions produites sur les païens des alentours, et spécialement sur Molapo, ont été très bonnes. Peu auparavant, il fermait tant de portes à l’Évangile que nous ne savions où placer les catéchistes qui attendaient des postes et étaient prêts à les occuper. Maintenant, il nous presse d’en mettre partout et promet son aide. N’est-ce pas miraculeux ? Depuis que nos frères nous ont quittés, nous en avons déjà placé trois au nord de la station.

Lorsque nos chers amis Buchanan nous quittèrent, ce frère me dit d’une façon très solennelle qu’il lui avait été mis sur le cœur de me donner cette parole : « Voici, j’ai ouvert une porte devant toi et personne ne peut la fermer. » Je ne pouvais me défendre d’un certain étonnement, car alors la porte était fermée, et paraissait si bien close et gardée, qu’il ne semblait pas qu’elle dût s’ouvrir de sitôt. Le Seigneur travaille merveilleusement. Maintenant, si j’avais dix évangélistes et le moyen de les entretenir, je pourrais les placer. Les frères indigènes qui m’ont accompagné à mes nouvelles annexes ont été si impressionnés que nous avons résolu d’envoyer immédiatement deux délégués aux églises de Morija et de Thabana-Morèna avec ce message : « Passez et venez nous secourir. »

Un numéro du Christian, que j’ai reçu ces jours-ci, contenait ma lettre demandant les prières du peuple de Dieu pour notre synode, pour ce district enténébré et pour le chef lui-même. Dieu n’a-t-il pas déjà répondu ? Mais ce n’est que le début, et je crois que j’aurai le privilège et la joie d’inviter le peuple de Dieu qui a prié pour nous à rendre grâce au Seigneur avec nous. »

Au milieu de cette grande activité, pour laquelle M. et Mme Coillard sont secondés par une institutrice anglaise, Mlle Lévyc, au milieu de ce grand et bel essor pris par l’œuvre de Léribé, retentit, au commencement de juin, la nouvelle que M. Dieterlen et toute son expédition avaient été arrêtés le 10 mai, un peu au delà de Prétoria ; ramenés dans cette ville, M. Dieterlen avait été libéré sous caution, les évangélistes jetés en prison ; enfin tous avaient dû reprendre le chemin du Lesotho.

c – Devenue Mme G. Christmann et moite en 1883.

« Le retour de notre expédition chez les Banyaïs ne découragea personne, écrit Coillard. Nous allons bientôt nous réunir pour aviser à ce qu’il y a à faire. Le Seigneur nous donne de sérieuses leçons ; puissions-nous en profiter ! Puissions-nous ne rechercher que sa gloire, que sa volonté, et nous mettre nous-mêmes, avec nos plans les plus chers, nos idées les plus arrêtées, sur l’autel du Seigneur. L’Évangile est entré en Europe par une prison. Le Seigneur est tout-puissant et il est tout sage. Nous avons une route toute ouverte par Kourouman, Kolobeng, Inyati, chez Mossélékatsi. Nous ne perdons pas courage.

Voilà donc une nouvelle expédition sous la direction du Dr Stewart qui se rend au lac Nyassa. Que Dieu la fasse prospérer ! Le mot d’ordre que donnait Moody aux chrétiens d’Europe en les quittant, c’est celui qui retentit dans les champs de mission et en Afrique plus que jamais : « En avant ! en avant ! »

Une commission synodale des églises du Lesotho et la commission exécutive de la Conférence se réunirent à Bérée le 12 juillet. Après cette réunion, Coillard écrivait :

« J’ai assisté à une commission synodale, il y a une quinzaine de jours, pour discuter le sujet de l’expédition chez les Banyaïs. Les natifs, membres de la commission, sont résolus à ne pas abandonner l’entreprise et ils ont d’eux-mêmes adressé aux églises un appel de fonds, afin que l’expédition puisse partir en décembre ou janvier prochain. Nos missionnaires indigènes ne sont pas découragés, bien loin de là. Je ne peux pas vous dire combien mon cœur est ému quand je pense à l’intérieur de ce continent. Ma femme et moi nous renoncerions joyeusement à la pensée de revenir en Europe, si le Seigneur désirait que nous allassions ailleurs. Mais, quoique mes frères aient une fois pensé à nous et parlé de nous pour cette entreprise, ils estiment que nous sommes ici de quelque utilité et que nous ne pourrions pas facilement être remplacés. Quant à nous, nous sommes prêts, mais je n’ose pas m’offrir moi-même à mes frères. Nous nous offrons au Seigneur. Lui connaît l’œuvre à Léribé, parmi les Banyaïs et ailleurs ; l’œuvre est partout la même, elle est sienne, nous sommes siens. Notre place est sur l’autel.

