Le Dieu de l’Evangile est celui de la Bible entière. Le christianisme n’a pas eu la prétention de découvrir le vrai Dieu, mais seulement de le rendre plus accessible aux hommes en le révélant dans sa plénitude. Jésus-Christ s’en réfère à l’Ancien Testament. Il confesse que son Dieu est le Dieu des origines, le Dieu des patriarches, le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, » le Dieu de Moïse, de David et de tous les prophètes. La même conception fondamentale règne d’un bout à l’autre du saint volume. Dès la première page, dès la première ligne, l’intuition biblique nous élève au-dessus de tous les paganismes anciens et modernes ; nous sommes en présence du Dieu vivant et personnel, souverain Maître de toutes choses, et qui a cependant avec l’homme une affinité particulière : Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre… Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image. Or, soit qu’on l’envisage au point de vue métaphysique ou au point de vue moral, cette doctrine, saisie par la foi, nous offre précisément ce qu’il faut pour satisfaire aux exigences du sentiment religieux, du cœur et de la conscience.
Il n’est pas difficile, en étudiant l’œuvre du grand législateur hébreu, de discerner le germe vivant qui a donné naissance aux institutions judaïques d’où est issu le christianisme. Nous n’aurions pas le récit de la vision d’Horeb et du « buisson ardent » au milieu duquel, pour la première fois, l’Eternel apparut à Moïse, que la conclusion serait la même : le nom de Jéhova (Jahvé) a été le principe moteur, l’idée génératrice de la religion d’Israël, et tout l’Ancien Testament est, pour ainsi dire, condensé dans ce mot-là. C’est le propre de tout ce qui a vie, de pouvoir se résumer dans une synthèse féconde, s’incorporer dans un grain de semence qui, par l’effet d’une impulsion intérieure, arrive peu à peu à sa pleine maturité.
A ce point de vue, rien n’est plus sensé que de parler d’un développement de l’idée religieuse sur le terrain de l’ancienne Alliance. Des patriarches à Moïse, des juges aux prophètes, le progrès est manifeste. Mais, si le monothéisme biblique a une histoire, il ne faut pas confondre ce processus normal avec les fluctuations souvent malsaines de la piété populaire. Mettre sur le compte de la religion d’Israël toutes les superstitions qui avaient cours chez les Hébreux, leurs mœurs rudes ou relâchées, dont elle n’a triomphé qu’à la longue, leurs notions défectueuses de la divinité, les coutumes idolâtres qu’ils empruntaient à leurs voisins, serait aussi injuste que de rendre l’Evangile responsable du dogme de l’infaillibilité ou de la morale des jésuites.
C’est pourtant le reproche qu’on peut faire à tous les évolutionnistes qui appliquent leur théorie à la révélation et veulent rester conséquents. Statuant à priori que les croyances ont dû commencer partout au niveau le plus bas, par les conceptions les plus grossières, et s’élever lentement à des degrés supérieurs (ce qui, nous l’avons vu, n’est pas toujours exact sur le sol du paganisme lui-même), comment percevraient-ils l’élément divin posé au seuil de l’histoire sainte ? Cette idée initiale et directrice, ils sont incapables de la dégager du milieu ambiant, il leur est impossible de la distinguer des déviations accidentelles qu’elle a subies. Leur système est un « lit de Procuste, » d’où les faits sortent mutilés, preuve en soit le fantaisiste tableau que trace de la religion d’Israël un observateur habituellement plus judicieux et mieux informé : M. Herbert Spencer.
« Nous ne trouvons pas, dit-il, la religion des Hébreux tellement différente des autres qu’il faille lui attribuer une genèse différente Au contraire, nous la trouvons très semblable aux autres en toutg. »
g – Principes de sociologie, tome IV, p. 32.
El il consacre une dizaine de pages à établir sa thèse. Mais le langage qu’il prête aux faits, en les interprétant comme témoins à charge, ne les change-t-il pas en faux témoins ? Salomon a dressé des autels aux divinités païennes : donc il était polythéiste ! En vain l’Ecriture le condamne comme un renégat, dont le cœur (non l’intelligence) a été détourné de Dieu par les femmes étrangères et entraîné à l’idolâtrie par la volupté (1 Rois 11) ; en vain, au début de son règne, dans sa belle prière d’inauguration du temple, avait-il invoqué l’Eternel comme « Celui que les cieux des cieux ne peuvent contenir » (1 Rois 8.27), profession de foi du plus franc monothéisme, à laquelle il n’est devenu infidèle qu’aux jours de sa vieillesse.… On ne dérange pas pour si peu les cadres du positivisme !
