Luther ne s’était jusqu’alors trouvé en présence que de l’Église romaine, et n’avait encore accompli que la moitié de son œuvre, car la Réforme est, aussi bien que l’Évangile, appelée à lutter contre deux principes extrêmes, dont l’hostilité réciproque n’exclut pas certaines affinités internes. Tant que la lutte n’était engagée que contre la papauté, les tendances également hostiles à la Réforme et à Rome semblaient en droit de se poser comme les défenseurs de la vérité, et de faire cause commune avec elle. La Réforme se voyait ainsi exposée dès le début à des alliances aussi compromettantes pour son honneur, que dangereuses pour sa sûreté. Aussi eut-elle bientôt la douleur de tourner ses armes contre de faux amis, et de renier ceux-là mêmes qui prétendaient vivre et combattre avec elle. En apparence elle sacrifia des amitiés précieuses, mais, en réalité, elle assura à son œuvre le double mérite de la sincérité et de la durée au prix d’un sacrifice douloureux, bien que nécessaire.
Nous sommes amené à retracer les tentatives insensées d’un faux mysticisme et d’un radicalisme niveleur, que l’on est en droit d’appeler la caricature de la Réforme, les mouvements fanatiques des partisans de Carlstadt, de Thomas Münzer et des anabaptistes, les spéculations du mysticisme théorique de Gaspard Schwenckfeld, Sébastien Franck, Théobald Thamer, Michel Servet, Théophraste Paracelse, et de la secte des antinomiens. Les Erasme et les George Wizel, que l’on peut appeler les modérés, les tièdes, les Nicodèmes de la Réformation, se virent repoussés par elle, parce qu’ils ébranlaient l’œuvre du pur Évangile par des concessions exagérées au système romain, par des compromis indignes et des tergiversations funestes. Luther sut tenir tête à cette nuée d’adversaires, et sortit victorieux de ces luttes multipliées. Après avoir développé l’élément critique de l’esprit évangélique, et détruit les erreurs du passé, la papauté, les conciles, les indulgences, la messe et l’autorité des prêtres, le purgatoire et les mérites des saints, il résolût de construire à l’aide des éléments positifs de la Parole, l’édifice durable de l’Église, tout à la fois nouvelle, et pourtant aussi, plus ancienne que l’antique Rome papale.
Pendant ses veilles et ses méditations solitaires de la Wartbourg, Luther dut contempler le chemin qu’il avait parcouru, et celui qui s’ouvrait devant ses yeux, et étudier les besoins et les aspirations du peuple qui parvenaient jusque à lui. Il comprit la nécessité d’édifier sur les ruines du passé l’Église vivante, et d’opposer des affirmations chrétiennes aux négations stériles d’esprits aventureux et anarchiques. Tout en restant fidèle au devoir de rendre les saintes Écritures accessibles à tous, il résolut, à son retour à Wittemberg, d’enrayer le mouvement, et de consolider son œuvre. Gottfried Arnold y croit découvrir un esprit d’affaiblissement et de lassitude ; Möhler et Döllinger accusent le réformateur d’inconséquence intellectuelle et de retour en arrière ; ceux-là mêmes qui affirment appartenir à l’Église évangélique, prétendent qu’il a, par faiblesse, rétracté les principes révolutionnaires de sa jeunesse, ses attaques contre l’autorité divine de l’épiscopat, du sacerdoce, contre l’opus operatum et les pouvoirs de l’Église visible et son affirmation énergique du sacerdoce universel des croyants, pour s’assurer la gloire de fondateur d’une Église nouvelle.
[Dans un ouvrage récent, M. Schwalb, de Strasbourg, aujourd’hui pasteur à Brême, a voulu retrouver en Luther le chef de la nouvelle école, qui critique sans édifier, détruit sans reconstruire, se contente de nier, sans oser affirmer la vérité immuable. L’ouvrage du Dr Dörner nous révèle la faiblesse de ce point de vue. La Réforme n’est pas uniquement une protestation contre l’erreur, mais aussi et surtout une affirmation de la vérité ; pour elle, le chrétien est libre, mais elle se souvient aussi, que là seulement, où est le Christ, non pas des docteurs, mais de la Parole, le Fils éternel de Dieu, là est la liberté, la vie. (A. P.)]
C’est une opinion reçue de nos jours, qu’il y a, dans la vie de Luther, deux périodes distinctes séparées par un abîme, la période de la jeunesse, de la lutte, du subjectivisme, qu’il a répudiée dans son âge mûr, et la période de l’objectivisme, de l’enseignement officiel et obligatoire. Comme saint Augustin, Luther aurait eu une foi indépendante dans sa jeunesse, et une foi d’autorité consignée dans ses Retractationes. En 1545, vingt-quatre ans après sa rupture éclatante avec Rome, Luther reconnaît qu’il a passé dans sa vie religieuse par deux crises distinctes, mais ce ne sont pas assurément celles du libre examen et de l’autorité. « Au début, dit-il, j’ai soumis beaucoup trop d’articles de foi au jugement du pape ; plus tard, j’ai condamné avec énergie ce que j’avais à l’origine accepté avec humilité. » Dans sa lutte contre les fanatiques et les sectaires, il n’a pas voulu sauver du naufrage universel des croyances quelques débris des superstitions papales, comme une dernière ressource ; pour les combattre, il a eu recours aux mêmes armes puissantes de la foi ; qui avaient assuré sa victoire contre Rome. Dans quelle circonstance, sommes-nous en droit de demander aux prétendus héritiers de l’esprit de Luther, a-t-il défendu un système ecclésiastique, qui ne fût pas d’institution divine, qui ne reposât pas sur les bases immuables de la justification par la foi, que le Saint-Esprit fait naître dans les âmes par le canal de la Parole et des sacrements ? Dans quelle circonstance a-t-il rétracté les principes évangéliques, qui lui permirent de combattre avec succès les théories papales des sacrements, de l’opus operatum, et du pouvoir des prêtres ? Sa rétractation aurait été une négation du principe même, en vertu duquel s’opéra la Réforme, et aurait rendu impossible sa séparation consciencieuse d’avec Rome ? Nous aurons à signaler les différences radicales, qui distinguent du point de vue catholique le rôle important que Luther assigna depuis lors aux sacrements et au ministère ; nous verrons que, bien loin de compromettre le principe de la justification par la foi, il puise en lui sa force et sa puissance. Ce n’est pas à un Luther imaginaire, qui aurait rétracté dans l’intérêt de l’autorité les principes révolutionnaires de sa jeunesse, que la nation allemande s’est livrée d’enthousiasme, mais à Luther, fidèle à son origine, qui corrige, complète et développe son œuvre d’après les données de la vérité évangélique et de l’expérience religieuse. Appuyé sur le roc inébranlable de la foi, Luther a vu le double danger que courait l’Église. Le temps lui a donné raison, et a révélé la justesse de son point de vue, et la puissance de son principe qui a préservé l’Église chrétienne des excès également redoutables d’un subjectivisme et d’un idéalisme outrés. L’histoire nous montre que les crises extraordinaires, que l’humanité est appelée par la Providence à traverser, font naître des hommes extraordinaires, qui unissent les qualités les plus opposées, l’énergie de l’homme d’action et la douceur de l’homme de paix, le talent critique qui renverse, détruit l’erreur et le passé, la puissance plastique et créatrice qui élève et qui organise. Luther a été l’un de ces hommes que la Providence se réservait dans sa miséricorde, pour devenir entre ses mains paternelles un vase d’élection et de bénédiction pour l’humanité.
[Sources. — Cornelius, Bericht über das Münster’sche Wiedertæuferreich. 1853. — Erbkam, Geschichte der protestantigchen Secten im Zeitalter der Reformation. 1848.]
Les esprits avaient été mis en éveil par l’œuvre accomplie à Wittemberg, et les masses s’étaient senties de plus en plus étrangères et hostiles au culte traditionnel et aux institutions du passé. A Wittemberg, en Saxe, dans les villes impériales du Sud, l’opinion publique se prononçait avec une énergie croissante pour une rupture décisive. On ne pouvait, en effet, se borner à une simple réforme de doctrine, dont d’ailleurs une réforme absolue du culte et de la discipline étaient les conséquences nécessaires. Comment le prêtre pouvait-il encore célébrer la messe, offrir l’hostie à l’adoration du peuple prosterné, dire des messes basses pour le repos des âmes du purgatoire, tout en rejetant le dogme de la transsubstantiation, et la puissance magique des sacrements ! Comment pouvait-on exiger le maintien des vœux monastiques et d’un célibat rigoureux, quand on niait la puissance obligatoire de ces vœux pour la conscience ? Que penser des indulgences ? La situation était douloureuse et angoissante pour bien des âmes ; l’ordre nouveau n’existait pas encore, l’ordre ancien était devenu impossible. L’électeur de Saxe aurait pu prendre sur lui la responsabilité de l’œuvre de réforme ; il demanda le concours de l’Université et de l’ordre des Augustins, qui reculèrent tous deux devant la grandeur de la tâche. Réduit à l’impuissance, il maintint le culte dans sa forme consacrée. Mais bientôt les esprits s’émurent, moines, prêtres, prédicateurs, étudiants, bourgeois mirent la main à l’œuvre. Entraînés par la fougueuse éloquence de Gabriel Didyme, treize moines déposèrent l’habit de l’ordre, deux d’entre eux contractèrent mariage, et Carlstadt, enfreignant les ordres formels de l’électeur, administra, pour la première fois, et avec pompe le sacrement de la sainte cène sous les deux espèces, dans l’église paroissiale de Wittemberg, le jour de Noël 1521. En mettant ainsi la main à l’œuvre en l’absence de Luther, Carlstadt entreprenait une mission au-dessus de ses forces et qui devait l’entraîner aux abîmes.
André Bodenstein von Carlstadt, professeur de théologie en 1510, possédait des qualités remarquables, mais des plus disparates. Jamais dans le cours de sa vie publique il n’atteignit cet équilibre parfait des dons de la volonté et de l’intelligence, qui constitue les hommes supérieurs. Son esprit était capable de s’élever jusqu’aux spéculations les plus profondes, mais son caractère ardent et inquiet ne lui permettait ni la fixité, ni la persévérance, qui communiquent aux inspirations du génie leur clarté, leur logique et leur puissance. Dans sa jeunesse, disciple de saint Thomas il s’était nourri des subtilités de la scolastique, tout en étudiant à fond la philosophie de Duns Scot. Lecteur infatigable, il avait effleuré toutes les branches des connaissances humaines, et tenté l’union de la jurisprudence et de la théologie. Ennemi acharné de Luther à l’origine, il se laissa entraîner par le courant d’opinion hostile à la scolastique, et prit dès 1517 la défense de l’augustinisme. Ses rapports avec Luther et Staupitz lui firent connaître et apprécier les tendances mystiques, et quand Eck attaqua Luther avec violence dans ses Obélisques, il prit ouvertement sa défense, en se bornant à combattre le pélagianisme, sans aborder de front les questions des indulgences et du pouvoir de la papauté. Dans sa réaction exagérée contre les opinions de son passé, il refusa à l’homme tout libre arbitre, et le soumit à l’autorité absolue de Dieu, qu’il envisageait sous un point de vue plus physique que moral. On ne reconnaît pas dans ses ouvrages la conscience sérieuse du péché, et de la culpabilité de l’homme ; il insiste surtout sur le désir ardent qu’éprouve l’âme de la présence de Dieu, désir qui est apaisé par la croix, que Dieu a dressée pour purifier l’homme, et d’où découlent pour lui toutes les grâces divines. Carlstadt ne rattache pas étroitement ces grâces à la croix historique de Jésus-Christ. Pour lui, comme pour plusieurs mystiques du moyen fige, la croix de Christ n’est que le type de nos souffrances spirituelles, auxquelles il rattache la sympathie et l’amour pour les maux du prochain, qui se trouve ainsi isolée de son principe, la foi justifiante. S’il a combattu de bonne heure les grâces magiques et les moyens empiriques et extérieurs, auxquels dans le système catholique la grâce divine se trouve comme enchaînée, il n’a pas su s’élever dans son prédestinatianisme abstrait au-dessus d’une magie intérieure de l’esprit, puisque pour lui la grâce se communique immédiatement à l’homme, sans l’intermédiaire des causes secondes.
Carlstadt considère la Parole de Dieu, la Bible comme la règle de la foi, et lui donne la prééminence sur la tradition, mais bien moins comme un moyen de grâce, que comme une puissance. Il l’étudie en jurisconsulte comme un code de lois immuable, et, comme le sentiment moral n’occupe point la première place dans son intelligence et dans son système, il réduit la Parole au rôle d’une règle inflexible, et méconnaît son but providentiel, qui est de faire naître l’homme à une vie nouvelle et cachée en Dieu par la rédemption, et la sanctification, qui en procède. Dieu seul agit, l’homme impuissant et inactif n’a de valeur qu’en proportion de la grâce qu’il a reçue, grâce magique, sans portée morale, puisque l’homme n’a pas même la faculté de la recevoir, et de se l’assimiler. Réduits à l’impuissance, nous ne pouvons que nous repentir sans cesse dans le cours de notre vie, en songeant aux péchés, que nous avons commis dans notre passé, et que nous commettons tous les jours. Carlstadt oublie que la repentance chrétienne n’est pas seulement le regret du passé, mais l’espérance de l’avenir, que la foi en Jésus-Christ, après nous avoir humiliés, nous relève, et nous permet de contempler avec confiance les horizons célestes. Plus tard, à cette absence constante de paix et de certitude, triste conséquence de sa théorie, Carlstadt joignit l’erreur pélagienne de la puissance de ce repentir pour communiquer à l’homme la grâce, qui lui manque. Ce repentir ne donne pas à la grâce un caractère personnel, puisque c’est Dieu qui agit en l’homme sans son concours, et qui le transforme par un acte magique dont l’action humaine est exclue ; encore cette sanctification n’est-elle qu’extérieure, et n’a-t-elle qu’une valeur juridique et sans réalité ! Les grâces, que Dieu communique à l’homme n’opèrent rien ; ce ne sont que des gages d’une vertu absente, à laquelle elles rendent attentif celui qui en connaît la signification.
Entraîné par le désir légitime d’opposer une barrière extérieure aux excès des conceptions individuelles, qu’il n’avait pas su maîtriser par la puissance intérieure de ses principes, Carlstadt en vint à réduire la Bible au rôle inférieur d’un code dans le sens de l’Ancien Testament. Son éloquent traité sur les écrits canoniques (De canonicis scripturis, août 1520) a contribué à populariser le respect et la connaissance des Écritures, et à assurer de nombreux lecteurs à la traduction de Luther. Il y démontre avec lui la suffisance, la clarté, l’universalité des Écritures ; il défend contre lui, sans le nommer, l’épître de saint Jacques, et combat énergiquement ses hésitations et ses scrupules sur ce point délicat de la critique biblique. Celui-ci avait établi dans ses 95 thèses, comme critère de la canonicité des livres de la nouvelle alliance, leur affirmation énergique de la justification par la foi, dont la valeur est universelle et absolue. Carlstadt opposa à cette règle la règle consacrée par l’usage, que c’est l’Église qui a disposé et constitué le canon des Écritures. Néanmoins il ne poussa pas son argument jusqu’aux conséquences extrêmes, et combattit avec Jérôme l’autorité des Apocryphes contre les affirmations de l’Église romaine. Il ne comprit pas que, en accordant à l’Église seule le droit de proclamer la canonicité des Écritures, il devait nécessairement lui réserver le droit absolu d’interprétation. Il s’élève contre l’orgueil individuel, qui, refusant de s’incliner devant le canon de l’Église, prétend s’ériger en juge suprême de l’autorité des Écritures, condamne l’exégèse scientifique, et n’admet pas que la foi justifiante ait le droit de refuser la canonicité aux livres qui méconnaissent son principe. Il ne se borne pas à refuser à la conscience chrétienne le droit de critiquer, il lui refuse la faculté d’interpréter les Écritures. Sans doute, il récuse l’autorité du pape et des conciles ; chaque fidèle doit lire et méditer la Parole, mais son interprétation doit s’inspirer, non de la foi qui fait sa nourriture et sa vie, mais du sens des paroles qu’il a sous les yeux ; il doit obéir à ce principe fondamental de l’interprétation des lois : quod interpretatio non est extra materiam interpretatam, c’est-à-dire que l’interprétation doit se borner à tirer le sens du texte lui-même.
Carlstadt ne demande qu’un accord extérieur et légal des divers livres de la Bible, et n’a pas même conscience de son unité spirituelle et vivante, qui permet de distinguer entre le sens littéral et le sens figuré, et qui élève l’âme au-dessus de la lettre qui tue jusqu’à l’esprit qui vivifie. Le dualisme irréductible entre l’élément divin et l’élément humain, qui s’unit dans son système au caractère légal de sa théologie, lui interdit de reconnaître la grandeur et l’individualité des écrivains inspirés des deux alliances. L’homme ne peut s’assimiler la vérité et la reproduire sans erreur ; quand Dieu parle par la bouche d’un prophète et d’un apôtre, il le rend passif, il le transforme en un instrument aveugle de sa sagesse. Tel le tuyau d’orgue, froid et insensible, par lequel la main de l’artiste, dirigeant avec art les touches du clavier, fait passer les sons harmonieux qui expriment la conception de son génie. Carlstadt sacrifie, dans sa théorie de l’inspiration, la puissance spirituelle et intime des Écritures à leur autorité extérieure et légale. Mais lui-même a conscience de l’insuffisance pour l’âme, qui a soif de Dieu, d’un moyen de connaissance, dont il a compromis l’efficace et méconnu la portée. Il cherche à combler cette lacune de sa vie religieuse par l’intuition mystique et immédiate de Dieu, car il ne veut pas la devoir à des grâces extérieures, qui sont pour lui participantes des faiblesses et des incertitudes de la créature, et qui exigent de sa part une activité dont il déclare l’homme incapable. L’Écriture n’est plus pour lui qu’une loi, et à ses yeux la loi tue en provoquant la désobéissance.
Ce qu’il lui faut, c’est une communion mystique avec Dieu, qu’il n’a jamais pu mettre d’accord avec les enseignements de la Bible, et qui l’a fait tomber, après l’insuccès de ses tentatives de réforme, dans le mépris pour l’Église visible, pour les sacrements et pour l’Écriture elle-même. En 1524, il se contente d’opposer le témoignage intérieur de l’esprit à la lettre morte. Nous devons, affirme-t-il, agir comme les apôtres, qui ne composèrent leurs écrits inspirés qu’après avoir reçu la grâce de Dieu. Il oublie que, pendant trois années, les apôtres ont vécu dans la communion de leur Maître, et ne craint pas d’affirmer la possibilité d’une communication magique de la grâce en dehors de toute intervention du christianisme historique. Ce n’est point par la prédication que nous croyons, mais c’est quand nous croyons que la Parole a de l’action sur nous, et cette action, secondaire, quelquefois inutile, n’a plus qu’une valeur légale.
Pendant l’absence de Luther, Carlstadt eut recours à cette interprétation littérale et légale de la Bible. Réduisant dans son système la personnalité humaine à un état de passivité absolue, il devenait incapable de juger les esprits, d’apprécier la valeur et la portée des manifestations religieuses, de donner une interprétation spirituelle des écrivains sacrés, et surtout d’imprimer au mouvement religieux une direction sérieuse et durable. La lettre de la loi inspirée devint sa règle absolue. Tout ce qui n’est pas approuvé dans la Parole doit être détruit ; tel fut son axiome fondamental. Les images, les tableaux, les statues, tout fut brisé ou brûlé, comme autant de causes d’idolâtrie condamnées par le Décalogue ; on ne doit, disait-il, supporter aucun mendiant au sein d’une communauté chrétienne ; il est bon de célébrer la sainte cène au nombre de douze personnes, comme le firent les apôtres avec Jésus-Christ ; tous les évêques doivent se marier ; puisque les apôtres étaient ignorants, l’instruction n’est pas nécessaire.
Son but était de constituer une théocratie ; c’est, disait-il, le devoir du chrétien de travailler à la réaliser ici-bas, même par la force des armes, car la loi doit être obéie, qu’elle vienne de Moïse ou de Jésus-Christ. Jésus n’est, en effet, pour lui, que l’interprète divin des ordres du Père céleste, et Dieu nous a transmis ses commandements par sa bouche, comme par celle des prophètes. Il avait si peu conscience de la transformation lente, insensible, mais irrésistible, qu’exerce dans tous les domaines la puissance de la vie intérieure de l’esprit, qu’il se contentait d’une conformité extérieure et arbitraire des choses avec ses théories. Dans le but de détruire le sacrement de la pénitence, il accorda à tous la participation au corps et au sang de Jésus-Christ, sans exiger la confession préalable. Sous son influence, l’affranchissement du joug de Rome menaçait de faire place à une servitude de la loi, qui aurait bientôt compromis pour longtemps la Réforme elle-même. Il abandonna toujours plus le terrain scripturaire, et ne put lutter contre le fanatisme des illuminés et des enthousiastes, lui, qui admettait l’action magique de la grâce.
Carlstadt fut impuissant contre les prophètes célestes de Zwickau, qui vinrent annoncer à Wittemberg, dans l’automne de 1521, les révélations immédiates et intérieures, dont Dieu les avait honorés, et proclamer l’établissement d’une loi divine, appelée à renverser toutes les institutions existantes. Bien loin de lutter contre leurs crises nerveuses, et leurs inspirations soudaines, qu’ils voulaient faire passer pour une manifestation de l’Esprit-Saint, il se laissa entraîner par elles. Il y avait entre ces fanatiques et lui une véritable affinité élective ; l’Écriture cessa depuis ce moment d’exercer le moindre empire sur son système et sur sa foi. Ces prophètes étaient Nicolas Storch et Marc Thomas, tous deux drapiers, Marx Stübner et Martin Cellarius, plus tard professeur à Bâle, enfin Thomas Münzer. Chassés de Zwickau, ils cherchèrent à gagner l’université de Wittemberg à leur cause. Ce qu’il fallait, disaient-ils, c’était des hommes investis de plus grands dons spirituels que Luther enchaîné à l’étroitesse de la lettre qui tue ! Celui-là seul, qui est en communion avec l’Esprit, possède la vie éternelle. Pour eux, ils ont chaque jour des dialogues spirituels avec Dieu, qui leur dicte lui-même leurs pensées et leurs paroles. Storch, leur chef, se choisit douze apôtres, et soixante et douze disciples, sur lesquels il exerça ses pouvoirs théocratiques avec une rigueur inflexible. « Dieu, disait-il dans ses entretiens intimes, va manifester sa présence par des signes effrayants au ciel et sur la terre ; le jour du Seigneur est proche, les saints doivent détruire les mauvais princes qui corrompent la justice, et régner à leur place. L’Église sera purifiée par l’épée, et, à la suite de ce baptême de sang, ceux-là seuls qui appartiennent au Seigneur resteront debout. » Après n’avoir excité partout que pitié et que dédain, leur fanatisme attira sur eux l’attention.
Mélanchthon fut aussi vivement impressionné, surtout par leurs attaques contre le baptême des enfants, qu’ils déclaraient contraire à la raison, à la parole et à la pensée de Jésus-Christ, et qu’il lui semblait à lui-même difficile de concilier avec la négation de l’opus operatum, et avec l’accent placé par les réformateurs sur la foi individuelle. Carlstadt, qui passait aux yeux d’un peuple enthousiaste pour un second Elie, penchait toujours plus de leur côté, et répétait avec eux qu’une inspiration immédiate valait mieux qu’une repentance journalière, et que la soumission stérile à des moyens de grâce aussi extérieurs que la Parole et les sacrements[a]. Sans doute, il n’enseignait pas, comme les illuminés, que la créature doit s’anéantir et faire le vide en elle-même pour être digne de recevoir le Saint-Esprit ; que le péché n’existe pas pour ceux que Dieu inspire, parce qu’ils sont au-dessus de la loi et des apôtres, Mais s’il ne tombait pas dans ces excès, il n’en opposait pas moins l’inspiration immédiate à la science et à l’étude. Il ne cessait de répéter aux étudiants qu’il valait mieux pour eux cultiver leurs champs à la sueur de leur visage, que de s’épuiser dans des veilles pénibles à la recherche d’une science inutile.
