François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

VIII
à léribé et à king-williamstown
1875

Le major Malan. — Son séjour à Léribé. — Amitié et influence. — Vœux de jour de l’an. — La Conférence d’Hermon. — Nouvel élan dans le travail. — Réunions à King-Williamstown. — Voyage avec Mabille et le major Malan. — Passage de la rivière Key. — Un Béthel. — Prêt pour les combats.

Au milieu des circonstances difficiles par lesquelles passait l’œuvre à Léribé, un visiteur arriva qui devait relever les courages, affermir les volontés et transporter les âmes dans des régions supérieures. Le major Malan, petit-fils de César Malan, était un soldat distingué de l’armée britannique. A dix-sept ans, il était parti pour la Crimée, il avait pris part à l’assaut du 18 juin 1855 contre Sébastopol et avait été trouvé, parmi les blessés, le corps percé de cinq balles. En 1857, il était commandé pour servir aux Indes ; il se convertit, il voyagea beaucoup, arriva jusqu’au grade de major, puis donna sa démission pour pouvoir se consacrer entièrement au service du Maître. « Quand je suis devenu officier au service de la Reine, disait-il, j’ai étudié jusqu’à savoir par cœur les « ordonnances » du service, et, en devenant soldat du Christ, j’ai compris que je ne devais pas connaître son « livre d’ordonnances » moins bien que celui de la Reine. » Aussi, depuis sa conversion, s’était-il livré avec ardeur à l’étude approfondie de la Parole de Dieu. Évangéliste infatigable, son intérêt pour l’œuvre de Dieu ne connaissait aucune limite, aucune frontière. Cependant, dans son cœur, c’était l’Afrique qui occupait la première et la plus grande place. Son affection, son dévouement pour la mission du Lesotho étaient sans bornes. Toutes les œuvres auxquelles il mit la main reçurent de lui une impulsion que rien ne semblait pouvoir arrêter. Il vivait dans une attente constante du Seigneur, et c’est là ce qui donnait à toute sa piété ce cachet de vitalité, d’énergie, de candeur et de joie qui n’est ici-bas l’apanage que d’un petit nombre.

« La visite du major Malan, écrit Mabille, fut pour les églises du Lesotho et pour leurs pasteurs un temps d’entretiens pieux, de communion fraternelle, de rafraîchissement spirituel, comme nous n’en avions encore jamais eu. Il donna une impulsion nouvelle à notre vie en mission, ce qui nous valut des bénédictions que l’on se rappellera toujours dans le pays. Il ne montait jamais dans une de nos humbles chaires sans s’y être longuement préparé sous le regard de Dieu. Cet étranger, ne parlant guère que l’anglais, paraissait brûler d’amour pour ses frères du Lesotho. » Le contact entre le major Malan et ses hôtes de Léribé s’établit immédiatement.

25 décembre 1874. — Arrivée du major Malan. Nous avons eu un moment de douce méditation avec lui.

« Il était midi lorsque j’arrivai en vue des montagnes et de la station de Léribé, écrit le majora, et il me semblait que la belle église de pierres, que la maison et le jardin du missionnaire, abrités par la montagne, me souhaitaient la bienvenue. Ils font une profonde impression sur le voyageur du désert et parlent éloquemment de l’œuvre accomplie dans cette partie du Lesotho par les efforts de M. et Mme Coillard. Ceux-ci me firent le plus cordial accueil. « Le souhait accompli est une chose douce à l’âme. » (Proverbes 13.19) Le mien avait été entièrement exaucé par le Seigneur ; j’avais visité toutes les autres stations et j’arrivais, fatigué de mon long voyage et de mes nombreuses prédications, mais heureux de la perspective de pouvoir me reposer, pendant quelques jours, dans ce paisible lieu. Je ne me doutais pas alors que cette réunion dût être le point de départ d’une longue et croissante intimité, mais je sentais bien nettement que j’étais auprès d’amis qui se faisaient un plaisir de me combler d’attentions.

a – C. -H. Malan, La Mission française du Sud de l’Afrique. Impressions d’un ancien soldat, Paris, 1878, in-12, p. 139-140.

Avant de nous rencontrer, nous avions déjà prié les uns pour les autres ; c’était donc une grande douceur de le faire réunis et de pouvoir célébrer ensemble, le dimanche suivant (27 décembre), la Cène du Seigneur. L’intérieur et l’extérieur de l’église sont d’un goût excellent et d’une simplicité charmante.

Le mercredi (30 décembre), j’allai avec M. Coillard faire visite au major Bell et à Molapo. Près du village de Molapo, M. Coillard me montra la maison que lui et sa femme avaient habitée pendant quatre ans avant d’aller à Léribé. Je bénis le Seigneur de leur avoir donné la patience et la foi nécessaires pour supporter un séjour prolongé dans un pareil lieu et au milieu de pareilles scènes. Mais l’amour du Christ ne communique-t-il pas à ses serviteurs une incomparable énergie ? La vieille année s’éteignit et la nouvelle s’ouvrit pendant que nous priions silencieusement, mon cher frère, sa femme et moi, dans la communion de milliers de chrétiens répandus sur toute la surface du monde. »

« On se sent bien petit près du major Malan, écrit Coillard, mais on n’y est pas longtemps sans s’y sentir béni. Ce qui frappe au premier abord chez lui, c’est son esprit de prière. Il n’y a pas cinq minutes que vous lui avez souhaité la bienvenue sous votre toit qu’il vous a déjà conduit au Trône de la grâce.