Ailleurs, dominé par son idée favorite que le culte des ancêtres a été le point de départ de toutes les religions, le même écrivain suppose hardiment que « Jéhova fut à l’origine un potentat local (comme ceux qu’on appelle dieux chez les Bédouins) et fut regardé plus tard comme le plus puissant des esprits adorés. » (p. 34.) Le dogme de l’évolution le veut ainsi peut-être, mais est-ce bien sérieux ?
Un point de vue qui ne manque pas non plus de hardiesse et d’originalité est celui de Tiele, professeur à Leyde :
« Peu à peu, dit-il, l’image du terrible dieu du désert, Yahvéh, commença à emprunter différents traits au bienfaisant Baal, dieu de la bénédiction et de l’abondance. C’est ainsi que la conception du premier s’adoucit notablementh.
h – Manuel de l’histoire des religions, traduit du hollandais par Maurice Vernes. Nouvelle édition, p. 156. Paris, Leroux, 1885.
Le Dieu de Moïse amélioré par le dieu des Phéniciens ! C’est une trouvaille. Au reste, qui l’aurait cru ? c’est moins par zèle religieux que par esprit de clocher que « le sévère Elie » a combattu Baal : il voulait évincer un Baal étranger, le dieu de Jézabel, mais sans toucher au culte national et indigène des Baalins, très légitime à ses yeux ! L’auteur hollandais se fonde-t-il peut-être sur cette parole du prophète : « Si Jahvé est Dieu, suivez-le ; si Baal est Dieu, suivez-le. » (1 Rois 18.21). Pourquoi des savants dont nous admirons en général l’érudition et la sagacité se laissent-ils entraîner, dès qu’il s’agit d’Israël, à des appréciations manifestement arbitraires ? La vérité est que, dans ses lignes essentielles, la religion de l’Ancien Testament est demeurée identique à elle-même du commencement à la fin. Autrement, il n’y aurait pas de « question du Pentateuque, » et les critiques n’en seraient plus à se demander si telle portion du recueil appartient au début ou au terme, au temps de Moïse ou d’Esdras. Non, comme un « levain qui fait lever toute la pâte, » le principe monothéiste était là, virtuellement parfait dès l’origine et ne demandait qu’à se déployer librement.
Les Israélites avaient deux noms principaux pour désigner Dieu. Ils employaient d’abord le même nom sous lequel les Orientaux de race sémitique connaissaient l’Etre suprême : ils l’appelaient El, Elohim, Eloah, Eliôn, El-Schaddaï, c’est-à-dire le Dieu fort, le Très-Haut, le Tout-Puissant. Mais le véritable nom propre du Dieu d’Israël, celui qui le distinguait de toutes les divinités païennes, c’était Jéhova. Que signifie cette expression d’où découlent, comme un fleuve de sa source, toutes les idées religieuses et morales du judaïsme biblique ? Jahvé est la troisième personne du singulier du verbe être (présent et futur à la fois) en hébreu. Ce mot désigne dans la bouche des hommes l’Etre qui, parlant de lui-même à la première personne, s’appelle : Je suis celui qui suis, ou, sous une forme abrégée : Je suis. (Exode 3.13-15) C’est un nom propre et c’est un verbe ; c’est une personne et c’est un acte : « Seul j’existe par moi-même ; je suis celui que je veux être et je veux être celui que je suis ; hors de moi, il n’y a rien, seul Je suis. » C’est l’Etre parfait tout ensemble actif et immuable ; c’est l’Esprit éternellement conscient de lui-même, Auteur unique de toutes choses ; c’est la Vie se possédant dans sa plénitude et se révélant comme volonté souveraine ; c’est tout ce qu’il y a de plus absolu et tout ce qu’il y a de moins abstrait ; c’est l’Infini disant Je, moi ; en un mot, c’est Dieu affirmant sa personnalité suprême.
Nous avons vu que l’homme aspirait vers Dieu dans le sentiment de sa totale dépendance et de sa parenté avec lui ; qu’il avait besoin, par conséquent, d’une divinité qui fut semblable à lui par la personnalité morale, et absolue dans son essence ; et nous avons constaté que les religions terrestres s’attachent de préférence tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ces caractères, sans parvenir à les mettre d’accord. Seule, la religion de la Bible pourrait dire : Eurêka ! Elle a atteint de plain-pied et d’un seul coup la hauteur où se joignent les deux attributs opposés : Jéhova, c’est le « Père éternel et tout-puissant » dont l’homme est l’image.
