« Jérusalem est la ville d’un grand roi, » a dit le Seigneur (Matthieu 5.35).
Qu’est-ce que Jérusalem ? Jérusalem, ce sont ceux dont les yeux se remplissent de larmes à la pensée de Dieu, dont les genoux se ploient sur les degrés du trône de la grâce, dont les mains sont étendues vers la croix, et dont la bouche sincère nomme Jésus leur maître (Jean 20.1). Voilà Jérusalem !
Jérusalem, ô ville aimable sur laquelle flotte l’étendard sanglant de la croix, c’est toi, c’est toi seule qui donnes à la terre sa beauté. Il n’y a sur la terre rien de beau, rien de noble, rien de remarquable que toi. Qui voudrait demeurer dans ces déserts, si tu n’y étais pas avec tes tabernacles de paix ? Qui nous rend la vie supportable, douce, précieuse en la terre étrangère, si ce n’est toi, ô Jérusalem ?
Jérusalem, que c’est une chose agréable que d’habiter en tes murs, de s’asseoir ensemble, tous frères, tous égaux en noblesse par les titres de la nouvelle naissance, et d’accorder ses harpes pour chanter au Sauveur, ou de se raconter à voix basse les grâces que le Seigneur nous fait, ou de contempler l’Orient, de respirer l’air frais du matin, et de se réjouir des apparitions ravissantes qui se dévoilent à nos yeux au plus lointain horizon ! Jérusalem, si jamais je t’oublie, que ma langue s’attache à mon palais, et que ma droite s’oublie elle-même !
Où les trésors de Dieu sont-ils ouverts aux enfants des hommes, et les joyaux des cieux exposés à leurs regards ? Où brûlent les flambeaux de l’éternelle lumière ? et la source intarissable de la paix et de la joie, où jaillit-elle ? Où l’âme peut-elle lire dans les livres de vie son nom écrit pour toujours ? Où boit-elle l’eau vive du rocher ? Où découle le baume qui guérit toute blessure ? Où serait-ce donc, si ce n’est à Jérusalem ! Oh ! bienheureux sont ceux qui te bénissent, Jérusalem, et qui se plaisent dans tes portes !
Et que dirais-je de la ville d’en haut, qui est située par delà les nuages ? Là croissent les palmes éternelles, et des eaux paisibles arrosent des prairies toujours vertes, et les anges chantent et jouent sous les arbres. C’est là que nous allons, heureux pèlerins, d’une Jérusalem à une Jérusalem ; et vous, vous marchez vers Tophet, vers la vallée de l’exécration, vers les ténèbres de la nuit, tandis que nous, nous nous avançons à la pure lumière du matin. Et si vous nous voyez parfois passer à vos côtés comme des gens qui rêvent, ou pleurer les yeux fixés sur l’horizon lointain, c’est que nous soupirons après notre patrie, et dites : Ils pleurent après Jérusalem.
Mais qui nous a bâti cette cité, et qui l’a tellement embellie ? « Jérusalem est la ville d’un grand roi. » « Elle est, a-t-il dit, le lieu de mon repos à perpétuité ; c’est là que je demeurerai, parce que je m’y plais » (Psaumes 132.13-14). Il y demeure, et elle repose en paix sous les ailes de son amour.
Aujourd’hui nous allons chercher Jérusalem dans le désert où est Élie.
5 Puis Élie se coucha et s’endormit sous le genévrier. Et voici, un ange le toucha, et lui dit : Lève-toi et mange. 6 Et il regarda, et voici, à son chevet était un pain cuit aux charbons, et un vase plein d’eau. Il en mangea et but, et il se recoucha. 7 Et l’ange de l’Eternel retourna pour la seconde fois, et le toucha et dit : Lève-toi et mange, car tu as un long chemin devant toi. 8 Il se leva donc et mangea et but, et avec la force que lui donna ce repas, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à Horeb, la montagne de Dieu.
Le texte d’aujourd’hui s’adresse aux enfants de Dieu, surtout aux affligés, et il peut, avec la grâce de Dieu, leur apporter, comme un ange, dans leur désert un pain et une eau célestes. Nous y voyons éclater dans toute sa gloire, la sollicitude de Dieu pour ses serviteurs dans le temps de l’obscurité. Elle s’y manifeste : 1° Dans l’exaucement de la prière d’Élie, 2° Dans l’apparition d’un ange que le Seigneur lui envoie, 3° Dans la nourriture miraculeuse qu’il reçoit, 4° Dans la douce perspective que Dieu lui montre, 5° Et enfin dans la force surnaturelle que reçoit le prophète pour voyager dans le désert.