[a] Luthers Werke von Walch, III, 2264 ; X, 1778.
Fidèle à ses maximes, il renonça à son titre de docteur, et consacra quelques semaines aux travaux de la campagne. Il ajoutait que la prédication n’avait plus de valeur, puisque tous les chrétiens étaient libres et égaux devant Dieu ; les plus humbles artisans devenaient des prédicateurs, le jour où l’Esprit du Seigneur s’était emparé d’eux. Si ces principes niveleurs avaient prévalu, la Réforme, au lieu d’organiser une Église nouvelle et vivante, se serait usée en agitations stériles, comme ces fleuves dont les eaux disparaissent au sein des sables.
Les aspirations fiévreuses des illuminés après la liberté absolue du chrétien furent appliquées par des esprits plus positifs aux questions sociales, et donnèrent naissance aux effroyables calamités de la guerre des paysans. Thomas Münzer se mit en 1525 à la tête des paysans insurgés de l’Allemagne centrale. Electrisés par les prédications anabaptistes, dont ils ne saisissaient que le côté charnel, les paysans, accablés par des siècles d’oppression, proclamèrent la liberté absolue, et s’érigèrent en instruments des vengeances divines contre les gouvernements et la noblesse. Ils espérèrent pouvoir abriter leurs tentatives révolutionnaires à l’ombre du drapeau de la réformation religieuse. Carlstadt sembla vouloir s’associer à leurs efforts, et se compromit gravement en passant quelques jours dans le camp des paysans en Franconie, mais plus tard il abjura son erreur, et s’éleva avec énergie contre leurs excès sanguinaires.
La doctrine du salut chez les anciens anabaptistes
Sources. — Seidemann, Thomas Münzer. — Förstemann, Neues Urkundenbuch zur Geschichte der evangelischen Kirchenreformation, 1842. Göbel, Geschichte des christlichen Lebens, I, 140, etc.
« A Wittemberg, disait Thomas Münzer, on enseigne une foi bien commode, car on y déclare que Dieu opère tout en l’homme, et qu’il suffit de croire pour être sauvé. Voilà une doctrine vraiment empoisonnée. La vraie foi se manifeste en l’homme par la crainte du jugement de Dieu et par le tremblement d’une sainte angoisse. L’Esprit de Dieu couvre de ses ailes ceux qui ont été préparés ainsi à le recevoir. Interrogez les savants et les docteurs sur la base de leur foi et de leur assurance, et tous vous renvoient aux Écritures. Mais la Bible est insuffisante ; elle rend témoignage à la vérité, mais ne saurait donner la foi à l’âme. Pour croire et pour communiquer aux autres sa foi, il faut avoir été en rapport immédiat avec Dieu. » Münzer envisage l’autorité de la Parole de Dieu comme un joug aussi pesant que celui de Rome. Luther est pour lui un catholique déguisé, et son enseignement une atteinte portée à la sainteté d’un Dieu, dont les éclairs et les tonnerres doivent nous révéler la présence. Son système est pour le moins aussi exclusif, pour ne pas dire plus ésotérique. Seules les âmes inspirées ont le droit de diriger les masses ignorantes, seules elles sont les instruments de la sagesse divine, qui se révèle à elles sans le secours de la science et de la Parole. Les docteurs de Wittemberg ne peuvent pas justifier l’autorité de la Bible par d’autres arguments que par celui de l’antiquité. C’est là un argument juif, un raisonnement digne des disciples du Coran, et la foi véritable réclame une lumière plus éclatante, la lumière de l’Esprit. C’est par lui que nous devenons des dieux, Dieu lui-même et, à l’exemple de la vierge Marie, nous tremblons en entendant retentir à nos oreilles la révélation de Celui qui veut nous déifier par l’incarnation de son Fils. Christ n’est plus aux yeux de Münzer le Christ historique, mais la Parole éternelle se révélant dans les élus. Il n’est plus question chez lui de rédemption et de sanctification ; la déification de sa nature par l’Esprit-Saint lui suffit ; il n’a plus qu’à hériter des promesses, et à s’emparer du pouvoir terrestre au nom de Dieu. David Joris sut tirer les conséquences de cette théorie, et se proclama la royale incarnation du Verbe[b]. Les anabaptistes de Münster firent frapper une médaille qui portait cette inscription : Verbum caro factura habitavit in nobis ; la Parole faite chair a habité chez nous.
[b] Voir Niedners Zeitschrift für historische Theologie. 1864.
Münzer refuse d’admettre que les révélations directes de Dieu aient pris fin au moment où saint Jean écrivait l’Apocalypse. L’humanité, si elle veut sortir de la condition déplorable dans laquelle elle est tombée, doit demander à Dieu un nouveau Jean, un révélateur animé de l’esprit d’Elie, investi de la grandeur et de l’éclat du Tout-Puissant. C’est lui qui est le Messie promis, et qui doit fonder par la force le royaume éternel des saints, la Jérusalem céleste. Tous ceux qui lui résistent seront traités comme des impies et des blasphémateurs. L’Église, dit-il, est déchue de sa grandeur première, parce qu’elle a admis les impies dans son sein. Seuls les élus et les saints peuvent administrer les sacrements et prêcher la Parole, car seuls ils peuvent posséder dans leur foi une assurance aussi inébranlable que celle des écrivains sacrés eux-mêmes. Le mariage avec les infidèles n’a aucune valeur légale. La communauté de biens entre les fidèles est d’institution divine, les impies n’ont droit qu’au châtiment, juste punition de leurs forfaits. Les magistrats et les princes qui ne se rallieront pas à la communauté nouvelle seront justement frappés par le glaive, car lui, Münzer, a reçu de Dieu la mission de fonder ici-bas son royaume. Le jour du jugement est proche et, en vertu de la parole du Seigneur, que l’homme ne peut servir deux maîtres, le chrétien est en droit de détruire les magistrats infidèles. Dans sa colère, Dieu a donné au monde les princes et les seigneurs, il va bientôt les exterminer au jour marqué pour la vengeance. En un mot, Münzer attaque et veut détruire toutes les institutions de la création première, qu’il déclare mauvaises, pour leur substituer les ordonnances du royaume céleste, en un mot, l’impureté, le vol et le meurtre.
Ce fanatisme sauvage et insensé, semblable à l’air empesté des jours d’épidémie, envahit en quelques années toute l’Allemagne ; d’un côté, la Souabe, les bords du Rhin, la Hollande et la Frise ; de l’autre, la Bavière, l’Allemagne centrale, la Saxe et le Holstein. Toutes les tendances sectaires hostiles à la hiérarchie, qui pendant tout le moyen âge avaient couvé sourdement parmi les masses, profitant de l’effervescence produite au sein des populations par les premières tentatives de réforme, se répandirent avec la rapidité de l’éclair, et ne craignirent pas de prendre pour mot d’ordre les grands principes de réforme et de liberté. C’est pour l’historien impartial un devoir impérieux que d’examiner, si ces manifestations malsaines sont un fruit de la Réforme ou du moyen âge tout entier. A entendre le langage des sectaires anabaptistes, on se croirait en face de tentatives sérieuses de réforme, qui ne font que tirer les conséquences logiques de l’œuvre imparfaite accomplie à Wittemberg. En examinant leurs prétentions, on est surpris de voir combien ils sont ignorants des principes, dont ils se constituent les soi-disant apôtres ; leurs attaques, leurs tendances ont un tout autre point de vue et une tout autre portée que l’œuvre de Luther. Leur idéal ecclésiastique est emprunté à des conceptions antérieures de plusieurs siècles à l’année 1517 ; il s’agit bien moins pour eux de réformer le christianisme, et de développer sous une forme plus pure l’œuvre des apôtres, que de fonder en face de la théocratie romaine une théocratie nouvelle qui tend à la détruire, tout en ayant plusieurs points de contact avec elle. L’Église romaine ne relègue-t-elle pas en effet au second plan, aussi bien que l’anabaptisme, les saintes Écritures ? Ne la voyons-nous pas attacher comme lui une plus grande importance aux visions et aux révélations immédiates ?
L’anabaptisme remet en honneur le principe professé aux origines de l’Église par le montanisme, et imparfaitement combattu par la hiérarchie, de l’émancipation de la foi individuelle, dégagée des entraves du christianisme historique. Les anabaptistes constituent, il est vrai, des sectes diverses et hostiles, dont le nom est légion. Les uns se rapprochent des institutions monastiques, par exemple la secte anabaptiste, dont l’unique principe est la prière, devenue une œuvre et une profession exclusives. D’autres, avec la secte des anabaptistes séparés, proscrivent dans leur communauté la gaieté et le sourire, et règlent minutieusement la coupe et la forme des vêtements et jusqu’aux moindres mouvements de leurs membres ; il en est aussi qui font vœu d’observer un silence rigoureux pendant toute leur vie, ou qui s’efforcent d’atteindre un état d’extase perpétuelle. D’autres sont animés par un esprit d’activité pratique, soit qu’ils aspirent à fonder ici-bas le royaume céleste, soit que, comme les frères apostoliques, ils renoncent aux joies de la vie de famille, et parcourent le monde en prédicateurs de la vérité nouvelle, soutenus par les dons de ceux qu’ils ont convertis. D’autres enfin, les frères libres, professent l’antinomisme absolu ; d’après eux, le fidèle qui a reçu l’onction du second baptême ne peut plus retomber dans le péché, la communauté de femmes et de biens est d’institution divine, Dieu ne juge pas les dehors, mais les sentiments du cœur, et l’apostasie permanente est permise en temps de persécution.
L’anabaptisme mystique est le produit des tendances enthousiastes et individualistes outrées, qui à plusieurs époques ont engagé une lutte acharnée contre les enseignements et les maximes de l’Écriture, ainsi que de la grande tradition chrétienne historique. Toutes les sectes auxquelles il a donné naissance, sectes qui tantôt, comme les ordres mendiants, renoncent à la vie sédentaire et mènent une vie aventureuse, tantôt se consacrent exclusivement à la prière, à la prédication, au mutisme absolu, tantôt enfin s’abandonnent à l’antinomisme le plus extravagant et le plus impur, présentent entre elles certaines analogies frappantes, qui trahissent une origine commune. Elles unissent à leur attachement exclusif pour l’inspiration immédiate une tendance ecclésiastique, qui offre de grandes analogies avec le système catholique.
Pour les anabaptistes, l’homme n’est pas justifié devant Dieu par la foi sans les œuvres, mais par la grâce et par la sainteté, que Dieu lui communique directement, et que ses disciples cherchent à réaliser pratiquement par le communisme le plus absolu. De même que l’Église romaine attache une importance trop exclusive aux manifestations visibles et sensibles de la grâce, et croit posséder dès ici-bas dans son sein la perfection de la vie céleste, de même l’anabaptisme, dans ses grossières théories chiliastes[c], aspire à faire descendre le royaume de Dieu sur la terre, et se rapproche de Rome par son esprit légal et formaliste. L’une et l’autre tendance sont également hostiles à la distinction profondément évangélique entre l’Église visible et l’Église invisible, toutes deux ont une égale répugnance pour la puissance civile, tout en lui empruntant dans leur théorie ecclésiastique son esprit administratif.
[c] Chiliasme est l’expression théologique pour le règne de mille ans, que les anabaptistes, comme les Juifs, concevaient sous une forme matérielle et grossière. (A. P.)
Bien qu’ils aient souvent eux-mêmes recours à la violence pour propager leurs principes, les anabaptistes interdisent à leurs adeptes les fonctions civiles, le serment, le service militaire. Cette secrète hostilité ne leur est pas inspirée par des persécutions qu’ils n’avaient pas subies encore, mais par la distinction radicale que, à l’exemple de Rome, ils établissent entre la vie civile et la vie religieuse. N’attachant de valeur qu’aux manifestations divines, ils travaillent à détruire toutes les institutions civiles, et prétendent organiser sur la terre un gouvernement purement théocratique. Ils ne s’aperçoivent pas, dans leur aveuglement, qu’ils substituent à la liberté chrétienne une nouvelle loi plus rigoureuse et plus étroite que la première, et qu’ils sapent à la base le principe évangélique de la vie morale chez l’individu renouvelé et affranchi par la rédemption. Le principe providentiel des nationalités n’est pas moins étranger à l’anabaptisme que la notion du gouvernement civil. Partout où se manifeste l’Esprit de Dieu, le gouvernement théocratique doit s’élever sur les ruines des races et des distinctions nationales. Nous semblons placés ici en face d’une contradiction irréductible entre le système romain, dont l’organisation puissante a su rattacher toutes les générations aux grâces de l’Église par des liens indissolubles, et le système sectaire, dont le subjectivisme outré repousse également le joug de toute autorité extérieure, les grâces magiques et les sacrements, et semble jeter un défi insultant à toutes les lois constitutives de l’histoire et de la nature. Il existe cependant entre eux une secrète analogie. Ne sont-ils pas d’accord, en effet, pour substituer arbitrairement une seconde création spirituelle à la création primitive, au lieu de reconnaître l’accord providentiel qui les rattache étroitement entre elles, et qui complète la première par le développement séculaire et progressif de la vie nouvelle, déposée par le Christ au sein de l’humanité ?
Il est incontestable que l’anabaptisme, s’il était parvenu à prendre de la consistance dans les esprits, aurait suivi les mêmes errements que l’antique montanisme, quand il commença à s’organiser en Église séparée ; mais il ne pouvait et ne devait avoir qu’une durée éphémère, car il présentait plus de traits de ressemblance avec les sectes fanatiques du moyen âge qu’avec Luther. De la Réforme il ne s’assimila que la liberté vis-à-vis de tout joug humain de l’âme en communion avec Dieu, mais cette communion factice ne peut exercer sur le développement de ses pensées une influence salutaire, parce qu’elle ne s’acquiert pas au moyen de la rédemption et de la justification sanctifiante par la foi. La fausse liberté anti-évangélique ne pouvait que détruire, et que se transformer en l’instrument complaisant et vil des passions les plus honteuses du cœur naturel.
Luther, instruit par l’expérience de la lutte ardente qu’il fut appelé à engager contre les excès des enthousiastes mystiques, se vit dans la nécessité de passer de la théorie à la pratique, et d’appliquer à la communauté chrétienne et à l’organisation de l’Église nouvelle les principes féconds, qui avaient fait naître en lui la foi personnelle et vivante. A l’ouïe des désordres dont Wittemberg était devenu le théâtre, Luther, sans se laisser arrêter par aucune considération personnelle, accourut au poste du danger, prêcha huit jours de suite contre les anabaptistes, et réussit à apaiser les esprits. Doué d’un esprit de sagesse en même temps que de force, il interdit toute mesure de violence contre les sectaires, ne voulant avoir recours qu’aux arguments de la charité, et pratiquant les conseils de saint Paul à l’égard de ceux qui sont plus faibles dans la foi (Romains 14.1).
Fidèle à son esprit de mesure et de prudence, Luther commença avec ménagement l’œuvre de la réforme du culte, et publia en 1523 sa Formule de la messe et de la communion, qu’il rétablit sous les deux espèces, et qu’il fait suivre d’exhortations aux communiants, et de réserves formelles sur le droit divin de répréhension paternelle, que possède l’évêque. Il publia, en 1524 un recueil de cantiques pour lesquels il composa plusieurs mélodies ; l’édition de 1526, plus complète, renferme aussi la messe en allemand et quelques hymnes latines. Voulant affirmer par un acte éclatant la sincérité de ses attaques contre les vœux monastiques, il épousa, le 3 juin 1525, une religieuse, Catherine de Bora, et proclama par cet acte énergique la sainteté du mariage à la face du monde chrétien. Il avait cru longtemps à la perpétuité de vœux contractés par un acte libre de la volonté ; il comprit leur vanité le jour, où il y découvrit une conséquence de la fausse théorie catholique sur la sainteté, que l’homme peut conquérir par les œuvres méritoires. De même il finit par abolir la messe, et par composer un traité contre ses abus et contre l’idolâtrie dont elle est l’image. Parmi les traités de Luther qui remontent à cette période, nous devons signaler comme le plus important celui qui a pour titre : Contre les faux prophètes célestes sur les images et le sacrement[a]. Il y oppose avec clarté et avec précision le principe évangélique aux excès du papisme et de l’illuminisme, et affirme le développement historique et continu de l’Église chrétienne, dont l’Esprit-Saint ne s’est jamais entièrement détourné, même dans les jours de ténèbres et d’ignorance spirituelle. Il n’attache qu’une importance secondaire au grand axiome catholique de la succession apostolique, conservé par l’Église anglicane ; pour lui, le véritable corps de l’Église, ce sont les croyants, qui honorent et reçoivent avec foi la Parole et le sacrement, intermédiaires de l’Esprit-Saint dans son action sur les âmes. Luther veut combattre le mépris que professent les fanatiques pour les grâces historiques de Dieu, et il est amené par là à étudier les rapports qui existent entre les éléments extérieurs et les manifestations intérieures de la dispensation chrétienne. Dieu, dit-il, nous a donné dans sa miséricorde le glorieux et pur trésor de la Parole. Le diable, qui ne peut rien contre elle, se sert des faux prophètes pour séduire et égarer les âmes. Dieu a recours à deux moyens pour opérer le salut des hommes. Les moyens extérieurs qu’il emploie sont la Parole et les signes sensibles des sacrements ; les moyens intérieurs, l’action du Saint-Esprit et la foi. Les premiers précèdent et préparent les seconds (Comp. 1 Corinthiens 15.46). Les grâces spirituelles sont unies par lui aux signes extérieurs par des liens indissolubles.
[a] Luthers Werke von Walch, XX, 186-271.
Les faux prophètes ont voulu renverser l’ordre établi par Dieu. L’Esprit, l’Esprit, voilà ce qui sert, disent-ils, l’eau, le pain et le vin ne servent de rien. Que si on leur demande d’où ils ont reçu des dons si extraordinaires, bien loin d’en appeler à l’Évangile, ils vous transportent dans le royaume d’Utopie, ils vous déclarent qu’il faut attendre passivement la venue de l’Esprit. Ce n’est pas Dieu qui leur parle, c’est le diable qui les séduit et qui les abuse.
De même qu’ils inventent une inspiration mensongère, de même aussi ils veulent constituer d’après elle des institutions et des ordres dont Dieu n’a point parlé dans la Bible. Ils veulent qu’on renverse les autels, les images, les églises, qu’on porte des vêtements grisâtres, qu’on pratique la loi du talion, qu’on fasse périr par le glaive les mauvais princes. Tous ceux qui refusent de leur obéir sont des papistes déguisés, leurs disciples deviennent des savants et des inspirés, en récompense de leur docilité. Ils transforment les dispositions intérieures que Dieu réclame en une œuvre extérieure et légale, et spiritualisent à leur façon les sacrements et les symboles institués par Dieu. La mortification de la chair est plus importante pour eux que la foi, tandis qu’en réalité c’est de la foi, développée par l’Évangile, que découle la sanctification. C’est sur cet ordre de considérations que s’appuie Luther pour s’opposer à la destruction des images. L’Écriture se sert d’images, dit-il, pourquoi ne tracerais-je pas des images sur les murs du sanctuaire pour faire comprendre la parole et la graver dans la mémoire ? Que je le veuille ou non, quand je songe aux souffrances de Christ, mon imagination me représente l’image d’un homme pendu au bois. Si je ne commets pas un péché de pensée, pourquoi commettrais-je, en conservant les images, un péché de la vue ? Le cœur n’est-il pas plus important que l’œil ? L’âme poétique, idéale et impressionnable de Luther veut spiritualiser l’art, la musique, la peinture, et les faire servir à l’avancement du règne de Dieu.
[Voir Calvin, Institution chrétienne, 1.11.12. Comp. Institution chrétienne, ch. 3 § 36, édition de 1554. Reste à étudier la question, résolue négativement par Calvin, de savoir si l’on peut tracer des représentations sensibles de Dieu, si des images du Christ peuvent faire partie du culte chrétien ? On doit reconnaître qu’aucune image, quel que soit le génie de l’artiste, ne peut exprimer la grandeur et la majesté de l’objet de l’adoration, que l’habitude de contempler l’image extérieure peut tendre à la longue à amoindrir, même à fausser la piété, et à faire naître la superstition. On doit enfin se demander quel rapport existe, à ce point de vue, entre l’Ancien Testament, qui exclut les images, et le Nouveau.]
L’esprit protestant, qui aspire à une communication intime et directe avec Dieu, semble ne devoir attacher qu’une médiocre importance à des grâces extérieures et sensibles, et l’on pourrait s’attendre à le voir reléguer dans l’ombre la parole et les sacrements. Mais observons que l’amour de Dieu est vivant et actif, qu’il se communique lui-même, et que l’âme chrétienne qui aspire après la réalité, ne peut se contenter d’absolutions et d’intermédiaires humains, et désire avant toutes choses la certitude divine historique et objective. Aucune parole humaine, aucun docteur ne peut apaiser sa soif ardente de bonheur et de sainteté, Dieu seul doit lui parler et la convaincre. Or, les sacrements impriment un caractère tout individuel à cette grâce divine, que la Parole inspirée communique à tous les hommes, et mettent l’âme en relation directe avec son Créateur. Aux yeux de Luther, la parole de Jésus sur la croix : Tout est accompli, a une valeur universelle, et qui semble exclure toute révélation ultérieure, puisque chaque individualité chrétienne peut puiser à ce trésor, commun à toute l’humanité. Il devrait lui suffire de croire avec certitude, pour posséder la paix céleste, que l’élection éternelle de Dieu l’a comprise au nombre des élus. N’oublions pas, cependant, que pour une âme aussi religieuse que l’âme de Luther, il ne suffit pas de savoir que l’œuvre rédemptrice a été au jour marqué accomplie pour tous les hommes, et que Dieu a révélé au monde ses décrets d’élection. Luther ne veut pas seulement savoir, mais avoir, posséder Dieu et entendre sa voix paternelle, qui lui révèle les éternels desseins de son amour. L’amour, que l’Éternel éprouve pour tous les hommes, se révèle tôt ou tard, et sous une forme mystérieuse pour nous, à ceux qu’il a élus. Personne n’est en droit de s’approprier l’œuvre du salut, en dehors du moment et de la forme que Dieu a choisis dans sa sagesse. Quand même on ne chercherait pas à s’expliquer comment l’homme pourrait avoir connaissance de sa propre élection sans un acte particulier de l’amour divin, il en résulte que la doctrine luthérienne de l’élection a pour conséquence nécessaire le témoignage historique, confirmant au moment voulu le décret du ciel à l’âme. Ce décret lui-même doit se rattacher étroitement à l’œuvre accomplie par Jésus-Christ, qui ne serait plus autrement le point central de l’histoire du monde. L’Église romaine a obéi en partie à ce sentiment en instituant le sacrifice journalier de la messe, mais elle a compromis en même temps, et nié implicitement par cette institution anti-scripturaire l’efficace éternelle du sacrifice du Calvaire.
Nous retrouvons le lien intime qui réunit l’action universelle historique et la rédemption individuelle dans la glorification du Fils, qui, après avoir souffert pour les péchés du genre humain, veut propager son règne dans les âmes. Les générations qui se succèdent sur la terre, sont mises par lui en rapport avec l’Église dépositaire de la vérité, et avec les sacrements qui en sont les symboles. L’Église, la parole, les sacrements sont tout à la fois les conséquences de l’œuvre accomplie une fois pour toutes, et le point de départ d’une vie nouvelle pour l’âme chrétienne, qu’ils associent aux bienfaits de la communion avec Christ, et qu’ils unissent au corps mystique du Sauveur.