Ce qui nous frappe dans cette conception religieuse, c’est avant tout son incomparable majesté. Notre œil est impuissant à en mesurer l’élévation et la profondeur. Il va de soi qu’elle condamne et exclut de la façon la plus formelle tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’idolâtrie. Jéhova est Esprit ; il veut qu’on l’adore « en esprit et en vérité ; » il ne saurait souffrir qu’on se fasse de lui des représentations matérielles. Qu’on se serve d’images pour traduire les sentiments humains, de rites pour exprimer la piété ou même d’êtres symboliques, tels que les chérubins de l’arche, pour figurer l’univers adorant Jéhova, rien de plus légitime ! mais le rabaisser, lui, au niveau de la créature, c’est outrager son saint nom.
De plus, cette appellation de Dieu réduit au silence les questions indiscrètes que les penseurs se sont posées sur l’essence divine, à savoir si Dieu a une nature à laquelle il obéit, ou si sa liberté est littéralement sans bornes ; car, en Jéhova, nature et liberté, c’est tout un ; la volonté et la substance sont une seule et même chose ; il n’y a en lui « ni ombre ni variation, » pas trace de dualisme : « Je suis celui qui est. »
En outre, cette formule est la seule conciliation possible de deux idées aussi nécessaires qu’elles semblent divergentes : la « transcendance » et l’« immanence. » L’esprit humain a toujours oscillé entre ces deux pôles et n’a jamais su les ramener à l’unité. Tantôt il sépare Dieu et le monde et s’arrête au pur déisme ; tantôt il les confond et tombe dans le panthéisme. Jéhova, au contraire, absolument distinct du monde et infiniment élevé au-dessus de lui, remplit néanmoins et pénètre toutes choses. Il est présent partout, ou, selon le paradoxe latin, ubique totus, partout tout entier. Lui, qui pèse l’univers dans le creux de sa main, il est libre de se manifester, s’il lui plaît, et de s’incarner sur un point quelconque de l’espace. Lui, devant qui « toutes les nations sont comme la menue poussière qui s’attache à une balance, sans même en altérer le poids » (Ésaïe 40.15), il est susceptible d’habiter dans le cœur d’un enfant et de « tirer sa gloire de ceux qui sont à la mamelle. » (Psaumes 8.)
Ceci nous explique un fait digne d’attention, c’est que le culte de Jéhova, dont la spiritualité est si fortement accusée, a été pour les âmes vraiment religieuses un culte populaire entre tous, démocratique dans le meilleur sens du terme, je veux dire accessible à la piété des plus simples. Jéhova n’est pas seulement l’Etre infini, insondable ; il est le Dieu vivant, proche voisin des hommes, quoique invisible à leurs regards, le Dieu de tous et de chacun, « le protecteur des veuves et le père des orphelins ; » le Dieu du foyer domestique, Celui que tout Israélite pieux invoquait au sein de sa famille et faisait connaître à ses enfants dès leurs plus tendres années, en leur inculquant les souvenirs et les grandes leçons du passé ; le Dieu qui parle et agit, ou, pour tout dire, le Dieu de la révélation.
Qu’il se « révèle » sous forme d’inspiration, de visions, de théophanies, ou de ce qu’on nomme aujourd’hui des « hallucinations véridiques, » peu nous importe ! « Qui veut la fin veut les moyens ; » et dussions-nous, selon l’expression railleuse de H. Spencer, « admettre que la cause suprême… a pris le déguisement de la forme humaine pour faire une alliance avec un chef de bergers de Syrie » (p. 43), nous dirions que la Bible n’a pas à rougir de ce prétendu « déguisement, » ou plutôt de cette bienveillante manifestation, ébauche lointaine et prélude d’un abaissement plus profond encore, grâce auquel nous sommes sauvés, et que l’apôtre dépeint en ces termes : « Jésus-Christ s’est anéanti lui-même, ayant pris la forme de serviteur, et il s’est rendu semblable aux hommes et obéissant jusqu’à la mort sur la croix. » (Philippiens 2.)
Dieu voulant s’unir aux hommes, il a bien fallu qu’il s’approchât d’eux par degrés et leur tînt un langage intelligible en se mettant à leur portée. Voilà pourquoi il s’est « révélé » dès le temps des patriarches et leur est apparu à certains moments décisifs. Dans un dialogue sublime, Abraham s’entretient avec lui sur le chemin de Sodome ; Isaac le prie dans la solitude, en attendant la fiancée qu’il veut recevoir de sa main ; Jacob, couché à la belle étoile, le rencontre dans la vision de Béthel et, plus tard, lui arrache sa bénédiction près du torrent de Jabbok, dans la lutte mystérieuse qui lui valut son beau nom d’Israël. (Genèse 22.24) Ce Dieu accompagne Joseph en Egypte et le visite dans sa prison ; Moïse lui parle à visage découvert ; et, si le sacerdoce lévitique fondé ultérieurement modifie les formes du culte public, il n’enlève rien au culte individuel de sa touchante intimité.