Passons en revue ces diverses preuves de l’amour que Dieu a pour ses enfants.
Élie demande la mort. Il ne croit plus à la régénération d’Israël, et dès lors la vie n’a pour lui plus d’attraits. L’amour de la vie peut voir s’éteindre dans notre ciel bien des étoiles avant de s’éteindre lui-même ; il survit à tout ce que nous avons de plus cher, mais non à l’espérance. Quand Élie vit se faner cette fleur dans le jardin de sa vie, il succomba et voulut mourir. Et s’il n’eût pas été un homme de Dieu, qui sait s’il ne serait pas tombé dans un abîme bien plus terrible que celui de l’abattement et du doute ? Car il ne comprenait plus son Dieu qui semblait s’être subitement lassé de son œuvre et de son prophète. La providence divine s’était tellement déguisée sous l’apparence du hasard, que nul œil humain n’eût pu la reconnaître. Elle avait l’air de laisser à la volonté arbitraire de l’homme la liberté la plus illimitée. Élie ne retrouvait ni sens, ni plan dans les événements dont il venait d’être témoin, et qui semblaient prouver l’entière inutilité des miracles du Carmel, du massacre des prêtres de Bahal, et de la longue famine de trois ans et demi. Il était comme dans un labyrinthe sans fil ni flambeau. Et quand on se souvient comment les puissances infernales ne manquent jamais de profiter de ces temps d’obscurité par lesquels passent les hommes de Dieu, on peut imaginer tous les traits enflammés que le malin jeta dans l’âme abattue d’Élie, les doutes, les funestes pensées, les effrayantes visions dont il l’assiégea, et l’on ne s’étonnera pas de voir ce vaillant héros ainsi lâche et découragé, et de l’entendre s’écrier : C’est assez, Seigneur, reprends mon âme, je ne suis pas meilleur que mes pères.
Cependant de telles prières, qui jaillissent d’une âme embrasée par les passions du vieil homme, et non par le feu sacré de la foi, et que portent vers le ciel non la paisible espérance, mais les sentiments tumultueux de la chair, ces prières ne sont d’ordinaire pas exaucées. L’expérience enseigne que le Seigneur n’aime pas à laisser ses enfants finir leur carrière dans ces moments de lassitude et de découragement. Quelles que violentes qu’aient été les tempêtes de leur vie, elles s’apaisent d’ordinaire avant leur entrée dans le port ; l’air redevient pur, le ciel serein, si ce n’est toujours au dehors, au moins dans le fond de leur cœur. Ames affligées et pleines de tristesse, souvenez-vous-en, votre heure ne frappera pas que le Seigneur ne vous ait réconciliés avec les voies par lesquelles il vous a conduits, et n’ait arraché de vos cœurs le joyeux aveu qu’il a tout fait avec sagesse. Vous apprendrez encore à dire avec Siméon : « Seigneur, laisse maintenant ton serviteur aller en paix, » et à consentir, si le Seigneur le veut, à marcher plus longtemps encore sur ses traces chargés de votre croix. Non, non, ce n’est point dans le trouble que finira votre carrière ; la douce lumière du sabbat éternel éclairera de ses premiers rayons vos derniers pas, et votre ami céleste attirera doucement votre âme, par un baiser de sa bouche, vers les collines éternelles ; car c’est ainsi qu’il veut couronner dès ici bas son œuvre en vous, et glorifier aux yeux du monde même sa grâce et sa fidélité.
Cette douce lumière ne brillait point encore aux yeux d’Élie, qui est dans le moment le plus ténébreux de sa vie entière. Sa demande de mourir ne fut point écoutée, son âme n’est point retirée. Il devait encore être témoin de choses merveilleuses, apprendre à louer ici bas la fidélité de son Dieu, rougir de ses doutes et être châtié par sa confusion de son peu de foi, trouver la réjouissante solution de toutes les énigmes et les contradictions de sa vie, et recevoir des révélations bien autrement éclatantes que toutes celles qu’il avait reçues jusqu’alors. Alors seulement ce fut assez, alors arriva sa dernière heure qui ne devait point le trouver dans l’affreux désert sous le triste genévrier, mais qui le conduisit au repos éternel en triomphe et par la route royale qui passe à côté de l’obscure vallée de la mort.