Un jour, c’était un beau dimanche matin, nous prenions notre déjeuner sous les ombrages, au jardin. Dans le cours de la conversation : « Permettez-moi, dit-il, de vous faire faire connaissance avec quelques-uns des amis pour lesquels je prie. » Et sans attendre de réponse, voilà des noms qui se succèdent les uns aux autres, suivis, chacun, d’expressions telles que celles-ci : « Seigneur, bénis-le ! Bon Dieu, soutiens-la ! … » Nous visitions les écoles déguenillées, les orphelinats, les prisons de Londres ; d’un saut nous étions à Paris ; de là, d’un coup d’aile, nous allions en Allemagne, en Russie, en Turquie, en Perse, en Chine, au Japon. Après trois quarts d’heure, nous avions fait le tour du monde, visité toutes sortes de belles œuvres et d’établissements de mission, fait connaissance avec un grand nombre des bien-aimés du Seigneur. Nous nous aperçûmes alors qu’à notre insu, notre déjeuner s’était transformé en une réunion de prière. Il ne nous restait plus qu’à la terminer à genoux. »

« Nous avons sous notre toit, écrit Mme Coillard, un hôte très cher, le major Malan. Oh ! quel homme de prière ! Quel oubli de soi-même, quelle crainte de se laisser aller à quoi que ce soit qui puisse affaiblir sa spiritualité ! Il nous a donné une leçon dont moi, au moins, j’avais besoin et que j’espère ne pas oublier de sitôt. Il trouve que nous tous, dans le Sud de l’Afrique, nous manquons d’esprit de prière et que nous sommes trop préoccupés de notre confort et de nos aises. »

Cette visite marque pour Coillard une étape nouvelle vers une consécration plus complète : c’est manifeste déjà dans une lettre que, selon son habitude, Coillard, quoique auprès de sa femme, lui écrivait, le 1er janvier 1875, pour lui dire ses vœux :

« Ma bien-aimée Tiny, consacrons-nous au Seigneur, oui, mettons-nous sur l’autel, et offrons-nous nous-mêmes à lui, en sacrifice saint et qui lui soit agréable. C’est notre service raisonnable. Pouvons-nous faire moins que celui qui s’est donné lui-même pour nous. Soyons à lui, corps et âme. O mon amie ! Comme nous nous sommes servis nous-mêmes, tout en prétendant le servir ! Que d’égoïsme, que d’orgueil, que de vaine gloire ont souillé notre ministère ! Seigneur, pardonne ! Seigneur, accepte le sacrifice de nous-mêmes ! Nous n’avons rien à t’offrir, accepte-nous tels que nous sommes !

Oui, le Seigneur nous accordera la grâce de compléter le sacrifice, cette consécration de nous-mêmes en toute sincérité, et de ne point reprendre pour nous-mêmes ce que nous lui avons consacré. Quel changement dans notre vie si nous offrons, en commençant cette année, ce sacrifice à notre Dieu Sauveur !

Je puis l’entrevoir et toi aussi, ma bien-aimée, ce changement-là, mais le décrire, non ! Je l’entrevois tout d’abord dans notre vie la plus privée où tant de choses déplaisent au Seigneur ! Et puis dans notre maison où notre influence se fera sentir d’une manière toute nouvelle. Et puis dans nos rapports avec les gens de notre village, et puis aussi dans notre troupeau. Et surtout, oh ! oui, surtout dans nos rapports avec les païens, Molapo en tête ! Comme je me sens accablé, écrasé sous le poids de mes défaillances ! Je voudrais pouvoir recommencer mon ministère ! Tout balayer, tout ! Je ne le puis pas, mais Dieu me pardonnera.

Souviens-toi du beau verset qui t’a été donné, et du mien qui a été le tien d’abord : tu es une brebis du Seigneur, une brebis bien-aimée, tendrement aimée, qu’il appelle par son nom et qu’il paît lui-même. Cela suffit ! Et puis : « Il vous sera fait selon votre foi. »

Et le journal continue :

Dimanche 3 janvier 1875. — « Qu’il vous soit fait selon votre foi. » C’est le passage, la miette du pain de vie que mon Père m’a donnée. Quelle parole ! Seigneur ! augmente-moi la foi ! Oui, amen !

5 janvier. — Purifie-moi de mes fautes cachées ! O mon Dieu !

14 janvier. — Hier soir, dîné chez le major Bell avec le major Malan. Chaude discussion sur la dépravation de l’homme. Le major Malan est un chrétien extraordinaire, un témoin fidèle de son Sauveur. Et moi j’ai parlé, mais ! … j’aurais pu parler davantage et plus fort.

Dans les lettres que Coillard écrit, pendant le séjour du major Malan, on entend l’écho des conversations tenues à Léribé. Ainsi, le 2 janvier 1875, il écrit à M. Eugène Diényb :

b – M. Diény avait été rappelé, comme pasteur, dans son église d’Asnières-lès-Bourges, en 1868 ; il y resta jusqu’en 1877.

« Bien souvent je ferme les yeux et je me dis : « Voyons, faisons une visite à Asnières ! Allons de maison en maison. » Hélas ! je suis devenu tout à coup vieux et étranger dans mon village natal. Que de figures nouvelles ! Les vieux noms mêmes sonnent étrangement à mon oreille. Je ne les entends plus jamais prononcer depuis que j’ai quitté la France. Mais ne rêvons pas, le temps est trop précieux, la vie est trop courte. J’attends de bonnes nouvelles de vous, mon cher frère ; vous ne vous mêlez guère des chicanes des partis qui se déchirent autour de vous, tant mieux : cela me dit que vous avez trop à faire à relever les murs de Sion. Que Dieu vous bénisse et vous donne de la joie. Il me tarde de recevoir du Berry et de France des nouvelles comme celles qui nous viennent de la Grande-Bretagne. Oh ! quelle explosion de joie dans le ciel, quels transports d’allégresse à la vue de cette multitude de pécheurs croyant en Jésus et confessant son nom !