Jéhova n’est exclusivement ni le Dieu de l’Etat, ni le Dieu des prêtres ; il appartient à tous. Les femmes elles-mêmes, ô scandale pour les sages païens ! les femmes du peuple, les premières venues, ont le privilège d’entrer en communication directe avec lui. Voyez la mère de Samuel ! Elle est en instances à la porte du sanctuaire pour demander à Dieu de lui donner un fils ; dans l’ardeur de sa muette supplication, ses lèvres remuent, et, malgré les moqueries du vieux sacrificateur Eli, qui la suppose en état d’ivresse, elle s’en retourne consolée et sûre de l’exaucement : elle avait « répandu son âme devant l’Eternel. » La réalité de la présence de Dieu ne faisait pas l’ombre d’un doute pour les fidèles de ce temps-là ; la conscience qu’ils en avaient était d’une entière certitude, ils croyaient en Jéhova comme s’ils l’avaient vu, comme s’ils l’avaient touché. Il faudrait citer en entier le recueil des Psaumes, à commencer par celui d’Anne, modèle du Magnificat de la Vierge Marie (1 Samuel 2 ; Luc 1), pour montrer à quel degré d’élan et de profondeur pouvait atteindre la piété israélite, et pour mettre en relief les sentiments de vénération, de confiance et de gratitude que le Dieu de la Bible inspirait déjà sous l’ancienne Alliance :
J’ai dit à l’Eternel : Tu es mon souverain bien… Il y a des délices à ta droite pour jamais. (Psaumes 16) Même quand je marcherais par la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu es avec moi. (Psaumes 23) Quel autre ai-je au ciel que toi ? Et sur la terre je n’ai pris plaisir qu’en toi seul. Ma chair et mon cœur peuvent se consumer : Dieu sera toujours le rocher de mon cœur et mon partage. (Psaumes 83)
Quelle expérience vécue de la bonté divine, quelle virilité et quelle ferveur de foi respirent de telles paroles ! Est-il un Dieu plus palpable pour l’âme humaine, ou qui se laisse deviner par elle plus distinctement, que celui dont le chantre sacré pouvait dire :
Où irai-je loin de ton Esprit ? Où fuirai-je loin de ta face ? Si je monte aux cieux, tu y es ; si je descends au sépulcre, t’y voilà ! Et si, prenant les ailes de l’aurore, je vais me loger à l’extrémité de la mer, là même ta main me conduira, et ta droite me saisira. (Psaumes 139)
De toutes les formules théologiques qu’on a proposées pour donner à Dieu un nom digne de lui, celle de Moïse est la seule, à notre connaissance, qui n’implique pas contradiction, parce qu’elle est tout ensemble la plus hautement philosophique et la plus concrète qu’il soit possible d’imaginer. Auprès de Jéhova, tous les autres dieux pâlissent comme les étoiles auprès du soleil ; il est le vrai Dieu ou il n’y en a point ; si Dieu existe, il doit être cela, rien de plus, rien de moins. Rien de moins, disons-nous, car un Dieu qui ne serait pas le maître absolu de lui-même et de toutes choses ne serait pas nécessairement le Dieu suprême, éternel et unique : pouvant avoir des rivaux,… ses aînés peut-être, il ne serait plus qu’un être borné et ne mériterait point l’adoration universelle que réclame à bon droit Jéhova. Rien de plus, ajoutons-nous, car ce monothéisme-là est tout pénétré de sève morale, et le Dieu de Moïse n’est autre, au fond, que le Dieu de Jésus-Christ.
La Bible ne renferme guère de préceptes ou de règles de conduite qui n’aient plus ou moins leur équivalent dans les autres religions antiques, indice certain que tous les hommes sont frères et que le Dieu qui les a créés tous à son image a pris soin de graver sa loi dans leurs cœurs en traits ineffaçables que peuvent obscurcir pour un temps les passions et les préjugés, mais qu’on retrouve identiques au fond, dès que la conscience a recouvré ses droits. La différence n’est donc pas dans l’énoncé des articles du code moral, mais plutôt dans le souffle qui les anime, dans l’esprit religieux qui les inspire. Ou, du moins, si les formules elles-mêmes, ce qu’on ne peut nier, ont une netteté et une perfection qu’on ne rencontre pas ailleurs, c’est qu’elles sont une création spontanée du principe divin qui en est l’âme.
