Histoire de la prédication au dix-septième siècle

Jacques Saurin

 1677-1730 

Au nom de Saurin, le fameux hémistiche de Boileau nous revient en mémoire :

Enfin Malherbe vint…

L’application, toutefois, n’en serait pas exacte. Malherbe était surpassé par plusieurs de ses prédécesseurs, par Ronsard, entre autres ; mais il apporta une règle et il eut le génie de la faire accepter ; il établit son règne sur la langue, comme plus tard Boileau, qui en est la seconde édition. Saurin n’a rien réformé, parce que, au fond, il n’y avait pas de réforme à faire ; mais il a surpassé tous ses devanciers, et il a apporté le génie là où jusqu’alors le talent seul avait paru. Il est fils de ses propres œuvres. Il n’a hérité de ceux qui l’ont précédé que la forme, la convention, le rite ou le rythme : ce qu’il a d’essentiel n’est qu’à lui. Comme il n’a pas eu d’ancêtres, il n’a pas eu non plus de descendants. Avec lui l’éloquence brille tout d’un coup de son plus vif éclat ; puis cet éclat s’éteint et les ténèbres reparaissent. Le principe de cette décadence est peut-être déjà chez lui.

Le nom de Saurin apparaît plus d’une fois dans la littérature française. De son temps même vivait Élie Saurin (1639-1703), pasteur à Utrecht, et surnommé le fameux Saurin. Il est connu par ses controverses avec Jurieu et par ses Réflexions sur les droits de la conscience, écrites en réponse au Commentaire philosophique de Bayle. Il y montre « la différence entre les droits de la conscience éclairée et ceux de la conscience errante. » Depuis la révocation de l’Édit de Nantes, la controverse foisonne dans le sein de l’Église réformée.

Joseph Saurin (1655-1737), frère du précédent, fut quelque temps pasteur dans le pays de Vaud, puis le quitta pour aller à Paris abjurer entre les mains de Bossuet. Sa fuite avait des causes honteuses. Habile mathématicien, il devint membre de l’Académie des sciences et eut l’honneur d’un éloge de Fontenelle. — Son fils, Bernard-Joseph Saurin (1706-1781), se fit un nom par la tragédie de Spartacus.

Mais le plus illustre des Saurin est celui dont nous avons à nous occuper ici. Jacques Saurin, méridional comme la plupart de nos grands orateurs, naquit à Nîmes en 1677, d’une famille distinguée dans les armes, dans les sciences et dans la magistrature. Son père, avocat et homme de lettres, était fort bon protestant et se retira à Genève lors de la Révocation. Jacques avait alors neuf ans. Il y commença des études de théologie, qu’il interrompit en 1694, à l’âge de dix-sept ans, pour prendre le parti des armes. Il fit deux campagnes, l’une comme porte-enseigne, dans le régiment anglais de lord Galloway[e], au service du Piémont. La paix faite en 1696 le laissa sans emploi. Il revint à Genève, où il reprit ses études sous MM. Tronchin, Pictet, Léger et Alphonse Turretin. Il fut déjà remarqué comme prédicateur avant d’être ministre. En 1701, âgé de vingt-quatre ans, il passa en Angleterre, où il devint pasteur de l’Église wallonne de Londres. Dans un voyage qu’il dut faire pour sa santé en 1705, il prêcha à La Haye ; il y eut un succès d’enthousiasme et on l’y retint comme de force, en créant pour lui une place de pasteur extraordinaire des nobles. Il ne quitta plus La Haye jusqu’à sa mort.


Jacques Saurin

[e] M. de Ruvigny, longtemps député général des Églises réformées. (Éditeurs.)

Saurin eut beaucoup d’admirateurs. Jusqu’à lui, la chaire protestante n’avait subi que dans une faible mesure l’influence des grands prédicateurs catholiques. On s’était dit, semble-t-il, et avec raison : Toutes ces hardiesses, toutes ces magnificences cadrent avec le culte brillant et formel du catholicisme ; mais chez nous elles obscurciraient les vérités de la foi. L’éloquence protestante était donc demeurée essentiellement didactique. Saurin lui donna plus d’ampleur et la revêtit de belles draperies ; il inaugura parmi les siens la grande éloquence, éloquence vive, véhémente, emportée quelquefois. Cette innovation fut accueillie avec une faveur marquée, et chacun voulut prêcher comme lui ; mais il manquait à ses imitateurs le talent qui le soutint et le fit réussir.

« Des prédicateurs novices, dit le Journal littéraire de La Haye, s’efforcent à imiter M. Saurin, parce qu’ils sentent que c’est un excellent modèle. Nous les prions de considérer que l’imitation doit avoir pour base la conformité des talents, et qu’il ne faut jamais se mouler sur quelqu’un, si l’on ne trouve pas en soi-même le caractère de son modèle[f]. »

[f] Journal littéraire de La Haye. Tome X, page 72. Article sur le tome III des Sermons de Jacques Saurin.

