William Booth

11. LUTTES ET PERSÉCUTIONS

La route du succès ne court point, large et ombreuse, au milieu des plaines fleuries et embaumées ; elle ressemble plutôt au chemin du fabuliste, « montant, sablonneux, malaisé et de tous les côtés au soleil exposé ». Lorsqu'il s'agit d'une œuvre religieuse, l'initiateur doit se rappeler la parole du Christ : « Le disciple n'est pas plus que son Maître.

Il lui faut suivre Jésus sur la voie douloureuse qui mène du Jardin des Olives, où l'âme agonise, au sinistre Golgotha où le suprême sacrifice se consomme.

Le Général Booth devait expérimenter les abandons et les trahisons : il allait être en butte aux attaques des païens qu'il voulait convertir, et des chrétiens que ses méthodes scandalisaient.

Nous ne saurions nous en étonner. L'histoire nous apprend qu'il en fut toujours ainsi. Les novateurs, qui troublent la quiétude populaire et dérangent nos petites habitudes, ne peuvent prétendre qu'aux injures et aux persécutions. Au premier siècle, la foule hurlait aux trousses des apôtres, elle les dénonçait aux gouverneurs romains : « Ces gens qui bouleversent le monde sont arrivés ici.... » Quelques années plus tard, elle les livrera au tourmenteur, elle exigera qu'on les jette aux bêtes du cirque. Au XVIe siècle, les réformateurs et leurs disciples dénoncent le formalisme religieux, ils demandent le retour à la simplicité évangélique : les bûchers s'allument, les bourreaux préparent leurs instruments sinistres pour punir ces trouble-fête. Les années passent, et les huguenots de France connaissent les tristesses de l'exil ; les puritains d'Angleterre doivent fuir vers des terres nouvelles pour échapper à leurs persécuteurs.

John Bright avait raison d'écrire à Mme Booth :

Les gens qui vous houspillent et vous maltraitent auraient persécuté les apôtres. Votre foi et votre patience triompheront de toutes ces difficultés. Les artisans qui voient « leur métier décrié », le « Souverain sacrificateur et les anciens » dont les rites démodés sont rejetés à la suggestion des nouveaux prophètes, se plaignent toujours, et les gouverneurs et les magistrats, « qui ne se mettent nullement en peine de ces choses », mais qui agissent, disent-ils, « dans l'intérêt de la paix publique », jugent convenable de « défendre absolument aux accusés de parler et d'enseigner au nom de Jésus ».

Les méthodes d'évangélisation du Général, par leur nouveauté même, scandalisaient les gens religieux, respectueux des rites et des nobles formes. Les critiques les plus acerbes lacéraient l'Armée et son Général. La calomnie sifflait ses insinuations empoisonnées :

Le Général, un charlatan éhonté, un pieux coquin, un hypocrite au langage religieux, un rusé gredin. Pourquoi se déguisait-il avec cet uniforme théâtral ? Pourquoi cette fanfare vouant en tête des cortèges où il défilait ? Pour attirer et attraper les nigauds, comme un paillasse faisant la parade. Que se passait-il dans ces réunions de prière et de sainteté ? Il valait mieux ne pas chercher à le savoir. Cette religion hystérique fait tomber les âmes dans des abîmes de corruption.

Le Général ne se réjouissait pas toujours en écoutant les mauvais propos de ses adversaires. Sans doute il proclamait l'excellence de son organisation : ses succès plaidaient en faveur de sa méthode. Il écrivait à lady Cairns :

Pourquoi ces habiles censeurs, dont les critiques vous influencent, et qui nous ont dérobé le cœur et l'assistance de nombreux amis, pourquoi ne se mettent-ils pas à l'œuvre, eux qui savent beaucoup mieux que nous comment le travail doit s'accomplir ? Qu'ils viennent dans nos grandes cités industrielles, qu'ils s'occupent de la population turbulente de nos villes, qu'ils s'attaquent aux foules irréligieuses de l'Irlande... Tant qu'ils n'auront pas entrepris cette tâche, et qu'ils ne l'auront pas accomplie mieux que ne le fait l'Armée du Salut, je veux espérer qu'ils nous laisseront tranquilles, et cesseront leurs efforts pour nous ravir, par la crainte et les soupçons, les cœurs et la sympathie de nos rares amis.

Le Général cachait, sous un sourire optimiste, les souffrances que lui causaient les attaques des autorités religieuses. Un sermon du Dr. Goodwin, évêque de Carlisle, au mois d'octobre 1880, donna le signal de l'opposition à l'Armée du Salut.