Qu’il est difficile de s’offrir au Seigneur soi-même et surtout nos corps, en sacrifice vivant ! Que de motifs personnels et impurs font des plus beaux sacrifices des sacrifices de mauvaise odeur sur l’autel du Seigneur. Priez pour vos amis, cher frère, demandez que nous puissions toujours dire avec le Sauveur : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé. » Quand nous connaîtrons le résultat de l’appel à nos églises nous aurons une nouvelle réunion. »

Coillard avait reçu, du Comité de Paris, l’autorisation de rentrer en Europe.

« Quant au moment de notre départ, vous pouvez vous rassurer, écrit-il à M. Casalis, nous ne ferons rien à la légère, rien, j’espère, qui puisse compromettre les intérêts de l’œuvre. L’avenir pour nous est dans l’intérieur. On le pense même en Europe, à en juger par la popularité de la mission projetée chez les Banyaïs. Le bruit que l’on fait autour de cette entreprise, qui n’est encore qu’un projet, me fait peur. Ce n’est pas ainsi que se bâtissait le temple de Salomon, ni que saint Paul faisait ses voyages de mission. »

Le 28 novembre 1876, s’ouvrit la Conférence dans laquelle devaient être prises les décisions définitives pour la nouvelle tentative d’expédition chez les Banyaïs.

Le 28 novembre, j’aurais dû être à Thaba-Bossiou pour la Conférence extraordinaire. Mais j’avais été malade. Ce jour-là, je n’étais pas encore bien. J’avais une forte migraine et des vomissements terribles. Vers 4 heures de l’après-midi, je me levai et partis ; j’arrivai à Cana vers 10 heures. Le lendemain, j’étais à Thaba-Bossiou pour midi. Je me sentais poussé à aller. C’était la dernière fois que j’allais me trouver avec mes frères, avant notre départ pour l’Europe. Et cependant une pensée me traversait l’esprit et je priais en moi-même : « Je t’offre mon corps en sacrifice vivant, Seigneur, fais de moi ce qu’il te semblera bon ! » Je me disais : il faut toujours être prêt aux ordres du Seigneur.

On s’était occupé de toutes sortes de petites questions fort peu importantes. M’attendait-on ? je ne sais. Enfin on y arriva. Que faire dans la question banyaï ? M. Louis Cochet vient de mourir. (Suivent diverses considérations sur le manque de personnel.)

M. Dieterlen fait une belle œuvre à Hermon. Et, si nous retournons en Europe, voilà Béthesda, Massitissi, Hermon, Cana qui sont vides. Renvoyer l’expédition à quelques années, c’est l’abandonner ! Et pourtant il nous en coûte ! Que faire ? … On me proposa de renoncer pour le moment à notre voyage d’Europe et de nous mettre à la tête de cette expédition. Cette proposition fut un coup de foudre pour moi. J’y fis toutes mes objections, on m’écouta. On y revint le lendemain (30 novembre) et fort sérieusement. Je me sentis naturellement ébranlé. Je ne voudrais pas lutter contre la volonté de Dieu, si tant est que ce soit la sienne. Je n’avais pas une entière confiance dans la proposition, car souvent parmi nous on fait des plans à l’avance et puis, si l’on parvient à les faire passer à travers la Conférence, on les donne alors comme l’expression de la volonté de Dieu. Déjà à Bérée on avait jeté les yeux sur moi ; mais, après tout, les intrigues des hommes ne doivent pas nous boucher les oreilles à l’appel de Dieu. Je m’élevai donc plus haut que toutes considérations humaines et, cédant aux instances de mes frères, je consentis à y penser, à en faire un sujet de prière avec ma femme et à donner ma réponse dans quinze jours.