Je suis heureux de voir qu’à Paris aussi, on sent le besoin de se remuer ; et que, même en Écosse, on prie pour « la belle France ». Mais Paris n’est pas la France, ce n’est pas Bourges. Cela me met de mauvaise humeur de penser que tout doit se centraliser à Paris, même les bonnes choses. Si le Seigneur m’avait permis de revenir en Europe, j’eusse travaillé de toutes mes forces à la décentralisation religieuse surtout en ce qui regarde notre Société. Chaque église vivante, dans quelque partie de la France qu’elle soit, devrait sentir sa part de responsabilité dans l’œuvre du Seigneur.

Dieu ne suscitera-t-il pas un Moody et un Sankey en France ? N’y enverra-t-il pas quelque étranger au cœur chaud pour raviver la piété des enfants des huguenots ? Ici, en Afrique, mon cher ami, nous en sommes encore à attendre le réveil. Parmi nous, missionnaires, il y a certainement plus de sérieux, d’onction et d’union que jamais. Il y a même, ici et là, quelques indices encourageants que nous prenons comme les précurseurs de grandes choses. C’est en tremblant toutefois que nous en parlons, non pas que nous doutions de la fidélité du Seigneur, mais parce que trop souvent des sentiments humains viennent entacher de souillure l’œuvre du Saint-Esprit.

Nous avons la visite du major Malan. Cet officier est un des chrétiens les plus éminents que j’aie jamais rencontrés. Son cœur est aussi grand que le monde, ses prières sont cosmopolites, sa foi est celle d’un enfant. Il croit sur parole. Et ce qu’il y a de beau chez lui, c’est le renoncement mis en pratique, non pas le renoncement à grand orchestre, mais le renoncement qui subjugue le corps et ses appétits. Sa connaissance de la Parole de Dieu est extraordinaire. Sa devise à lui est : « A la loi et au témoignage ! » Il a fait beaucoup de bien au Lesotho où il a passé rapidement. Dieu a permis qu’il restât plus longtemps avec nous. Nous avons de belles réunions et surtout de doux moments intimes d’édification. »

Dans une autre lettre, c’est le renoncement à des projets personnels qui se fait jour. Coillard semble pressentir qu’il ne pourra pas revenir en Europe ; il écrit, le 2 janvier 1875, à un ami qui vivait non loin de sa mère :

« Oh ! ma pauvre mère ! que ne donnerais-je pas pour pouvoir lui parler encore de Jésus, de son amour ? J’avais, un instant, espéré la revoir, mais cet espoir s’évanouit. Dis-moi, en confidence, mon cher ami, tout ce qu’un fils désire savoir sur une mère qu’il a toujours chérie. Tu feras une bonne œuvre et j’en bénirai Dieu. J’écris justement à ma mère par cette poste. »

Dans cette lettre, la dernière connue de Coillard à sa mère la note du renoncement et de la consécration se fait aussi entendre :

3 janvier 1875.

« Ma mère bien-aimée, que Dieu vous bénisse, qu’il vous donne paix et joie dans vos vieux jours ! Ce qui me fait du bien quand je pense à vous, c’est de savoir combien Dieu vous aime. Il est amour. « Il a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique au monde afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. »

Quelles belles paroles n’est-ce pas ? Ah ! non, non, l’amour de Dieu, ce n’est pas de belles paroles, c’est le don de son fils, c’est la vie éternelle ! et cela pour vous, ma tendre mère et pour moi. Car « Dieu ne veut point la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie ». C’est une parole certaine et digne d’être reçue avec une entière croyance, que Jésus-Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs desquels je suis le premier. Comme je comprends la parole de David : « Oh ! que bienheureux est l’homme dont la transgression est pardonnée et dont le péché est couvert ! »

28 janvier 1875.

« J’ai été obligé de terminer ma lettre brusquement ; depuis que je l’ai commencée, je n’ai pu trouver le temps de la finir à mon aise. Vous ne me dites jamais, ma chère mère, s’il vous est possible de lire mes lettres vous-même. J’aurais bien espéré vous revoir encore ici-bas ; mais, vous le savez, ma femme et moi, nous sommes au service d’un grand Maître, nous devons l’écouter et nous ne pouvons rien faire contre son gré. S’il veut que nous retournions en France, tout lui est facile. Regardons à lui, à lui seul. Et s’il ne veut pas que nous retournions, s’il ne veut pas nous donner congé, eh bien, c’est que notre tâche sera bientôt terminée et qu’il aime mieux que nous nous rencontrions à la maison, chez lui, c’est-à-dire dans le paradis. Ne vous affligez pas trop, ma chère mère. Je ne vous oublie pas ; je vous assure. Je bénis Dieu que vous puissiez encore lire votre Bible. Que de passages j’aimerais lire avec vous !

Nous allons toujours assez bien, ma femme et moi. Nous avons presque fini de bâtir notre maison. Nous y serions probablement, si notre maçon n’était pas tombé malade. Vous ai-je jamais dit que la vieille Maria, à qui vous aviez, il y a longtemps, envoyé une robe, est morte ? Elle est morte à genoux. Elle avait un asthme qui l’a étouffée. Ma bonne vieille Motoké que je soignais et que j’aimais pour l’amour de vous, vient de nous quitter pour aller bien loin d’ici chez ses enfants. Nous ne la reverrons plus jamais, je pense ; mais elle me disait en partant que le ciel est tout près et c’est là que nous nous rencontrerons.