En Israël, la vérité pratique, aussi bien que la vérité métaphysique, est saisie dans son unité vivante et se déduit tout entière de la notion de Jéhova. Qu’est-ce qui prête à l’Ancien Testament ce cachet inimitable de gravité sereine dont l’impression pénètre le lecteur recueilli ? C’est que, placée sur son véritable terrain, celui de la dépendance de l’homme vis-à-vis de l’Etre parfait, la morale y reçoit un nom presque ignoré partout ailleurs, au moins dans le sens que lui donne la Bible : la sainteté « Soyez saints, car je suis saint, » dit l’Eternel à son peuple.
Pour Dieu et pour l’homme, la sainteté consiste à se conformer à la volonté de Dieu, Auteur de la loi morale. Jéhova est l’être qui demeure éternellement semblable à lui-même, invariable dans sa volonté comme dans son essence, parce qu’en lui l’essence et la volonté ne font qu’un. « Il n’est pas homme pour mentir, ni fils d’homme pour se repentir. » Lorsqu’il veut, si j’ose ainsi dire, donner « sa parole d’honneur, » et affirmer que ses décisions sont sans appel, la Bible nous le représente « jurant par sa sainteté. » Celle-ci n’est donc autre chose que l’immutabilité de ses desseins, le respect qu’il a pour lui-même ou son inviolable fidélité ; c’est la traduction en langage moral de son nom propre Jéhova.
De là le caractère absolu de la loi du Sinaï, qui, poursuivant le péché jusqu’à la racine et dominant, pénétrant l’activité individuelle et sociale, imprime sur la vie entière le sceau de la consécration à l’Eternel. Il ne suffit pas au Dieu d’Israël qu’on l’honore des lèvres ou par des observances extérieures. L’ensemble des cérémonies légales et des prescriptions lévitiques n’est que l’écorce défensive du bien armé contre le mal, une rugueuse enveloppe qu’il faut ouvrir pour mettre au jour le noyau substantiel de la vérité morale. Les « dix commandements » eux-mêmes, par leur forme négative, ne sont encore qu’une barrière préservatrice, pareille à l’enceinte sacrée entourant les parvis : il faut entrer plus avant pour trouver le sanctuaire. Le Dieu vivant réclame ce qu’il y a de meilleur, de plus personnel et de plus vivant chez l’homme : « il regarde au cœur » et il exige qu’on lui en fasse hommage.
Or, cette disposition d’un cœur qui se donne sans arrière-pensée n’a qu’un nom dans toutes les langues, c’est l’amour. Aussi Jésus-Christ a-t-il pu dire que ce mot résume toute l’ancienne économie, et que le « sommaire de la loi » est dans ces deux paroles de Moïse : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’Evangile n’a rien ajouté à ces préceptes ; il les a sanctionnés, il en a tiré toutes les conséquences, il en a rendu l’accomplissement possible en infusant chez l’homme un esprit nouveau, mais il ne les a point dépassés.
On lui en a même fait un grief en ce qui concerne l’amour du prochain. On s’est demandé si le christianisme n’aurait pu s’élever plus haut que le judaïsme en pareille matière. Etait-il nécessaire qu’il s’en rapportât à la teneur littérale de l’ancien commandement ? Pourquoi cette adjonction : « Comme toi-même, » qui semble restreindre la portée du devoir et lui prêter un caractère juridique et légal ? Cette espèce d’équivalence établie entre nous et le prochain a offusqué certains penseurs au tempérament mystique, qui estiment qu’il fallait plutôt dire : « Tu aimeras ton prochain de tout ton cœur, ou plus que toi-même. » Et n’est-ce pas en réalité ce que la morale chrétienne réclame de nous quand elle nous ordonne de nous sacrifier par dévouement aux autres hommes ? Il ne peut donc être question de les aimer tout juste « comme soi-même, » ni plus, ni moins.
Il y a du vrai dans cette observation. On ne saurait mesurer l’amour comme une quantité mathématique ; s’il est sincère, il ne s’arrête pas à une limite déterminée d’avance ; il est dans sa nature de ne calculer point, de se donner sans réserve, de se répandre au dehors en vertu de sa propre force expansive. Un homme qui serait préoccupé surtout de ne pas aimer son prochain outre mesure, c’est-à-dire plus que lui-même, qui craindrait d’aller au delà de ce que la loi prescrit, aurait pour mobile, non l’amour ou la charité, mais l’égoïsme ; sa tendance serait de se dévouer le moins possible, et il resterait à coup sûr bien au-dessous de la lettre du commandement : tel est le caractère de l’esprit légal et pharisaïque, si opposé à l’esprit chrétien.