Monsieur l'évêque de Carlisle, écrit à cette date le Général, a prêché contre nous dimanche matin. Il avait pris pour texte 1 Corinthiens 14.33-34 (Dieu n'est pas un Dieu de confusion, mais un Dieu de paix, etc.). Il avait lu dans la presse des comptes rendus de notre activité pendant la dernière semaine, et il est tombé sur nous à bras raccourcis. J'ai proposé que Mme Booth réponde à ce sermon la semaine prochaine : non point pour quereller l'évêque ou lui faire la leçon, mais pour nous défendre et expliquer notre situation. Cela nous attirera certainement quelques amis.

Mme Booth répondit, en effet, à l'évêque. Sa conférence à Carlisle avait attiré un nombreux auditoire ; elle fut d'ailleurs imprimée et largement répandue par toute l'Angleterre, gagnant bien des sympathies à l'Année du Salut. Cette conférence pétille d'esprit et de bonne humeur, mais l'évêque et ses partisans y sentent aussi l'aiguillon de la satire.

Deux ans plus tard, les accusations contre l'Armée retentirent à nouveau dans les milieux religieux. L'évêque d'Oxford proposera une enquête sur l'œuvre salutiste, et l'évêque de Hereford affirmera, sur la déclaration, de deux membres de son clergé, que l'Armée du Salut, par ses enseignements, accomplit une œuvre néfaste.

Le Général écrivit le lendemain à l'évêque d'Oxford et à l'archevêque de Canterbury. Citons quelques passages de sa lettre à l'archevêque :

J'ai lu avec tristesse, dans les journaux de ce matin, qu'au cours d'une réunion de la Haute Chambre de la province de Canterbury, un certain nombre d'accusations des plus sérieuses ont été portées contre l'Armée du Salut. Il nous est pénible de constater que de pareilles accusations sont répandues, sans que nous ayons l'occasion d'y répondre.

Je joins à ma lettre un billet pour Monseigneur l'évêque d'Oxford, et j'aime à croire que l'occasion de répondre aux très graves accusations qu'il a portées contre nous, et que nul fait ne peut étayer, nous sera fournie. De telles accusations, venues d'un milieu si respectable, seront employées par la presse pour augmenter l'inimitié contre nos pauvres gens, et pour redoubler l'ardeur des persécutions.

Notre désir de préserver nos relations amicales avec les autorités de l'Église officielle n'est nullement altéré. Nous pourrions rappeler avec une évidente satisfaction le nombre toujours croissant, non seulement de nos adhérents, mais aussi des membres des diverses dénominations, qui, malgré les efforts de nos ennemis, nous manifestent leur sympathie. Mais nos amis sont de plus en plus convaincus, je le regrette et j'aurais voulu l'éviter, que ces rapports scandaleux et calomniateurs, qui circulent contre nous, trouvent une trop facile créance auprès des autorités ecclésiastiques ; et nos pauvres évangélistes, dont le zèle et les efforts pour propager la religion ne peuvent être mis en doute, ne sont plus regardés avec sympathie, mais avec dédain par le clergé...

Le clergé anglican n'était pas le plus acharné contre les salutistes ; les laïques pieux les harcelaient aussi de leur mépris et de leurs accusations. La lecture des lettres envoyées à l'archevêque Benson, au moment des pourparlers pour la reconnaissance officielle de l'Armée du Salut par l'Église anglicane, édifie sur les sentiments de ces chrétiens. Un correspondant écrit :

M. Booth parodie bien souvent un texte des Saintes Écritures et déclare d'un ton sardonique : « Le dernier ennemi qui sera détruit, c'est le pasteur. »

Un autre dépeint les processions salutistes à travers les rues :

... Une bande de jeunes gens et de jeunes filles frénétiques, criant, vociférant, dansant, se contorsionnant comme des possédés. Leurs manières ne peuvent accomplir aucun bien, mais offrent, au contraire, un sujet de moquerie et de blasphèmes aux cabaretiers et à leurs amis.