Telles sont les pensées fondamentales qui rattachent étroitement dans l’esprit de Luther[b] la foi à la parole et aux sacrements. Ceux-ci ne sont point pour lui, comme pour l’Église romaine, des grâces magiques et extérieures, mais les canaux vivants et providentiels de l’amour divin, qui permettent à l’âme de s’assimiler, par la communion du cœur et dans sa liberté personnelle, l’œuvre identique et immuable du Calvaire. Bien loin de dénaturer l’esprit de la foi protestante, les sacrements réalisent sa pensée dominante qui est de faire naître la foi personnelle au contact de la vérité éternelle[c]. C’est ce que Luther déclare dans ses Resolutiones. La repentance ne se transforme pas d’elle-même en une certitude du salut, mais le salut doit nous être présenté du dehors, et être saisi avec confiance par la foi, et c’est cet acte qui met l’âme à même de conquérir pour toujours la grâce objective. Il faut donc distinguer entre la foi, qui saisit avec confiance le salut qui lui est offert, et la certitude du salut qui est le fruit savoureux de cette acceptation filiale. La foi peut être définie la perception morale et libre de la volonté rédemptrice et éternelle de Christ, qui s’adresse à nous par le ministère de la parole dans un moment donné du temps et de l’espace. La parole est pour la foi active le moyen dont Dieu se sert, pour lui faire connaître l’amour du Christ voulant s’adresser à elle, et la sauver directement.
[b] Luthers Werke von Walch, XVIII, 2060, 2136.
[c] Luthers Werke von Walch, II, 1538 ; I, 1906 ; XIII, 2504 ; XVI, 2810, etc.
Nous pouvons, après ces considérations préliminaires, nous expliquer l’importance attachée par Luther à l’absolution et à la confession individuelles. Il envisage la parole comme un puissant moyen de conversion personnelle. Ce qui importe à ses yeux, ce n’est pas tant que l’absolution soit prononcée par le prêtre, puisque l’Église tout entière a été investie de ce privilège, et que partout où elle est prononcée fidèlement et dans l’esprit du Maître, elle le met directement en rapport avec l’âme fidèle. La base de la doctrine luthérienne des sacrements est donc la parole vivante de Dieu retentissant sans interruption dans le monde, et se révélant à lui par les sacrements. Nous ne sommes plus en présence d’une doctrine morte, mais d’une action vivante de Dieu, et d’une intervention directe du Christ, dont la présence peut servir de date à la naissance de la vie religieuse dans le cœur.
Combien la doctrine évangélique des sacrements ne l’emporte-t-elle pas sur le catholicisme en dépit de sa pompe extérieure et de ses vertus magiques ? Elle nourrit le corps aussi bien que l’âme, elle donne à la foi un appui divin élevé au-dessus de toutes les défaillances et de toutes les incertitudes de l’homme, elle met à sa disposition la parole inspirée qui, bien loin d’être une loi inflexible et aveugle, développe la vie religieuse de l’âme, et l’attache par des liens puissants à l’invisible, qui se fait connaître à elle par ses révélations historiques.
A l’origine, Luther, entraîné par l’ardeur de sa lutte contre Rome, ne semble attacher à la doctrine des sacrements, qu’une importance secondaire.
La conception romaine de la vertu magique des sacrements minait à la base les principes évangéliques, puisqu’elle anéantissait pour ainsi dire l’efficace de la foi, et considérait comme suffisant pour le salut le contact superficiel de l’âme avec la vérité. Aussi Luther affirme-t-il en 1518[d], que, quels que soient le rôle et la valeur des sacrements, la foi doit occuper la première place dans la doctrine chrétienne, et établit que sans la foi les sacrements ne sauraient avoir aucune efficace pour l’âme[e] ; ce n’est pas le sacrement, mais la foi au sacrement qui justifie, le sacrement purifie, non parce qu’il est reçu, mais parce qu’il est cru. La foi peut recevoir en dehors du sacrement la grâce, dont celui-ci est le signe, à savoir le pardon des péchés, car le juste vit par la foi, et non par les œuvres. Luther, sans doute, n’a jamais mis en doute les bénédictions, que le sacrement procure à l’âme ; celui-ci renferme pour lui tout à la fois une action de Dieu, qui offre, et une action de l’homme, qui accepte le salut. En 1520[f], Luther déclare que le bénéfice retiré par l’homme de la participation au sacrement dépend de la foi qui précède l’acte sacramentel, et qui en est indépendante. Néanmoins, c’était affaiblir singulièrement sur ce point l’enseignement du Nouveau Testament.
[d] Disputatio pro veritate inquirenda. Vers la fin.
[e] Dans ses Astericis contra Eck. 1518.
[f] Luthers Werke von Walch, XIX, 1265, 1293.
Quelle valeur Luther assigna-t-il plus tard au sacrement ? Nous pouvons, dès à présent, et d’une manière générale, avancer que la puissance assignée par Luther à la parole extérieure et objective sur le développement de la foi dans l’âme, servit de type à sa théorie des sacrements. Suivons en détail le développement de sa pensée en commençant notre étude par la sainte cène. Luther débute en 1518, par se poser cette question[g] : Comment l’homme peut-il se préparer dignement à la sainte cène ? Il s’agit bien moins pour lui des rapports entre les symboles et le corps de Christ, que des bénédictions attachées au sacrement lui-même. Il substitue à la condition exigée par Rome, que l’âme soit exempte de péché mortel, la condition évangélique de la présence de la foi. « Les péchés mortels sont tous les péchés produits par l’incrédulité. » Ce qui est nécessaire pour l’âme, ce n’est pas tant une connaissance approfondie du dogme, que sa foi joyeuse, et sa soif de sainteté et de justice. Nous retrouvons cette pensée profonde dans son petit catéchisme[h]. Les biens qui découlent du sacrement sont les mêmes que ceux dont la parole est la source, le pardon des péchés, la vie, la justice et la béatitude éternelle.
[g] Von der würdigen Bereitung zum hochheiligen Sacrament, XII, 1746-1761.
[h] Catechismus minor, 382, 10.
Le traité sur le vénérable sacrement du corps de Christ (1519), marque sur ce point une seconde évolution de la pensée de Luther. Il y insiste sur l’utilité de la sainte cène. Elle est pour lui le sacrement de l’unité et de l’amour du corps spirituel de Christ. Pour porter un jugement impartial sur cet opuscule remarquable, qui ne peut s’appuyer que sur un texte de l’Écriture (1 Corinthiens 10.16), nous devons nous rappeler, qu’en 1519, aucune modification n’avait été encore apportée dans le culte, que le dogme romain de la transsubstantiation n’avait subi aucune attaque, et qu’il ne fut ébranlé que par le traité De la Captivité de Babylone.
Le traité de 1519 cherche à rattacher la transsubstantiation romaine à la foi évangélique par une analyse aussi intime que profonde. Il reproduit quelques-unes des pensées du traité de la liberté chrétienne. La foi, dit-il, connaît et possède l’union mystique entre la tête et les membres, et elle nous inspire le désir d’entrer en communion d’amour avec nos frères. L’essence du christianisme consiste en ceci, que Christ, les saints et les rachetés constituent le corps mystique de l’Église, et sont unis entre eux par la communion du cœur. Le sacrement de la cène nous fait contempler dans leur essence les éléments, dont se compose ce corps spirituel, et d’abord la communion de la tête, qui est Christ, avec les membres, les fidèles ; en effet, l’élévation des éléments, transformés par la parole de consécration et l’offertoire, fait connaître (non pas à Dieu, sous la forme d’un sacrifice), mais au fidèle, comment Christ se sacrifie (et non comment le prêtre sacrifie Christ), comment par amour il s’abaisse jusqu’à la forme humaine, et prend sur lui nos péchés et nos langueurs. La messe nous expose dans sa plénitude l’incarnation du Verbe, en offrant à notre adoration ses souffrances. La transformation du pain dans le corps du Christ a en vue de faire reparaître devant chaque génération ce corps, dont l’oblation sur le Calvaire attesta l’amour médiateur du Fils éternel, qui sacrifia au corps spirituel son corps terrestre, dont il se dépouilla sans regret.
En second lieu, le sacrement de la cène nous fait connaître la communion des fidèles avec Christ par la foi. Grâce au sacrifice expiatoire du Calvaire, les fidèles se revêtent de Jésus-Christ, vivent dans sa communion, et font partie de son corps spirituel. Le pain, composé de nombreux grains de blé, et le vin, réunion de plusieurs grappes, changés tous deux en corps et en sang de Jésus, symbolisent cette transformation spirituelle des fidèles. La communion elle-même est le symbole le plus expressif de cette communion vivante, car, peut-on concevoir une union plus intime que celle des aliments, qui constituent le corps lui-même ? La messe symbolise sous une forme éloquente la double transformation de Christ en homme par l’amour, et de l’homme en Christ par la foi. La doctrine romaine de la transsubstantiation revêt pour la première fois dans ces ingénieuses explications un caractère moral. Mais la messe n’est plus qu’une représentation objective de la mort de Christ, pour nous et non plus pour Dieu, et n’a pas d’autre signification, que les enseignements de la parole sainte. En troisième lieu, ce saint banquet de l’unité et de la charité symbolise l’union des fidèles entre eux.
La contradiction entre le but de la sainte cène, les moyens employés dans la messe pour le réaliser, et la suffisance de la parole sainte pour l’atteindre, ne permettaient pas à Luther de persévérer longtemps dans cette voie. Jamais il n’a été aussi rapproché de la conception zwinglienne qui est toute morale. En envisageant la sainte cène comme le sacrement de l’amour, qui repose sur la foi, il a touché une corde, qui n’a que trop tôt cessé de vibrer dans son esprit. Tout dans le sacrement, action du prêtre, éléments sensibles qui rendent l’invisible présent aux yeux de la foi, est pour lui le signe de la communion profonde et intime qui rattache entre eux les membres du corps spirituel de Christ par les liens solides de l’amour. L’unité du christianisme et la puissance de la foi seraient compromises à ses yeux, si le sacrement pouvait renfermer quelques grâces, qui leur fussent étrangères. Crois, dit-il au fidèle avec Augustin, et tu as goûté les bienfaits du sacrement. L’efficace de celui-ci dépend de la foi, tandis que nous pouvons, par la parole et en dehors du sacrement, posséder Christ tout entier[i].
[i] Dass die Worte Christi : « Das ist mein Leib » noch feststehen, 1527. Luthers Werke von Walch, XX, 950.
Comme on le voit, jusqu’à ce moment, l’élément dogmatique de la sainte cène reste dans l’ombre. Luther lui-même, parlant de cette période de sa pensée religieuse, confesse[j] qu’il aurait été heureux d’acquérir la ferme assurance que le pain demeurait pain, même après la consécration du prêtre, et de pouvoir ébranler ainsi jusque dans ses racines la doctrine fondamentale du papisme. Assurément, bien qu’elle n’ajoute aucune grâce à celles que nous procure la parole, la sainte cène est bien pour Luther un signe de notre rédemption et de notre salut, établi par Dieu lui-même. Il n’en est pas moins vrai que sa théorie présente à ce moment de graves lacunes : il ne conserve le miracle de la transsubstantiation qu’en vue de sa représentation symbolique du sacrifice de Jésus-Christ, symbole, qui, sans doute, en tant qu’il affirme la présence de Christ, doit être le gage de notre union mystique avec lui, et tendre à éveiller en notre Âme l’amour du Sauveur. Toutefois le côté faible de ce symbolisme est facile à découvrir. Le corps de Christ, rendu présent par la transsubstantiation des éléments, demeure invisible, tandis qu’on devrait, ce semble, s’attendre à ce qu’un signe aussi affirmatif appartint au monde sensible. Il serait manifestement plus logique, de ne chercher le signe sensible que dans la parole de consécration et dans les éléments, et la confirmation de la présence du Christ dans la parole de la promesse, qui s’unit avec les éléments.
[j] Briefe von de Wette, II, 577.
Luther fut bientôt amené par ses expériences religieuses à comprendre[k] l’insuffisance de ce premier point de vue. Jusqu’alors, le sacrifice de la messe avait relégué la communion dans l’ombre. Son traité de 1519, ouvrage de transition, voit dans la messe elle-même, la confirmation de notre communion avec Christ. Mais peut-on comparer la simple représentation objective d’un sacrifice accompli depuis dix-huit siècles, même d’un amour aussi constant pour l’homme, au don personnel et vivant de Jésus-Christ qui, par une nouvelle manifestation de son amour infini, s’offre lui-même en nourriture spirituelle à l’âme croyante ? Pour le théologien, qui est parvenu à cette conception supérieure de la sainte cène, l’offertoire de la messe n’est plus qu’une préparation secondaire à la véritable jouissance spirituelle du corps de Christ. Le symbole rentre dans l’ombre, et peut même disparaître, pour faire place à la consolante et douce réalité.
[k] Luthers Werke von Walch, XIX, 41.
La troisième évolution de la pensée de Luther sur la sainte cène, dont nous pouvons fixer à l’année 1520, le point de départ, repose sur ce principe, que le but de l’institution de la sainte cène ne doit être cherché ni dans la représentation objective[l] du sacrifice de Jésus-Christ, ni dans l’adoration de l’hostie, mais que la présence de Christ dans les éléments, et la cène elle-même, ont en vue la communion seule.
Nous retrouvons cette pensée fondamentale[m] dans le sermon sur la nouvelle alliance, c’est-à-dire la messe, (1520), dans le traité de la vraie participation au saint corps de Christ (1521)[n], et dans l’ouvrage adressé cette même année aux Augustins de Wittemberg sur les abus de la messe[o]. Pour la première fois, il s’applique à étudier et à analyser le rôle et la valeur de la sainte cène à la lumière de l’Évangile. Prenant pour point de départ les paroles de l’institution (Luc.22.19-20), il n’y retrouve pas la messe, mais la communion : « Prenez et mangez, buvez[p]. » La transformation de la sainte cène en un sacrifice non sanglant par la parole magique de consécration du prêtre, est contraire à l’essence de la foi, qui réclame la présence vivante de Christ. Mais, s’il rejette la messe, Luther retrouve dans l’Écriture la signification profonde de la cène pour la foi. L’Écriture sainte envisage la participation à la cène comme un bienfait de Dieu, et non pas comme un devoir de l’homme ; cet auguste sacrement fait donc véritablement partie des institutions de l’alliance nouvelle de grâce. Les paroles du Maître : Prenez, mangez et buvez, nous prouvent que la cène est un don de son amour, et le testament de la promesse, que nos péchés sont pardonnés, et comme telles elles s’adressent à la foi. Les paroles sont le testament, les symboles, le sacrement. Le testament a plus de valeur que le sacrement, et les paroles que les symboles. L’homme peut obtenir les béatitudes éternelles sans le sacrement, mais non pas sans le testament, qui complète et réalise les bienfaits symbolisés dans l’acte même.
[l] Vom Anbeten des Sakraments, 1523. Luthers Werke von Walch, XIX, 1593. Briefe, II, 435. Luther y combat pour la première fois la négation de la présence corporelle.
[m] Luthers Werke von Walch, XIX, 1265-1304, Juli 1520.
[n] Id., XIX, 1762,1771, im Jahr 1521.
[o] Id., XIX, 1304, 1437.
[p] Luthers Werke von Walch, XIX, 1285.
Néanmoins Luther ne veut pas simplement envisager sous les signes les éléments extérieurs, le pain et le vin, mais aussi le corps et le sang de Jésus-Christ réellement présents sous les éléments. Christ introduit dans la sainte cène son corps et son sang, qui nous assurent le pardon de nos péchés, comme s’il voulait nous dire : « Aussi sûrement que je suis mort, aussi sûrement vous obtenez l’héritage, dont ma mort est le gage, si vous croyez. » Le testament implique toujours une volonté énergique et irrévocable du testateur. Jésus a attaché à la parole de sa promesse le sceau le plus auguste et le plus sacré. Ce sceau est sans doute extérieur, mais il a une haute portée spirituelle, puisque le corps de Jésus est sous les éléments. Aussi Christ ne veut pas nous donner un simple signe de son amour, mais des paroles vivantes, son propre corps, pour nous élever par des signes sensibles et visibles aux grâces invisibles et spirituelles. La foi, qui accepte avec confiance le testament de son céleste ami, donne à la communion sa valeur sanctifiante.
[Luthers Werke von Walch, XIX, 1274, 1278. Luther s’exprime de même en 1525, X, 2658. « On doit, dit-il, insister bien plus sur les paroles et sur la promesse, que sur les signes ; nous pouvons nous passer des signes, mais non des paroles, qui font naître la foi. Les paroles de Dieu sont sa lettre à l’humanité, les éléments en sont le cachet. »]
Comme on le voit, Luther, en prenant pour base la notion fondamentale de la foi, obtient une conception plus profonde de la sainte cène, qui se transforme en une parole vivante de Dieu entrant en rapport avec l’homme. Les éléments n’ajoutent aucun fait nouveau aux bienfaits possédés déjà par l’homme, mais ils les confirment, et leur donnent une certitude consolante pour l’âme. La bénédiction qui y est unie constitue le pardon des péchés, d’où découle la vie éternelle et bienheureuse. Cette conception définitive de Luther est entrée dans l’enseignement de l’Église luthérienne. La sainte cène, d’après sa dogmatique, est la promesse du pardon des péchés confirmée par des signes qui en sont le gage. Ces signes ne sont pas exclusivement le pain et le vin, mais aussi, et surtout, le corps et le sang de Jésus-Christ présents sous les éléments. La foi reçoit dans le sacrement, aussi bien qu’en dehors de lui, l’assurance du pardon de ses péchés, avec cette seule différence que la sainte cène lui en fournit des gages sensibles et d’institution divine. La parole a la même efficace que le rite, dit l’apologie ; le rite est comme la peinture de la parole, et ayant le même sens qu’elle, puisque tous deux produisent le même effet sur l’âme.
Cette formule définitive conserve quelques-traces de la première formule de l’année 1519. Dans toutes les deux, en effet, la présence du corps et du sang de Jésus-Christ n’est qu’un signe, et non pas le salut lui-même, dont la cène est le gage ; la présence si efficace du corps de Christ représente une grâce autre qu’elle-même, à savoir, le pardon des péchés. La conception la plus récente a réalisé un grand progrès, puisque Luther met l’accent sur la communion, perception de cette garantie divine qui se rattache étroitement au salut acquis par le sacrifice du Calvaire, et à son action par l’homme tout entier. Ce qui distingue la conception luthérienne de celle de Zwingle, qui n’a en vue que la réception par l’âme dans le sacrement d’une grâce divine, se rapporte moins au salut lui-même qu’au gage invisible de ce salut, à savoir, le corps et le sang de Jésus-Christ, présents sous les éléments pour les luthériens, tandis que les Suisses s’attachent seulement au bienfait spirituel symbolisé par les éléments sans la juxtaposition du corps, dont ils sont le signe. La théologie luthérienne se voit appelée à résoudre la grave difficulté qu’elle a elle-même soulevée, et à expliquer comment le signe spirituel (présence du corps spirituel et invisible) peut inspirer à l’âme une certitude plus grande que le signe sensible.
Doit-on croire que le corps et le sang de Christ sont indissolublement unis aux éléments pour tous ceux qui participent à la sainte cène, et que le pardon des péchés est irrévocablement attaché au corps et au sang de Jésus-Christ ? S’il en est ainsi, tous ceux qui communient pourraient posséder la certitude absolue de leur pardon[q]. Cette assertion serait elle-même une hérésie, car le pardon est attaché à la foi, et l’incrédulité du communiant détruit l’union sacramentelle entre les signes et la chose signifiée, le corps de Christ. S’il en est ainsi, la présence du corps et du sang de Christ dans le sacrement n’ajoute aucune garantie nouvelle à sa parole. La foi est aussi indispensable au communiant qu’au lecteur de l’Évangile, pour recueillir les bénédictions qui y sont renfermées. N’est-on pas dès lors appelé à envisager cette présence dans le sacrement comme un don, et non plus comme une simple garantie du pardon des péchés ?
[q] Dieckoff, Das heilige Abendmahl, 1864, 1, pages 383-422.
Du moment que le sceau du pardon et sa présentation à l’âme sont renfermés dans le sacrement sans la présence du corps de Christ, puisque autrement Luther devrait les refuser à la parole, on ne peut s’expliquer l’insistance avec laquelle il maintient et affirme cette présence, qu’en admettant que, pour son sentiment religieux, la communion au vrai corps et au vrai sang de Jésus est en elle-même l’une des grâces de l’œuvre rédemptrice. Il déclare, et nous citons ses propres expressions, que dans la communion nous sommes incorporés à Jésus-Christ et nourris pour la vie éternelle, et nous n’aurions vraiment pas compris l’absence de cet élément essentiel dans sa théologie si mystique. Cependant nous le voyons rarement relier à l’eucharistie la vie éternelle[r]. Il craignait, en effet, de compromettre l’unité de l’enseignement évangélique en assignant à la présence du corps de Christ une valeur spéciale ; aussi rattache-t-il surtout à la parole la puissance de nous communiquer le corps et le sang de Jésus-Christ. Mélanchthon, dans la première édition de ses Loci de 1521, envisage aussi le sacrement de la sainte cène comme un gage des promesses divines, sans chercher à approfondir les rapports entre les signes et la chose signifiée. La cène n’est envisagée par Luther qu’au point de vue général de la Parole, qui renferme la promesse de Dieu. C’est à ses yeux une Parole de Dieu devenue visible, et nous rapprochant de lui. L’administration de la parole et des sacrements communique aux grâces objectives une influence individuelle, dans la mesure du développement et des besoins de la foi.
[r] Cet argument joue un grand rôle chez les pères. Voir Ignace, Ad Smyrn., V. Irénée, Adv. hær., IV, 34, etc. (A. P.)
Luther s’élève contre les subtilités de ceux qui veulent expliquer les rapports mystérieux entre le corps de Christ et les éléments de l’eucharistie. En 1520, il écrit ces mots : « Sans la transsubstantiation, la présence réelle du corps et du sang de Christ est encore possible, puisque Christ s’assimile le pain, qui cependant demeure pain. Cette doctrine, déjà soutenue par Ignace, Irénée, Robert de Deutz et Pierre d’Ailly, reçut le nom d’impanation ou de consubstantiation. C’est comme si l’on voulait tirer une théorie de l’incarnation de la déclaration d’Ignace, que les évangiles sont le corps de Christ. Plus tard, dans sa polémique contre Zwingle, Luther incline vers la théorie de Gabriel Biel, qui admettait une juxtaposition intime et vivante des éléments et du corps de Christ. Il accorde même qu’il y a là une synecdoche, que la partie est prise pour le tout, ou que la partie qui contient, le pain, est prise pour la partie contenue, le corps, comme le berceau pour l’enfant.
En tous cas Luther n’en conclut pas que Jésus-Christ descend dans les éléments eucharistiques. Cette conclusion est inutile à ses yeux, puisque Christ dans son humanité est assis à la droite de Dieu. Christ est présent dans les éléments en son corps glorifié, et nous ne devons pas attacher une importance extrême au passage, dans lequel, pour établir d’une manière inébranlable la présence réelle de Christ, à laquelle Mélanchthon était prêt à renoncer dans ses négociations avec Bucer, il affirme que dans la communion nous déchirons le Christ avec les dents. Ce n’est en réalité qu’une synecdoche. A ces yeux le corps de Christ est glorifié depuis l’ascension, spirituel et divin dans son essence dès les premiers jours de l’incarnation[s]. Christ remplit l’univers, en réalité il est présent partout. Nous durons à revenir sur les arguments, que Luther emploie pour rattacher la présence de Christ dans l’eucharistie à sa séance à la droite, arguments qui se relient étroitement à sa notion de la personne de Christ.