Qu’il est peu raisonnable d’être aussi mécontents que nous le sommes, quand le bon Dieu nous refuse ce que nous lui demandons, et de tenir si fortement à ce qu’il nous accorde tout ce pourquoi nous crions à lui, et qu’il le fasse quand et comment nous le désirons ! Il est vraiment heureux que le Seigneur nous donne selon sa volonté, et non selon la nôtre, et qu’il condescende à exercer sa miséricordieuse tutelle sur nos désirs souvent si absurdes. Tenons pour certain que ce qu’il refuse à nos prières aurait été pour nous un mal, ou du moins un moindre bien que celui qu’il nous réserve. Combien de pasteurs, par exemple, n’auraient jamais éprouvé que le Seigneur est fidèle et couronne les travaux de ses serviteurs, s’il les avait retirés à lui dans l’heure de sombre découragement où ils le lui demandaient avec instances ! Combien de pèlerins n’auraient jamais connu la manne qui pleut des nues, et les eaux vives qui jaillissent des arides rochers, si Dieu les avait exaucés quand ils criaient à lui pour n’être pas conduits dans le désert ! Combien de nos frères ne se réjouiraient point aujourd’hui de sentir posée si avant et si solidement dans leur cœur la pierre angulaire qui est Christ, si Dieu, exauçant leurs larmes, avait éloigné de leur tête l’orage de la tentation, arraché de leur chair l’écharde, chassé de leur côté l’ange de Satan ! Courage donc, mes frères ! Les refus du Seigneur nous mettront un jour sur les lèvres des actions de grâces plus ferventes que ses exaucements. Vous lui criez de votre genévrier : « C’est assez. » Non, mes amis ; auparavant à Horeb, où vous entendrez la douce voix de l’Eternel ! Encore un matin après la nuit, une victoire après le combat, un chant de triomphe après les soupirs. Alors seulement c’est assez ; alors c’est la fin, le repos. Le fruit est mûr. L’argile a reçu sa forme dernière ; le potier et la vase se reposent.
Élie ne mourut pas. Mais le repos qu’il désirait, il l’obtient. Dieu lui envoie le doux sommeil, ce frère de la mort, qui est le bienvenu pour toute âme affligée. « Il se coucha et s’endormit sous le genévrier. » Sa tête repose sur la terre ; mais il dort dans le désert aussi paisiblement qu’il l’aurait fait dans le palais d’un roi. Le fardeau de la vie lui est ôté ; la paix endort son âme où les orages se taisent, de beaux rêves remplacent les sombres visions de la veille. C’est le Gardien d’Israël qui envoie à ses enfants que la douleur accable, ou que des tentations spirituelles poursuivent sans relâche, le sommeil qui les repose de leurs souffrances, ou qui rend le calme à leurs esprits agités, à leurs sens troublés ! Et parfois de doux songes, faisant auprès de nous l’office des anges, transportent en esprit le pauvre Lazare dans le sein d’Abraham, et ouvrent le ciel aux regards du pèlerin fatigué qui dort sur la pierre, comme Jacob. Mais le sommeil n’est point le seul repos que Dieu accorde à ceux qui portent leurs croix sur les traces du Sauveur. Dans leurs nuits spirituelles, au milieu de leurs travaux, dans la tempête, dans le vaste désert de la vie, que de fois il leur envoie à l’improviste des instants de relâche, des rafraîchissements, des paroles d’encouragement ! Je suis triste, abattu, découragé, et voici, un ami, un Jonathan entre subitement dans ma solitude, il me console, me relève, je respire plus librement, et mon âme captive essaye de nouveau de déployer ses ailes. Ou parfois, comme par enchantement, ma prison se transforme, en un clin d’œil, en une salle resplendissante où les saints des anciens temps se présentent les uns après les autres, tous chargés, ainsi que moi, de leurs croix, et tous aussi ayant trouvé une heureuse issue à leurs maux ; ils me racontent leurs expériences qui sont à mon âme comme un parfum qui la restaure, ils me présentent leurs exemples qui m’enflamment de zèle et d’amour. D’autres fois c’est une parole de l’écriture, quelques vers d’un cantique qui me visitent à l’improviste, ou une promesse de Dieu qui éclaire ma nuit de sa lumière. Les jours de tempête ont donc aussi leurs heures de repos et de miséricorde ; les chemins escarpés ou déserts, leurs abris. Et quand bien même ces pauses sont souvent fort courtes, encore suffisent-elles pour donner l’assurance que le Seigneur, s’il le voulait, pourrait, d’un instant à l’autre, faire cesser tous nos maux, et nous inonder de joies ineffables. Et cette intime assurance est déjà la fin de nos maux.