Adieu ma mère bien-aimée. Que le Seigneur se tienne près de vous ! Nous vous embrassons de tout notre cœur, Christina et moi. Que Dieu vous donne paix et joie. Nathanaël et tous nos Bassoutos chrétiens d’ici vous saluent. Adieu. »

« Le major Malan est resté trois semaines avec nous, et l’une de ces semaines était celle du concert de prières. Il faut le connaître personnellement, cet homme de Dieu, pour apprécier le privilège d’avoir pu causer avec lui, méditer, prier et prêcher l’Évangile avec lui si longtemps…

Il croit que l’Évangile de Christ est la puissance de Dieu en salut à tout croyant ! Aussi quelle force, quel nerf dans sa prédication ! Rien de plus touchant que de le voir comprimer ses élans pour laisser parler la Parole de Dieu pure et simple. A peu près chaque jour, il a eu l’occasion d’exhorter et de prêcher l’Évangile. Un petit mouvement s’était déjà manifesté parmi la jeunesse ; son séjour parmi nous détermina une crise salutaire. Je reçus comme catéchumènes quinze ou seize jeunes gens et jeunes filles. »

Le 15 janvier, après avoir pris la Cène avec les membres de l’église de Léribé, le major Malan partit. « Au moment du départ, raconte-t-il, un gros orage remonta la vallée et, tandis qu’il passait au-dessus de nos têtes, nous nous remîmes une dernière fois en prière, dans la salle d’école. Il m’était très pénible de devoir décidément dire adieu à ma bonne hôtesse ; son mari et Nathanaël voulurent, eux, m’accompagner pendant une partie du chemin. Tout en chevauchant, je dis à ce dernier : « Nathanaël, lorsque des chrétiens sont sur le point de se séparer, leur désir devrait être de chercher à se fortifier dans leur très sainte foi ; laisse-moi te rappeler que le secret de la force est dans l’union avec Jésus-Christ. » Puis nous avons continué à nous entretenir de l’inébranlable assurance du chrétien. Chemin faisant, nous nous étions rapprochés d’un point fort élevé d’où l’on découvre toute la plaine ; nous mettons pied à terre, et, en face de cette vue splendide, nous nous recommandons au Seigneur et le prions aussi de répandre toutes ses grâces sur l’église du Lesotho. Après nous être embrassés, nous nous sommes dit adieu. Ce rocher me rappelle une prière que j’affectionne tout particulièrement : « Lorsque mon cœur se pâme, conduis-moi sur ce rocher qui est trop élevé pour moi (Psaumes 61.3). » Je montrai à mes chers frères cet emblème de la force, de la puissance et du salut, et mes dernières paroles furent inspirées par ce précieux enseignement contenu dans cette portion du Livre de vie. »

Certainement cette visite releva le courage de Coillard et, s’il passa encore, ce qui est inévitable dans toute vie d’homme, par des moments de tristesse et d’abattement, il atteignit durant ce séjour un degré supérieur de consécration, d’oubli de soi, d’où il ne devait plus redescendre. Encore vingt ans après, il écrit à ce propos :

Le passage du major Malan au Lesotho fut l’occasion d’un beau réveil ; il laissa derrière lui une traînée de feu. Il nous fit du bien aussi à nous, pauvres laboureurs, si souvent étouffés par la poussière de nos mottes et de nos guérets.

Le ton de sa correspondance change. Un exemple : il n’y parle plus de sa maison ; or, on sait combien ses bâtisses lui tenaient à cœur. Sa maison de briques avec un revêtement de pierres, élevée sur une terrasse naturelle dominant un jardin et des champs descendant jusqu’au Calédon, cette maison, dont il désirait ardemment l’achèvement, fut terminée en mai ou juin 1875. « Les gens disent, écrivait Mme Coillard, qu’il n’y a pas, dans tout le pays des Bassoutos, une maison aussi belle et bien finie que la nôtre. »

Coillard ne la mentionne pour ainsi dire plus qu’en passant dans ses lettres, et nous ne savons pas à quelle date il y entra. Avait-il senti, selon l’observation du major Malan, que la recherche de ses aises prenait trop de place dans ses préoccupations ? Ce silence est-il accidentel ou la preuve d’un progrès dans l’oubli de soi-même ? Nous croyons à cette seconde hypothèse. Coillard aimait son installation, il avait toujours désiré, pour sa femme et lui, un home confortable ; mais il ne veut pas laisser ce sentiment légitime entraver ses progrès dans la voie de la consécration :

Jeudi 28 janvier 1875. — Je me prépare à partir pour la Conférence. J’ai beaucoup de paix. Mais, oh ! qu’elle est facile à troubler ! Un rien suffit. Je me demande ce que c’est que cette paix qui surpasse toute intelligence.

Vendredi 19 février. — Revenu mardi dernier de la Conférence d’Hermon, j’ai été trois dimanches absent : le premier à Thaba-Bossiou, le second à Hermon, le troisième à Bérée. Je suis revenu avec une blessure au cœur. Que Dieu me pardonne !

Cette blessure dont parle Coillard n’était-elle pas causée par l’ajournement de son voyage en Europe ? Tout en souffrant de cette déception, Coillard obéit ; il pressentait que Dieu avait sur lui des vues qu’il ignorait encore, aussi n’est-ce pas des hommes qu’il attend sa feuille de route. Il écrivait (7 octobre 1875) :

« Bien des frères insistent pour que nous ne différions pas indéfiniment notre départ. Si le Seigneur le veut, il ne manquera pas d’ouvrir et d’aplanir le chemin. »

Un souffle avait passé sur la station de Léribé : au retour de la Conférence d’Hermon, M. et Mme Coillard reçurent la visite de M. et Mme Rood, missionnaires américains qu’ils avaient connus au Natal ; avec eux ils firent une tournée à Botha-Bothé pour baptiser la fille de Johanné Nkélé, devenue la femme de l’évangéliste Aaron Mayoro, et dans un autre village pour y baptiser une autre femme du nom de Malimakatso, qui reçut le nom de Tabitha :

« Puis nous nous approchâmes tous ensemble de la table sacrée, écrit Coillard, faisant un cercle autour de notre chère Tabitha. Oh ! quels moments ! Et que je comprends bien Jacob se réveillant dans les champs, après sa vision du ciel, et s’écriant : « C’est ici la maison de Dieu, c’est ici la porte des cieux ! » Quelle scène sur ce coteau vert, au milieu de ces belles montagnes, que ce baptême, ce repas sacré célébré, pour la première fois, dans ces quartiers si ténébreux encore ! Nous étions émus jusqu’aux larmes. C’est là que nous nous séparâmes de nos chers amis de Natal, mais non pas sans nous donner mutuellement quelque passage choisi. Nous regagnâmes le chemin de la station, comme les disciples qui se rendaient à Emmaüs.