[s] Luthers Werke von Walch, XX, 1090. Köstlin, Luthers Lehre, 11, 162, 512. Formula Concordiæ, 604, 42.
Ce serait encore une erreur que de croire que Luther n’admet pas la présence de Christ tout entier, mais de son corps seul, dont la présence est un gage précieux pour l’âme, parce que plusieurs fois il parle du corps de Christ indépendamment de son âme et de sa personne[t]. En effet, même dans son écrit aux frères de Bohême, 1523, il ne s’élève que contre les subtilités de ceux qui cherchent à s’expliquer comment l’âme et le corps de Christ, la divinité et la Trinité sont présents dans l’eucharistie, et il ajoute que Christ n’est pas séparé de son corps et de son sang[u]. En séparant le corps de Christ de son âme, Luther aurait contredit l’un des axiomes fondamentaux de sa christologie. Il n’a jamais enseigné non plus une transformation magique des éléments par leur union sacramentelle avec le corps de Christ. Ils demeurent ce qu’ils étaient auparavant, et le seul miracle, dont on puisse parler, c’est celui de Christ se communiquant tout entier aux fidèles par une dispensation de son amour. La transformation des éléments aboutirait logiquement à la transsubstantiation elle-même. L’union de Christ avec les éléments ne s’accomplit pas non plus d’une manière magique et fatale, comme dans la transsubstantiation ; elle est le résultat de la volonté libre du Christ mettant un moyen de grâce à la portée des fidèles[v]. Enfin, Luther a toujours eu soin d’affirmer que les communiants indignes ne retirent de leur communion aucune nourriture spirituelle, bien qu’ils aient reçu le corps et le sang de Jésus-Christ, gage du salut (et non pas le salut lui-même) pour les croyants, et pour eux gage de leur condamnation. Si l’on affirme que le but de la communion est d’assurer la grâce aux fidèles par le sang et par le corps de Christ, on doit enseigner que les impies n’y ont aucune part, ce qui ajoute une nouvelle difficulté à cette théorie.
[t] Dieckhoff, Das heilige Abendmahl, p. 405. Köstlin, 11, 109, 514, 162.
[u] Vom Anbeten des Sakraments, XIX, 1616.
[v] Formula Concordiæ, 607, 611, § 32.
Examinons maintenant les traits principaux de l’enseignement de Luther sur le sacrement du baptême[w]. Dans la première phase de son développement dogmatique, il met surtout l’accent sur la foi, qu’il unit étroitement à l’idée du sacrement. Le signe, à savoir l’immersion du néophyte dans l’eau baptismale, et sa sortie de l’eau, représentent la mort du vieil homme, et la naissance de l’homme nouveau[x]. Cette rénovation spirituelle ne s’accomplit pas au moment même, ou l’acte symbolique vient d’avoir lieu. Le baptême signifie la mort et la résurrection progressives de l’âme, jusqu’à la dissolution du corps mortel. De bonne heure Luther cherche à détruire dans les esprits la foi superstitieuse en une efficace immédiate et magique du sacrement. Le péché subsiste même après le baptême, et c’est alors en réalité que commence la lutte du chrétien contre le mal. Si l’on professe avec l’Église romaine, que le baptême communique au néophyte une perfection immédiate, on fait naître en son âme une sécurité dangereuse, et plus tard on détruit en son cœur toute confiance en un sacrement, qui l’a laissé en présence de toutes ces misères, dont il s’était un moment cru affranchi sans retour. « Le baptême fortifie, sans doute, la nouvelle naissance, et la développe ; mais celle-ci ne pourra s’épanouir qu’au jour des rétributions éternelles. Ce n’est qu’à notre mort, que nous réaliserons la grâce du baptême, et que nous serons transportés par les anges dans la vie éternelle[y]. » Néanmoins le baptême ne saurait être envisagé comme un signe vide de sens, comme un simple appel à la repentance. Institué par Dieu, qui s’adresse au néophyte, il est aussi un acte de Dieu, qui conclut par son moyen une alliance de consolation et de grâce avec sa créature réconciliée[z]. Il considère en 1518 le baptême, de même que la sainte cène, comme une nouvelle alliance, alliance réciproque, et non plus exclusivement impérative comme la première[a]. L’homme aspire à mourir au péché, et à être renouvelé et rétabli dans l’harmonie divine pour le jour du jugement. Dieu accepte les saints désirs de l’homme, le renouvelle par les bienfaits du baptême, et lui communique sa grâce, qui lui permettra de lutter contre le mal en nouveauté de vie. De même que l’homme s’unit à Dieu, Dieu s’unit à l’homme, et cesse de lui imputer ses péchés et ses rechutes, s’il demeure fidèle à l’alliance contractée[b]. Le baptême nous révèle le décret éternel de Dieu à notre égard ; il n’efface pas absolument le péché de l’homme, mais il lui confirme son pardon. La foi assure seule l’efficace du sacrement, seule elle nous met à même, quoique pécheurs, d’être agréables au père des esprits. Pour Luther, le baptême n’a pas une efficace passagère et fugitive, bien que l’acte lui-même soit accompli en quelques instants. La grâce, dont il est le symbole, se développe dans la vie du fidèle, et jusqu’à sa mort, de progrès en progrès et de vertu en vertu. Par son moyen, la grâce éternelle et prévenante de Dieu, au sein de laquelle l’homme nouveau préexiste pour ainsi dire, revêt dans l’âme du croyant, qui en accepte les manifestations sacramentelles, une vertu personnelle et inamissible, dont seul le péché contre le Saint-Esprit peut le faire déchoir.
[w] En 1518. Sermon vom Sakrament der Taufe. Luthers Werke von Walch, X, 2592-2611. — De circumcisione, XIX, 1720. En 1520. Theologische Abhandlung von der Taufe des Gesetzes, Johannis und Christi, X, 2612 ; VII, 980. Predigt von der heiligen Taufe, 1535. X, 2512.
[x] Luthers Werke von Walch, X, 2593.
[y] Luthers Werke von Walch, X, 2596.
[z] Id., X, 2598.
[a] Id., X, 2599.
[b] Id., X, 2610, 2612.
Le sacrement du baptême joue un plus grand rôle dans le système de Luther que dans la théorie catholique. S’il a perdu le pouvoir d’effacer le péché dans le cœur de l’homme, il devient en dépit du péché le gage le plus puissant de l’amour du Père céleste, et le chrétien, transformé par la grâce en un enfant de Dieu, puise en lui l’inspiration et la force, qui lui permettront de lutter victorieusement contre le péché. Comme la repentance renouvelle à chaque instant l’alliance baptismale dans l’âme, celle-ci renferme toutes les grâces que le catholicisme a attachées à plusieurs sacrements de son invention, l’absolution, la confirmation et l’extrême-onction.
Le dogme du baptême des enfants présentait de plus graves difficultés, et c’est contre lui que les fanatiques de toutes les sectes dirigent leurs attaques les plus vives. Selon eux, il n’est point parlé dans l’Écriture du baptême des enfants ; ils le déclarent en opposition formelle avec le principe fondamental de la foi, puisque les petits enfants sont incapables de saisir, par l’intelligence, une grâce qui se transforme pour eux en un acte aussi magique qu’arbitraire. Nous avons vu quelle impression profonde les prophètes de Zwickau tirent sur l’âme de Mélanchthon[c]. Les arguments tirés de l’antiquité et des écrits de saint Augustin ne pouvaient lui suffire, tant qu’ils ne se rattachaient pas à l’essence de la Réforme, la justification par la foi.
[c] Corpus Reformatorum, I, 514, 534. Briefe von de Wette, II, 124,128, vom 13 Januar 1522.
L’esprit pratique de Luther sut découvrir les graves dangers de l’ana-baptisme, son mépris pour les Églises nationales, pour l’éducation de famille, enfin pour l’influence indirecte et profonde de l’esprit chrétien sur l’éducation des masses. S’il sapait à la base la propagation du christianisme dans le monde, l’anabaptisme, en voulant, dès ici-bas, séparer l’ivraie du bon grain, et constituer une Église visible de rachetés, n’éveillait-il pas dans l’âme de ses élus eux-mêmes l’orgueil et l’aveuglement spirituels ? Voilà comme il pose lui-même la difficulté du problème sous cette double alternative : si la foi n’intervient pas dans l’acceptation des bienfaits du sacrement, comment la seule action extérieure peut-elle communiquer la grâce à l’âme passive[d] ? Par contre, si l’on doit admettre la nécessité de la foi avant le baptême, et si celui-ci n’opère qu’avec son concours, suivant la règle évangélique, tout danger d’une magie extérieure disparaît sans doute ; mais, sans même chercher à comprendre comment les enfants, dont l’intelligence n’est pas encore éveillée, peuvent recevoir la foi, on doit se demander quelle est la source d’où découle cette foi née avant le baptême. Assurément par le Saint Esprit ; mais l’Esprit agit par la parole (Romains 10.17). La naissance de la foi dans l’âme, en dehors des grâces extérieures instituées par Dieu, donnait naissance à une magie intérieure, presque identique au spiritualisme idéaliste des anabaptistes. Ces objections et ces difficultés ne sauraient toucher l’Église romaine, qui n’attache aucune importance à l’acceptation individuelle du salut, et s’appuie sur le corps mystique de l’Église, dont la foi médiatrice repose, grâce à ses prières, sur la tête de l’enfant. Luther ne peut accepter ce principe. Il est vrai que, dans l’origine, il déclare[e] que le parrain et la marraine, animés d’un vif sentiment de foi en présentant l’enfant au Seigneur, lui communiquent cette foi, qu’il ne possède pas encore. Le Dieu, auquel tout est possible, accepte l’offrande de cette foi, la communique par sa grâce infinie à l’enfant, qu’il renouvelle et purifie. On obtient ainsi deux résultats importants. Le baptême n’est pas une vaine cérémonie, et les sacrements n’agissent que par la foi, en vertu de l’axiome : ce n’est pas le sacrement qui justifie, mais la foi au sacrement. La foi de l’Église, qui intercède auprès de Dieu, n’est plus pour Luther ce qu’elle est pour l’Église romaine, une équivalence absolue, mais la cause efficiente de la foi dans l’âme de l’enfant, en vertu de la puissance de la prière d’intercession[f]. Chacun aura à rendre compte de ses œuvres ; personne ne peut recevoir le sacrement pour un frère, et croire à sa place.
[d] Aussi écrivait-il aux Vaudois de Bohême, 1523, Luthers Werke, XIX, 1625 : « Il vaudrait mieux assurément ne pas baptiser, que baptiser sans l’action de la foi. »
[e] De Captivitate Babylonis, Luthers Werke von Walch, XIX, 87, et en 1523, XIX, 1625 : Les jeunes enfants sont délivrés par la foi et les prières de l’Église du diable et de l’incrédulité, reçoivent la foi, et le baptême. Voir aussi XII, 1757, mais lire aussi la note suivante.
[f] La foi d’autrui n’assure en rien la béatitude éternelle, et ne peut que fortifier notre propre foi. XI, 2040, 2277, 673.
Nous voyons ces premiers principes de Luther reproduits sous une forme liturgique dans son traité sur ceux qui doivent baptiser (1521), et dans son petit manuel du baptême[g] (1523). Nous y retrouvons des expressions voisines de celles de la liturgie romaine. « Reçois le signe de la sainte croix, reçois la foi des saints commandements. » Dans la formule de 1523, nous voyons paraître la prière d’intercession de l’Église : « Que Dieu veuille répandre sa grâce sur son serviteur (l’enfant présenté au baptême), et le rendra digne de s’approprier les grâces du baptême, » l’exorcisme, très développé encore en 1523, n’occupe qu’une très petite place dans la formule de 1524. Les parrains et marraines représentent l’enfant, qui demande à Dieu, par leur intermédiaire, la grâce du baptême, et confesse à l’avance sa foi, en répétant par leur bouche le symbole des apôtres.
[g] Id., X, 2622.
Cette théorie de la foi, communiquée à l’enfant avant sa présentation au saint baptême par la prière d’intercession de la communauté chrétienne, soulève de graves difficultés. Cette foi n’est en réalité que la foi de l’Église, et le baptême ainsi conçu ne diffère pas essentiellement de celui qui présuppose la foi future de l’enfant, et que Luther rejette. Nous ne voyons pas non plus intervenir la prédication qui est indispensable pour la formation de la foi. Luther rappelle, il est vrai, en 1519, dans son commentaire sur l’épître aux Galates, la toute-puissance du Saint-Esprit, les paroles saintes qui viennent frapper l’oreille de l’enfant, et la grande réceptivité des enfants, que n’a pas encore pervertis le contact avec le monde.
N’est-ce pas transformer le baptême lui-même en une prédication de l’Évangile, ce qui est contraire à sa théorie, qui demande la foi avant le baptême. Aussi, le voyons-nous bientôt abandonner cette thèse. D’un autre côté, quelle pouvait être l’efficace du baptême en tant que sacrement, si les prières de l’Église ont la puissance de faire naître à elles seules une foi consciente et pure ? Luther se vit forcé de distinguer entre la foi qui précède le baptême, et la foi qui en découle. La première ne peut être qu’une réceptivité naturelle de l’âme pour l’Esprit-Saint, la seconde, une foi qui s’assimile librement et volontairement les grâces du baptême. Luther se plaît à comparer la première à la foi des adultes pendant le sommeil. Elle n’est pas une force active, mais une vertu cachée de l’âme, une réceptivité, à laquelle le baptême communique mouvement et vie. Mais nous est-il possible d’admettre la réceptivité de l’enfance ? N’est-ce pas aussi faire dépendre l’efficace du sacrement de l’intention de ceux qui le réclament, intention qu’on ne peut contrôler ? N’est-ce pas là enfin une puissance magique et arbitraire ? Considérer cette foi comme la lumière qui éclaire tout homme venant au monde, c’est affaiblir les conséquences de la chute.
Luther trouva heureusement, dans la période définitive de son développement dogmatique, un point d’appui dans le vingt-huitième chapitre de saint Matthieu, qui n’exige pas la foi avant le baptême, et dans le seizième chapitre de saint Marc, qui réclame seulement la foi au baptême, pour assurer son action efficace sur le bonheur du fidèle. Il fut amené, par les nécessités de sa lutte contre les anabaptistes, à approfondir en 1528 cette question dans la lettre qu’il adresse à deux pasteurs qui l’avaient consulté sur ce point, et dans son grand catéchisme, auquel nous devons joindre son sermon sur le saint baptême, 1535[h]. On ne peut point prouver, dit-il, que les petits enfants n’ont pas la foi, et l’Église doit avoir une grande confiance en l’efficace de ses prières. Nous présentons nos enfants à Dieu dans l’espoir qu’il leur donnera la foi, et leur permettra de recueillir les grâces attachées au baptême. Il rappelle l’institution divine du baptême, et les grâces que la toute-puissance de Dieu lui a accordées, indépendamment de toute disposition de l’homme, tout en joignant à cette efficace objective et universelle la nécessité de la foi individuelle. L’Écriture, fidèlement interrogée, dissipe pour lui toutes les obscurités, qui avaient jusqu’alors entravé sa pensée. La difficulté la plus sérieuse disparaît, du moment qu’il envisage le baptême des enfants au point de vue de l’institution divine, et l’élève au-dessus des sentiments, des mérites et des prédispositions favorables de l’homme. Il a compris que ce n’est pas la foi qui constitue le sacrement, que celui-ci nous est présenté comme une nourriture spirituelle, que la foi doit s’assimiler tôt ou tard, et il peut dès lors distinguer entre l’essence du baptême, divin par son origine, et sa puissance, entre sa validité et son efficace[i]. L’efficace dépend de la foi, qui ne la mérite pas, mais qui se l’assimile. Le baptême est une révélation divine, une alliance que Dieu, présent dans le sacrement, conclut à l’égard de l’enfant et avec lui. Par lui, Dieu présente sa grâce à l’enfant et le proclame son fils, indépendamment de sa foi, de la foi des parents et de l’Église elle-même. Les anabaptistes[j] prétendent que le baptême reçu par l’enfant n’a pour lui aucune valeur. Ce serait faire dépendre la parole de Dieu, et les sacrements institués par lui, de la foi des fidèles[k]. Ce serait rabaisser la majesté de Dieu, et l’assujettir à la volonté chancelante de sa créature, compromettre l’efficace du baptême lui-même et le condamner, puisqu’il n’est pas donné à l’homme de lire dans le cœur de ses frères, et que vous ne pouvez pas contrôler la sincérité de la foi de l’adulte qui se présente au baptême[l]. Luther ne cherche pas à découvrir si le petit enfant peut posséder la foi ; il ne veut que savoir, si Dieu appelle les enfants à lui. Si le baptême s’est accompli sans acte de foi, qu’on ne le renouvelle pas, mais que l’on dise à celui qui l’a reçu : Si tu n’as pas cru jusqu’à présent, crois maintenant, et tu seras sauvé[m]. Pour Luther, le point essentiel est que la foi personnelle, à quelque moment qu’elle prenne naissance dans l’âme, s’appuie sur les bienfaits du baptême, dans lequel la grâce universelle et objective de Dieu se spécialise, pour ainsi dire, et se développe par un acte souverain, non de l’arbitraire humain, mais de la miséricorde prévenante du Père céleste. Ce qui distingue la conception luthérienne de la théorie vaudoise, qui ne voit dans le baptême que la promesse, faite par Dieu à l’enfant, des grâces qu’il lui réserve dans l’avenir, c’est qu’elle admet l’action immédiate du baptême sur l’enfant, selon sa plus ou moins grande réceptivité, sans vouloir en déterminer le degré. Luther se rapproche de Calvin sur ce point[n] ; et la vie du chrétien tout entière est pour lui une assimilation constante des grâces infinies du baptême.
[h] Luthers Werke von Walch, XVII, 2643, surtout 2667, § 53 ; X, 2536.
[i] Catechismus major, 545, §§ 47-53 ; XVII, 2667.
[j] Luthers Werke von Walch, X, 2525, vom Jahr 1535.
[k] Id., X, 2577.
[l] Id., X, 2584. Catechismus major, 544, 48.
[m] Catechismus major, 545.
[n] Institutio christiana, IV, ch. 16, §§ 19, 20.
Tel est l’enseignement de Luther sur les sacrements. S’il n’a exigé la présence de la foi que pour la sainte cène, c’est qu’à ses yeux la grâce prévenante de Dieu joue le même rôle. La sainte cène et le baptême, sacrements institués par Dieu, sont supérieurs à la foi individuelle, et n’en subissent pas l’influence ; mais il n’en est pas de même des grâces qui en découlent, et qui se trouvent soustraites à l’action magique de l’opus operatum. En ce qui concerne les rapports existant entre la grâce divine et le symbole extérieur, consacré par la parole de bénédiction, il semble, d’après les expressions nombreuses dont se sert Luther, qu’il attribue à la parole de consécration la puissance de transformer l’eau baptismale en une essence divine, en une liqueur sacrée capable de communiquer à l’homme l’immortalité bienheureuse. Il va même jusqu’à affirmer que le sang précieux de Christ s’unit à l’eau et la transforme[o]. Saint Thomas enseigne à peu près la même doctrine, car il déclare que Dieu lui-même a déposé dans l’eau baptismale une puissance spirituelle, qui efface et détruit les péchés du néophyte. Nous devons cependant conclure des articles de Smalkalde[p], que ce ne sont là que des figures et des images. Du reste, elles n’ont jamais pris place dans le corps de doctrine de la Réformation. Luther, d’un autre côté, a vu dans l’union du symbole et de la grâce qu’il représente, plus qu’un rapprochement arbitraire et fortuit. Les incrédules, aussi bien que les fidèles, reçoivent de la main de Dieu les éléments du sacrement, et les grâces qui y sont renfermées, mais ils les repoussent par leurs sentiments intérieurs, et tournent en condamnation pour eux les bienfaits, qu’ils ont extérieurement reçus.
[o] Luthers Werke von Walch, X, 2538 ; VII, 1018-1022.
[p] Articuli Smalk., III, 5, page 325.
Luther affirme d’une manière générale la nécessité du baptême pour le salut. Cependant, en ce qui concerne les enfants morts sans baptême, il en appelle à la miséricorde infinie de Dieu. Dieu, dit-il, ne nous a pas révélé ses desseins à leur égard, pour maintenir la dignité du baptême, mais il s’est réservé d’agir suivant les vues insondables de son amour ; car il ne fait pas acception de personnes[q].
[q] Luthers Werke von Walch, XXII, 872 ; XXI, 1443.
Après avoir défendu l’autorité des sacrements contre Carlstadt et les sectaires, Luther leur opposa l’autorité et la puissance de la prédication évangélique. L’Église, déclare-t-il aux anabaptistes, a reçu de Dieu la puissance divine de dispenser aux âmes la parole et les sacrements ; c’est pour elle un devoir impérieux que de répandre, par leur moyen, l’Évangile du salut dans le monde. Le droit et le devoir de l’Église constituent le ministère, dont elle doit maintenir l’institution, et transmettre les prérogatives à ceux qu’elle a choisis. L’ordination signifie que l’évêque, représentant toute l’Église, tire des rangs des fidèles un homme, leur égal, leur frère, auquel il confère le droit d’exercer en leur nom les fonctions communes à tous[a]. Il n’y a aucune contradiction entre le double principe de la foi et du sacerdoce universel, et le choix de certaines personnes qualifiées. Puisque tous ont la même prérogative, personne n’est en droit de s’abuser lui-même, et de s’arroger exclusivement une mission commune à tous. Les individus n’ont à faire valoir aucun appel direct de Dieu en vue de l’exercice du ministère, qu’ils aient reçu l’ordination épiscopale, ou qu’ils se sentent directement choisis par Dieu. Ce qui constitue le ministère, c’est la vocation adressée par l’Église, ou par ses interprètes et ses représentants. Comme cette vocation a un côté humain, elle peut donner lieu à des erreurs graves ; il n’en est pas moins vrai que le ministère ainsi constitué doit être respecté comme toutes les autres magistratures[b]. Tous ceux qui veulent exercer les glorieuses fonctions du ministère doivent appuyer leur vocation par des pièces officielles ou par des miracles : substituer à la règle l’arbitraire individuel, c’est renverser l’ordre établi, rendre impossible la discipline, sans laquelle aucune Église ne peut subsister.
[a] An den christlichen Adel, X, 296.
[b] Luthers Werke von Walch, X, 1861 ; XIX, 1622, vom Jahr 1523. De certitudine salutis, voir den Commentar zu Galater, Erlanger-Ausgabe, I, 31,32.
Celui qui vient pour paître les brebis du Seigneur sans vocation, dit Luther aux anabaptistes, est un messager du diable. Le Saint-Esprit ne rampe pas à terre, il descend du ciel, sa demeure. Les vipères rampent, les colombes volent. Une vocation régulière détruit l’œuvre du malin. Je ne voudrais pas sacrifier, pour tous les biens de la terre, mon bonnet de docteur, qui constitue ma vocation régulière aux yeux du monde et de Dieu[c].
[c] Luther Werke von Walch. XX, 2074. Von den Schleichern und Winkelpredigern, 1531. Auslegung des 82 Psalms, 1530, X, 1026.
Nous devons rechercher, si Luther réduit la mission divine de l’Église au maintien et à l’exercice des fonctions ecclésiastiques, ou s’il reconnaît un caractère divin, et d’institution céleste, au pastorat permanent de certaines catégories[d] d’hommes, consacrés au ministère pour leur vie tout entière. Contre l’assertion d’Höfling, qui semble n’admettre que le premier cas, remarquons ce que Luther lui-même déclare : « Christ a choisi quelques hommes, et les a investis du droit spécial et exclusif d’annoncer sa parole. » Il est d’institution divine[e], qu’il existe dans chaque ville plusieurs évêques[f], ou tout au moins un. Il appuie les droits du ministère sur le sacerdoce universel des chrétiens[g], et invoque[h], pour justifier le choix de quelques hommes spéciaux d’après certaines lois régulières, tantôt les charismes, que Jésus lui-même a voulu établir dans l’Église (1 Corinthiens 12.6-12), tantôt la nécessité de tout faire concourir dans l’Église à l’ordre et à la bienséance.