On pria, on parla, mais je n’entendais plus rien. J’étais comme quelqu’un qui est étourdi. Je ne cherchais plus que la voix de Dieu en réponse à la prière de mon cœur tout débordé.

C’est ainsi que je retournai à Léribé avec G. Christmannd qui vient y faire un petit séjour. L’émotion m’avait épuisé. J’avais écrit une lettre à ma compagne pour lui communiquer avec calme la proposition qu’on nous avait faite. Elle guettait, comme toujours, mon arrivée et me reçut avec son enjouement et ses sourires habituels. A peine était-elle dans la chambre, débarrassant mon sac, que ses yeux tombent sur la lettre. Tout le reste est oublié. Elle l’ouvre, la lit, la replie sans dire un mot, mais son expression avait terriblement changé. Voici cette lettre :

d – Missionnaire qui venait d’arriver au Lesotho.

Novembre 1876.

« Ma bien-aimée Tiny, j’ai une communication à te faire ; elle peut te surprendre, mais considère-la avec calme et dans un esprit de prière, ne regardant qu’au Maître que nous servons.

On nous propose de prendre en main, avant d’aller en Europe, l’expédition chez les Banyaïs. Voici en deux mots comment la chose s’est faite (suivent quelques détails). Renvoyer le projet était la seule alternative, mais à quand ? … Cela équivaut naturellement à l’abandon du projet. Le pouvons-nous ? Le devons-nous ? C’est alors que les yeux se sont tournés vers moi et qu’à l’unanimité, on nous a adressé appel, non pas pour abandonner notre retour en Europe, mais pour aller fonder la mission banyaï d’abord, ce qui nous prendrait un an ou dix-huit mois. On a compris la grandeur du sacrifice qu’on exigeait de nous. Le lendemain matin, on est revenu sur la question d’une manière sérieuse, plus sérieuse encore que la veille si possible. Ma réponse a été que la mission des Banyaïs avait toutes nos sympathies, mais que nous avions déjà une œuvre que nous ne pourrions pas quitter à la légère ; que, si cet appel nous eût été adressé lors de la Conférence de Bérée, nous étions l’un et l’autre tout prêts à y reconnaître un ordre du Maître, mais que, maintenant, nous n’étions nullement préparés à cela, que nous nous préparions à partir pour l’Europe, etc… J’ajoutai encore plusieurs considérations, climat, santé, notre home. On m’a supplié d’y réfléchir, d’en communiquer avec toi et d’en faire un sujet de prières.

J’ai pensé que le sujet valait bien la peine d’être considéré entre nous ; j’ai dit que je donnerais notre réponse dans quinze jours, mais avec la condition qu’on n’écrirait pas au Comité jusqu’alors, et qu’en cas de refus, cette proposition ne serait pas mentionnée. C’est entendu.

Si nous nous décidions à aller, il faudrait wagon, etc… La question des catéchistes serait rouverte, de sorte que nous pourrions faire un nouveau choix. A notre retour, notre voyage en Europe ne dépendra que de nous.

Ma bien-aimée, tu es une servante de Jésus-Christ, comme je suis son serviteur. Oublions maintenant les hommes et recueillons-nous pour écouter sa voix. S’il nous dit : Va ! nous irons sans arrière-pensée et indépendants des hommes. S’il ne nous appelle pas, il nous le montrera. Pour ma part, il m’est impossible de ne pas prendre la chose au sérieux. Mais ne nous laissons pas emporter par nos sentiments et nos impressions. Ajourner, d’une manière si inattendue, notre visite en Europe, accepter une telle responsabilité, c’est de nature à nous faire trembler. Ta part dans cette entreprise, ma bien-aimée, est tout aussi grande que la mienne, peut-être plus. Le sacrifice qui t’est demandé est plus coûteux qu’à moi. Je t’en prie, faisons-en un sujet de ferventes prières, parlons-en tranquillement, abstraction faite des personnes, simplement sous le regard du Seigneur, consacrons-nous de nouveau à lui et écoutons. « La lumière est semée pour le juste. »

Et le journal reprend :

Nous parlâmes peu et dormîmes moins encore pendant plusieurs nuits. Nos combats étaient terribles, surtout chez ma femme. Sommes-nous les jouets d’un caprice ou d’un manque de sagesse et de résolution ? Ou bien est-il vrai que Dieu nous appelle ?