Et pourtant, Moïse a été bien inspiré en donnant à ce précepte la forme stéréotypée que nous connaissons. Et ce n’est pas accidentellement ni par soumission servile à l’Ecriture que Jésus et les apôtres l’ont laissé tel quel, sans y rien changer. Nous pensons, en effet, que la formule consacrée est la seule légitime, la seule sous laquelle l’amour du prochain pût être imposé aux hommes et faire l’objet d’une ordonnance légale. L’amour ne se commande pas, il s’inspire ; ou, s’il se commande, ce ne peut être qu’au point de vue de la justice, principe régulateur du monde moral. Or, la jus-lice, à la différence de l’amour, plane au-dessus des questions de personnes. Egale pour tous, sans passion, sans partialité, elle veut qu’on « rende à chacun ce qui lui est dû, » cuique suum, « à qui l’honneur l’honneur, » à qui l’amour l’amour : elle est l’expression de l’ordre universel ou, si l’on veut, du jugement de Dieu à l’égard du monde. Pourquoi devons-nous aimer le prochain ? C’est qu’il a une valeur morale, une âme spirituelle d’un prix infini devant Dieu ; c’est que, fait à l’image du Créateur, il a le droit de l’appeler son Père.
Mais, toutes ces qualités, nous les avons en commun avec lui ; devant Dieu notre valeur est égale à la sienne, et, pour être conforme à la justice, l’amour doit apprécier tous les êtres à leur réelle valeur. Donc, du moment que Dieu n’aime pas notre prochain plus qu’il ne nous aime nous-mêmes, il y aurait eu contradiction de sa part à nous dire : « Aime-le plus que toi-même ! » C’eût été dépasser la mesure de sa propre pensée et livrer le monde à l’arbitraire. C’eût été, en outre, se renier lui-même en se créant dans la personne de notre prochain un rival digne de toute notre affection. Dieu seul a le droit d’être aimé sans réserve, dans un sentiment de complète dépendance et de parfaite adoration. Aimer notre prochain de cette façon-là, ce serait lui vouer un culte, lui rendre des hommages divins, en faire une idole.
En revanche, quand notre amour pour Dieu sera ce qu’il doit être, amour absolu, don entier de nous-mêmes, amour qui n’est possible que dans la communion du Christ, alors, « le premier et grand commandement, » préparant et entraînant le second, notre amour pour le prochain sera aussi tel qu’il doit être, parce qu’il trouvera tout ensemble dans notre amour pour Dieu son mobile et sa règle, son inspiration et sa limite. C’est en Dieu et pour Dieu que nous aimerons les hommes et nous-mêmes avec eux ; et comme Dieu est le lien suprême de toutes les intelligences, le centre vivant et éternel du monde des esprits, le « réparateur des brèches, » capable de rétablir un jour l’état normal, de fournir les compensations aux inégalités du temps présent ; comme il est, en un mot, par sa justice et par sa puissance, le garant de l’ordre universel, nous pouvons nous sacrifier pour autrui sans crainte de nous faire tort à nous-mêmes : confiants dans le Père céleste, nous ne demanderons qu’une chose, nous dévouer toujours plus joyeusement à son service dans la personne de nos frères et grandir de plus en plus dans l’amour et la charité.
Au fond, les deux commandements n’en font qu’un, ils ne vont pas l’un sans l’autre ; il est une hauteur où ils se confondent dans une seule et même vertu, l’amour, au sens chrétien du mot, cet amour que Paul a célébré si magnifiquement dans l’hymne de la charité. (1 Corinthiens 13.)
Il ressort de là que l’Ecriture sainte a maintenu dans ses formules l’exacte proportion des choses, l’équilibre naturel basé sur la justice, réclamant l’absolu où l’absolu est de rigueur et l’égalité là où elle est conforme à la vérité des situations. Elle est aussi éloignée des raffinements d’une morale quintessenciée que des atténuations de la morale facile que prônent les gens du monde. Cette parfaite pondération qui la distingue sans qu’elle l’ait cherchée est une preuve remarquable de la céleste origine de son contenu doctrinal. Les exagérations du mysticisme, ses mièvreries les mieux intentionnées sont tout à fait étrangères à la Bible : elle n’a pas moins de bon sens que d’élévation, pas moins de rectitude que de sublimité.