[d] Höfling, Kirchenverfassung. Köstlin, Luthers Lehre von der Kirche. Pfisterer, Luthers Lehre von der Beichte, 1857.
[e] Luthers Werke von Walch, XIII, 2717, § 38.
[f] Id., XIX, 1334 ; XX, 2084.
[g] Voir Köstlin, Luthers Theologie, II, 126, 135. Voir Luthers Werke von Walch, X, 1857 ; XI, 1507. Citation de 1 Corinthiens 15.16-30, pour soutenir sauf les cas exceptionnels, la nécessité d’une vocation régulière.
[h] V. 1505. La hiérarchie n’est pas de droit divin, XVII, 1442 ; XVI, 2792.
Luther n’a pas fait de la consécration ecclésiastique un axiome inébranlable du dogme, mais un principe moral nécessaire de la vie normale et religieuse de l’Église. Quand bien même il aurait accordé d’une manière absolue au ministère le caractère d’une institution divine, on ne devrait pas en conclure avec Kliefoth et Loèhe, qu’il existe dès l’origine dans l’Église un dualisme institué par Dieu, sa base et son essence, entre le clergé et les fidèles. C’est en réalité l’Église, qui a le droit de choisir ses pasteurs, et elle ne connaît d’autre supérieur, que Christ lui-même. L’Église est une unité, et non pas une dualité, et c’est en tant qu’unité, qu’elle investit des prérogatives du ministère certains hommes, qui se distinguent par ces fonctions de leurs frères, auxquels ils ne sont ni supérieurs, ni opposés, mais qu’ils représentent. Même dans l’exercice du ministère, l’Église n’est pas réduite au rôle de l’obéissance passive ; sa liberté ne doit pas être compromise par les restrictions, que Dieu y a apportées dans l’intérêt de la vie religieuse[i], et elle doit exercer sur les pasteurs un droit de surveillance et de contrôle. En face de l’incrédulité et de l’hostilité du monde, l’Église doit se choisir des chefs et des défenseurs, pour ne pas être écrasée dans la lutte ; elle conserve le droit constant et inamissible de réformer en tous temps les abus qui peuvent surgir, de réprimer toutes les erreurs dogmatiques et morales, malgré la résistance des corps constitués eux-mêmes, enfin, si tous ses moyens d’action et de défense ont été détruits, ou compromis par des événements dont elle a été la victime, de rétablir l’ordre primitif institué par Dieu, et dont il est de son devoir de maintenir les bases immuables. On a contre soi Luther, quand on affirme que toute fonction, accomplie en dehors du ministère établi, ne saurait posséder la bénédiction divine. S’il en était ainsi, la Réformation elle-même serait, ce que prétendent les ultramontains, une révolte coupable, et rien de plus. Cette vérité nous sera encore plus clairement démontrée, quand nous aurons vu, comment Luther conçoit et définit le pouvoir des clefs.
[i] Id., X, 303.
L’Église romaine définit[j] le pouvoir des clefs la puissance de donner l’absolution et de prononcer l’excommunication sans appel, et lui concède les prérogatives législatives et administratives, aussi bien que les fonctions judiciaires. Luther ne les lui retire, que pour lui assigner le droit exclusif d’enseigner et de répandre l’Évangile. Ce n’est pas à une caste sacerdotale, que Jésus a remis les clefs, mais à l’Église, qu’il appelle à subsister jusqu’à la fin des siècles, avec le secours de l’Esprit-Saint, dont il lui a fait la promesse solennelle. Chacun des serviteurs de l’Église reçoit d’elle le pouvoir des clefs, c’est-à-dire le droit de distribuer en son nom le pain de vie aux âmes, et de leur assurer la communion directe avec le Dieu vivant. Ce n’est pas que Luther n’accorde qu’au ministère le droit de prêcher l’Évangile. De tout temps, et non pas seulement au début de sa carrière[k], il a affirmé du pouvoir des clefs, qu’il n’est pas autre chose, que le droit de pardonner les péchés, droit que tout chrétien, enfant ou vieillard, jeune femme ou homme fait, peut posséder aussi bien que le prêtre. En 1537[l], il déclare que le pouvoir des clefs existe là, où deux ou trois sont assemblés au nom du Seigneur, là où il y a piété et repentance, dans la solitude des champs, comme dans le tumulte des cités. En 1538, il écrit ces lignes[m] : « Tout chrétien a le droit de reprendre et de censurer son frère : voilà le vrai pouvoir des clefs, qui appartient à l’Église tout entière. » Il ne veut cependant ni amoindrir, ni ébranler l’autorité du ministère. Bien que l’absolution ne soit pas une prérogative exclusive du prêtre, et n’ait pas une plus grande efficace que celle du laïque, si utile et si désirable dans les jours de difficulté et de persécution, les fidèles, par respect pour l’ordre établi par Dieu, ne doivent s’adresser qu’à ceux qu’il a choisis. La confession doit précéder le sacrement de l’autel, bien qu’elle ne soit pas obligatoire, et qu’elle ne constitue pas en elle-même un sacrement nouveau. Tous ceux qui sont dans quelque angoisse morale, ne doivent ni en appeler à leur expérience personnelle, ni se renfermer en eux-mêmes, comme si Dieu allait se révéler immédiatement à leur âme, mais plutôt s’adresser à l’Église, qui a reçu de Dieu le pouvoir des clefs, et qui leur communiquera les bienfaits dont elle est dépositaire.
[j] Sermon vom Bann, 1519. Disputation vom Bann, 1521, XIX, 1099. Von der Beichte, 1520, XIX, 918. Kirchenpostille vom Tag Petri und Pauli, Luthers Werke von Walch, 1524, XI, 3070. Von den Schlüsseln, 1530, XIX, 1121. Von der Beichte an Sickingen, XIX, 1015. Von der Kraft des Bannes im Jahr 1518. XIX, 1088. Gutachten an den Nürnberger-Rath, Briefe von de Wette, IV, 482. Voir XIX, 1190.
[k] Köstlin, Luthers Theologie, II, 520-24.
[l] Predigt über das Evangelium Matthæi, XVIII, 19. Luthers Werke von Walch, XI, 1042, im Jahr 1530. Id., XIX, 1087.
[m] Luthers Werke von Walch, VII, 445, 448, im Jahr 1536 ; VI, 2119. Art. Smalk., 345, 24, im Jahr 1539 ; XVI, 2791, im Jahr 1545 ; XVII, 1345.
Aux yeux de Luther l’absolution n’est pas simplement le désir que les péchés soient pardonnes, et l’assurance que, si le pécheur se repent, Dieu lui fera grâce, non, c’est plus que cela ; c’est la grâce offerte librement par Dieu, et avec l’intention de convertir le pécheur, qui la saisit et l’accepte dans un humble sentiment de repentance et de foi. L’objet appelé à être saisi par la foi, doit lui être premièrement présenté. Aussi Luther veut-il que le prêtre prononce l’absolution sans condition, parce qu’elle procède de Dieu, et parce qu’elle doit faire naître la foi, et non pas être simplement acceptée par elle[n]. Il va sans dire que l’incrédule n’en retire aucun bienfait, puisqu’elle dépend de la foi. Les papistes, dit-il, malgré de brillantes apparences, offrent moins aux fidèles que nous ; ils veulent donner au pouvoir des clefs un caractère judiciaire, qu’en réalité il ne possède pas, car le prêtre ne dit pas au pénitent : Je te donne l’absolution plénière, mais : Si tu es repentant et pieux, je t’absous, sinon, non, ce qui enlève à sa sentence toute portée. L’homme, d’après Luther, possède d’autant plus, que sa foi est plus profonde. S’il ne possède pas la foi et la repentance, il accumule de nouveaux péchés sur sa tête, et, comme c’est le devoir de l’Église de le préserver de cette erreur grave, elle doit développer dans ce sens le dogme de l’absolution, et se mettre en mesure de pouvoir au moins supposer que le pénitent a horreur de ses péchés, et s’humilie, qu’il comprend aussi la portée de l’absolution, et qu’il sait qu’elle n’a de valeur, que quand elle est saisie par la foi accompagnée de repentir. Aussi l’Église, bien que la confession ne soit pas obligatoire, doit-elle faire précéder l’absolution de la confession des péchés. Il ne s’agit nullement d’une nomenclature détaillée et précise de tous les péchés, ce qui en fait est impossible ; le désir de voir ses péchés pardonnes est par lui-même déjà une confession éloquente. Il est bon pour le pécheur, bien qu’il soit libre de suivre sur ce point les inspirations de sa conscience, de nommer les péchés qui pèsent le plus lourdement sur elle. La confession auriculaire ne doit être autorisée à aucun titre, et l’absolution ne doit nullement dépendre du nombre plus ou moins considérable de péchés confessés par le pénitent. Seules les circonstances graves peuvent justifier un écart de la règle, et dispenser le pénitent de toute confession ; telle la mort prochaine, etc. La confession mensongère n’affaiblit en rien l’absolution ecclésiastique, qui avait été sincèrement offerte, et dont le rejet entraîne la condamnation du coupable. L’homme ne possède-t-il pas la liberté redoutable de pouvoir se moquer de Dieu lui-même ! Si Luther a attaché une si grande valeur à la confession privée, c’est qu’il y voit pour les cœurs angoissés un moyen de se rapprocher de Dieu, et d’obtenir l’assurance de leur pardon. La confession n’est plus dans son esprit, comme pour l’Église catholique, un moyen de faire pénétrer le prêtre dans le secret des consciences, car ce secret est celui de Dieu ; elle joue plutôt un rôle pédagogique, et se rattache à la cure des âmes, elle est un guide sûr pour les ignorants, un conseiller fidèle pour les âmes angoissées, elle permet au prêtre de donner l’absolution dans le sens évangélique, sans danger pour son âme, et pour celle de son pénitent[o]. Quelque importance d’ailleurs, que Luther assigne à l’absolution, il ne lui reconnaît jamais le caractère d’un sacrement.
[n] Luthers Werke von Walch, XIX, 1172 ; XXII, 424 ; XV, 2074. Briefe von de Wette, IV, 482.
[o] Luthers Werke von Walch, X, 2765.
Il semble que l’Église, quand elle refuse l’absolution aux pécheurs impénitents et rebelles, et quand elle lance contre eux les foudres de l’excommunication, exerce les fonctions judiciaires les plus redoutables ? Sans doute, en excluant les âmes des privilèges de l’absolution et de la sainte cène, l’Église prononce contre elles une sentence sévère, mais ce jugement ne s’applique qu’à des actes connus de tous, et tombés dans le domaine public[p], et confirme au pécheur, qu’il est abandonné de Dieu, et livré au pouvoir du démon, « Je ne te lie pas, dit l’Église au rebelle, c’est toi, qui t’es lié toi-même par tes transgressions multipliées. » L’Église ne s’arroge pas le droit illusoire de lire dans les cœurs. Un homme excommunié par ses frères[q] peut posséder dans sa plénitude la grâce divine, et être la victime d’une injustice ou d’une erreur[r]. L’excommunication a moins en vue de priver le pécheur de la grâce divine, que de lui faire connaître le danger qu’il court, d’exercer sur les âmes une discipline salutaire, et de leur faire comprendre la nécessité de la repentance. Mais comme il ne veut reconnaître la voix de Dieu lui-même, dans le jugement de l’Église, que dans l’usage légitime qu’elle fait des pouvoirs dont son divin chef l’a investie, Luther attache naturellement plus d’importance au pouvoir de délier, qu’à celui de lier les âmes. Il exige que, avant le prononcé de la sentence d’excommunication, le pécheur reçoive plusieurs remontrances fraternelles. A ce point de vue, Luther attache un grand prix à la discipline ecclésiastique, et se plaint en termes pleins d’amertume, dans sa lettre aux frères de la Bohême et de la Moravie, de la difficulté de ramener les bonnes mœurs dans l’Église. « La discipline, leur dit-il, est une œuvre éminemment chrétienne, mais je ne me sens pas assez fort pour la rétablir[s] ; priez pour nous, et demandez au Seigneur de nous venir en aide[t], » Il est indispensable à ses yeux de pouvoir exclure de la sainte cène les pécheurs rebelles ; autrement l’Église devient la complice de péchés, auxquels elle doit demeurer étrangère. Comme la communauté religieuse tout entière est intéressée au maintien des bonnes mœurs dans son sein, elle doit prendre part aux jugements prononcés contre les coupables. L’excommunication doit néanmoins conserver un caractère exclusivement religieux, et n’entraîner aucune peine civile.
[p] Id., XVI, 2790 ; XIX, 1069.
[q] Id, XIX, 1102 ; XXII, 967.
[r] Id., XIX, 1098,1107, 1120. Briefe von de Wette, IV, 482.
[s] Luthers Werke von Walch, XVI, 2785 ; XX, 57.
[t] Id., XIX, 1620.
En accordant d’aussi grands privilèges aux membres de l’Église. Luther est resté fidèle au principe évangélique du sacerdoce universel ; aussi préfère-t-il, pour désigner les membres du clergé, se servir de l’expression « ministres de la Parole » que du terme catholique de « prêtres. » L’Église n’a pas le droit de conférer, une fois pour toutes, à une classe spéciale le pouvoir des clefs et de la parole, et de se décharger sur elle du fardeau de sa responsabilité. Elle a le devoir de ressaisir dans les temps de crise les pouvoirs, dont elle s’était démise, et de veiller au maintien de la pure doctrine. Luther n’affirme jamais la nécessité d’un sacerdoce exclusif, auquel seul soient attachées les grâces du Saint-Esprit. Une institution semblable est contraire au principe évangélique de la foi, et au principe formel de la Parole de Dieu, auquel elle semble refuser une puissance intrinsèque de sanctification. Luther a approuvé les Églises qui développaient dans leur sein le diaconat chrétien, mais ne l’a pas compris dans son cercle d’activité. Il avait un esprit trop profondément religieux pour assigner à l’organisation ecclésiastique une valeur absolue ; c’est un moyen institué par Dieu pour assurer le développement régulier de son royaume. Il repousse avec énergie toute tyrannie humaine ; bien loin de vouloir faire retomber les âmes sous un nouveau joug aussi pesant que celui de Rome, il laisse à l’Église le soin de régler ses institutions d’après les nécessités du moment.
La Réforme n’eut pas seulement à affirmer le principe évangélique en face du faux mysticisme pratique des prophètes de Zwickau, de Carlstadt et des anabaptistes, héritiers des hérésies du moyen âge, elle dut encore se défendre contre des théories dangereuses appartenant à la même tendance. Schwenckfeld est le représentant le plus complet de ces spéculations mystiques, funestes sans doute, mais qui s’unissent encore à l’élément chrétien. Les théories de Louis Hetzer, Jean Denk, Jean Campanus, Michel Servet, Théophraste Paracelse, Théobald Thamer, Sébastien Franck, etc., fortement imprégnées de panthéisme et de naturalisme, ne font qu’effleurer les doctrines des forces naturelles de l’homme, du péché, de l’assimilation du salut, de la foi, et concentrent tous leurs efforts et toutes leurs attaques sur les dogmes métaphysiques de la trinité, de l’humanité et de la divinité de Jésus-Christ, que la Réformation a reçus de l’Église du quatrième siècle, sans leur faire subir aucun changement considérable, et qu’elles prétendent réconcilier avec les lumières de la raison naturelle, quand elles ne les repoussent pas entièrement.
Sources. — Schwenckfelds Werke, 1564. 4 vol. in-folio. Hahn, Schwenckfeldii Sententia de Jesu Christi persona, 1845. Erbkam, Geschichte der protestantischen Secten. Hamburg, 1848, pages 357, 475.
[Gaspard Schwenkfeld, né à Ossingen (1491), longtemps employé dans les petits cours d’Allemagne, fit en 1522 la connaissance de Carlstadt à Wittemberg, et travailla dans son esprit à l’œuvre de la Réformation en Silésie. Il entra en lutte avec Mélanchthon au sujet de la sainte cène, vécut plusieurs années à Strasbourg et Ulm, et se vit condamné en 1540, par l’assemblée de Smalkalde. Il mourut le 10 décembre 1561 a Ulm, après avoir subi les plus cruelles persécutions. (A. P.)]
Gaspard Schwenkfeld déploya pendant le cours agité de sa vie aventureuse une grande activité pratique, et fonda plusieurs communautés, qui se maintinrent longtemps encore après sa mort, mais on ne peut pas le considérer comme un véritable réformateur, bien qu’il ait aspiré à remplir cette auguste mission. Nous devons voir en lui le représentant le plus distingué et le plus pur du mysticisme théorique dans le siècle de la Réformation. Il a voulu prendre une attitude de conciliation entre les Suisses et Luther, sans parvenir à les rapprocher, ni à s’en rapprocher. Il a réuni dans son système tous les points de doctrine qu’ils se reprochaient réciproquement, et qui provoquaient les controverses les plus violentes. Il se rapproche des Suisses, quand il accuse Luther d’avoir uni par des liens trop étroits et trop intimes la grâce divine et les sacrements. Il ne peut souffrir de voir les trésors invisibles enchaînés, pour ainsi dire, à des éléments sensibles et périssables. Il va même plus loin que Zwingle : comme Carlstadt, il estime que les bienfaits du christianisme sont trop spirituels et trop ineffables, pour pouvoir être communiqués à l’âme par la créature, sous les formes de la prédication, de l’Écriture et des sacrements ; seule la Parole, sortie de la bouche même de Dieu, peut les révéler à l’homme.
Le monde sensible n’est qu’un reflet, une image, un témoignage de Dieu, et ne peut nous assurer la possession de Dieu lui-même, qu’on ne saurait croire enchaîné à des signes matériels. Mais Schwenckfeld va beaucoup plus loin que les Suisses dans le développement de ces principes. S’il repousse l’efficace absolue des sacrements, c’est bien moins parce qu’il ne peut souffrir l’assujettissement de la majesté divine à des créatures, que parce qu’il tire ses négations et ses arguments de ses théories particulières sur les relations entre la première et la seconde création, et établit une distinction radicale entre la puissance de Dieu et son essence, qui est pour lui un rayonnement d’amour et de vie. Toutes les créatures ont été appelées à l’être par un acte de la toute-puissance divine, auquel ses attributs moraux sont demeurés étrangers. Dieu ne saurait donc se révéler à nous par la parole et par les éléments sensibles des sacrements, qui appartiennent au domaine extérieur et étranger à sa nature. L’homme lui-même, en tant que créature, est en dehors de Dieu par le fait même de sa naissance. La chute, qui est venue ajouter ses misères aux privations de l’état naturel, rend nécessaire une seconde création, une nouvelle naissance.
Comme on le voit, si Schwenckfeld nie l’efficace des sacrements, ce n’est pas parce qu’il veut affaiblir la puissance divine, mais parce qu’il l’exagère. La vie morale, à laquelle l’homme est prédestiné, c’est-à-dire Dieu se communiquant à l’homme et venant fixer dans son cœur son séjour, ne peut être exclusivement rattachée à la puissance divine. On ne saurait donc accuser Schwenkfeld de pélagianisme, puisque nous le voyons proclamer chez l’homme une impuissance, qu’il attribue à l’imperfection de la création première, et à l’apparition du péché, qui rend nécessaire une création nouvelle de l’homme par l’amour ineffable du Père de lumière. Flacius lui-même encourt de sa part le reproche de pélagianisme, parce qu’il attend encore le salut du pécheur de moyens extérieurs et humains, tels que les sacrements et la parole. L’idée de l’homme n’est réalisée pour lui que quand il s’est assimilé les attributs moraux de Dieu. Schwenckfeld ne tombe pas cependant dans le panthéisme ; Dieu n’est pas pour lui un abîme obscur et infini, dans lequel viennent s’engloutir successivement et fatalement les éphémères personnalités humaines, mais une essence morale, et par conséquent profondément personnelle, dans laquelle la personnalité humaine se trouve comme virtuellement cachée. Il invoque à l’appui de sa thèse les premiers écrits de Luther, auquel il reproche d’avoir renié le mysticisme, qui l’avait soutenu et nourri, pour un formalisme ecclésiastique extérieur et sans vie. Schwenckfeld, qui professe sur les sacrements et sur leur efficace des principes rapprochés de ceux de Zwingle, aspire comme Luther après la révélation vivante de Dieu. L’incarnation du Fils éternel en est à ses yeux la manifestation la plus éclatante, et c’est aussi sur l’humanité parfaite et sur la plénitude harmonique du Christ glorifié, qu’il attache ses pensées ; c’est de lui qu’il attend la glorification de l’être corporel et spirituel, et le renouvellement du monde des esprits.
Schwenckfeld attache un grand prix à la réalité de l’humanité du Verbe et de son corps. Il ne veut pas n’y voir, comme Osiander, que l’enveloppe passagère, qu’il a revêtue pour accomplir son œuvre rédemptrice et se révéler au monde, mais un élément essentiel de notre foi. Il admet que le Fils de Dieu, en tant qu’homme, a été soumis à la loi du développement et du progrès ; mais cet homme, après avoir grandi et s’être assimilé l’éternelle divinité du Verbe, a été déifié et est devenu l’une des trois personnes de la Trinité, le roi des hommes et des anges. Pour lui, l’œuvre de Christ est moins une rédemption qu’une communication de sa gloire et de sa personne. Il insiste aussi tout particulièrement sur l’unité de Christ, et s’élève contre les subtilités scolastiques de la théologie de son temps, qui considère les deux natures distinctes en essence, et réunies seulement dans la personne de Christ. Il accuse par contre les Suisses de laisser les deux natures séparées, et de sembler, par conséquent, admettre deux fils de Dieu. Animé du même désir que Luther, il lui reproche pourtant de distinguer les deux natures de Christ dans leur essence, puisque cette différence d’essence rend impossible la communication réelle des idiomes. Pour résoudre ce problème, il n’a recours ni à l’identification panthéiste de l’humanité avec Dieu, qui prit naissance en Italie, ni à la théorie docète des anabaptistes sur une humanité céleste du Verbe. L’homme, dit-il, n’est pas seulement cette créature matérielle que nous connaissons. A l’idée de l’homme appartient la participation à la nature divine, qui ne pouvait lui être accordée lors de la naissance d’Adam. Cette première création, en effet, acte pur de la toute-puissance divine, a laissé l’homme étranger à Dieu, en contradiction et en lutte avec lui depuis le péché. Seul, Christ peut nous mettre en rapport avec le Père ; mais comment peut-on concevoir la réalisation de cette œuvre auguste ? Si Christ s’était contenté d’emprunter son corps à la race pécheresse d’Adam, il serait devenu étranger à Dieu, et n’aurait pu, dès lors, nous communiquer la nature divine. S’il devait être le fils de Marie et, en même temps, capable de recevoir le Fils de Dieu, il devait recevoir un attribut qui pût l’élever au-dessus de la nature d’Adam, et répondre en même temps à la dignité du Verbe. Cet attribut c’est la foi, avec laquelle Marie a reçu dans son cœur le Saint-Esprit. Le point de départ de l’humanité supérieure digne de recevoir le Fils de Dieu, c’est ce que le Christ a reçu de la Vierge, qui possédait déjà par la foi une substance divine engendrée par Dieu, et qui la communiqua au Christ. Cette substance est le vrai corps, la véritable humanité de Jésus. A la vérité, Schwenckfeld était forcé d’admettre, outre cette corporalité spirituelle, que Marie reçut de Dieu un corps humain réel, emprunté à Marie elle-même et au monde de la création première, pour ne point tomber, comme les anabaptistes, dans un docétisme absolu. Il est difficile de saisir les rapports que Schwenckfeld établit entre ces deux corps du Christ. Quoi qu’il en soit, la véritable humanité du Christ ne réside point pour lui dans ce corps inférieur, organe d’abaissement et de souffrance, qui disparaît dans la plénitude du Christ glorifié.