La famille qui nous attend en Europe et les amis, les préparatifs qui sont tout faits ; d’un autre côté, l’effrayante responsabilité de cette expédition, ma mauvaise santé et enfin la question pécuniaire jetaient l’angoisse dans nos esprits. Oh ! ce que nous avons souffert ! Nous priions ensemble. Nous fondîmes plus d’une fois en larmes et en sanglots, à genoux devant Dieu. Nous pressentions que Dieu nous appelait à un grand sacrifice et nous lui disions en sanglotant : « Donne-nous la force de l’accomplir et qu’il te soit agréable ! » Les ténèbres étaient bien épaisses et allaient s’épaississant sur notre sentier. La pensée de mener une vie errante, pleine d’aventures et de périls, et de quitter notre station si longtemps, nous épouvantait. Cependant peu à peu le calme se rétablit dans nos esprits, nous pûmes envisager la question en face. Nous fixâmes un jour pour prendre notre décision et nous redoublâmes d’ardeur dans nos prières. Nous ne communiquions nos pensées à personne.

Le soir de ce jour, l’ami Christmann, qui n’était pas sympathique à l’appel qu’on m’avait adressé et qui se doutait fort peu que le moment fût venu de prendre notre décision, nous lut le Psaume 91. Jamais il ne nous avait paru si beau ! Quand, après avoir savouré toutes les magnifiques promesses qui venaient si à point, notre frère en vint au verset 11 : « Il donnera charge de toi à ses anges, » ce fut le comble. Nous nous regardâmes avec ma femme et nous nous comprîmes. Du moment que nous fûmes seuls : « Eh bien ! » lui dis-je. — « Eh bien, avec une telle escorte, nous pouvons aller partout, même au Zambèze ! » — « Je le crois aussi, dis-je. » Nous nous agenouillâmes ; notre résolution était prise et le calme, la paix, la joie rentraient dans nos cœurs. Non, nous ne t’offrirons point des sacrifices qui ne nous coûtent rien ! Nous voici, Seigneur, fais de nous ce qu’il te semblera bon !

Peu après la décision prise, le 13 décembre 1876, Coillard écrivait au major Malan :

« Nous avions l’espoir de vous voir bientôt ; mais, au lieu de retourner en France, le Seigneur nous envoie chez les Banyaïs. Dans notre dernière réunion, à Thaba-Bossiou, lorsque la chose a été discutée avec sérieux et prière, les frères ont été unanimes à m’adresser un appel pour cette expédition. Ma femme et moi sommes arrivés à la conviction que le Seigneur a besoin de nous et qu’en acceptant cet appel, nous ne faisons que notre devoir qui est celui de l’obéissance. Nous n’offrons pas à Dieu un sacrifice qui ne nous coûte rien, mais nous sentons une grande paix et, lors même que je serais sûr de quitter ce corps dans les régions du Limpopo ou du Zambèze, je n’hésiterais pas un moment, car je ne m’appartiens pas, je suis à Celui qui a donné sa propre vie pour moi.

J’espère que le Comité et les frères seront disposés à faire des sacrifices afin que nos préparatifs soient aussi complets et aussi prompts que possible, et que nous ne soyons pas aux prises avec des difficultés pécuniaires. Nous nous confions au Seigneur et nous comptons sur nos frères. Nous marcherons avec la force de l’Éternel. Nous serons prêts à partir en avril, s’il plaît au Seigneur. »

Le major Malan envoya aussitôt au Comité de Paris la lettre qu’il venait de recevoir de Coillard et il ajoutait : « J’espère que ces lignes toucheront quelques-uns de ceux qui les liront et qui ont le moyen d’aider cette mission nouvelle. L’œuvre de Dieu a toujours requis un esprit de renoncement et a toujours imposé le sacrifice de soi-même. Notre cher frère M. Coillard, après vingt ans de travaux en Afrique, renonce à la permission qui lui avait été accordée de venir passer quelque temps en France. Il va s’exposer avec sa femme aux dangers et aux fatigues d’un voyage dans les régions lointaines de l’intérieur de l’Afrique. Le même esprit, les mêmes dispositions rendraient facile aux pasteurs et aux membres des églises de France de combler promptement le déficit de votre caisse et de vous mettre à même d’envoyer plus de catéchistes indigènes et de missionnaires européens dans le pays des Banyaïs.