A côté de ses nombreux admirateurs, Saurin eut des détracteurs acharnés. Tout son séjour à La Haye ne fut qu’une longue lutte, qui le remplit d’amertume. Comment expliquer cette inimitié ardente et passionnée ? Il ne suffit pas d’alléguer que sa dogmatique, un peu relâchée, laissait en suspens bien des questions, ce qui plaisait aux uns (comme Le Clerc), mais déplaisait aux autres. Ce n’est évidemment là qu’un prétexte. On lui a reproché aussi d’avoir eu des mœurs légères, même dans son âge mûr ; cependant des écrits pleins d’aigreur contre lui n’y font pas même allusion. Je ne m’explique la haine dont Saurin fut l’objet que par ses succès, l’indiscrétion de ses partisans et l’imprudence avec laquelle il laissait voir qu’il sentait sa propre supériorité.

Voici comment le Journal littéraire de La Haye appréciait en 1718 cette opposition :

« Nous savons qu’il n’y a peut-être pas au monde un orateur chrétien qu’on écoute avec une avidité plus grande et qu’en même temps on s’attache davantage à critiquer. Plusieurs personnes même le critiquent comme par tradition. Un homme qui passe pour habile dans le public et qui l’est peut-être[g], sent toute l’étendue des talents d’un grand homme ; plus il en est convaincu, plus il tremble pour sa propre gloire, et plus il tâche d’obscurcir celle qui lui paraît un obstacle à sa réputation. Il n’apporte à l’examen de l’objet de son envie qu’un esprit de censure, en négligeant la faculté qu’a notre âme de sentir le beau et de l’admirer. Il ramasse des critiques, quelquefois justes, plus souvent mal fondées, qu’aussitôt qu’elles sortent de sa bouche le peuple reçoit avec la dernière avidité ; l’idée qu’on a conçue de cet habile homme donne un air de vraisemblance à ces critiques, et la malignité du cœur humain les soutient et leur donne cours.

[g] L’adversaire auquel il est fait allusion ici, ne peut être Armand de La Chapelle, puisqu’il n’est devenu le collègue de Saurin à La Haye qu’en 1725, et que l’article cité a été publié en 1718. (Éditeurs.)

Il est rare pourtant que dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, les préjugés de l’envie prédominent longtemps sur les jugements impartiaux de la raison, secondés par l’amour généreux du mérite. Pour me servir ici de la comparaison d’un beau génie anglais, les talents extraordinaires ressemblent au soleil, qui en se levant fait sortir de la terre, par la force de ses rayons, des vapeurs qui les obscurcissent ; mais à la fin ces nuages ne servent qu’à orner la route de cet astre, dont ils augmentent la lumière en la réfléchissant.

Grâces à Dieu, il se trouve dans la société certains hommes qui ont du discernement et qui se font un mérite d’être justes. Incapables eux-mêmes de faire des productions peu communes, ils se contentent de la gloire subalterne de les goûter et de leur donner leur juste prix. De telles personnes, parmi lesquelles nous voudrions pouvoir être rangés, seront toujours les équitables défenseurs de la réputation de M. Saurin ; ils réussiront sans doute à mettre ses talents hors de l’atteinte de l’envie. Leur autorité, soutenue du vrai, commence déjà à prévaloir sur l’autorité de quelques autres appuyée par la prévention. On prononce déjà d’un air moins assuré ces décisions vagues, qui ôtent à notre habile prédicateur le raisonnement et le savoir, et qui ne lui accordent tout au plus que le geste, la voix et quelques degrés d’imagination.

Pour rectifier cette idée, comme nous l’avons entrepris, nous ferons considérer à ceux qui refusent le raisonnement à M. Saurin, qu’on n’est en droit de juger du raisonnement d’un autre que quand on peut se persuader avec quelque justice qu’on s’est attaché soi-même à former sa propre raison ; sans cela il est de la prudence de se regarder comme juge incompétent dans une affaire de cette nature.

Nous convenons bien que, dans les sermons de M. Saurin, il se trouve peu de raisonnements absolument nouveaux, sur la vérité générale de la religion et sur les vérités particulières qu’elle nous enseigne. D’où vient ? C’est que la matière n’en est pas susceptible. Les preuves que nous employons en faveur de l’Évangile sont vieilles, parce qu’elles sont bonnes ; elles nous ôtent le mérite de l’invention, mais elles permettent à l’activité et à la justesse du raisonnement de se distinguer en maîtrisant les préjugés, en distinguant les arguments solides et essentiels d’avec les raisons faibles et incidentes, en considérant toutes les faces d’un raisonnement et en le mettant dans son jour le plus avantageux, ce qu’on ne saurait faire sans en pénétrer toute la force et sans se l’être approprié par la méditation. En un mot les preuves, quoique inventées par d’autres, nous perte mettent de faire sentir, par la manière de les manier, que nous les aurions trouvées si nous avions vécu dans un siècle moins lumineux.