Élie dort sous le genévrier. Le voilà dans la plus complète solitude. Qui serait plus délaissé que lui ? Et cependant le petit enfant dans les bras de sa mère n’est pas mieux gardé. Nul scorpion n’oserait le blesser, nul serpent le mordre. Un gardien vigilant le protège. Il ne méritait pas tant de soins avec ses murmures. Mais qu’est-il question de mérites de la part de pauvres vermisseaux dont toutes les dettes, d’après un décret insondable de Dieu, ont été passées au compte du plus beau des fils des hommes, et qui sont devenus en Jésus-Christ l’objet non seulement de la miséricorde divine, mais même de l’amour du Tout-Puissant qui a mis sa joie en eux.
Vers le prophète endormi s’avance doucement une figure lumineuse. C’est un messager céleste. Silencieux, il regarde avec amour et respect l’homme de Dieu qui dort dans son grossier vêtement, et dont les traits pâles et amaigris annoncent le profond chagrin. Puis il s’abaisse vers lui, le touche d’une main légère et lui dit : « Lève-toi et mange. » Gracieux spectacle. Voilà dans l’aride solitude, parmi les buissons du désert et les collines de sable, un ange de Dieu qui a quitté le paradis pour la steppe, et qui a fait ce voyage avec joie parce que c’est pour lui un grand honneur que d’apporter secours et rafraîchissements à un enfant du Roi des rois dans la détresse. O Israël, où est un peuple semblable à toi ? Des esprits de feu sont tes serviteurs, les messagers du ciel tes domestiques. Ton chemin devient-il désert, c’est alors qu’il commence à se peupler, et quand les hommes se détournent de toi, le camp de Dieu t’accompagne (Genèse 32.2). Le ciel s’ouvre à toi quand le monde te ferme ses portes ; et tes genoux s’affaissent-ils, des bras tout puissants te soutiennent. Quel singulier mélange de bassesse et de grandeur dans l’état des enfants de Dieu ! Si je vous demandais quels sont les lieux les plus remarquables de la terre, vous m’indiqueriez, l’un, les dômes et les tours des temples consacrés à Dieu ; l’autre, les majestueux édifices que les rois habitent, ou les enceintes consacrées aux sciences, ou les salles éclatantes dans lesquelles la richesse et les beaux arts réunissent toutes les magnificences du monde pour imiter sur la terre celles des cieux. Mais, à mon avis, vous vous tromperiez, et je pense que les plus beaux lieux sont ceux où une Madeleine est assise en pleurs aux pieds de Jésus ; ceux où un larron converti s’écrie ivre de joie : Miséricorde m’a été faite ; ceux où demeure un Lazare qu’aime un ami céleste ; ceux qu’habitent une Marthe et une Marie qui laissent à leur table une place libre pour leur hôte invisible. Là sont les demeures sur le seuil desquelles il faudrait écrire ces mots : « Ote tes souliers, car ce lieu est une terre sainte, » et dont l’aspect devrait nous remplir de respect et de crainte. Ce ne sont peut-être que des murs d’argile, des toits de chaume, et le vent siffle à travers la fenêtre ; et cependant ce sont des Béthel, rien moins que des maisons de Dieu. Là vit une race sacerdotale, revêtue de la beauté du Très-Haut ; des hôtes invisibles d’une grande naissance entrent dans ces cabanes et en sortent, et l’amour éternel les recouvre de ses ailes.
L’ange éveillant le prophète endormi, lui dit : « Lève-toi et mange. » Le voyageur avait certainement un grand besoin de nourriture ; mais il ne le ressentait pas et n’y songeait pas, et dormait, et il fallut qu’un ange vint l’exciter à manger. La même chose nous arrive spirituellement dans l’affliction et la tentation. La pauvre âme est parfois bien près de mourir de faim, et elle n’aurait de rien plus besoin que de la parole de Dieu ; mais elle n’est pleine que de son malaise, ses pensées ne se fixent sur rien, elle ne sent ni faim ni soif, et aussi ne touche-t-elle à aucun des nombreux mets dont la table est chargée. A peine ouvre-t-elle la Bible, rien ne l’attire à l’église et chez ses frères, elle ne se soucie ni de prédications, ni d’aucune parole d’encouragement. A quoi cela me servirait-il, se dit-elle. Elle s’enferme dans sa chambre et s’abandonne à sa douleur. Triste état, sans doute, mais qui est parfois bien mal jugé par ceux qui ne le connaissent pas par leur propre expérience, et qui n’ont pas passé par de tels moments d’entier abandon et de désolation. Ils ne comprennent pas que leur sœur, la Sulamithe, soit ainsi noire, et qu’il n’y ait plus en elle d’onction ni de vie ; ils l’attaquent avec le quatrième commandement ou tel autre, et peu s’en faut qu’ils ne veuillent la jeter à la mer. Mais ils ne savent ce qu’ils font, et ignorent jusques à quel point la nouvelle créature peut se cacher et disparaître aux regards, et prendre une étrange apparence. Cependant cet état, tout pénible qu’il soit, est salutaire. Le Seigneur y porte remède en son temps. L’âme, dont toutes les entrées sont fermées à triples verrous à la faim et à la soif, et qui dépérit et se meurt, se sent tout-à-coup touchée par une main étrangère, et entend une voix qui lui dit : « Lève-toi ; mange et bois », et elle ressent de nouveau la faim et la soif, elle se rend aux sources de la vallée, elle recueille avec ardeur la manne du désert. La Bible et le livre des cantiques lui redeviennent chers ; le son des cloches la réjouit, et le papillon, s’élançant de sa sombre chrysalide, voltige, sans se lasser, sur les lys et les roses de Saron, dont il aspire à longs traits le miel.