Jéhova commande l’amour !… Je ne sache pas que, dans aucun autre culte, la divinité ait hasardé une telle prétention : c’eût été mettre à nu son impuissance. Le Ciel n’exige de ses adorateurs que ce qu’il est sûr de pouvoir obtenir.
Le mahométisme lui-même, qui n’est, à tout prendre, qu’une édition plagiaire du judaïsme, ne fait pas exception ; en lui empruntant le corps de ses doctrines, il s’est bien gardé d’en conserver l’âme, de s’approprier la pensée d’amour qui en est la vraie inspiration. Sa seule originalité, quoi qu’en disent ses admirateurs, est d’avoir été une réaction opportune et violente contre le paganisme qui envahissait l’Eglise et la corrompait, une juste punition (qui dure encore) de la chrétienté dégénérée. Son grand mérite fut de relever avec éclat le dogme de l’unité et de la transcendance divines, de renvoyer l’homme à son néant et de rétablir les distances. Mais, supérieur au polythéisme à beaucoup d’égards, il lui est positivement inférieur à d’autres. Il lui manque la grâce, la chaleur et le souffle, la vive compréhension des besoins de la nature humaine et l’intuition de son véritable idéal. En faisant du Créateur une stricte « monade, » une unité abstraite et mathématique, il a pétrifié l’idée religieuse dans une désolante sécheresse. Le Dieu de l’Islam se distingue à peine du fatum. La miséricorde dont il est capable ne ressemble guère à la compassion d’un père pour ses enfants : c’est la pitié du despote oriental qui veut se montrer magnanime. Il ne réclame de ses sujets d’autre vertu que la soumission passive. Seul, le Dieu de la Bible, l’Etre parfait qui se sait infiniment aimable, a osé s’affirmer jusqu’au bout en exigeant l’amour, et il ne pouvait y faillir sans déroger à son caractère. Le fait est que, loin d’adoucir les termes de sa loi, d’en émousser les angles, il n’a rien négligé pour la marquer au coin de l’absolu. Il veut que ses fidèles lui donnent dans leurs affections, non une place quelconque à côté de bien d’autres, ni même la première place, mais la place tout entière : « De tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. » Non qu’il songe à éteindre ou à rétrécir les autres affections : c’est lui qui les a créées ! Mais, comme il est dans ses attributs d’être ubique totus, de remplir toutes choses sans que l’espace de chacune d’elles soit en rien diminué, il veut aussi que tous les amours légitimes, enveloppés et imprégnés de son amour, vivent dans le sien comme dans leur élément naturel. Voilà pourquoi le « grand commandement » a pour corollaire obligé le « second, qui lui est semblable, » le devoir d’aimer son prochain autant que soi-même. La religion révélée a donc, dès le début, imposé à ses adeptes l’obligation d’être parfaits ; car un homme qui réaliserait pleinement ce double précepte de l’amour serait un homme parfait, et elle les lance à la conquête de l’idéal avec ce mot d’ordre qui est à la fois une promesse et une menace : votre vie est à ce prix !
A cette rigueur inflexible dans la notion du bien, correspond la manière poignante dont la Bible envisage le mal. Elle le flétrit comme une révolte de la créature contre le Créateur, de la liberté humaine contre la souveraineté divine ; et cette scission volontaire de l’âme qui se sépare de Dieu pour ne dépendre que d’elle-même a pour salaire inévitable la mort : « Au jour que tu en mangeras, lu mourras. » Dieu, Celui qui est, demeure le principe et la fin de toute existence, la source et le but de toute vie ; hors de lui, personne ne peut dire : Je suis. En conséquence, toute activité qui s’isole ou qu’on distrait de sa destination supérieure est condamnée à périr ; et il suffit d’un péché, semence empoisonnée, pour engendrer tous les autres, car, une fois la rupture avec Dieu consommée, il n’est plus au pouvoir de la créature de recouvrer la paix, de réparer sa faute : le mal est fait, et le péché comme acte devient aussitôt état de péché. Tel fut le cas de la première désobéissance. Elle a introduit le désordre dans la nature humaine, elle en a brisé l’équilibre, elle s’est perpétuée et aggravée par voie d’hérédité, et la race d’Adam dévoyée a prononcé sa propre déchéance.