« Il ne faut pas douter du succès de cette entreprise, et, si elle est soutenue par les prières et les généreuses sympathies des chrétiens français, elle contribuera grandement à la gloire de Dieu et au bien de sa cause dans votre pays. Le Seigneur Jésus ne pouvait donner à son église de France une preuve plus frappante de la puissance et de la fidélité qu’il déploie en faveur de ses serviteurs, qu’il ne l’a fait dans tout ce qui a trait à cette nouvelle mission si pleine d’intérêt et dont on peut attendre de si beaux résultats. »

Dans une lettre au Comité (23 janvier 1877), Coillard complète le récit des circonstances dans lesquelles avait été prise la décision qui devait changer le cours de sa vie :

« Le secrétaire de notre Conférence vous a déjà communiqué sans doute l’appel que nos frères nous ont adressé de nous charger de l’expédition dans les régions du Limpopo et du Zambèze. Si leur appel, aussi pressant qu’unanime, nous avait été adressé l’an passé, comme on en parlait librement alors dans la mission, il nous eût trouvés, ma femme et moi, tout prêts. Aujourd’hui, à la veille de notre départ pour l’Europe, il nous arrivait comme une bombe. Nous sentîmes le besoin, ma compagne et moi, de nous recueillir devant Dieu. Après dix jours de communion avec lui, nous pûmes joyeusement faire taire les conseils de la chair et du sang.

La mission dont il nous charge est une mission de confiance et d’honneur dont tout autre eût été plus digne que nous. Nous sommes hantés, il est vrai, par le sentiment pénible de notre incapacité et de notre ignorance ; mais ce qui nous soutient, c’est que Dieu veut bien quelquefois se servir des choses faibles de ce monde pour confondre les fortes, afin que personne ne se glorifie. La question de santé aussi est toujours là comme un orage qui gronde à l’horizon ; mais nous nous répétons l’un à l’autre que, si le Maître nous appelle, il sait de quoi nous sommes faits, et que d’ailleurs nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes, mais à Celui qui nous a aimés et qui s’est donné lui-même pour nous. Le missionnaire Hunt disait que les îles Fidji étaient tout aussi près du ciel que l’Angleterre. Je le crois bien. Nous disons la même chose de ces contrées inconnues où nous allons diriger nos pas. Mais nous n’irons pas seuls. Vous vous associerez à notre entreprise, vos prières nous soutiendront. Dieu enverra ses anges devant nous pour nous préparer le chemin, et puis, l’ange de l’Éternel lui-même campera tout autour de nous, comme autour du prophète, et nous garantira du danger (Psaumes 34.8). Voilà notre confiance, notre force, notre joie.

Nous sommes maintenant tout entiers à nos préparatifs de départ. Je me propose, Dieu voulant, de me mettre en selle la semaine prochaine, et d’aller à Natal m’occuper moi-même de nos wagons et de nos achats. Ma femme, elle, restera ici pour préparer, avec son activité ordinaire, provisions de route et vêtements, mettre tout en ordre, et disposer notre maison. De sorte qu’à mon retour nous n’aurons plus qu’à régler, avec les commissions du synode et de la Conférence, certains détails concernant les catéchistes en particulier et l’expédition en général. Nous espérons partir en avril, pas plus tard. Jusque-là et alors, ce sera pour nous un temps de fatigues et d’émotions. Je redoute les adieux. Mais le Seigneur nous soutiendra jusqu’au bout. Il sera notre force. »

Enfin, Coillard écrit à M. Diény (22 janvier 1877) :

« Vous aurez appris déjà que notre voyage en Europe est encore différé et qu’au lieu de nous embarquer, nous allons atteler notre voiture et nous diriger dans des parages inconnus. Je voudrais pousser jusqu’au Zambèze, si cela m’était possible ; mais la grande difficulté c’est la tsétsé et le manque de route. »

24 janvier 1877. — Je suis médecin, malgré moi. En dépit de ma mauvaise humeur, de ma mauvaise volonté, de mon ignorance et de mon mauvais hollandais, les Boers viennent de tous côtés, à cheval et en voiture, pour chercher des médicaments et m’amener des malades. Ils disent que je fais des guérisons étonnantes. Il faut le croire puisqu’ils le disent ; seulement ce n’est ni moi, ni la médecine, mais Celui qui entend les prières de ses enfants et veut bien les honorer.