C’est ainsi qu’on apprend à fond non seulement de qui vient la nourriture, mais aussi qui donne à l’âme la faim et la soif spirituelles. Et si je pouvais commander à l’ange qui est là sous le genévrier, je connais parmi vous, mes amis, plus d’une personne à qui je l’enverrais pour qu’il la réveillât et lui dît : « Lève-toi et mange. » Plusieurs d’entre vous sont dans le désert, fatigués et endormis ; le pain est à leur côté ; mais ils n’y touchent pas, quoiqu’ils aient un extrême besoin de nourriture. Mais patience ; l’ange est déjà peut-être en route pour aller les réveiller.
« Lève-toi et mange, » a dit l’ange. Élie se réveille, regarde, et voici un pain cuit aux charbons, et un vase plein d’eau. Que pourrait-il désirer de plus dans sa singulière étape ? Il est à l’ombre d’un toit verdoyant, la chambre la plus tranquille n’aurait pas été plus paisible que le lieu où il dort ; sa couche, toute rude qu’elle semble, est aussi molle qu’aucune autre ; autour de lui sont des sentinelles comme jamais roi n’en a eu ; ses serviteurs sont bien autres que ceux des princes, et son repas frugal le restaure comme nul autre aliment n’aurait pu le faire. Quel Dieu plein de bonté ! « il accorde ses dons à ceux qu’il aime pendant leur sommeil. » Mais qui le croit ? et qui confesse à la gloire de Dieu qu’il peut nous aider même sans notre concours ? L’apôtre (1 Pierre 5.7) nous dit bien : « Déchargez-vous sur Dieu de tous vos soucis, parce qu’il a soin de vous. » Mais ces paroles nous semblent presque dangereuses ; nous sommes là devant elles comme devant un abîme où nous devrions nous jeter ; si nous nous précipitions dans ces profondeurs insondables d’un entier abandon à Dieu, nous péririons immanquablement, nous semble-t-il ; au moins voulons-nous avoir une planche qui nous supporte, nos propres forces doivent nous aider quelque peu, et des considérations humaines légitimer un peu notre témérité. Mais c’est pure infirmité et misère que nous nous détachions si imparfaitement de nous-mêmes, et que nous ne nous livrions jamais tout entiers au Seigneur ; et aussi connaissons-nous dans notre vie fort peu le Dieu qui fait des signes et des miracles. Des histoires telles que celles de la cruche d’huile, des corbeaux du Kérith, de l’ange au désert, nous apparaissent comme des événements inouïs d’une époque mystérieuse qui a depuis longtemps cessé, tandis que nous pourrions chaque jour être témoins de faits pareils, si nous avions de la foi ; et au lieu de ces cantiques de Moïse que Marie et les femmes accompagnaient du tambourin, on n’entend presque retentir les demeures des croyants que de complaintes et de soupirs sur des entreprises qui ont échoué, sur des espérances trompées, sur des embarras de toute espèce. Oh que ne devenons-nous faibles et chaque jour plus faibles en nous-mêmes, afin que la force de Dieu aie plus de place pour agir et se manifester avec éclat !
Le pain et le vin dont Dieu nourrit les âmes dans le désert, c’est sa parole. Mais elle n’a de suc et de goût pour nous que lorsque Dieu nous la prépare et adresse, et nous dispose à la recevoir. Il nous laisse si souvent avoir faim, de peur qu’il ne nous arrive comme aux Israélites dans le désert, qui se dégoûtaient de la manne céleste : « Notre âme est ennuyée de ce pain léger, » ou comme aux contemporains du prophète Esaïe, qui leur disait : « L’âne connaît la crèche de son maître ; mais mon peuple n’a point intelligence. » Ce temps de disette et de famine vient-il à cesser, oh comme on apprécie mieux la parole de Dieu ! comme on s’y délecte ! et avec quelle joie on y retrouve toutes les promesses de Dieu ! On s’appuie avec une confiance renouvelée sur toutes ses grâces. On remercie Dieu de ce qu’il nous a envoyés et laissés au désert ; jamais on n’avait fait dans la Bible une aussi abondante moisson, jamais son eau vive n’avait tellement arrosé et restauré notre âme ; chaque page semble une verte prairie couverte de lys et de roses ; de chaque verset découle un baume inappréciable et digne d’éternelles louanges.