Quinze jours après cette fête, nous recevions la visite de nos amis Jousse et de leur nièce. Pendant cette visite, nous procédâmes aux examens des écoles. On ne pouvait attendre rien de brillant de ces examens, vu que, toute l’année, la construction de la maison nous a condamnés à des travaux forcés et que Salomon, tout dévoué qu’il est, n’est pas un maître d’école. Cependant l’école n’a pas été entièrement négligée, ma femme et moi y avons fait tout ce que nous avons pu ; et s’il ne nous appartient pas de parler trop haut de progrès, au moins pouvons-nous constater l’assiduité de nos écoliers. Un fait encourageant est que la plupart de ces garçons et de ces petites filles professent avoir trouvé le Seigneur. »

Un effort nouveau était fait pour l’évangélisation du district de Léribé ; Pétrose Mothlébékoané partait comme évangéliste itinérant et, quelques jours après, un autre allait le rejoindre.

« L’essai que nous faisons aujourd’hui est hérissé de difficultés. Il nous faudrait quinze ou vingt évangélistes, et nous en manquons. L’église de Léribé devrait être, à elle seule, une société de missions. Figurez-vous les 31 000 âmes et plus qui sont dans ce district, et une seule station, un seul missionnaire et sa femme, sans maître d’école, et quelques évangélistes seulement pour faire face à tant de besoins ! Frères bien-aimés, venez-nous en aide, les besoins sont urgents, le temps presse ! »

Peu après, trois annexes étaient décidées pour Léribé.

« Nous avions fait un plan charmant ! Nous nous étions dit que, dès que notre maison serait achevée, nous irions visiter toutes nos stations et oublier un peu, parmi nos frères, nos soucis et nos fatigues. C’est pour cela que, cédant au désir de la Conférence, je me chargeai, cette année, des examens de nos écoles. Oui, mais malheureusement notre maçon, vieux et débile, tomba malade et fut alité pendant des semaines entières. Les travaux qui, dans ce pays, ne vont jamais à grande vitesse, traînèrent encore plus en longueur, si bien qu’avant qu’ils fussent terminés, l’hiver nous surprit. Adieu donc tous nos beaux projets ! Il me fallut monter en selle et laisser encore, comme c’est d’ailleurs toujours le cas, ma chère compagne toute seule au poste, pour surveiller l’œuvre et faire marcher les travaux. Et pourtant elle avait besoin de repos.

Bien qu’à notre point de vue ce fût un voyage manqué, j’avoue que j’en ai rarement fait d’aussi agréable (commencement de mai jusqu’à fin de juin). Je m’étais attendu à une tâche et voilà que je me trouvais allant de fête en fête. Outre le plaisir que j’ai eu à visiter nos écoles, j’ai reçu beaucoup de bien dans la communion de mes frères ; chez eux ce n’était pas l’hiver, on sentait des cœurs chauds. Nous sommes encore dans un moment d’attente et c’est un moment solennel. Depuis longtemps, nous sommes unis dans nos supplications pour que le Seigneur visite aussi ce coin de sa vigne et y fasse pleuvoir des bénédictions. Nous guettons avec anxiété les premières gouttes de pluie et nous nous demandons si ce moment n’est pas arrivé. Je vous laisse à penser combien il m’a été doux de prier avec mes frères, de causer, de méditer avec eux et de prêcher l’Évangile. Je suis rentré retrempé et béni.

Un de mes anciens qui m’avait accompagné n’était pas resté étranger à ces bénédictions. Nous avions beaucoup prié ensemble et souvent, avant d’entrer dans une réunion, il m’assurait qu’il priait pour moi. En racontant notre voyage à l’église, son cœur débordait ; il se sentait, disait-il, un homme nouveau. »

Les lettres de Coillard à sa femme, pendant cette absence, respirent une grande paix ; là aussi le ton a changé :

Bérée, 11 mai 1875.

« J’arrivai à Bérée fatigué, mais rempli de paix. Je m’étais senti en communion avec mon Sauveur tout le long du chemin et, en priant pour toi, il me semblait que je priais avec toi. »

Thaba-Bossiou, 14 juin, matin.

« Je me sens heureux et je prie pour toi, constamment, tout le jour. Jamais je n’ai senti une telle paix. Le Seigneur a exaucé nos prières. »

Morija, 22 juin 1875.

« Si tu voyais comme on avale des couleuvres ici avec les gens ! … Ne nous offensons pas trop facilement et surtout ne brisons jamais avec qui que ce soit. Puisse notre amour, en couvrant des multitudes de péchés et de misères, être, entre nous et les gens, un lien que rien ne puisse briser. »

Si Coillard pouvait écrire : « Nous sommes encore dans un moment d’attente, c’est un moment solennel », c’est que la Conférence d’Hermon, de février 1875, avait décidé, en principe, qu’une œuvre de mission serait entreprise par les églises du Lesotho chez les Banyaïs, au delà du Limpopo. On le sentait : ce projet, toujours si cher au cœur de Mabille et de Coillard, et encore plus depuis la visite de Malan, pouvait avoir, pour chacun, des contre-coups imprévus ; il fallait être prêt à toute éventualité, à tout sacrifice. Les moments se succédaient toujours plus solennels, le besoin d’une consécration absolue se faisait sentir toujours plus pressant. Une Conférence extraordinaire se réunit à Morija en août 1875, pour prendre, au sujet de la mission chez les Banyaïs, des résolutions définitives ; Coillard s’y rendit et, la veille de cette réunion, le 24 août 1875, il écrivait à sa femme :