2 février. — Aujourd’hui je pars pour Pietermaritzburg, Nous avons déjà mis bien des choses en ordre. Les circonstances sont plus que sérieuses ; nous nous sentons pressés de chercher un refuge auprès du Seigneur.

Pendant son voyage, le 5 février, Coillard écrit à sa femme :

« Je me sens bien heureux dans mon âme. J’ai la conviction que le Seigneur est avec moi et que ce voyage lui est agréable. Je ne cesse pas de lui demander de me diriger dans mes achats. Tu sais que c’est une grande responsabilité que d’avoir à dépenser des centaines de livres sterling pour cette expédition. Mais j’ai la confiance que le Maître sera là quand je m’occuperai de mes achats. Nous le lui avons demandé ensemble et il nous exaucera.

Maintenant, ma bien-aimée Tiny, prends courage. Tu n’es jamais absente de mes pensées. Je prie pour toi et je ne suis pas le seul. Cela me fait du bien de penser comme on t’admire : « Est-ce que Mme Coillard va aussi avec vous dans ces pays inconnus ? » — « Of course ! elle est mon monde et je suis le sien ! » — « Eh bien ! elle a un courage extraordinaire ! » Et l’écho de mon cœur de répéter « extraordinaire », oui, extraordinaire, mais il n’y a pas lieu de s’en enorgueillir, car « l’ange de l’Éternel campe tout autour de ceux qui le craignent et les garantit » et « in the Lord Jehova is the everlasting strength ».

Coillard revint à Léribé le 7 mars 1877.

« Bien que je fusse à cheval et que je m’abstinsse de visiter qui que ce fût, ce voyage ne dura pas moins de six semaines. Il est vrai que des pluies torrentielles me surprirent et me valurent des aventures qui faillirent me coûter cher. Le Seigneur voulait ainsi me préparer aux difficultés du voyage qui est devant nous, et me fortifier dans le sentiment d’une entière confiance en lui, en me faisant faire la douce expérience que ce n’est pas seulement « chaque matin que ses bontés se renouvellent » mais bien à chaque instant du jour. Aussi cette échappée à Natal a-t-elle laissé dans mon esprit les souvenirs les plus précieux.

A peine de retour à Léribé, je repartis à cheval pour Morija où des réunions spéciales d’édification avaient conduit la plupart de nos frères. Nous nous occupâmes ensemble du choix des évangélistes qui devaient faire partie de l’expédition, car un appel nouveau avait suscité de nouvelles vocations. Des quatre qui faisaient partie de la première expédition, un seul fut laissé pour être employé au Lesotho, à cause d’un accident. A sa place, on choisit Aaron Mayoro, de Léribé, un jeune homme marié, père de deux enfants et plein d’un zèle viril. Il a fait preuve d’abnégation et de persévérance en occupant pendant quelques années le poste ingrat de Botha-Bothé. »

Avril 1877. — Les trois derniers mois ont passé comme un ouragan et ne nous laissent plus qu’un souvenir vertigineux : réunions successives, mesures prises, plans combinés, installations d’évangélistes, dédicaces de temples, visites d’annexes, voyages, préparatifs de tous genres. Le jour du départ, entrevu de loin, attendu autant que redouté, a fini par pousser des ailes ; le voici, il nous surprend comme un éclair et nous emporte dans sa fuite. Les évangélistes de l’expédition sont arrivés avec leurs familles ; chaque instant compte. Il faut donc activer les derniers préparatifs, réparer les délais et prévenir les oublis.