Plus endormi encore qu’éveillé, Élie a pris du pain, a bu de l’eau, comme en rêve, puis il retombe sur le sol et se rendort. Nulle trace d’étonnement ! dans ce désert inhabité, il n’est pas plus surpris du pain et du vin que s’il se trouvait chez lui. Sans doute que dans son demi sommeil il ne se rendait pas compte de ce qui lui arrivait. Ou peut-être était-il dans ce singulier état de l’âme où était Madeleine dans le jardin de Joseph, quand elle pleurait son Seigneur qu’on avait enlevé ; se baissant vers le sépulcre, elle y vit, sans étonnement, deux anges, et elle répondit à leur question : « Pourquoi pleures-tu ? » comme elle l’aurait fait à ses compagnes (Jean 20.15). Que font, d’ailleurs, à Élie ce pain et ce vin, et les anges qui le servent ? Un semblable miracle n’avait-il pas eu lieu en faveur d’Ismaël, qui était cependant rejeté ? Élie voulait non du pain ni des anges, mais son Dieu, de qui il se croit abandonné ; et aussi longtemps que Dieu n’a pas tourné de nouveau sa face vers lui, il est comme insensible à tout.
Élie, sous son genévrier, mangeant et buvant sans se sentir restauré, et retombant dans son sommeil, nous rappelle comment, dans les temps d’obscurité et de tentations spirituelles, l’âme entend parfois arriver à son oreille intérieure des paroles de consolation qu’elle saisit au moment même et accueille au dedans d’elle, mais qui ne la retirent point de son pénible assoupissement. C’est un repas d’un instant ; ce n’est là qu’un éclair dans la nuit, et non point les lueurs de l’aurore qui se lève, et du jour qui commence ; la lumière traverse les ténèbres, mais ne les dissipe pas ; notre obscurité ne nous en apparaît que plus sombre par ce contraste passager ; et à peine avons-nous levé la tête que nous la laissons retomber, et notre désolation est aussi grande. Cependant ce court repas spirituel n’a point été inutile ; il laisse dans l’âme des forces cachées, ou du moins ravive-t-il la pensée que Celui qui peut ainsi faire briller dans notre nuit un tel éclair de joie, est bien assez puissant pour faire lever, à chaque moment, sur notre propre cœur, le jour de sa paix radieuse.
A la vue d’Élie qui dort, nous pensons aussi à ceux d’entre nos chers auditeurs qui dorment quant à leur esprit, et qui n’ont point encore été complètement réveillés. Ils ne manquent aucun sermon, apprennent le catéchisme, lisent la Bible ; ils mangent et boivent. Mais toute cette bonne nourriture est comme perdue, et l’on ne voit pas paraître le moindre fruit de vie. Des émotions légères, des élans passagers, peut-être ; mais avec cela, rien. Ils retombent bientôt dans leur sommeil de mort, et tout reste sur l’ancien pied. Toutefois, que personne ne prétende avant leur fin que c’est en vain qu’ils ont pris cette nourriture spirituelle. Ils pourraient bien un jour vous convaincre de mensonges, et vous faire rougir de votre jugement. Cette nourriture peut à l’improviste fermenter au dedans d’eux, et se changer en sang et en chair, si bien qu’avec la force qu’elle leur donnerait enfin, ils s’élanceraient dans le chemin du ciel et nous y devanceraient de beaucoup.
L’ange du Seigneur apparaît pour la seconde fois, s’approche du genévrier, touche le prophète d’une main douce et légère, de peur qu’il ne s’effraie, et lui dit : « Lève-toi et mange, car tu as un long chemin devant toi. » Le Sauveur, qui est fidèle, permet bien que ses serviteurs soient tentés au dessus de leurs forces, à eux, mais jamais au dessus de la force que lui-même leur donne ; et d’ordinaire il les équipe et les arme avant que de les conduire au combat. Quand nous entendons une voix qui nous dit : « Mange et bois, » quand il nous arrive des jours de rafraîchissements particuliers et d’assurances spéciales de grâce, quand il s’ouvre à notre esprit des vues nouvelles dans les profondeurs de l’amour maternel de Dieu et dans les abîmes de sa miséricorde et de sa fidélité, c’est le plus souvent le signal que des épreuves attendent notre foi, et nous pouvons prévoir quelque combat. Ainsi, dans une armée, quand les chariots d’approvisionnements et de munitions arrivent en foule, quand les généraux parlent avec bonté au soldat, que la solde est augmentée, et que les ordres du jour fortifient et enflamment les cœurs, le soldat examine ses armes ; car il pressent bien ce qui l’attend, et le tonnerre des batteries ennemies va lui prouver qu’il ne s’est pas trompé.