Nous pouvons résumer maintenant l’opinion que professait Schwenckfeld sur la personne de Christ, opinion qui devait, à ses yeux, concilier et maintenir l’unité de sa personne et la réalité de son humanité. L’élément véritable et permanent de son humanité est la réceptivité vivante et progressive pour le Fils de Dieu. La base de cette réceptivité est, à ses yeux, non seulement un corps, mais aussi une âme humaine. Christ a reçu de la Vierge cette réceptivité, en même temps que le corps destiné à l’abaissement et à la souffrance, et appartient en propre à l’humanité. Le Fils de Dieu s’est uni dès le principe à ce germe d’humanité, et Christ a été de tout temps Homme-Dieu. Si le Fils de Dieu avait uni à l’humanité sa nature divine, et non pas seulement sa personne, si l’enfant Jésus avait possédé les attributs divins du Verbe, son humanité n’aurait plus été qu’une apparence. Aussi doit-on attacher une importance capitale à l’idée de l’homme Jésus grandissant en stature de Dieu, de son humanité se développant d’après la loi commune, et s’assimilant progressivement la divinité. Christ était de droit Fils de Dieu dès l’origine, et dans le sens de son humanité, Filius Dei naturalis. Mais, en réalité, son humanité devait s’assimiler progressivement la divinité dans le cours de son développement terrestre, jusqu’à ce que toutes deux parvinssent à triompher de leur inégalité originelle, et à se délivrer de tous les éléments terrestres et périssables, pour ne plus laisser subsister dans le Christ ressuscité que les éléments permanents et éternels, sans que pourtant l’humanité disparût. Depuis le jour de son ascension, Christ communique aux âmes son essence spirituelle et corporelle, gage de notre sainteté et de notre résurrection, non seulement dans les éléments de la sainte cène, mais aussi dans ses grâces spirituelles et immédiates.
La profondeur et la logique du système de Schwenckfeld sont incontestables : il renferme plusieurs idées fécondes, qui devaient reparaître dans le développement de la pensée moderne. Mais sa distinction sérieuse entre les attributs moraux et la puissance de Dieu entraîne sa pensée dans une antinomie si radicale entre la première et la seconde création, qu’il tombe presque dans le dualisme absolu[a]. Nous retrouvons la même opposition entre le corps spirituel que Jésus a reçu de Marie et son corps terrestre. L’argument tiré de la foi et de la substance divine en Marie ne peut que déguiser faiblement l’antinomie entre la première et la seconde création, et reculer le problème de Jésus à Marie.
[a] Luther lui aussi parle d’un élément étranger, d’un autre en Dieu. Mais, trait caractéristique de sa tendance profondément morale, c’est la justice, (l’affirmation personnelle) qui est en Dieu opposée à l’amour (communication de l’être) et non pas la puissance.
L’antipathie profonde, qu’éprouve l’idéalisme transcendantal de Schwenckfeld à l’égard de la première création, le force à placer le salut de l’homme dans sa nature spirituelle et morale supérieure, qui lui est accordée par Dieu sous une forme magique, et qui détruit toute communion véritable entre la terre et le ciel, puisque les grâces de Dieu ne s’adressent pas à l’homme primitif, créé par sa toute-puissance, mais, à cet autre homme créé magiquement par sa grâce. La sainteté n’est plus pour lui, comme pour Paracelse, que le corps glorifié et divinisé. Sans doute, Schwenckfeld a pressenti que la vie morale n’est pas seulement un ensemble d’actes extérieurs, mais aussi une transformation de l’être spirituel tout entier ; il n’en est pas moins vrai qu’il demeure dans le domaine inférieur de la physique, bien que d’une physique transcendante, et nous voyons avec regret son mysticisme ne tenir que trop peu de compte de l’élément moral de la vie religieuse, la loi, le péché, la volonté, et faire procéder le salut et la transformation de l’homme de la contemplation spirituelle de la gloire de Christ.
Schwenckfeld, malgré ses erreurs graves, a conservé bien des éléments sérieux et positifs du christianisme évangélique. Quelques esprits plus aventureux et aussi plus logiques rejetèrent, par suite de leur mépris pour les grâces extérieures, toute révélation historique, et tombèrent dans les erreurs les plus monstrueuses et les plus extravagantes. Le premier qui se présente à notre pensée est le fameux Michel Servet, mort en 1551, auteur de la Restitution du christianisme et des Erreurs du dogme de la trinité, et que nous pourrions appeler le Schwenckfeld latin, s’il avait été animé de la même piété vivante et profonde.
Entraîné par le courant intellectuel de son époque, disciple de l’humanisme, du platonisme de Marsile Ficin, de la philosophie naturelle de Paracelse, juriste distingué, et quelque temps secrétaire de l’empereur, entré en rapport avec les réformateurs à la suite de ses études théologiques, polygraphe aventureux et confus, Servet espéra purifier le christianisme de ses erreurs en le pénétrant des maximes panthéistes de sa philosophie, et dégager les vérités profondes obscurcies et étouffées par les spéculations scolastiques trinitaires et christologiques des quatrième et cinquième siècles. Pour lui, la trinité, qui divise et compromet l’unité divine, la hiérarchie et le baptême des enfants, constituaient les trois hérésies fondamentales de l’Église. Ce sont elles qui détournaient les Musulmans de l’Évangile, qui provoquaient les railleries des Juifs et l’incrédulité des meilleurs esprits. L’unitarisme est l’antique doctrine commune au judaïsme et au christianisme antérieur à Constantin. Il n’y a en Dieu aucune distinction de personnes, mais des distinctions éternelles d’une même essence et des manifestations volontairement diverses du même Dieu. Le Logos n’a pas de personnalité distincte, il est la Parole de Dieu, l’image terrestre idéale de Dieu. L’idée de Jésus-Christ constitue dès l’origine le point de départ, le centre et le but de tous les autres modes en Dieu, elle est la révélation idéale du Père lui-même dans le centre de son essence. Le Logos, identique avec le reflet de Dieu dans le monde, et comme tel impersonnel et renfermant toutes les révélations de Dieu, atteint dans la réalisation de l’idée du Christ une personnalité humaine, et constitue pour ainsi dire la concentration historique des révélations divines. Telle est la conception miraculeuse du Fils. Le souffle divin ou Saint-Esprit se trouve renfermé sous une forme éternelle dans cette révélation idéale ; ce souffle divin, c’est l’âme du Christ, centre de toutes les révélations spirituelles. Aux yeux de Servet, le corps de Christ est lui-même une substance divine, et il rejette d’une manière absolue la doctrine des deux natures. Son panthéisme spéculatif envisage la création tout entière comme une effluve de la Divinité, bien qu’il admette la conception miraculeuse du Verbe. Le principe actif et créateur qui s’est substitué à l’homme est pour lui la lumière primitive tirée de la substance divine elle-même, et qui s’était déjà révélée au monde (Exode 13.21). Aussitôt que cette substance renfermée en Marie s’est développée sous l’influence de la lumière céleste, un corps terrestre a pris naissance dans son sein, digne de recevoir l’âme divine, et dès ce moment, Christ a pu reproduire en sa personne le Logos, révélation suprême de Dieu, et qui résumait en soi toutes les révélations antérieures. Il a dû néanmoins se soumettre à la loi universelle du développement et du progrès, évolution consommée par la résurrection, qui engloutit tous les éléments périssables et terrestres. Christ est en résumé pour Servet l’homme, né miraculeusement et qui figure dans son développement historique l’image idéale de Dieu et son essence même. Il ne parle pas de la présence de Dieu en Christ, puisque l’humanité elle-même du Verbe est d’essence divine. Mais, comme à ses yeux, tout est divin dans l’univers, bien que dans une gradation infinie, il supprime toute distinction entre la nature et la grâce, ce qui tient essentiellement au peu d’importance qu’il attache aux éléments moraux du christianisme. Il ne voit en lui qu’une métaphysique profonde, qu’il se croit appelé à modifier, à transformer même par une spéculation supérieure, dans laquelle il n’accorde aucune place au péché, à la rédemption, à l’œuvre historique tout entière de Jésus-Christ.
Denk, mort en 1528 à Bâle, envisageait, lui aussi, l’univers comme la parole de Dieu, dont les hommes constituaient les lettres. Christ est pour lui le foyer, dans lequel viennent se concentrer tous les rayons de lumière, de chaleur et de vie de la parole divine. Homme comme nous, Christ n’est pas notre rédempteur, mais notre précurseur et notre modèle. Il gagna à son système spéculatif Louis Hetzer, qui avait successivement professé le mysticisme anabaptiste et le prédestinatianisme absolu. Sous l’influence de Denk, celui-ci substitua à la justification par la foi la justification par les œuvres, nia la puissance rédemptrice de Christ, et rendit le décret éternel de prédestination indépendant de sa venue sur la terre. Jean Campanus, qui apparut à Wittemberg en 1530, en même temps que Servet, envisagea le Père et le Fils comme une syzygie ; ils constituent dans leur union une personnalité supérieure. Campanus tire sa comparaison du mariage ; Adam, Eve ne sont pas appelés individuellement l’image de Dieu dans la Genèse, qui ne donne ce titre qu’à l’homme, qu’ils constituent par leur union conjugale. Il envisageait le Saint-Esprit comme la manifestation active de cette unité composée. Nous retrouvons en germe dans son système le trithéisme de Valentin Gentilis et de Bernard Ochio, dont la conséquence devait être le tétrathéisme, puisque ces docteurs admettent au-dessus de ces trois personnalités divines une personnalité supérieure, à laquelle elles sont subordonnées, et qui bientôt, absorbant dans son sein toute dignité et toute influence, aboutit en dernière analyse à un unitarisme abstrait. Le sabellianisme fut reproduit par David Joris, de Delft, né en 1501. La trinité immanente, et l’incarnation de Dieu sont contraires à son essence. Dieu ne peut qu’habiter en un homme, et cette manifestation de Dieu s’est accomplie progressivement dans la trinité du corps, de l’âme, de l’esprit, ou, si l’on veut, de l’enfance, de l’adolescence, de l’âge mur, de Moïse, de Jésus. Le troisième degré, celui de Christ, n’est pas encore révélé : Joris semble pourtant l’appliquer à sa propre personne, et mêle à ses spéculations aventureuses des rêveries chiliastes, sans lesquelles il s’assigne le premier rôle.
Le naturalisme enfin compte deux ardents représentants, Théobald Thamer, mort en 1569, et Sébastien Franck, de Donauwerth. Th. Thamer incline plus vers le rationalisme que vers le mysticisme. Christ n’est pour lui Fils de Dieu qu’en tant qu’homme parfait, pénétré de la puissance de l’Esprit-Saint, et devenu notre maître et notre modèle. L’imitation de Jésus assure la justification du fidèle. Sébastien Franck, tout en professant les principes panthéistes de maître Eckart et de la théologie allemande, possède une éloquence populaire incontestable, qui a permis à sa réputation et à son influence de sortir du cercle étroit de l’école. Ses connaissances étaient étendues, son instruction remarquable, et il sut déployer toutes les ressources de son esprit railleur dans la peinture satirique de la société du seizième siècle. Esprit inquiet et remuant, sans principe arrêté, il n’a su que railler et détruire, sans rien substituer aux abus qu’il combattait. Il a méconnu les grands services de Luther et de ses partisans. Il ne pouvait, en effet, leur pardonner leur trahison à l’égard du mysticisme, leur berceau, la prédominance dans leurs travaux de l’esprit ecclésiastique, et leur subordination de la liberté à l’Écriture, à la dogmatique et à l’État. Devançant son siècle par la hardiesse de ses idées, il proclama la liberté religieuse, flétrit toutes les persécutions, que provoque le fanatisme sous le masque de la religion, et condamna l’union étroite, que Luther avait été contraint par les circonstances d’établir entre les princes et l’Église. Si le prince, disait-il, est un homme pieux, il pleut des chrétiens, s’il est animé des sentiments d’un Néron, on les voit disparaître, et rentrer sous terre, comme les mouches en hiver. Les principaux ouvrages de Sébastien Franck sont : sa Chronique, 1531 ; sa Cosmographie, 1534 ; les Paradoxes, 1559.
La Bible, aux yeux de Franck, n’est que l’enveloppe et le voile de la parole divine. La Bible n’est pas la parole de Dieu, mais la parole de Dieu se trouve renfermée dans la la Bible. Dieu a rempli à dessein les Saintes Écritures de contradictions et d’obscurités, pour stimuler la ferveur des fidèles, et les rapprocher de la source de toute vie. La lettre tue dans l’Écriture, mais l’esprit domine toutes les contradictions apparentes, et donne la vie. La où est l’esprit, est la liberté ; la créature ne peut vivre sans le secours de l’esprit. Mais la parole qui s’adresse indifféremment à tous, ne saurait lui suffire, et elle a besoin d’une révélation particulière. Comme on le voit, Franck effleure ici le grand principe de l’individualisme chrétien, et de l’assimilation personnelle de la grâce, mais s’en éloigne bientôt, pour y substituer les rêveries dangereuses d’une communion mystique et panthéiste entre l’essence divine et l’âme humaine. L’être absolu, insondable, immobile, sans volonté, sans vie, devient et se réalise en l’homme. Notre nature est divine, car nous sommes, pour emprunter son langage, l’actualité de Dieu, ou plutôt nous sommes la manifestation passagère de l’immuable. Le péché n’est envisagé pat lui que comme un obstacle passager, une apparence dont Dieu, en s’incarnant en nous, souffre par sympathie et qui disparaît, en proportion que Dieu grandit en nous. La régénération n’est plus que la résultante d’une évolution de l’intelligence. L’essence divine immuable de l’homme, qui est Dieu devenant en lui, est substituée par Franck au rédempteur, et rachète l’homme pécheur, que Dieu n’a pas encore pénétré. Il ne saurait plus être désormais question de repentir, de sainteté, de moralité austère. L’homme n’a plus qu’à connaître sa divinité, pour être affranchi du mal et de l’erreur, qui fait croire au vulgaire que le péché est une réalité sérieuse, et non pas une vanité insignifiante en comparaison de la nature divine de l’homme.
Luther et Mélanchthon, tout en ramenant sur le terrain biblique les questions anthropologiques et sotériologiques, semblèrent reculer devant la critique des questions de théologie pure, et Mélanchthon, bien qu’il admit sur ces points essentiels la possibilité d’un progrès dans la pensée théologique, introduisit dans son système comme des questions indiscutables les anciennes formules trinitaires de l’Église et de l’école. Mieux vaut, dit-il dans ses Loci, s’incliner devant ces mystères en les adorant, que chercher à en scruter les abîmes. Les discussions du sixième siècle n’ont abouti qu’à obscurcir le grand bienfait de l’incarnation.
Quand éclatèrent les grandes discussions anti-trinitaires, Mélanchthon répondit à Jean Camérarius, qui lui demandait son opinion sur Servet, que c’était un homme sans principes arrêtés, obscur, souvent inintelligible, victime de son imagination sans frein[a]. Il ajoutait, qu’il avait longtemps à l’avance prévu les excès des anti-trinitaires. Grand Dieu ! s’écrie-t-il avec un accent prophétique, quelles sanglantes tragédies suscitera chez nos descendants la question de savoir, si le Verbe ou l’Esprit-Saint sont des hypostases ! Pour lui, convaincu de la stérilité de toutes ces discussions ultra-métaphysiques, il aime mieux s’en tenir aux expressions et aux enseignements des saintes Écritures, et trouver dans l’adoration de l’image divine du Christ sa force et sa consolation. Il déclare dans une lettre, adressée à Jean Brenz[b], que les formules scolastiques sur les deux natures en Christ soulèvent des problèmes et des difficultés redoutables. Plutôt que de réduire avec Servet le Christ à n’être qu’une simple action du Père, ou de chercher vainement avec le moyen âge l’unité de sa personne dans la dualité de ses natures, mieux vaudrait admettre que le Fils éternel s’est abaissé dans son incarnation. A ses yeux la naissance de Jésus-Christ est un acte d’abaissement volontaire. Il n’en est pas moins revenu plus tard dans sa réaction contre les anabaptistes, à l’antique formule de la communication des idiomes. La Trinité est pour lui l’évolution, (Prozess) éternelle et nécessaire de l’aperception de Dieu, évolution par laquelle Dieu, dont les pensées sont des réalités éternelles, s’oppose à lui-même, pour se retrouver un dans l’amour.
[a] Corpus Reformatorum, II, 629, Vom 9 Feturuar 1533.
[b] Id., II, 660. Vom Juli 1533.
Luther[c] lui-même découvre de nombreuses lacunes dans les formules trinitaires, mais les conserve faute de mieux, et approuve même avec chaleur les formules du symbole d’Athanase[d]. Dans son catéchisme, il trouve le Père, le Fils et le Saint-Esprit dans la création et la providence, la rédemption et la sanctification. La nature tout entière est pour lui une révélation de la Trinité, et ne doit-on pas, en effet[e], admettre en Dieu un commencement, un milieu et une fin ? Voyez les fleurs : leurs formes et leur corolle nous représentent la toute-puissance de Dieu, leurs suaves parfums sont le doux symbole de la sagesse éternelle, ou du Fils, leurs vertus spéciales nous rappellent l’efficace toute-puissante du Saint-Esprit[f].
[c] Luthers Werke von Walch, XI, 1549 ; XIII, 2631.
[d] Id., XIII, 1523 ; VI, 2813.
[e] Id., XII, 851.
[f] Luthers Werke von Walch, XXII, 872.
Les réformateurs concentrèrent avec raison toute leur puissance intellectuelle et morale sur la question capitale de l’assimilation du salut. Là était le centre de l’œuvre réformatrice, c’est de ce point que devaient procéder toutes les réformes ultérieures. L’Église nouvelle, une fois assise sur des bases immuables, devenait capable d’aborder les questions spéculatives. Il n’en est pas moins vrai, que l’attention des réformateurs devait se porter aussi de ce côté. Le moyen âge, en effet, envisage essentiellement Dieu au point de vue légal comme le juste juge, et sa théorie magique des grâces divines enlève à sa bonté tout caractère moral. Il est donc nécessaire que le principe évangélique de la justification par la foi, qui a vaincu les éléments pélagiens et magiques de la doctrine catholique, formule une conception supérieure de la Divinité, dans laquelle s’unissent harmonieusement la justice et la bonté.
En réalité, Luther a fait faire un pas immense au principe christologique, bien avant ses luttes avec Zwingle, et en harmonie avec ses principes sur la révélation et sur la foi. Il voit en Christ l’épanouissement tout à la fois de la révélation et de l’humanité. Christ est le type idéal de l’union entre l’homme et Dieu, qui se réalise en chacun des fidèles par la foi en sa personne, et par l’action du Saint-Esprit. Christ est le Fils unique de Dieu et de l’homme, qui s’acquiert par sa mort et sa résurrection une famille d’enfants de Dieu, arrachés par la foi à la masse de perdition, et constituant le corps, dont il est le chef. On a accusé faussement Luther d’avoir méconnu la valeur de l’humanité de Jésus-Christ, et de n’y avoir vu que l’enveloppe passive et passagère de la manifestation de Dieu dans l’histoire. Bien au contraire, Luther veut que l’on reconnaisse dans l’humanité de Jésus-Christ la glorification, l’apothéose de l’humanité tout entière ; elle constitue à ce titre le point culminant des révélations divines. Luther attache une égale importance à ces deux formules : En Christ l’homme est devenu Dieu ; — en Christ Dieu est devenu homme ; parce qu’il affirme également la glorification de l’homme et l’abaissement de Dieu, la réalité également absolue de l’humanité et de la divinité de Jésus-Christ. Bien loin d’anéantir la personnalité humaine, il la considère comme arrivée à son épanouissement suprême dans sa communion avec le Verbe. Il aspire à établir nettement l’union parfaite en Christ de son humanité et de sa divinité. Néanmoins, entraîné plus tard par l’ardeur des controverses sur la sainte cène, il a compromis gravement la réalité de l’humanité du Christ, dans l’intérêt de l’unité de sa personne.
Luther, pour établir l’unité de la personne du Christ, a recours à un développement nouveau de la notion de Dieu et de l’homme, basé sur le principe de la foi. L’ancienne théologie mettait en Dieu l’accent sur sa majesté et sur sa puissance, et ne pouvait par conséquent comprendre que difficilement pourquoi Dieu ne s’était point borné à intervenir dans le monde par le ministère d’un homme, ou en choisissant un homme pour son révélateur, au lieu de s’assimiler l’humanité, et de l’unir étroitement à lui. Mais, répond Luther, Dieu ne veut pas se contenter de l’honneur d’être le maître du monde, honneur, que les Juifs et les Turcs eux-mêmes sont unanimes à reconnaître, et à adorer ! Il veut que l’humanité connaisse, non pas seulement un de ses attributs, mais encore son essence intime, qui est cet amour[g], qui prévient et console les plus misérables. Voici en quoi consiste le bon plaisir, que Dieu trouve dans l’incarnation : par son moyen il répand son essence dans le monde, et révèle aux hommes les trésors inépuisables de son cœur et de son amour. Cette résolution, il l’a prise avant que le péché existât dans le monde. Dans le langage de la sagesse humaine[h] le mot créature indiquait un abîme entre le Créateur et les êtres intelligents, formés par lui. Dans le langage de la grâce, le mot humanité nous révèle notre communion avec Dieu par Jésus-Christ[i]. La sagesse nouvelle renfermée dans l’Évangile, nous donne seule la vraie définition de l’homme. Dans sa condition naturelle, l’homme ne répond pas au type idéal de son être, car il ne réalise pas la condition essentielle de son existence véritable, la communion avec Dieu. Seule la sagesse humaine exclut tout rapprochement entre l’homme et Dieu ; toute théorie aussi, qui dans l’union de Dieu et de l’homme, sacrifie l’un ou l’autre à l’idée de l’unité, retombe dans l’erreur primitive. Voilà pourquoi Luther affirme nettement la réalité des deux natures en Christ, et ne veut pas entendre parler de l’impersonnalité de l’humanité de Jésus.
[g] Luthers Werke von Walch, VII, 1826-1843 ; X, 1372, 1402.
[h] Id., I, 35 ; II, 584 ; VII, 1424, 1498, 1544, 1555.
[i] Id., II, 582 ; X, 1372.
Cette théorie de l’Homme-Dieu, d’après laquelle le Fils de Dieu est homme aussi, et le fils de l’homme Dieu, ne présente pas de graves difficultés à la pensée chrétienne, mais ne s’applique directement qu’au Christ glorifié. Comment s’applique-t-elle au Christ historique ? Luther affirme, que le fils de Dieu a été dès les premiers jours uni au fils de l’homme d’une manière indissoluble. Le fils de Dieu s’est appliqué tout ce que l’homme a fait et souffert, et le fils de l’homme a tout accompli en communion avec le Verbe. Mais il comprend aussi que si l’humanité du Christ a déjà connu les attributs, et exercé les prérogatives et les pouvoirs de la divinité, si sur la terre elle a possédé la toute-science, la toute-puissance, la béatitude céleste, il ne reste plus rien des faiblesses et des souffrances du fils de l’homme, et que l’on ne peut plus parler de ses progrès et de son développement. Pour prévenir cette difficulté sérieuse, Luther, s’appropriant une des idées de Schwenckfeld et de Servet, a admis une limitation passagère de la communion de l’humanité de Christ avec sa divinité, et enseigné les deux états de Christ, l’état d’abaissement, et l’état de glorification. Il repousse avec énergie tous les mythes, pan lesquels la légende ecclésiastique a ébranlé la foi en la vraie humanité du Christ. Il le voit suspendu au cou de sa mère dans la sainte ignorance de l’enfance, jouant avec les enfants de son âge, et se développant d’après la loi commune. Il veut qu’on admette en Jésus une véritable croissance en stature et en grâce aussi bien de l’esprit et de l’âme, que du corps, et il y revient à plusieurs reprises[j].