« Me voilà donc sur le point de quitter Léribé pour notre lointaine destination, écrit Coillard, le 13 avril. Dans trois jours, nous pensons donner le signal du départ ; tous les wagons sont déjà chargés, nous attendons nos frères qui viennent nous dire adieu. Vous comprenez que nous ayons les cœurs gros et les esprits préoccupés. Mais Dieu est notre force, nous sentons qu’il fait bon nous appuyer sur lui et nous confier en lui. »

« Le samedi (14 avril) nos chers amis Jousse et Mabille et leurs compagnes, nos frères Duvoisin, Eugène Casalis, H. Dieterlen, Preen et Christmann et des chrétiens d’autres églises arrivèrent. Ceux que l’âge ou les circonstances avaient empêchés de venir, nous écrivirent des lettres d’affection et d’encouragement. La présence de nos chers frères du Lesotho, leurs bonnes paroles, leurs ferventes prières nous ont puissamment soutenus et fortifiés.

Je ne dirai rien de ce qui se passa dans mon cœur en montant une dernière fois dans ma chaire (dimanche 15 avril). Un ministère de près de vingt ans se déroulait devant moi avec toutes ses bénédictions, ses quelques succès, mais aussi, hélas ! toutes les infidélités et les misères qu’il n’est plus possible de réparer, un ministère don ; la solennité ne m’avait jamais paru si effrayante. Je ne soulèverai pas non plus le voile sur ce qui se passa en nous quand nous dîmes adieu à chaque membre de notre affectionné troupeau. Pour nous, la promesse du Sauveur n’a pas été vaine. Si nous avions quitté mères, frères, sœurs, nous les avions retrouvés dans cette vie ; c’était d’eux et d’enfants bien-aimés en la foi que nous nous séparions. Nous quittions une seconde patrie, une autre France. »

[Lettre du 6 mai, dans J. M. E., 1877, p. 211 et suiv. — Sur le Haut-Zambèze, p. 6. — Nous avons intercalé quelques fragments de cette lettre dans le récit du départ de Léribé que nous avons tiré d’une rédaction faite ultérieurement par Coillard de son journal écrit au jour le jour. Cette rédaction, à laquelle nous ferons désormais de nombreux emprunts, comprend la période d’avril 1877 à juin 1878.]

Alors se succèdent des réunions spéciales, d’une grande solennité, comme le sont généralement des réunions d’adieux ! Qu’il est éloquent le cœur quand on le laisse parler librement ! Nos évangélistes nous ont, les uns après les autres, profondément remués. Tous parlaient, non seulement comme savent parler les Bassoutos en général, mais comme des Bassoutos convaincus, et du seuil de l’éternité. Éléazar Marathane terminait son allocution par ces belles paroles : « Ne vous étonnez pas si vous apprenez un jour que nous sommes morts en route, au pays des Banyaïs ou ailleurs. On meurt partout, au Lesotho comme ailleurs ; mais… ajoutait-il, après une pause solennelle, et d’un accent inspiré, partout où meurt le chrétien, les portes du ciel sont près de son tombeau ! … »

Aaron Mayoro, dans un discours d’une grande puissance, s’écriait : « Vous vous étonnez que nous quittions pays et parenté, et les églises qui nous ont vus naître, pour aller comme Abraham dans un pays inconnu ? Et pourquoi ? Vous cédez à l’émotion ? Détournez vos regards de nous, je vous en prie. Regardez à nos pères (les missionnaires) ; nous ne faisons que ce qu’eux-mêmes ont fait, rien de plus. Que dis-je ? Détournez vos regards d’eux comme de nous, Portez-les sur Jésus. Jésus, lui, n’a-t-il pas tout quitté pour nous sauver ? … Il a tout quitté, oui, tout ! … »

Le soir, la communion est pour nous le repas sacré du prophète fatigué, et il nous semble entendre, nous aussi, une voix d’En Haut nous dire : « Levez-vous et mangez, car le chemin qui est devant vous est trop long pour vous ! »