« Mange et bois, lui dit l’ange ; car, ajoute-t-il, tu as un long chemin devant toi. » — « Un chemin ! pense le prophète, un but auquel il conduit ! Un chemin que Dieu me trace, un but que Dieu m’indique ! Long ou court, raboteux ou uni, peu m’importe, c’est au moins un chemin. » Élie se croyait égaré loin de toute route, perdu dans le désert, abandonné de Dieu, marchant où il voulait. Et tout-à-coup il entend dire qu’il se trouve sur un chemin, et qu’il n’erre point à l’aventure. Oh ! comme ce mot de chemin a dû retentir agréablement à ses oreilles. Sa fatigue disparaît, son abattement cesse, sa nuit se dissipe ; l’amour éternel lui a envoyé par l’ange une salutation qui disperse, avec la force du vent d’Orient, les sombres nuages dont son âme était enveloppée. Comme un cerf vigoureux, il s’élance loin du genévrier, et recommence sa marche non plus selon que sa volonté le mène, mais au nom de son Dieu.
Pour bien comprendre la joie du prophète à ce mot de chemin, il faut avoir éprouvé quelque chose de pareil. Il faut s’être cru abandonné de Dieu, livré à sa volonté propre, au hasard, aux pièges de l’ennemi, avoir soupiré comme David, et dit : « Je suis seul et affligé, » puis subitement avoir retrouvé Celui qu’on pensait avoir perdu. On sent qu’on l’a retrouvé, soit à quelque preuve incontestable de sa présence et de son amour, soit à un sentiment intime de notre état de grâce, soit à une parole divine qui entre avant dans notre âme, soit à quelque autre marque. On voit même que Dieu ne nous avait point abandonnés ; que dans la tempête notre vaisseau n’avait point erré à l’aventure sur la vaste mer, et que Dieu n’avait point quitté le gouvernail, et avait dirigé notre course vers le port. Une telle expérience rappelle bientôt à la vie l’âme à demi morte, et l’inonde, au milieu même de ses angoisses, d’une telle joie que tout-à-coup elle fait retentir le désert du son des harpes, et chante avec Asaph : « Que je te possède, ô Dieu ! et je ne demanderai rien au ciel ni à la terrea. »
a – Traduction allemande de Psaumes 73.25 (Trad.)
Portez vos yeux sur le prophète s’avançant dans le désert. Nous retrouvons en lui l’ancien Élie, l’homme au pas ferme et à la tête levée. Il entend de nouveau autour de lui les pas de Jéhova, et se sent conduit comme naguère, à la lisière de Dieu. Ce joyeux sentiment résout toutes les dissonnances de son âme en une harmonie, et lui donne les ailes de l’aigle.
Le voilà qui marche à travers le désert sablonneux ; nul homme n’est à ses côtés et il n’est point seul ; il ignore où il va, et il ne s’inquiète ni du but, ni du chemin. Pendant quarante jours et quarante nuits il marche à travers la solitude silencieuse ; merveilleux voyage qu’il fait avec la force de la nourriture qu’il a prise sous le genévrier. Le Dieu qui supporte toutes choses par sa parole puissante, pouvait sans peine soutenir les forces du prophète, et Celui à qui il suffit d’un mot pour opérer le miracle extérieur de la multiplication des pains, peut multiplier infiniment dans le corps d’un homme le peu de pain qu’il lui a donné. Élie, pendant toute cette longue route, n’éprouva ni faim, ni soif, ni fatigue. Ses forces restèrent en lui, ses pieds ne se lassèrent point, ses yeux ne s’appesantirent point. Le vent brûlant du jour ne l’accabla point, il ne souffrit point de la fraîcheur des nuits. Tel qu’un jeune coursier, il traverse d’un pas rapide les collines et les rochers ; les vagues de sable du désert ne l’arrêtent point, les sentiers escarpés des chamois et des gazelles sont pour lui des chemins unis. Le courage rendu à son âme et les forces infatigables de ses membres attestaient, d’un commun accord, que le Seigneur était de nouveau avec lui, et que la main du Tout-Puissant le soutenait et le portait.