Toutefois, le Dieu saint est aussi le Dieu d’amour, qui ne prend point plaisir au châtiment des rebelles, mais plutôt à leur réhabilitation dans le bien et dans le bonheur. En ce qui concerne Adam et Eve, l’exécution de la sentence de mort est différée pour leur laisser le temps de s’humilier et de saisir la promesse du salut à venir. Si leur postérité se multiplie sur la terre, c’est également un indice que Dieu ne renonce pas à son plan, que la créature faite à son image est encore, même dans sa chute, l’objet de sa paternelle bienveillance et qu’il veille sur elle pour la ramener à lui.
C’est l’Evangile du Christ qui a mis l’amour de Dieu en pleine lumière. Il était dans l’ordre que la sainteté divine fût d’abord au premier plan et que la charité infinie de Dieu à l’égard du monde apparût au terme de la révélation comme son couronnement glorieux. Mais le Dieu de Jésus-Christ n’est autre que Jéhova lui-même ouvrant à l’humanité réconciliée tous les trésors qu’il lui tenait en réserve. Les pécheurs ne peuvent comprendre l’amour de Dieu que sur la base de sa sainteté. Lorsqu’un enfant a commis une mauvaise action, son père, s’il est digne de ce nom, ne lui dit pas de prime abord : « Je t’aime, tu es tout pardonné ! » Ce serait lui faire plus de mal que de bien. Il commence par lui inspirer l’horreur de sa faute et ne lui donne le baiser de paix qu’après l’aveu de son repentir.
En Dieu, la sainteté et l’amour sont inséparables. Pôles de la vie divine, force intensive et force expansive, l’une est le respect qu’il a pour sa propre perfection morale ; l’autre en est le rayonnement. C’est parce qu’il est saint qu’il ordonne aux hommes de l’aimer de toute leur âme ; or, un Dieu qui aspire par-dessus tout à être aimé est nécessairement un Dieu qui aime : autrement, il n’attacherait aucun prix à l’amour. Aussi la notion du Dieu d’amour n’est-elle pas étrangère aux écrivains de l’Ancien Testament, bien que voilée encore de quelques nuages :
Comme un père est ému de compassion envers ses enfants, ainsi Jéhova est ému de compassion envers ceux qui le craignent. (Psaumes 103) Je réparerai leur infidélité ; je les aimerai d’un amour sincère. (Osée 14.4) Je t’ai aimé d’un amour éternel ; c’est pourquoi je te conserverai ma bonté. (Jérémie 31.3)
Il n’en demeure pas moins que « la grâce de Dieu, salutaire à tous les hommes, » a été manifestée par Jésus-Christ. C’est lui qui a enseigné aux enfants d’Adam cette oraison d’une si auguste familiarité : « Notre Père qui es aux cieux ! » lui qui a prononcé cette parole où se résume tout l’Evangile : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. » (Jean 3.16) Le christianisme nous présente la Divinité dans l’harmonie de ses adorables perfections. Ce n’est plus seulement son unité métaphysique et sa suprême grandeur, mais sa miséricorde universelle et son infinie tendresse, en un mot son cœur de Père. Et quand Jésus ajoutait : « Nul ne vient au Père que par moi, » il donnait à la charité divine son accent distinctif en empêchant qu’on ne la confondît avec l’indulgence et le laisser-faire ; il rappelait que la bonté de Dieu n’est pas de la faiblesse morale, une sensibilité tout humaine, mais qu’elle a autant de répulsion pour le mal que d’affection pour le pécheur, puisqu’elle ne déploie ses effets qu’en faveur de ceux qui s’attachent à Jésus-Christ, le Saint et le Juste, comme à « Dieu manifesté en chair, » s’abaissant jusqu’à l’homme pour l’élever jusqu’à lui. Nous n’avons pas à formuler le grand fait de l’incarnation : laissons ce soin à la dogmatique ! « Cela est, ou cela n’est pas : c’est tout ce que je puis dire ; mais, si cela est, il faut se taire et adorer. » (Vinet.)
Un des principaux docteurs de l’hétérodoxie moderne, l’Américain Channing, était frappé comme malgré lui de la beauté de cette doctrine à laquelle pourtant il ne croyait pas :
« La doctrine du Verbe fait chair, écrivait-il à la fin de sa vie, nous montre Dieu s’unissant intimement à notre nature et se révélant sous la forme humaine pour nous faire participer à sa propre perfection. »
Dieu est amour, concluait saint Jean. On ne saurait aller plus haut : le sentiment religieux a trouvé son véritable objet, le Dieu que réclame la conscience et que souhaite le cœur ; le Dieu vivant qu’il faut à l’âme humaine et qui la remplirait de joie et de félicité si elle parvenait jamais à réaliser son union avec lui, mais en l’absence duquel elle souffrira toujours d’un inconsolable veuvage.