Le lundi 16 avril, de grand matin, après une nuit sans sommeil, nous prenons congé des amis qui partent à cheval. A 8 heures, une dernière et émouvante réunion de prière, puis le déjeuner, le chargement final des voitures, puis le dernier repas, la dernière visite aux coins favoris, les dernières recommandations, la dernière retraite. Lors même qu’au dernier moment il y eût encore une foule de choses imprévues qui réclamaient notre attention et que le soleil fût déjà près de l’horizon, nous sentîmes qu’il ne nous était plus possible de supporter tant d’émotions concentrées. Les frères et les sœurs qui étaient restés avec nous, réunis dans notre salon, nous recommandèrent encore une fois à Dieu et à la Parole de sa grâce. Et, après quelques moments de recueillement, seul avec ma bien-aimée compagne dans cette maison témoin de tant de luttes et de bénédictions, après un dernier regard jeté sur le jardin qui embellit cette retraite, à 4 heures de l’après-midi, un claquement, de fouet et un trek bien accentué ! C’est le signal du départ ! Les bœufs impatientés donnent du collier et les chariots s’ébranlent au milieu des poignées de mains et des sanglots de nos gens attroupés. « Adieu ! Adieu ! Salang ka khotso ! Restez en paix ! »

Cher Léribé ! notre Béthel et notre Ébénézer tout à la fois ! Adieu ! Adieu, enfants de Dieu, qui par votre tendre affection, nous y avez donné droit de cité et « fait oublier la maison de nos pères ». Amis Kohler, soyez-y aussi heureux que nous l’y avons été, soyez-y plus bénis encore. Avions-nous commis l’erreur de considérer Léribé comme notre home terrestre et l’œuvre que nous y poursuivions comme la nôtre ? Le Seigneur nous détrompait aujourd’hui. Toujours est-il que nous sommes attachés à ses pierres arrosées de notre sueur et de nos larmes !

Pendant que les wagons sillonnaient lentement la plaine et contournaient la montagne, je me rendis à cheval au village de Léribé pour faire mes adieux au chef. Élia Mapiké, un de ses amis de jeunesse, fut seul témoin de mon entrevue avec lui. Pauvre Molapo ! Il était malade. Tout seul, sous la véranda de sa maison, assis nonchalamment sur une balle de laine, couvert d’un manteau de peaux sales et graisseuses, un bonnet de laine sur la tête et des pantoufles aux pieds, sa silhouette, qui nageait dans les ombres du crépuscule, était l’image du remords et de la misère. J’en fus vivement impressionné. Pour toute réponse à mes salutations, il me tendit la main, et son visage se contracta sous l’empire d’émotions qu’il essayait en vain de maîtriser. J’avais encore un message pour ce petit tyran au nom duquel tremblent tous ses sujets, ce renégat devenu l’ennemi le plus acharné de l’Évangile. Lui-même, dans sa jeunesse, il avait connu la vérité et senti la puissance de l’Évangile. « Quand je suis devenu chrétien, me disait-il un jour confidentiellement, c’était bien une réalité. Il y avait là, dans ma poitrine, un feu ardent. Aujourd’hui, ajoutait-il avec l’accent d’une tristesse profonde, aujourd’hui le feu est éteint, il n’y a plus que des cendres ! Et, quand j’entends parler des choses de Dieu, c’est comme les cahots d’une voiture qui disparaît dans le lointain… »

Nous arrivâmes de pleine nuit au Calédon. Les wagons y étaient ensablés. Il était minuit avant que nous pûmes sortir du lit de la rivière et bivouaquer sur la rive opposée. Nous nous dîmes adieu alors avec mon ami Mabille, l’ami de mon cœur. Il avait été témoin de mes combats et de ma faiblesse. Nous nous sentîmes ébranlés. Mais Jésus était là, pas de séparation avec lui : « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde. »

Nous nous couchâmes brisés de fatigues et d’émotions. C’est là notre première étape.

Le lendemain matin (mardi 17 avril), nous plions nos tentes et nous partons. Nos gens nous quittent les uns après les autres. Ils s’en vont en sanglotant. Nos regards les suivent pendant longtemps et puis, quand une dépression de terrain les dérobe à nos yeux, nous contemplons une fois encore, mais non sans quelque tristesse, la chaîne majestueuse des Maloutis qui va bientôt disparaître aussi.

18 avril 1877. — En route, enfin ! Oui, en route ! Pour où ? Pour le Limpopo, le pays des Banyaïs, le Zambèze, le lac Nyassa ? Qui sait ? Notre destination c’est le pays des Banyaïs. De fait, nous avons levé l’ancre et quitté. le port. Nous sommes au large, en pleine mer. A quel rivage irons-nous aborder ? … Mais qu’importe ? Le Pilote est avec nous, et nous allons de l’avant pleins de confiance, calmes et heureux.

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