« Je suis à Morija depuis une demi-heure à peine ; on dit que la poste va arriver et je dois me hâter de clore ma lettre. Je ne le ferai pas sans te dire combien je pense à toi et prie pour toi. Que Dieu nous donne la grâce de pouvoir offrir nos corps en sacrifice vivant et saint. Ç’a été là ma méditation toute la journée hier et aujourd’hui. Ne comprendrons-nous pas aussi, nous, ce que c’est que la consécration à Dieu, non pas la consécration officielle et publique, mais cette consécration intime qui dit au Seigneur, dans le secret du cœur : « Me voici, fais de moi ce qu’il te semblera bon ? »

A cette Conférence de Morija, le départ des catéchistes pour le pays des Banyaïs fut décidé ; ils devaient partir de Léribé après la réunion du synode en mars 1876. Sur l’initiative du major Malan, des réunions avaient été convoquées à King-Williamstown auxquelles avaient été invités tous les missionnaires et pasteurs du Sud de l’Afrique. Ces réunions eurent lieu du 13 au 16 octobre 1875 ; elles avaient pour but l’étude de la Parole de Dieu et la prière. Malgré la distance (140 lieues), Mabille et Coillard s’y rendirent ; ils voyagèrent à cheval rapidement et couchèrent six nuits de suite à la belle étoile. Au retour à Léribé, Coillard écrit au Comité :

« Dans votre dernière lettre vous me disiez que vous étiez heureux de ce que nous ne sommes pas tout à fait étrangers au mouvement religieux qui agite depuis quelque temps l’Angleterre et le continent. Je me demande s’il est possible qu’un serviteur de Jésus-Christ, un ministre de sa Parole, puisse y rester étranger. J’en ai bien rencontré un, il est vrai, qui ignorait jusqu’au nom des évangélistes qui ont bouleversé les masses dans son pays natal, mais c’est une merveille qui s’explique. Le ritualisme est un triste donjon d’où il n’est pas permis aux prisonniers de regarder, même à travers les barreaux des fenêtres, pour voir ce qui se passe au dehors. Pour nous, le retentissement du réveil nous fait faire d’humiliants retours sur nous-même et nous fait verser des larmes. Nous prêchons, nous prions, nous exhortons en temps et hors de temps, nous semble-t-il, mais les os desséchés sont toujours là autour de nous, gisant épars dans la plaine.

Nous rentrons, avec Mabille, des conférences de King-Williamstown où nous avions été invités. J’ai été près de deux mois loin de Léribé. En allant, nous avons voyagé nuit et jour, à marches forcées, pour arriver à temps. A King-Williamstown nous avons reçu l’hospitalité la plus amicale chez le commandant de la garnison, M. le colonel Ward, avec notre ami le major Malan. Les conférences, précédées de réunions de prière d’une douce intimité, ont commencé le mercredi matin (13 octobre) et ont duré trois jours. Les portions de l’Écriture choisies étaient : Colossiens 2.9-10 : « Toute la divinité habite en Lui corporellement ; vous êtes rendus accomplis en Lui ; » et Romains 12.1 : « Je vous supplie, mes frères, par les compassions de Dieu, que vous offriez vos corps à Dieu en sacrifice vivant, saint, et qui lui soit agréable, ce qui est votre raisonnable service. » Précieux versets formant un tout admirable. Concentrant d’abord notre attention sur la personne de Jésus, notre Emmanuel, nous avons essayé de nous reconnaître accomplis en lui, et, de là, découlait nécessairement la consécration de nous-mêmes.

Quelle différence entre la première et la dernière séance ! D’abord, nous nous rencontrions à peu près étrangers les uns aux autres, et, pour dire la vérité, une réunion de ce genre était quelque chose de si nouveau qu’on se demandait comment cela irait et qui allait prendre l’initiative, chacun semblait se récuser ; le silence avait même quelque chose de pénible ; nous, nous étions allés pour recevoir et non pour donner et c’était, de l’aveu général, le cas de chacun. Mais recevoir de qui ? Eh bien ! le Saint-Esprit a soufflé sur nous ; il nous a réchauffés, il a délié nos langues en élargissant nos cœurs. L’intérêt et l’édification ont été croissant, de même que ce sentiment de solennité qui vous subjugue et qui, tel que le « son subtil », annonce toujours, en pareilles occasions, la présence du Seigneur.

Il y a eu de la variété dans nos réunions : on a désiré que les missionnaires présents donnassent quelque aperçu de leurs travaux ; on a eu une assemblée de toutes les écoles du dimanche ; le tout couronné par la commémoration de la mort de notre Sauveur. Il n’y a pas eu, que je sache, deux fausses notes dans tout ce qui s’est dit. Ce qui nous a plu surtout — car, il faut bien l’avouer, nous avions nos craintes — c’est qu’il n’y a pas eu d’allocutions de portefeuille, set speeches, comme disent les Anglais. Il y a eu une simplicité, une spontanéité, une harmonie qui ont frappé tout le monde et cimenté tous les cœurs, un sérieux qui avait quelque chose d’électrique, mais pas l’ombre d’excitation.

Les réunions les plus nombreuses et les plus intéressantes ont été celles du soir. Les hommes d’affaires ne pouvaient guère assister à celles du milieu du jour ; les commis et les ouvriers moins encore. Le soir, tout ce monde-là était libre et se pressait, longtemps avant l’heure, dans la salle qui était beaucoup trop petite. Cette réunion durait de 7 à 9 heures ; mais, le dernier soir, telle était l’intensité de l’intérêt, que l’assemblée ne voulut pas se disperser à l’heure convenue, et la réunion se prolongea jusqu’à 11 heures et demie. Aucun de ceux qui étaient présents ne l’oubliera. Ceux qui parlèrent étaient inspirés, et subjuguaient sans peine l’auditoire dont ils étaient plutôt les interprètes que les docteurs. Il ne s’est rien dit de bien nouveau, mais il y avait une lumière, une onction, une puissance à laquelle on ne pouvait résister. Rien de plus saisissant que ces moments de prière silencieuse. Mais pardon, j’oublie à qui je parle. C’est l’atmosphère bénie dans laquelle vous vivez, vous, chers amis. Ma seule excuse pour tous ces détails, s’ils vous paraissent futiles, c’est que c’est la première fois que nous, nous avons pu nous désaltérer à cœur joie, dans cette terre déserte, altérée et sans eau.