L'Église n'avait pas compris son besoin de l'Armée pour porter l'Évangile dans ces milieux populaires, où le clergé officiel ne pouvait pénétrer. À ces adversaires religieux de l'Armée du Salut, un membre de la famille Booth dédiait la parabole de la Mangouste :

Une Hindoue, raconte une légende, possédait une mangouste. C'était la favorite de la famille, caressée par les enfants dont elle partageait le repas ; elle jouait avec eux le jour et se nichait dans leurs bras la nuit. Son intelligence et son affection payaient les tendres soins qu'elle recevait. L'amitié engendre la confiance, et l'animal entrait et sortait librement, la maison lui était aussi familière que sa jungle natale. Un jour de canicule, le soleil avait chauffé à blanc les briques du mur et les tuiles du toit ; les lézards eux-mêmes, pantelants, gueule ouverte, cherchaient l'ombre.

La maîtresse du logis avait déposé son bébé, son dernier-né, au frais abri d'un arbre, tandis qu'elle s'occupait des soins du ménage. Les aînés étaient dans les champs et son mari avait dû se rendre au tribunal de la ville voisine, comme témoin dans un procès. Tout en vaquant à sa tâche, la mère de famille songeait à l'avenir de ses enfants. Tout à coup elle aperçut la mangouste qui trottinait vers son bol d'eau ; mais l'animal était tout poudreux comme après une lutte où les combattants roulèrent dans la poussière. Horreur ! Sur le pelage, à la gueule de la bête, des traces de sang. Une pensée traverse l'esprit de la pauvre femme. Son enfant ! La mangouste avait tué son bébé endormi. Saisissant un lourd pilon à riz, elle en asséna un coup sur la tête de l'animal. La bête assommée tomba sur le flanc, une brusque détente des quatre pattes, et l'œil chavira dans l'orbite ; elle était morte. La mère affolée, hurlant son désespoir, se précipitait vers l'arbre où reposait, pensait-elle, le corps inanimé de son enfant. Stupéfaction ! Le bébé est là, assis dans son berceau, il tend vers sa mère ses menottes ; tandis que tout près, sur le gazon, gît le cadavre d'un cobra. La mangouste, pour sauver l'enfant, s'était battue avec le serpent. La vérité apparut alors à la mère : elle avait tué le sauveur de son enfant et non son assassin ; mais elle découvrit son erreur trop tard.

La morale de cette parabole se devine facilement ; les gens religieux, qui combattaient l'Armée du Salut, resteraient-ils entourés des âmes tandis qu'elle luttait, à ses risques et périls, contre le mortel ennemi de notre race. Ces gens pieux, comme la femme de la parabole, attendraient-ils qu'il soit trop tard pour reconnaître leur erreur ? Après avoir détruit l'Armée du Salut, resteraient-ils entourés des dangers de l'incrédulité et de l'immortalité, seuls avec leurs éternels remords ?

Plus redoutables que les attaques du clergé et des membres d'Églises furent les assauts de la populace contre les salutistes.

Les humbles officiers de l'Armée du Salut vécurent, de 1879 à 1885, une véritable Iliade ; ils attendent toujours un Homère pour chanter leurs exploits. Si personne sur la terre n'en a conservé le récit complet, Dieu en a préservé le souvenir détaillé là-haut dans son ciel.

L'histoire de l'émeute de Sheffield nous dépeint l'héroïsme exigé des officiers et soldats de l'Armée du Salut en ces temps-là.

Un grand Conseil de guerre devait avoir lieu à Sheffield. Les salutistes des bourgs et des villages de la région étaient accourus pour entendre le Général et sa femme. Le dimanche matin, les promeneurs virent partout, sur les trottoirs, des inscriptions à la craie annonçant les réunions du jour. Des soldats, dans leur enthousiasme, avaient, dès l'aube, transformé chaque rue en une immense affiche.

Les gens s'entassaient dans la salle de réunions, et toute la journée les rues furent parcourues par les salutistes chantant et prêchant. Un seul incident : la procession, conduite par le Major Cadman, fut coupée plusieurs fois par une bande de voyous à cheval qui, intentionnellement, cavalcadaient à travers les rangs des salutistes. Officiers et soldats restèrent impassibles.

Ce calme ne plaisait pas aux vauriens de Sheffield. En reconnaissant, parmi ces salutistes, plusieurs de leurs anciens camarades, ils rêvaient d'une éclatante revanche. Le lieutenant Davidson, ex-champion de lutte du Northumberland, excitait surtout leur animosité. Le lieutenant portait, ce jour-là, l'habit rouge de champion gagné au temps de sa vie de lutteur.