Le désert dans lequel Élie marche pendant quarante jours est le même où jadis Israël dut errer quarante ans, conduit par la colonne de nuée et de feu. Terre vraiment classique, ou plutôt terre sacrée, riche comme aucune autre en souvenirs imposants et sublimes, en souvenirs pleins des consolations les plus douces ; terre remarquable entre toutes par les révélations et les œuvres du Dieu vivant. Toute cette ancienne histoire reprend vie à l’esprit du prophète, qui la voit se passer de nouveau devant ses yeux en visions qui le cèdent à peine à la réalité ; il ne la repasse pas dans sa mémoire, il la contemple et la voit, pour ainsi dire, de nouveau. Tout le désert se peuple, à mesure qu’il avance, de figures bien connues, respectables et saintes. Chaque montagne a à lui raconter quelque fait merveilleux, et l’on dirait, à voir la nature tellement silencieuse, qu’elle se rappelle et médite les choses sublimes dont elle a été jadis le théâtre. Descend-il dans les étroites et vertes vallées, il se transporte en esprit dans les diverses stations de ses pères. Rencontre-t-il dans la steppe un groupe solitaire de palmiers, il y voit Moïse délibérant avec les anciens qui l’entourent. Il recueille en esprit la manne avec les ancêtres ; il tourne ses regards vers le serpent d’airain, avec ceux que les serpents ont mordus. Il assiste à la grande défaite d’Amalek, et voit Moïse élever l’autel qu’il nomme « l’Eternel mon étendard » (Exode 17.15). Il entend retentir le vaste désert des chants de triomphe d’Israël et de ses prières solennelles. Tout ce que ces histoires des temps passés contenaient de consolations et d’encouragements lui arrivait à l’âme de toutes les collines et de toutes les vallées. Le désert fleurissait à ses yeux comme la rose, le lieu aride se réjouissait, la solitude était dans l’allégresse. Il s’avançait le cœur libre de tout souci, de toute crainte, pleinement certain que le Dieu qui avait conduit dans ce désert les Israélites, l’y gardait aussi ; et puisque le Seigneur lui avait donné, sous le genévrier, le signal du départ, et qu’il mettait de jour en jour une telle force dans ses membres, Élie attendait avec un entier abandon le moment où il lui ordonnerait de s’arrêter, et lui ôterait des mains le bâton de pèlerin.
O sainte foi ! foi bienheureuse ! gracieuse compagne des enfants de Dieu ! Ta puissance merveilleuse enlève au désert son horreur, et la plus profonde solitude n’en est plus une avec toi. Ce que la terre, ce que le ciel possèdent de plus beau t’appartient ; et tu étends ta main vers la hauteur et vers la profondeur, pour enrichir des trésors de l’une et de l’autre la pauvreté de tes serviteurs et pour les réjouir. Tu rapproches de l’esprit les choses lointaines, tu dévoiles à l’âme les mystères, tu rappelles à l’existence le passé. Tu plonges le sombre présent dans les éclatantes couleurs d’un avenir bienheureux, et tu répands sur les tristes nuages de cette terre quelques doux reflets de la lumière qui éclaire en plein les cieux. Dans le désert le plus aride tu crées pour nous, par enchantement, des paradis où la paix abonde. Tu peuples nos retraites les plus écartées d’amis célestes. Tu jettes des ponts miraculeux sur tous les abîmes qui séparent les uns des autres et les temps et les mondes, et tu renverses les murailles qui s’élèvent entre le passé et le présent, entre la terre d’ici-bas et le monde de là-haut. Par toi, les morts, pour nous, ne sont plus morts, et ceux qui sont partis ne nous ont pas quittés ; par toi, les hommes des temps anciens sont nos contemporains, et pourtant leurs os reposent depuis des milliers d’années dans leurs tombeaux. Par toi, ils nous parlent encore, quoique ils soient morts ; par toi, ils nous visitent dans nos nuits avec des paroles d’encouragement ; par toi, nous les voyons nous entourer de toutes parts, telle qu’une sainte nuée de témoins, et les grâces qu’ils ont jadis reçues, par ton ministère deviennent notre richesse. Tu nous nourris des promesses d’Abraham ; tu nous fais marcher appuyés sur le bâton de Jacob ; la verge de Moïse à la main, nous fendons par toi les mers, et par toi nous franchissons, avec David, les plus hautes murailles. O sainte et bienheureuse foi, qui gardes et ouvres la porte de tous les sanctuaires, qui disposes à ton gré de tous les trésors de Dieu ! Que Celui qui jette tes premières semences dans le cœur des hommes s’approche de nous ! que Celui qui te consomme et t’achève nous soit propice.