[j] Luthers Werke von Walch, VII, 1498 ; XI, 389.
On a voulu affaiblir la portée de ces déclarations, en montrant, que Luther parlait de l’action toujours croissante du Saint-Esprit sur l’humanité de Jésus, et non pas sur le Verbe. Cette réflexion n’a pas la portée qu’on veut lui donner. Luther, en effet, ne veut pas dire, que Jésus ne possédait pas encore le Saint-Esprit, mais que néanmoins dans sa communion avec le Verbe il participait dès l’origine et dans son humanité à sa toute-puissance et à sa toute-science. Il ne veut par cette réserve qu’affirmer avec éclat la parfaite réalité de l’humanité de Jésus. Ne s’exprime-t-il pas nettement sur ce point dans un autre[k] passage : Christ dans son humanité, de même que tout homme saint dans son développement naturel, n’a pas constamment pensé, observé toutes choses, comme le voudraient tous ceux qui confondent absolument les deux natures, mais il s’est laissé guider et conduire selon la volonté de son Père. Car il a dû apprendre à obéir, il a éprouvé dans toute son amertume et dans toute son horreur l’angoisse, la lutte et la tentation. Ce que Luther veut, c’est qu’on envisage Christ comme un homme en lutte avec le mal, un homme, dans lequel la divinité se dissimule, et s’abstient, en vue du plan rédempteur, de s’unir avec l’humanité[l]. Seule cette réalité de l’humanité souffrante de Jésus donne une efficace expiatoire à sa vie et à sa mort sur la croix. Historiquement Christ nous a réellement assuré, et conquis le salut ; il l’a obtenu par ses larmes et ses angoisses, et non par de vaines apparences, ou de purs symboles.
[k] Kirchenpostille. Predigt am dritten Christtag über Hebr. I, 1. Erlanger-Ausgabe, VII, 185.
[l] Luthers Werke von Walch, V, 327-331.
Il y a dans ce développement de la pensée de Luther des principes demeurés dans l’ombre, et sur lesquels il mettra l’accent lors des controverses sur la sainte cène. On peut se demander cependant, si l’importance attachée à l’union des deux natures en Christ a été pour lui un dogme fondamental de la foi, on n’a eu en vue que la thèse particulière de la consubstantiation ? Dans le dernier cas, on ne pourrait y voir qu’un argument désespéré, adopté faute d’un meilleur plus en rapport avec ses principes christologiques. On doit envisager comme un grand progrès, le fait, que Luther n’a point cherché, comme les théologiens antérieurs, l’union du divin et de l’humain en Jésus dans la sphère abstraite de la personne, ou du moi, recherche, qui aboutit toujours soit à l’impersonnalité de la nature humaine, soit à la double personnalité du Christ. Ce qu’il cherche avant tout, c’est l’union des deux natures dans leur actualité vivante, et il montre, que, bien loin de s’exclure, elles se complètent et se pénètrent réciproquement. Sans doute Luther n’a pas réuni ces pensées si lumineuses dans un ensemble systématique et logique, qui assure à ses idées une place dans le développement de la dogmatique chrétienne. Nous n’en avons pas moins le droit d’insister plus sur les idées nouvelles de Luther, que sur les anciens errements, qui se retrouvent dans ses écrits, et de marquer ainsi dans l’histoire son rôle, et son originalité intellectuelle.
Entourée d’adversaires multiples, la réformation allemande, après s’être énergiquement affirmée contre Rome, et avoir vaincu les excès des mystiques et des révolutionnaires, se trouva en présence des tentatives imparfaites d’Erasme, et des tendances purement négatives et vagues de l’humanisme.
Erasme se montra au début favorable à l’œuvre de Luther, tant qu’il s’agit de combattre les superstitions et l’ignorance des moines, et se donna même à son égard des allures de protecteur. La seule réforme qu’il eût en vue ne devait avoir pour organe que les progrès de l’instruction et la science. Son amour de la paix et son égoïsme lui inspiraient une répulsion profonde pour les controverses violentes, et les agitations du dehors. Il s’intéressait bien moins aux besoins de la conscience, qu’aux exigences d’un esprit cultivé et délicat. Partout où se fit sentir son influence, on vit surgir une réforme tempérée, sans excès sans doute, mais aussi sans sève et sans durée. Il aurait vu d’un œil sec la papauté rouler dans l’abîme avec son long cortège de superstitions, et se serait réjoui de voir la science occuper le trône resté vacant. Mais il avait soin de répéter : Que d’autres se précipitent au martyre, pour moi je ne me juge point digne d’un tel honneur, et la discorde m’est si odieuse, que la vérité elle-même me déplaît, si elle provoque le trouble. (Lettres d’Erasme, éd. Bas., p. 449.) Craignant que les agitations politiques et religieuses, dont l’Europe est le théâtre, ne la fassent retomber dans la barbarie, il cherche à éveiller dans l’âme des princes et du pape, le désir d’une réformation sérieuse, tout en demeurant lui-même prudemment dans l’ombre. Il demande qu’on réfute les écrits de Luther, au lieu de les brûler. Les théologiens doivent convaincre les âmes, et ne pas les contraindre. Tout est perdu, si l’on n’entreprend pas la réforme de l’Église. Ce fut en vain que, pendant de longues années, les catholiques, aussi bien que les protestants, réclamèrent son intervention active. Erasme se contenta de demander la création d’un tribunal de savants éclairés, et de princes pieux, et la convocation d’un concile universel.
Les talents exégétiques d’Erasme, son horreur de la superstition, ses traits acérés contre les moines, semblaient le ranger naturellement du côté des réformateurs. Etranger à la vie religieuse, il ne pouvait comprendre les exigences des temps, et avait, en réalité, conservé un profond attachement pour un catholicisme épuré.
Provoqué par l’attitude indécise d’Erasme, Luther écrivit à son sujet un ouvrage où il disait, que celui-ci avait accompli l’œuvre à laquelle l’avait appelé la Providence, le réveil des études classiques, mais qu’il était incapable de s’élever jusqu’aux régions supérieures de la piété. Habile à signaler le mal, il n’avait pas l’intelligence spirituelle du bien, et mieux valait pour lui renoncer à l’interprétation des Écritures, qui demeuraient un livre fermé pour sa conscience. Il sait rendre justice à la profondeur de ses connaissances philologiques ainsi qu’à la richesse de son érudition si variée, mais il ajoute[a] : La grandeur de la cause a déjà dépassé ton faible niveau. Arrivé à la limite de l’âge mûr et de la vieillesse, tu peux sans déshonneur rester spectateur intéressé de la tragédie. Si Erasme n’écrit rien contre la Réforme, lui, Luther, est prêt à user envers lui des mêmes égards. Erasme répondit qu’en écrivant contre Luther, il rendrait à l’Évangile de plus grands services, que la majorité des fous qui le défendent. Il composa peu après son pamphlet sur le libre arbitre, auquel Luther opposa le serf arbitre. Erasme riposta par son : Hyperaspistes advenus Lutheri servum arbitrium.
[a] Luthers Werke von Walch, XVIII, 1958-1963. Briefe von de Wette, II, 493. Luthers Brief an Erasm, April 1524.
[Luthers Werke von Walch, XVIII, 2049, 2483, vom Jahr 1525. Les théologiens luthériens, Haberkorn, Walch, au dix-huitième siècle, de nos jours Rudelbach ont cherché à justifier l’ouvrage de Luther contre Erasme au point de vue d’une orthodoxie plus moderne. Leur interprétation a été combattue au seizième siècle, par Chytræus (Gieseler, Kirchen-Geschichte, II, 1.) Voir Jules Müller, Lutheri de Prædestinatione et libero arbitrio doctrina. Gott., 1832. Union, 1854, page 274. Schweizer, protestantische Centraldogmen, I, 1854. Lütkens, Luthers Prædestinationslehre. Dorpat, 1858. Lütkens a été combattu par Harnack, Luthers Theologie, I, 70, 149, 1862 ; par Philippi, dans le journal de Dieckhoff, 1860, et par Franck, Theologie der Concordienformel, I, 119. L’exposition la plus impartiale du débat se trouve dans Köstlin, Luthers Theologie, II, 32-52, 307-331. Réponse d’Erasme : Erasmi opera, editio Ludg. Batavorum, IX, X.]
Le point d’attaque était admirablement choisi. Il permettait à Erasme tout à la fois de couvrir sous les œuvres chrétiennes le côté faible de sa théorie pélagienne, et d’étreindre l’adversaire par son côté le plus faible, puisque la question de la liberté de l’homme n’avait plus été débattue depuis la dispute de Leipzig, en 1521. Erasme pouvait se flatter d’exciter la méfiance des princes contre la Réforme, en la contraignant à lever le masque et à avouer ses contradictions intérieures. Déjà avant lui, le monde des savants avait été mis en émoi par la rumeur, qu’on niait à Wittemberg la liberté de la volonté. Mais la question n’avait jamais été discutée à fond, et au moyen âge Laurent Valla, Thomas Bradwardine[b], et beaucoup d’autres avaient pu développer sans lutte toutes les conséquences du système augustinien. Il était visible néanmoins, que la Réforme n’entendait pas nier la liberté humaine au point de vue du fatalisme stoïcien, mais qu’elle voulait uniquement affirmer la dépendance absolue de l’homme vis-à-vis de Dieu, et faire découler de cette affirmation l’humilité du chrétien, et son ardente soif de pardon, en opposition avec la présomption et l’égoïsme des doctrines semi-pélagiennes. Luther devait d’autant plus détester le pélagianisme, qu’il était en droit d’y reconnaître une odieuse caricature du principe protestant de la liberté d’un chrétien, et l’adversaire du principe matériel de la Réforme. Luther sut reconnaître dans le pélagianisme la cause dernière de l’attitude indifférente de l’humanisme à l’égard du réveil religieux de Wittemberg, et de son attachement secret à un catholicisme qui consentait, pourvu que l’autorité de l’Église fût respectée, à ce que l’homme affirmât en face de Dieu et de l’Écriture sa liberté, et le mérite de ses œuvres.
[b] Lechler, Thomas Bradwardinus. Lipsiæ, 1862.
Erasme s’appuya dans sa diatribe[c] sur une parole dure et exagérée des assertions de Luther, qui semble refuser toute liberté morale à l’homme. Je me suis mal exprimé, déclare Luther dans ce passage, en disant que le libre arbitre avant la grâce, existe de lui-même. J’aurais mieux fait d’affirmer que c’est un mot sans valeur et sans réalité. Il n’est au pouvoir de personne de rien penser en bien ou en mal ; toutes choses, comme l’enseigne une proposition de Wiclef condamnée à Constance, obéissant à la seule nécessité. L’Écriture ne saurait suffire, ajoute Erasme, et l’interprétation n’a point une valeur absolue. Je demande à ceux qui proclament l’impuissance de la sagesse humaine et de la science, l’utilité de l’ignorance ? On argumente que la majorité ne prouve rien ; soit, mais que prouve la minorité ? On ne peut livrer au caprice individuel le privilège d’interpréter les Écritures, car à quel signe reconnaître qu’on possède l’Esprit de Dieu Le plus vraisemblable est d’admettre que l’Église possède ce don céleste. L’Église trouve la liberté de l’homme enseignée dans l’Écriture.
[c] Diatribe Luthers Werke von Walch, XVIII, 1982.
On voit par ces quelques lignes, à quel point Erasme ignore et méconnaît le principe matériel de la certitude de la foi ? Sans doute, si les Écritures sont remplies d’obscurités, et n’ont pas la puissance de se rendre témoignage à elles-mêmes dans le cœur de l’homme, celui-ci, dans son ignorance et dans sa détresse, doit s’appuyer, faute de mieux, sur l’autorité extérieure. Mais cette foi d’Erasme en l’autorité de l’Église visible n’est en dernière analyse qu’un scepticisme amer et la négation de la vérité. C’est aussi ce que lui répond Luther qui lui montre combien une incertitude aussi cruelle que celle qu’il proclame, doit conduire les âmes à l’angoisse spirituelle et au désespoir.
Erasme définit la liberté la puissance de la volonté humaine d’accepter ou de repousser, la voie qui lui est ouverte par la grâce divine pour son salut éternel. Il entend par là, non seulement la réceptivité pour le vrai, mais encore la fécondité de l’âme, et la spontanéité pour le bien, qui ne laisse plus à l’action de la grâce qu’une bien faible place, tandis que Luther fait remonter à Dieu seul la source de tout bien, tout en laissant reposer sur l’homme seul la responsabilité tout entière du mal.
Erasme répond que l’homme possédait deux bras, l’un pour le bien et l’autre pour le mal, et que Luther a coupé le bon bras pour ne lui laisser que le mauvais. Si le bien est aussi accessible à notre intelligence que le mal, pourquoi ne pas accorder à la volonté le même privilège ? Il en fait découler tous les corollaires et tous les arguments, qu’adopta plus tard la théologie luthérienne elle-même contre la doctrine de l’élection absolue. Erasme affirme que, si l’on enlève le libre arbitre à l’homme, on supprime du même coup le péché, l’imputation, la justice de Dieu, la vérité des exhortations adressées aux méchants par les prédicateurs de la parole. En voulant concentrer l’attention de l’Église sur les mérites du Christ, Luther fait de Dieu, dont il veut rehausser la gloire, l’auteur du mal, le transforme en un tyran aussi arbitraire que cruel, qui sauve par caprice quelques fidèles dont la foi vient de lui, et qui condamne sans pitié des malheureux, victimes de ses desseins éternels. Il est bien forcé de concéder un faible rôle à la volonté, qui accepte la récompense que Dieu lui accorde pour une foi passive et fatale !
On a observé que, à toutes les époques, où le christianisme semble puiser de nouvelles forces dans la conscience religieuse des peuples, l’Église accentue tout particulièrement la dépendance absolue de l’homme vis-à-vis de Dieu, et insiste sur les côtés les plus obscurs et les plus profonds de la théologie paulinienne. Nous pouvons nous borner à citer saint Augustin, tous les grands réformateurs, et dans notre siècle, au point de vue théologique Schleiermacher, au point de vue pratique les hommes du réveil. La piété sincère donne toujours la préférence à une grâce, même magique, sur un système qui proclame la puissance de l’homme, et son indépendance relative à l’égard de Dieu. Aussi la Réforme a-t-elle dirigé toutes ses attaques contre le pélagianisme, qu’elle envisageait avec raison comme la source principale des abus les plus criants du moyen âge, et comme l’ennemi naturel de toute vie religieuse. Jamais elle ne voulut porter atteinte à la liberté civile et morale, qui est la base inébranlable de l’ordre politique et social. Elle ne voulut que détruire tous les faux principes, qui peuvent provoquer en l’homme l’orgueil spirituel, l’égoïsme religieux et une funeste confiance en ses propres forces. Cette liberté religieuse fut niée avec énergie, parce que toute concession aurait eu comme conséquence la négation du besoin de salut, et de la soif de délivrance, qui consume l’humanité privée de son Dieu.
Luther prend pour point de départ de son argumentation les témoignages et les expériences de la vie religieuse. Les plus grands saints, dans l’ardeur de leurs luttes spirituelles, ont tous oublié le libre arbitre, même quand ils l’ont professé[d]. Je dois confesser en ce qui me concerne, ajoute-t-il, que je ne voudrais pas du libre arbitre, quand même je n’aurais plus à lutter contre Satan. Abandonné à moi-même, je ne posséderais aucune certitude de mon salut, et j’agirais comme les fous qui agitent leurs bâtons dans le vide. Mais maintenant que Dieu m’a dépouillé du libre arbitre pour faire reposer mon salut sur sa libre volonté, j’ai la certitude qu’il sera fidèle, puisqu’il n’est pas menteur comme les fils des hommes. Puisque aussi les décrets de Dieu sont antérieurs à notre création, nous en devons conclure que notre élection est indépendante de tout mérite. Quelle misérable vie que la nôtre, si notre assurance du salut dépendait de notre parfait accomplissement de la loi ! Dieu a voulu que sa grâce prévenante précédât la loi. Ainsi, le dogme de l’élection est pour Luther le complément objectif de la certitude du salut, et la base immuable de la vie religieuse. Tout homme pieux refusera de s’attribuer le bien qu’il accomplit, car il sait que toute grâce excellente vient du ciel (Jacques I, 47). Luther n’a pas voulu nier que l’homme s’attribue le mal qu’il accomplit.
[d] Luther, De servo arbitrio, § 152. Luthers Werke von Walch, XVIII, 2139.
On peut se demander, si l’exposition dogmatique de Luther sur ce point ne renferme pas bien des obscurités et des problèmes dangereux, non seulement pour la vie morale du chrétien, mais aussi pour le jugement qu’il doit porter sur le monde ? Luther, dans son traité du serf arbitre, a nié toute liberté de l’homme vis-à-vis de Dieu. Il ne veut pas entendre parler de nécessité, parce que c’est pour lui un mot blessant, pénible, qui renferme l’idée de contrainte, nie la volonté, et supprime toute action de la cause seconde[e]. Néanmoins, bien qu’il accorde à l’homme une volonté réelle, Dieu est pour lui la causalité suprême de toutes choses, et le libre arbitre, un attribut, qui n’appartient qu’à Dieu[f]. La volonté humaine, aussi bien que la volonté divine, n’obéissent qu’à leur impulsion spontanée, et non pas à la contrainte[g]. Il a une égale horreur du manichéisme et du fatalisme stoïcien. Seulement la volonté libre possède une puissance divine, au-dessus de toute créature, et dont Dieu seul dispose[h]. Pour établir que l’homme accomplit spontanément les actes, auxquels Dieu le destine, Luther affirme, que Dieu met en mouvement d’après sa propre loi chacune des forces répandues dans le monde. On pourrait donc admettre que la loi de chaque être n’a pas été déterminé dès l’origine par la Divinité. Dieu n’a agi sur l’homme, comme sur toute la création, qu’après que celui-ci s’est soumis par sa révolte à la puissance du Malin, qui le porte désormais à vivre selon cette loi qu’il s’est lui-même donnée. Mais Luther va plus loin encore dans les conséquences qu’il tire de ses prémisses. Il remonte jusqu’à la providence éternelle, et jusqu’à la toute-puissance de Dieu, et en conclut que nous tous, qui avons été créés en dehors de notre volonté, ne pouvons absolument rien accomplir par nous-mêmes, et subissons en tout et constamment l’action divine. Comme on le voit, Luther ne se contente pas d’établir sur des données théologiques le serf arbitre de l’homme, mais le rattache aux problèmes les plus ardus de la métaphysique transcendantale.
[e] Luthers Werke von Walch, XVIII, 2085, § 59.
[f] Id, XVIII, 2126, § 13.
[g] Id., XVIII, § 442.
[h] Id., XVIII, § 135, page 2129.
[Luthers Werke von Walch, §§ 433-437, 2315 sq. « Dieu a ainsi prévu de toute éternité, que nous serions ce que nous sommes, et nous conduit aujourd’hui encore selon les voies de sa providence. Mon cher ! dis-moi ce qu’il y a en nous d’assignable à la liberté ? La providence éternelle de Dieu et notre libre arbitre sont aussi hostiles l’un à l’autre, que l’eau et le feu. Ou bien Dieu se trompe dans ses pensées, et échoue dans ses desseins, ce qui est impossible, ou bien nous devons agir d’après ses plans éternels. 1437. Dieu est tout-puissant, non seulement en vertu, mais en acte, autrement il ne serait pas digne de notre culte, § 434, oui la toute-puissance et la providence éternelle anéantissent tellement le libre arbitre que nous n’en possédons pas l’épaisseur d’un cheveu. »]
En affirmant sous une forme aussi absolue le serf arbitre de l’homme, Luther se proposait d’éveiller dans les âmes la soif de sainteté et de pardon ; mais il ne réalise qu’imparfaitement le but qu’il s’était proposé. En effet, s’il a terrassé la fausse justice et l’orgueilleuse confiance de l’homme naturel, que deviennent, si c’est Dieu qui accomplit tout par sa seule puissance, que deviennent le péché et le désir de pardon, bases logiques et nécessaires de la rédemption, si l’être, qui n’a pas à subir la punition, n’a pas besoin de réconciliation ? Dieu par un décret de sa toute-puissance n’aurait-il point pu justifier et sanctifier l’homme et sans l’intervention de la foi, sans le concours de Jésus-Christ ? La liberté absolue de Dieu, ainsi conçue, transforme l’économie de la rédemption en un acte arbitraire et accidentel. Luther l’a compris, et ne se contente plus, pour établir sa thèse, de la négation métaphysique de la liberté de l’homme. A partir de ce point, il écrase Erasme par la puissance irrésistible d’une argumentation victorieuse. Il fait découler de la corruption radicale de l’homme la nécessité de l’œuvre rédemptrice. L’homme ne possède pas la liberté, non seulement en vertu de la toute-puissance divine, mais aussi et surtout parce qu’il est devenu l’esclave du péché[i]. Obéissant au mal, il est en contradiction formelle et constante avec la loi immuable. Cette contradiction extérieure fait naître en son âme un conflit redoutable, qui lui révèle la sentence de condamnation, que la loi a portée contre ses désordres, « Erasme joue avec la difficulté, quand il place le siège du péché dans la chair, en laissant à l’esprit toute sa liberté d’action. On en devrait conclure que ce qui constitue l’élément immortel et impérissable peut se passer de Jésus-Christ, qui n’aurait d’action que sur notre corps charnel et grossier. A Dieu ne plaise ! l’homme est un dans son corps et dans son âme, et le mal l’a envahi tout entier. L’homme ne possède plus dans son cœur une seule étincelle de vie divine[j]. La race humaine n’a conservé dans le grand naufrage du péché, que la faculté de recevoir l’Esprit de Dieu[k]. » Luther ne fait que développer systématiquement les grands traits dogmatiques de l’épître aux Romains. Le péché concourt avec la toute-puissance de Dieu à réduire l’homme à l’impuissance absolue de faire le bien. Dieu, qui aurait dirigé l’homme, demeuré fidèle à sa loi, selon sa nature et sa vocation, dirige l’homme pécheur d’après sa condition dénaturée[l]. « En endurcissant le cœur de Pharaon, il ne fait que manifester les germes de péché, que celui-ci portait en lui. Il maintient le mal, et le transforme en un instrument docile de sa volonté souveraine, sans développer lui-même de nouveaux principes de mal en l’homme. Le cavalier, qui dirige avec le frein un cheval boiteux, n’est pas l’auteur de son infirmité. De même, Dieu veille par sa providence, à ce que l’homme qui s’est détourné du bien, ne puisse accomplir que des œuvres mauvaises, jusqu’à ce qu’il ait subi l’action toute-puissante de sa grâce, parce qu’il s’est réservé[m] le droit de diriger le monde par sa sagesse, et qu’il est le maître de la nature et de la loi. »
[i] Id., §§ 510, 520.
[j] Luthers Werke von Walch, §§ 559, 569.
[k] Id., 128, page 2125.
[l] Voyez Julius Müller, das göttliche Recht der Union, 1854, page 254.
[m] Luthers Werke von Walch, § 400, page 2294.