Le samedi matin de bonne heure, nous nous réunissions sous les orangers et là eut lieu une réunion d’adieux des plus touchantes. Les services du dimanche eurent, on devait s’y attendre, un cachet tout particulier d’à-propos et de solennité ; et les réunions se continuèrent avec entrain, toute la semaine suivante, malgré le temps pluvieux. Une des plus bénies fut peut-être celle où nous méditâmes sur cette belle parole, si peu comprise dans la pratique : « Il est puissant pour vous garder de toute chute. » (Jude 1.24)

Un autre fruit de ces belles réunions, c’est la preuve tangible de l’intérêt que l’on porte à notre œuvre. A la requête de plusieurs amis, une réunion spéciale fut convoquée pour que nous donnions des détails sur notre œuvre du Lesotho et notre projet de mission chez les Banyaïs. Quand nous eûmes fini de parler, le bon colonel Ward, qui présidait la réunion, et le major Malan prirent à leur tour la parole comme des soldats chrétiens et de chauds amis peuvent le faire. Mais les sympathies nous étaient acquises, nous le sentions. Un ami se leva et déposa sur la table, pour notre mission, la somme de 20 livres de la part d’une veuve, comme témoignage de reconnaissance envers Dieu pour le bien qu’elle avait reçu pendant les conférences. A la fin de la réunion, la collecte se montait déjà à 108 livres ; elle a maintenant atteint un chiffre bien plus élevé.

Le lendemain, au milieu du jour, une autre réunion spéciale fut convoquée pour nous recommander à la garde du Seigneur. C’est ainsi que nous quittâmes cette ville où nous étions arrivés comme étrangers. »

Le soir du troisième jour de ces réunions (15 octobre), Coillard écrit à sa femme :

« Quoiqu’il soit près de minuit, il me faut jeter, sur le papier, un mot pour toi. Mon cœur est débordant de joie et de reconnaissance envers Dieu, et je ne suis pas le seul. Nos séances sont terminées, sauf une réunion d’adieux qui aura lieu demain matin. J’aurai beaucoup à te raconter ; je n’ose pas commencer maintenant. Mon cœur est plein de louanges. Nous avons prié pour toi, ensemble, le major Malan, le colonel Ward et moi. Nous ne pouvions pas nous séparer ce soir, nous causions, causions et causions encore ; enfin nous dûmes faire un effort pour nous dire bonsoir. Ce n’était pas un entretien oiseux, nous étions remplis de la gloire de Jésus. »

Ce fut plus qu’un banquet spirituel, dit Coillard vingt ans après, c’était surtout pour nous une révélation. Là nous avions approché les sommités ensoleillées du Thabor de la vie chrétienne, qu’on nous avait toujours représentées comme inaccessibles, nous avions eu comme une vision du Seigneur. Il nous semblait que nous n’avions jamais compris l’a b c du renoncement, et cette pensée nous obsédait.

Après ces conférences, Mabille et Coillard se rendirent à Lovedale, établissement d’instruction où Coillard plaça son enfant adoptif, Samuel, fils de Makotoko, puis à East-London.

« D’East-London, nous reprîmes le chemin du Lesotho, à travers la Cafrerie, faisant un détour de quelques jours de marche pour visiter les stations de diverses Sociétés. Ce fut une belle partie de notre voyage. Nous nous étions donné rendez-vous avec notre précieux ami le major Malan. Quelle joie de nous revoir, même après quelques jours seulement de séparation. Avec le bon cœur qui le caractérise, il nous disait : « Je suis l’officier de jour, donc, ne vous inquiétez de rien. » Et en effet, la seule fois de tout le voyage que nous eussions été à l’hôtel il en paya tous les frais ; il avait écrit partout où nous devions passer, et nous devançait même au besoin, pour annoncer notre arrivée. Deux de nos chevaux étant épuisés, il les échangea contre deux autres forts et frais et paya la différence de sa poche. Partout où nous faisions halte pour desseller nos chevaux, nous méditions ensemble quelques portions de la Parole de Dieu, et il est plus d’un de ces Béthel où l’Éternel s’est manifesté à nos âmes, avec une puissance que nous ne pouvons pas oublier. Nous gravissions les montagnes en chantant des cantiques. De cette manière nous oubliions la fatigue et le chemin paraissait moins long. »

Le souvenir d’un de ces Béthel est resté particulièrement gravé dans la mémoire de Coillard et du major Malan, c’était le mercredi 3 novembre 1875 :

Nos projets d’extension de la Mission, qui attiraient partout l’attention et excitaient le plus vif intérêt, nous préoccupaient vivement. C’était là le thème de nos entretiens tout en chevauchant avec notre digne ami. Un jour nous traversions la rivière Key. Cédant spontanément à un besoin irrésistible de nos cœurs, nous mîmes pied à terre, et là, à genoux sous ces arbrisseaux que je vois encore, tous les trois nous prenant mutuellement à témoin, nous nous consacrâmes tout à nouveau à notre Maître et nous jurâmes fidélité dans la vérité. Moment solennel et inoubliable !