Le lundi, une nombreuse procession salutiste devait défiler par les rues de la ville. Les faubourgs, les ruelles et les cours les plus miséreuses avaient vomi toute une population de ruffians aux regards torves, avançant la mâchoire comme des bouledogues qui veulent mordre. Le service de sûreté était insuffisant. Une rumeur d'émeute passait en grondant sur la foule, comme le vent précurseur de l'ouragan secoue les arbres des forêts et fait gémir l'océan. Malgré ces signes précurseurs de troubles, la police ne demanda point de renfort.

Assurés que nulle digue ne s'opposerait à leurs assauts, les vauriens de Sheffield déferlèrent en vagues tempétueuses contre les salutistes. Davidson, qui était à cheval, leur offrait un but bien visible. La boue, les immondices, les cailloux, les briques pleuvaient sur le lieutenant et son entourage. Un voyou plus hardi se glissa dans les rangs salutistes et asséna un violent coup de canne sur la nuque de Davidson ; celui-ci, assommé par le choc, serait tombé si deux de ses camarades ne l'avaient soutenu. Enhardis par leurs succès et par l'inertie de la police, les gredins redoublèrent leurs attaques ; ils lapidèrent la fanfare qui marchait devant la voiture du Général. Le Général était lui-même couvert de boue. La procession atteignit enfin la salle, mais quel spectacle offraient ces officiers, souillés de boue et de crachats des pieds à la tête, le visage balafré et sanglant :

– C'est le moment de vous faire photographier ! leur dit le Général, avec un clin d'œil malicieux.

Le lieutenant Davidson fut transporté à l'hôpital où, pendant plusieurs semaines, les chirurgiens craignirent pour sa vie. Mais le brave garçon, loin de se plaindre et de maudire ses assaillants, répétait :

– J'espère qu'il seront tous sauvés.

La réunion se déroula, heureuse et bénie ; sur l'estrade, rien que des uniformes tachés de boue et de sang, des visages meurtris, des têtes bandées ; mais dans les cœurs nulle haine, sur les lèvres, pas un mot de colère, dans les yeux, la flamme paisible et joyeuse des martyrs. Tandis que les prières montaient, ardentes et pressées, pour la conversion des persécuteurs, dehors, l'enfer déversait ses bandes de démons et rugissait ses injures et ses blasphèmes.

Nous pourrions grossir ce chapitre à l'infini, car la populace, assurée de l'impunité, ne manquait aucune occasion de lapider les salutistes et de briser les vitres de leurs salles de réunions.

En une seule année, en 1882, six cent soixante-neuf salutistes furent blessés par les voyous ivres d'alcool et de colère. Parmi ces blessés se trouvaient deux cent cinquante et une femmes et vingt-trois enfants au-dessous de quinze ans. Faut-il ajouter, à la honte des magistrats, que les victimes furent plus d'une fois condamnées, sous prétexte qu'elles avaient troublé la tranquillité publique. Dans cette même année, soixante et onze officiers et quinze officières furent emprisonnés.

Le Parlement finit par se préoccuper de ces émeutes, et des étranges répressions qui frappaient les salutistes. À la Chambre des Lords, lord Coleridge affirma : « Infliger l'ignominie des travaux forcés à des hommes, à cause de leur enthousiasme religieux, est un acte intolérable. Se promener dans les rues en ordre et en bandes, même avec accompagnement de musique et en chantant des cantiques, est absolument légal. »

Peu à peu, la persécution s'éteignit. La patience et la foi du Général avaient triomphé.

Les attaques ouvertes cessèrent, les processions purent se dérouler sans danger pour les officiers et soldats de l'Armée du Salut, mais une lutte plus sournoise se perpétuait : la calomnie et la délation s'acharnaient contre le Général. Toujours les mêmes insinuations : « ... Le Général fait sa pelote, un jour, il disparaîtra avec la caisse ». Les adversaires de William Booth semblaient avoir pris leurs grades à l'université de Beaumarchais ; ils appliquaient avec art les leçons du barbier de Séville.

... La calomnie, monsieur, j'ai vu les plus honnêtes gens près d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreur, pas de conte absurde qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande ville en s'y prenant bien, et nous avons ici des gens d'une adresse... D'abord un bruit léger rasant le sol, comme l'hirondelle avant l'orage, pianissimo, murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille et, piano, piano, vous le glisse dans l'oreille adroitement. Le mal est fait ; il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando, de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, je ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'œil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui, diable, y résisterait ?

Le désintéressement et la parfaite intégrité du Général lui permirent de résister à la calomnie ; mais il souffrit de ces suspicions. Ses adversaires, par leurs accusations, l'avaient blessé au cœur, mais il dissimula sa blessure sous un masque souriant.

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