Puisque l’action toute-puissante de Dieu a été profondément modifiée par le péché originel, et puisque Dieu n’est pas l’auteur des actions mauvaises des hommes, notre esprit soulève une question redoutable, dont il réclame la solution. Nous devons nous demander, comment nous pouvons comprendre la nature d’Adam, et l’origine du péché dans le monde et dans son cœur ? La toute-puissance de Dieu n’aurait-elle pas été l’instrument de sa chute ? L’acte d’Adam a-t-il été accompli par sa propre liberté ? Luther enseigne[n] qu’Adam a été créé par Dieu dans l’état d’innocence, possesseur d’une liberté, que nous n’avons jamais connue, maître du monde, mais ne pouvant se passer de l’appui de Dieu, et ne possédant pas encore la vie éternelle. S’il en était ainsi, nous pourrions affirmer que Luther reproduit la théorie infralapsaire de saint Augustin[o], et nous comprendrions ainsi, pourquoi il ne parle pas d’un décret éternel de Dieu, en vertu duquel l’homme serait tombé, et pourquoi aussi il assigne[p] au diable la chute de l’homme ? Mais nous n’aurions pas alors reçu de réponse à la question, que nous avons dû nous poser. Les thèses de Luther sur la toute-puissance de Dieu ne laissent aucune place à la liberté de l’homme dans l’acte de la chute, et nous serions peut-être même contraints d’envisager Dieu comme l’auteur du mal, puisque la chute ne pourrait plus s’expliquer que par la simple inaction en Adam, de sa faculté de résister à une tentation, condition indispensable de son développement moral ? Et c’est bien ce que Luther enseigne. Il fait observer, qu’Adam reçut de Dieu avec la loi un commandement nouveau, dont l’observation fidèle lui eût assuré le développement et le progrès rapides des forces spirituelles et morales, qu’il possédait dès l’origine. Sa force aurait suffi pour accomplir l’œuvre qui lui avait été primitivement assignée. Mais il ne pouvait accomplir sa mission nouvelle sans un don nouveau de la grâce divine. Ce don, Dieu le lui refusa, pour lui apprendre combien il était faible et impuissant par lui-même. Il fut donc abandonné à ses propres forces, et Dieu se retira de lui (sibi relictus et desertus a Deo)[q]. La Providence embrasse le monde entier, et la toute-puissance divine ne laisse au hasard aucune place. Et quand il parle de la liberté de l’homme avant la chute, Luther n’entend nullement par là la faculté de choisir entre le bien et le mal ; car il n’aurait pu envisager comme un privilège le droit de choisir le mal, et il ne peut attribuer à l’homme la faculté d’accomplir par lui-même le bien ; mais seulement l’absence du mal, ou tout au plus une participation imparfaite à la liberté divine, don de la grâce[r]. Néanmoins Luther a un si vif sentiment de la chute et de la responsabilité de l’homme, que sa négation métaphysique et théorique de la liberté n’exerce qu’une bien faible influence sur sa vie religieuse.
[n] Id., XI, 3077.
[o] Voir la note pr. VIII, 405 ; I, 110, 115, 423 ; XVIII, 2292, § 398. Adam.
[p] Luthers Werke von Walch, XI, 3077.
[q] Id., XVIII, 2292, § 398.
[r] Id., XI, 3077.
Du reste, les théologiens réformés n’ont pas été plus heureux que Luther dans le problème de la conciliation entre la responsabilité de l’homme pécheur, et la toute-puissance divine, et nous n’avons plus qu’à étudier, comment Luther envisage et cherche à résoudre les nombreuses questions, que soulève sa dogmatique ? On pourrait, dit-il, parler[s] de la liberté de l’homme par rapport aux créatures inférieures, qui elles aussi obéissent à la volonté de Dieu. Mieux vaudrait néanmoins laisser ce mot de côté[t]. Mais alors, si nous ne possédons aucune liberté spirituelle et morale, quelle valeur assigner aux exhortations et aux menaces de l’Écriture sainte[u] ? Luther y retrouve une révélation divine de notre impuissance à accomplir la loi[v]. Comment alors, si l’homme prend plaisir à faire le mal, et accroît lui-même par son activité mauvaise le triste héritage, qu’il a reçu d’Adam, comment Dieu ne fait-il pas cesser le mal par un acte de sa volonté souveraine ? Pourquoi, au lieu de le laisser agir sans obstacle, n’anéantit-il pas le Malin, premier auteur de la chute de l’homme ? Cet acte de tolérance de sa volonté n’est-il pas en contradiction absolue avec les exigences formelles de la loi ? Il répond, que ce serait demander à Dieu de cesser d’être le bien suprême, pour arrêter les impies dans la voie, qui conduit à la perdition. Dieu, dit-il, agit tout autrement, il fait déborder la mesure de l’impiété humaine, pour l’amener à une crise suprême, qui lui révèle l’horreur de sa position, et la fait soupirer après la rédemption. Tel est selon lui le point de départ de l’élection[w].
[s] Id., § 135, page 2199.
[t] Mélanchthon, 1521, qualifie le terme de liberté « d’anti-théologique. » Schmidt, Melanchthons Leben, 1864, page 64.
[u] Luthers Werke von Walch, § 309, p. 2237.
[v] Id., § 300, p. 2232 ; § 227, p. 2249.
[w] Id., 398, 435.
Le problème se trouverait résolu par la rédemption de tous les hommes. Mais comme Luther admet la damnation du grand nombre, limite à la vie présente l’action rédemptrice de Dieu, et place la foi avec Augustin en dehors de la liberté humaine, nous devons soulever une question nouvelle, et nous demander, pourquoi[x] Dieu sauve les uns, et condamne les autres ? Les élus, ne sont-ils pas aussi misérables et impuissants que les damnés, et ne doivent-ils pas leur rédemption à l’action absolue de Dieu ? Luther s’en prend au parti pris, et à l’égoïsme de la raison humaine, qui ose soulever des difficultés semblables. Si l’on n’envisageait que la justice en Dieu, on devrait être aussi surpris de l’élection du petit nombre, en présence de la culpabilité universelle, qu’on est scandalisé de la damnation du grand nombre.
[x] Id., § 435, p. 2316.
En admettant que la miséricorde triomphe en Dieu de la justice, et assure le salut du petit nombre, on se demande comment il se peut faire, qu’il existe tant d’âmes pour jamais exclues de la vie éternelle, bien que la grâce soit si puissante ? Nous avons déjà conquis ce point important, que la punition de ceux-ci n’entraîne dans notre esprit aucune critique de la justice de Dieu, qui demeurerait debout, quand même tous les hommes seraient damnés, puisqu’il n’y a pas un seul juste, non pas même un seul. Néanmoins, l’inégalité du sort final des nommes en présence de leur égale culpabilité, et de leur égale dépendance vis-à-vis de Dieu, ne pourrait disparaître, que si l’on osait supposer l’inégalité de races, de dons, de destinée, et si l’on pouvait nier l’unité de la race humaine à l’origine. Mais l’Évangile enseigne formellement l’unité et l’égalité des divers membres de l’humanité. La loi a la même autorité sur tous, à tous le salut est promis, s’ils ont la foi. On peut même se demander, si le Dieu, dont la grâce est célébrée dans l’Évangile avec tant d’emphase, n’est pas en contradiction avec lui-même, et avec les déclarations formelles de sa parole, quand il prend ainsi plaisir aux souffrances des damnés[y] ? Beaucoup de grands esprits, dit Luther, en ont été de tous temps scandalisés, moi-même je me suis efforcé d’écarter de mon esprit cette pensée, et j’ai été sur le point de m’abandonner au désespoir, jusqu’à ce que j’aie appris à comprendre combien ce désespoir m’était profitable, et combien la grâce le suivait de près. Au lieu de défendre Dieu par des arguments subtils et spécieux, mieux vaudrait reconnaître, qu’il existe une distinction entre la volonté révélée, et la volonté secrète de Dieu[z]. Dieu fait connaître à tous les hommes la loi et l’Évangile, mais sa volonté particulière détermine seule combien d’âmes, et quelles âmes accepteront le salut, qui est offert sans distinction à tous. (Luther porte atteinte à des déclarations formelles de l’Écriture, telles que Matthieu 23.37 ; 1 Timothée 2.4, dont il donne l’interprétation la plus arbitraire). « Nous devons établir une distinction profonde entre Dieu et la parole de Dieu, ajoute Luther, Dieu s’est révélé par sa parole, mais la parole ne le renferme pas tout entier, et ne saurait apporter la moindre restriction à sa liberté absolue. »
[y] Luthers Werke von Walch, § 435, page 2316. Voir §§ 297-303.
[z] Id., §§ 303-307.
Mais, répondrons-nous, s’il est vrai que Dieu plane bien au-dessus de la loi et de l’Évangile, qu’il a révélés et manifestés dans le cours des siècles, si l’ancienne et la nouvelle alliance n’offrent pas une analogie complète d’essence avec lui, il semble qu’elles perdent beaucoup de leur sérieux et de leur valeur, puisque Dieu se propose de ne manifester sa grâce qu’au petit nombre, tandis qu’il fait proclamer dans le monde ses intentions miséricordieuses à l’égard de tous les hommes. Luther ne veut pas entendre parler d’une contradiction même apparente, et il exige du fidèle une foi implicite et aveugle. Nous ne devons étudier que la volonté révélée de Dieu, et il ne nous est ni commandé, ni même permis de sonder les voies mystérieuses du Dieu trois fois saint. Nous sommes renvoyés aux pieds de Jésus-Christ ; c’est lui qui nous communique la pleine assurance du salut ; il est le miroir céleste, dans lequel nous devons chercher et contempler notre élection, il est le livre de vie[a]. Luther semble même oublier sa conception erronée de la liberté divine, et se contente d’enseigner avec simplicité, que Christ nous a révélé tous les trésors de la miséricorde céleste, et les profondeurs les plus mystérieuses de celui dont l’essence est amour. Le plan de la rédemption universelle n’est pas seulement prêché au monde. L’intention de Dieu est sérieuse, et son essence nous est communiquée par Christ dans la parole et dans les sacrements. Néanmoins, Luther affirme, que cette volonté divine du salut de tous les hommes, qui a donné Christ au monde, ne manifeste pas encore l’œuvre d’amour, qui communique la foi, qui fait vivre et grandir Christ dans les cœurs et qui assure réellement à tous les hommes la vie éternelle. Par cette distinction subtile (et obscure), Luther cherche à éviter le danger d’établir une contradiction formelle entre la volonté révélée et la volonté secrète de Dieu. La volonté légale demeure en fait immuable, égale pour tous ; la volonté de grâce, qui embrasse en apparence tous les hommes, ne se réalise en fait que pour le petit nombre, sans aggraver la coulpe des damnés. Nous en devons faire découler cette conséquence que la grâce, qui est offerte de la part de Dieu à ceux qui s’approchent des sacrements, et qui y est renfermée, n’entraîne pas pour l’âme du communiant la ferme certitude, que Dieu touchera son cœur, et le disposera à devenir le temple du Saint-Esprit.
[a] Luthers Werke von Walch, II, 257-261.
[Beaucoup de théologiens, entre autres Franck (Die Lehre der Concordienformel, 1858) prétendent que Luther a été amené par sa doctrine des sacrements à attribuer la perte des damnés à leur incrédulité, assertion combattue par les développements, dans lesquels nous venons d’entrer, et qui d’ailleurs exigerait la liberté de l’homme. Mais nous voyons que Luther dans les articles de Smalkalde (1537) nie que l’homme possède la liberté de choisir entre le bien et le mal. Il a plus tard (voir Jules Müller, dans les Studien und Kritiken, 1856, n° 2, p. 337), avoué que, comme Saturne, il aurait voulu dévorer ses enfants, et en parlant ainsi de ses écrits, il n’en excepte que le traité du serf arbitre. Dans un de ses derniers écrits, le Commentaire sur la Genèse, il concilie l’universalité du salut offert, et l’incrédulité de la majorité des auditeurs, sans invoquer la liberté de l’homme, et il déclare que la parole ne suffit pas ; autrement tous se convertiraient ; et que le Saint-Esprit doit agir sur les cœurs. Bien loin d’alléguer un passage de son serf arbitre en contradiction avec la doctrine des réformateurs suisses, il reconnaît dans tous ses traités polémiques son unité doctrinale avec eux sur ce point.]
On doit, il est vrai, remarquer (et cette observation s’applique également à la doctrine calviniste) que le décret absolu d’élection particulière ne porte pas directement atteinte aux bienfaits offerts aux fidèles dans les sacrements, et n’affaiblit pas les rapports existant entre les dons du ciel, et les symboles sensibles. Mais l’offre des grâces divines ne s’adresse qu’à la réceptivité humaine, autrement dit à la foi, qui dépend absolument de Dieu, et qui n’est pas donnée à tous. Dieu ne veut donc pas sérieusement, en invitant tous les hommes à s’approcher de la table sainte, les rendre participants des grâces qui y sont renfermées, ce qui semble établir que la grâce est indépendante des sacrements en eux-mêmes, et ne s’en sert que comme d’un intermédiaire entre elle et l’âme élue. On ne saurait se contenter de la vertu latente renfermée dans les sacrements ; ce qui importe, c’est de connaître leur efficace, leur portée, leur vertu, d’où dépend le secret mystérieux des destinées humaines, puisque l’homme n’a point de libre arbitre. On est même entraîné à l’envisager comme irrésistible, et embrasant tous les hommes d’un égal amour, ce que Luther nie formellement, en affirmant que Dieu donne son Saint-Esprit, quand il veut, et à qui il veut.
Nous venons de voir, que Luther, en basant le besoin que l’homme a d’un Sauveur sur la perte de sa liberté, porte une égale atteinte à la notion capitale pour son système, de la faute et de la responsabilité humaines et à sa conception tout entière des sacrements. Nous sommes donc en droit d’affirmer, que toutes les thèses hostiles à la liberté de l’homme n’appartiennent pas à l’ensemble du système, et peuvent s’en détacher sans compromettre son harmonie intérieure. On peut donc relever comme les traits caractéristiques de la prédestination luthérienne le maintien respectueux, en dépit des apparences, de l’amour de Dieu pour tous les hommes, et l’admission de la possibilité d’une rechute des élus dans le cours de leur vie terrestre, admission, qui comme l’affirmation de la faute et de la responsabilité de l’homme, fait intervenir insciemment dans la dogmatique cette liberté, qui en avait été si rigoureusement exclue. Calvin, esprit plus logique, a prévu la difficulté, et l’a écartée, en assurant aux élus le don de persévérance finale.
Luther a bien eu la conscience des problèmes que soulevait sa théorie, et de l’imperfection des solutions qu’il leur opposait. Clair, précis, victorieux dans son argumentation, quand il esquisse les grands traits de l’œuvre rédemptrice, il est obscur, quand il aborde le problème redoutable du péché dans le monde, en dehors des Églises chrétiennes, et avant la révélation historique de Jésus-Christ. Il devrait sur ce point capital, et pour rester fidèle à la logique, faire découler de la toute-puissance divine l’instrumentalité de Dieu dans l’apparition du mal sur la terre, bien qu’il repousse avec une légitime répugnance cette conséquence extrême. Ce n’est point là, que nous devons chercher le nerf de son argumentation. Ce qu’il nous offre de substantiel, de convaincant, d’irrésistible se rattache à la pensée du grand apôtre des Gentils. Voyez saint Paul dans l’épître aux Romains. Avec quelle netteté il retrace les grandes lignes de l’histoire morale de l’humanité ! Avec quelle vigueur il établit les rapports entre le péché de l’homme et la grâce divine, fait sortir du péché et de la coulpe d’Adam la justification par la foi en Christ, foi précieuse, d’où découlent la paix, l’amour, l’affranchissement du joug et des menaces de la loi ! Puis, poursuivant les développements grandioses de sa pensée, pénétrée de l’Esprit-Saint (ch. 8 et 9), il s’élève au-dessus du temps, et se plonge dans une contemplation pleine d’extase et de prière de la pensée éternelle de Dieu, qui poursuit sans hésitation l’accomplissement immuable de ses desseins à travers les degrés successifs de la vie chrétienne, depuis l’élection du fidèle jusqu’à sa justification glorieuse. Il couronne enfin son exposition aussi profonde que lumineuse par une hymne triomphale, cantique joyeux de l’âme, qui a conscience de reposer désormais en paix dans le sein de Dieu pendant l’éternité bienheureuse (Romains 8.32).
De même Luther, qui dans sa lutte contre les indulgences, avait révélé à ses contemporains la véritable repentance, mis en lumière la foi justifiante avec une intelligence toujours plus nette du vrai sens des Écritures, et révélé les fruits de cette foi, qui sont la sanctification puissante contre le mal, et la vie heureuse en Dieu, cherche le point d’appui de sa pensée et de sa foi dans la contemplation de la providence éternelle, après avoir établi victorieusement dans ses écrits contre l’Église romaine et contre Erasme la liberté spirituelle du chrétien, qui l’élève au-dessus de la loi et des traditions humaines. Il a, grâce à ces développements successifs de sa pensée, assis sur l’immutabilité de Dieu et de ses desseins, comme sur une base inébranlable, le dogme de la vraie liberté du chrétien, liberté supérieure au caprice, aussi bien qu’à l’arbitraire. Tout ce qui existe dans l’univers, la puissance actuelle du péché elle-même, se fond dans une harmonie divine, bien entendu au point de vue des fidèles. Erasme semble au point de départ plus généreux à l’égard de l’homme, auquel il accorde les dons précieux de l’intelligence et de la liberté. En fait Luther accorde à l’homme une plus grande liberté qu’Erasme, qui, en plaçant le bien suprême de l’homme dans la faculté de choisir entre le bien et le mal, doit affirmer une rechute possible du fidèle, et détruit ainsi à la base la ferme assurance du salut. Le principe de Luther fait découler de la grâce une liberté presque divine pour le fidèle ; on ne peut que lui reprocher quelques contradictions et quelques incertitudes. Dans l’anthropologie, aussi bien que dans la christologie, Luther a conçu nettement l’idéal que l’humanité doit atteindre, il ne s’est trompé que dans le choix et l’exposition des degrés successifs, que l’idée devait parcourir, pour parvenir à son épanouissement suprême, et des intermédiaires appelés à l’aider dans son œuvre grandiose. Assurément la théorie d’Erasme, qui entraîne après elle tant d’incertitudes, et qui abandonne l’homme à lui-même, ne doit pas exciter notre envie, et l’on ne saurait considérer comme un affaiblissement de dignité morale chez l’homme la possibilité qui lui est accordée par la grâce de ne vouloir que le bien.
Luther a été amené à n’accorder aucune place au libre arbitre dans son système, par la crainte d’ouvrir la porte aux abus des œuvres méritoires, et de jeter une ombre sur l’efficace souveraine de l’amour divin. Mais l’Église, dont il a été le chef et le créateur, ne l’a pas suivi dans cette voie, et nous voyons l’Église réagir de bonne heure contre l’exagération du réformateur. Nous retrouvons l’expression officielle de cette réaction dans la première confession de foi luthérienne, la fameuse confession d’Augsbourg. Mélanchthon et les autres théologiens étaient pénétrés du sentiment, qu’ils ne devaient pas reproduire la doctrine de Luther sur la prédestination comme la croyance commune à tous les chrétiens évangéliques. Animés de cet esprit, comme nous l’apprend une lettre de Mélanchthon à Brenz[b], ils gardèrent un silence absolu sur ce point. Ils accentuèrent la liberté de l’homme dans les affaires de la vie civile, insistèrent particulièrement sur l’influence des causes secondes dans le domaine religieux, sans vouloir néanmoins dissimuler que la parole et les sacrements n’exercent sur l’âme la vertu, que Dieu leur a accordée, que dans la mesure de sa volonté, et quand il le juge convenable.
[b] Corpus Reformatorum, II, 547.
[Confessio Augustana, V. On a calomnié indignement Mélanchthon, en lui imputant son silence à mauvaise foi, reproche qui aurait été fondé, s’il avait attribué à tous les réformateurs l’opinion particulière à un seul. En 1530 Mélanchthon avait abandonné le point de vue de ses Loci de 1521.]
Mélanchthon, le second réformateur de l’Allemagne, exprima avec une telle énergie l’opinion de ses contemporains sur les exagérations, auxquelles Luther s’était laissé entraîner dans sa négation du libre arbitre, que depuis le dogme de la prédestination n’a jamais été envisagé dans le sein de l’Église luthérienne, comme la seule doctrine officielle et orthodoxe. Mélanchthon, dont l’esprit clair et net complétait pour ainsi dire la puissante personnalité de Luther, a toujours cherché à assurer dans ses écrits à la liberté morale de l’homme, et en particulier d’Adam, un rôle qui lui permit d’éviter les erreurs, dans lesquelles était tombé le génie impétueux de son ami. La preuve la plus éclatante de l’opinion dominante de l’esprit allemand sur ce point, nous est fournie par la Formule de concorde elle-même, rédigée contre la tendance de Mélanchthon, et qui reproduit, sinon les détails de son argumentation, du moins son principe fondamental, et accorde une place légitime au libre arbitre de l’homme. Constatons, en terminant, que la controverse ardente entre Erasme et Luther mit fin aux essais jusqu’alors fréquents d’un rapprochement et d’une alliance entre la réformation évangélique, et les tendances libérales, des humanistes catholiques.
[Déjà dans les articles pour la Visitation des Églises de la Saxe électorale en 1527 Mélanchthon a donné à la loi et à la pénitence des développements, qui lui attirèrent les plus graves reproches de la part d’Agricola. Luther prit la défense de son ami, et introduisit dans son catéchisme l’explication du Décalogue. La Réformation prit dès lors une attitude médiatrice entre les deux extrêmes du pélagianisme d’Erasme et de l’antinomisme. Mélanchthon dans l’édition des Loci de 1533 a qualifié la doctrine prédestinatienne de stoïcisme, et s’est appuyé sur la puissance de la conscience au sein du paganisme. Il montre que la notion du péché est compromise, si l’on affaiblit le libre arbitre de l’homme par une conception exagérée de la puissance divine et du péché originel. Nous devons, d’après lui, nous en tenir aux déclarations générales des Écritures, ne pas sonder les mystères de l’élection, et bien que le salut dépende de Dieu, affirmer au point de vue humain que ceux qui acceptent la grâce que Dieu leur offre, sont certainement élus. En 1535 (Corpus Reformatorum, XXI, 331) dans sa polémique contre Laurence Valla, il veut que l’on sépare la question de la puissance de l’homme de celle du décret éternel de Dieu. Sans vouloir nier l’impuissance spirituelle de la volonté, il la voit fortifiée et encouragée, par la parole sainte, à laquelle elle peut se soumettre. Il reconnaît trois facteurs dans l’œuvre du salut, la parole, le Saint-Esprit et la volonté. L’appel de Dieu, indépendant de la volonté, s’en sert comme d’un instrument de ses desseins miséricordieux envers l’homme. A partir de 1543 (Corpus Reformatorum, XXI, 552) Mélanchthon déclare qu’il ne saurait y avoir deux volontés contraires en Dieu, car ses promesses sont sérieuses, et s’adressent à tous les hommes, et nous devons attribuer la damnation du grand nombre à leur folle opposition à l’action de la grâce. Il appelle le libre arbitre le pouvoir de s’attacher à la grâce, de s’approprier ses bienfaits. C’est bien à tort que Franck (ouvr. cité) accuse Mélanchthon d’enseigner le mérite des œuvres. (Voir Corp. Reformat., XXI, 652, 655.) Mélanchthon fait constamment dépendre de Dieu la puissance que reçoit le fidèle de se prononcer pour le bien. Il ne manque de logique que sur un point, quand il n’ose pas affirmer que la grâce prévenante agira tôt ou tard sur tous les hommes, pour combattre et déraciner dans leur cœur le péché originel, et la tendance innée à l’incrédulité. En tous cas les anathèmes de la Formule de concorde ne sauraient atteindre la dogmatique de Mélanchthon, qui ne cherche en rien à relever le mérite de l’homme, et à le rendre indépendant de Dieu, mais bien au contraire, tend à développer dans son âme le sentiment de sa coulpe, et à mettre en relief le caractère profondément moral de l’œuvre de Jésus-Christ. Mélanchthon veut que l’œuvre de la conversion s’accomplisse sous la forme du consentement personnel, et l’on ne peut contester ce principe, qu’en méconnaissant la tendance individualiste de la Réformation.]