Remontant en selle, le major lançait son chapeau en l’air, en s’écriant : « Trois soldats prêts pour la conquête de l’Afrique ! » et, donnant de l’éperon, il galopait en avant. Et nous disions, Mabille et moi : « Oui, des soldats ! Et, avec la grâce de Dieu, nous serons fidèles jusqu’à la mort. »

[Coillard a écrit ce récit en 1897 (Sur le Haut-Zambèze). Le major Malan a laissé un autre récit de cet épisode dans La Mission française. Enfin, nous avons un troisième récit contemporain, très court, dans une lettre de Coillard à sa femme, du 4 novembre, et qui rappelle beaucoup celui du major Malan : « Nous nous reposions dans la vallée de la Key et nous avions lu, prié et chanté. En montant sur la montagne assez abrupte, nous chantions notre vieux psaume 100 et « Agneau de Dieu », et Malan dit : « Nous marchons comme des pionniers pour le centre de l’Afrique. » Les idées fondamentales sont communes aux trois récits : il est certain qu’au moment du passage de la rivière Key les trois amis se consacrèrent, d’une façon plus absolue encore que par le passé, à la cause de la conquête de l’Afrique par l’Évangile et que cela eut dans l’âme de Coillard un retentissement si grand que, vingt ans après, il pouvait dire de ce moment : « Ce sont là, en ce qui nous concerne, les vraies origines de la mission du Zambèze, comme aussi un nouveau point de départ dans notre vie chrétienne. » Peu importe le détail ; ce qui importe, c’est l’impression laissée, ce ne sont pas les paroles prononcées, mais la voix entendue par le cœur et qui retentit encore si vivement vingt ans après.] Les trois voyageurs arrivèrent, le 8 novembre au soir, à Saint-Augustin.

« C’est là que nous devions nous séparer de notre ami Malan, écrit Coillard. Nous y restâmes tout un jour (mardi 9 novembre) que nous passâmes en grande partie dans la méditation avec lui et notre hôte M. Key. « Connaître Jésus-Christ ! » (Philippiens 3.10) tel fut le sujet qui nous occupa et la devise que nous nous donnâmes en partant. C’était un beau jour ! L’après-midi nous étions dans les champs, sur le penchant d’une montagne escarpée, plongeant nos regards dans les gorges déchirées des montagnes et la vallée profonde où coulait une rivière au nom barbare. L’atmosphère était pure et douce et le soleil radieux. Le Seigneur était avec nous. C’est un de ces moments dans la vie qui font époque. C’est ainsi que nous nous séparâmes d’un ami que personne dans ce pays n’a compris, apprécié et aimé mieux et plus que nous.

Deux jours de marches forcées nous amenèrent à Matatiélé où nous passâmes trois jours avec nos amis Preen et l’église, en réunions de diverses natures. Trois jours après avoir quitté Matatiélé, nous arrivions à Morija et, le 20 novembre, j’avais la joie de rentrer chez moi. C’était le jour même que j’avais, à part moi, fixé en partant. Le Seigneur m’avait accordé le désir de mon cœur.

En quittant la maison, le dernier passage de la Parole de Dieu que nous lûmes avec ma chère femme était celui-ci : « Lève sur nous la clarté de ta face, ô Éternel ! » Oh ! comme cette prière fut exaucée ! Comme nous sentîmes à chaque étape de notre voyage, dans chaque réunion, et chaque fois que nous étions appelés à parler, que la clarté de la face de l’Éternel était sur nous ! Je compte comme une des plus grandes bénédictions de ce voyage d’avoir pu le faire avec Mabille, et j’ose croire que nous avons l’un et l’autre reçu plus de bien que nous n’avions osé l’espérer de ces deux mois d’intimité, de courses et de travaux. Le Seigneur nous a bénis au delà de ce que je pourrais dire : notre coupe est comble. Il nous a ouvert partout des cœurs chauds, nous gagnant des âmes, et nous accordant le privilège de faire quelque chose pour l’édification de son église parmi les Anglais, parmi les Fingoes et les Cafres. Enfin, il a retenu les pluies, c’en était la saison ; selon sa promesse (Ésaïe 43.2), il nous a fait passer les rivières ; il a mis au cœur de nombreux amis sur notre passage de faciliter notre voyage en nous prêtant des montures fraîches, et a multiplié nos forces, les mesurant, jour après jour, au travail qu’il nous avait préparé. Nous ne pouvions pas après cela nous séparer, Mabille et moi, sans bénir ensemble et louer le Seigneur. Nos cœurs étaient pleins ; nous sentions que c’est une bonne chose que de chanter à l’Éternel : « Il a mis en notre bouche un nouveau cantique de louanges à notre Dieu. » (Psaumes 40.4)

Pendant que j’avais eu tous les rayons de soleil, ma chère compagne avait eu toutes les ombres. Sa tâche avait été lourde et ardue, et sa solitude longue ; le Seigneur ne l’avait pourtant pas oubliée. Quant à moi, après une si longue absence, je devais bien m’attendre à un surcroît de travail et de choses à remettre en ordre. Dirai-je mon expérience en deux mots ? C’est celle des disciples inondés de la gloire de leur Maître sur le Thabor, puis descendant dans la plaine pour s’y retrouver en présence d’un démon et de l’incrédulité. J’avais passé une partie de la nuit à penser à l’état de mon troupeau, aux défections des meilleurs de mes chrétiens, aux déboires, au découragement, aux fatigues que j’entrevoyais. Tout me semblait bien noir. Satan me tentait, il cherchait à cribler mon peu de foi. Soudain une parole me frappa l’esprit comme un éclair : « L’Éternel est la force de ma vie ! » Je répétai ces mots, je les pesai. L’Éternel… la force de ma vie ! … Que serait un homme dont l’Éternel serait la force de la vie ? … Je pensais à Hénoc, à Élie, à Gédéon, à David, à saint Paul… Je sentis quelque chose de cette force pénétrer dans mon âme ; tout nuage, tout brouillard, avaient disparu ; et, plein de paix et de joie, je me levai, retrempé et prêt pour les travaux et les combats qui m’attendent. »

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