Pour appliquer à M. Saurin ce que nous venons de dire, nous prions les plus raisonnables de ces censeurs de conférer la manière dont il traite la plupart des sujets avec celle qu’on remarque dans les livres de nos autres théologiens distingués, et qu’ils jugent ensuite sans partialité à qui il est juste de donner la préférence : le procès sera bientôt vidé, et le préjugé ne tiendra pas longtemps contre la raison.

A ceux qui ne veulent pas reconnaître notre auteur pour savant, nous demanderions volontiers ce qu’ils entendent par le savoir d’un ministre de l’Évangile. Est-ce un savoir également profond et étendu dans toutes les sciences ? Mais où est l’homme qui soit parvenu à ce degré de perfection plus qu’humaine ? Un homme est savant, quand il est instruit non d’un grand nombre de choses vaines ou simplement curieuses, mais quand il sait des choses utiles et qui influent sur sa profession. De plus on peut passer, en quelque sorte, pour généralement savant, quand on a réussi à former sa raison, puisqu’une raison exacte et cultivée est la clef de toutes les sciences[h]. »

[h] Journal littéraire de la Haye. Année 1718. Tome X, pages 6-9. Article sur le tome III des Sermons de Jacques Saurin.

Ce fut en 1729 qu’éclata le plus violent orage, provoqué par la publication du second volume des Discours historiques, critiques, théologiques et moraux, sur les événements les plus mémorables du Vieux et du Nouveau Testament[i]. Dans un de ces discours, Saurin avait émis une opinion erronée sur le mensonge, à propos de l’ordre donné par l’Éternel à Samuel de mener avec lui une génisse en allant sacrer David. (1Samuel.16.2) « Cette commission, dit-il, sembla périlleuse à Samuel. Il crut ne pouvoir s’en acquitter sans risquer de perdre la vie… Dieu fournit à Samuel un moyen d’éviter ce péril. Il lui dit de déguiser le sujet de son voyage et qu’au lieu de déclarer, en arrivant à Bethléhem, la véritable raison pour laquelle il y était venu, il n’avait qu’à emmener avec lui une génisse et qu’à dire qu’il avait dessein de la sacrifier à l’Éternel. Cette précaution était sûre ; mais comment l’accorder avec les idées que l’Écriture nous donne des lois de la vérité ? Il n’est déjà que trop malaisé de les concilier avec la conduite de quelques saints personnages, qui paraissent y avoir porté atteinte et qui, bien loin d’en avoir été punis, semblent en avoir eu des récompenses. Mais nous avons une solution générale aux difficultés qui naissent de leurs exemples. C’est que les plus saints hommes ont leurs taches… Ici ces solutions ne sauraient avoir lieu. C’est le Dieu de vérité qui parle ; c’est par son ordre que Samuel doit user de déguisement[j]. »

[i] Le premier volume avait paru à Amsterdam en 1720 ; le second volume ne fut publié dans la même ville qu’en 1728. (Éditeurs.)

[j] Discours historiques et critiques sur le Vieux et le Nouveau Testament. Amsterdam, 1728. Tome II. (Édition in-8°. Tome IV, page 316.)

Ce passage fut dénoncé par les collègues de Saurin[k] à l’autorité supérieure, et le synode de La Haye s’en occupa l’année suivante. Après de longues délibérations et bien des disputes, le synode agréa comme satisfaisante[l] la déclaration suivante de Saurin :

[k] MM. Chion, Chais, Huet et La Chapelle.

[l] Le 7 septembre 1730, quatre mois avant la mort de Saurin.

« Je n’ai prétendu, dans ma dissertation sur le mensonge, faire autre chose que rapporter historiquement les sentiments de ceux qui croient que le mensonge est toujours criminel et de ceux qui le croient innocent dans de certains cas.

Les termes de mentir, de mensonge, de déguisement de la vérité, de dessein d’induire dans l’erreur, lorsque je m’en sers dans mon discours XXXI et dans ma Résomption[m], surtout dans l’explication que je propose de 1 Samuel 16.2, doivent être pris dans le sens le plus doux et comme n’emportant que la réticence d’une partie de la vérité.

[m] Résumé.

Je reconnais qu’il implique contradiction que Dieu puisse jamais donner un ordre qui porte l’ombre de ce qu’il y a de criminel dans le mensonge, comme je condamne toute proposition contraire à celle-là.

Si, contre mon intention, les termes dont je me suis servi pouvaient donner la moindre atteinte à l’éminence des perfections de Dieu, je les désavoue.

Par rapport à la sainteté et à la véracité de Dieu, comme aussi à l’obligation où les hommes sont de dire vrai, je m’en tiens à la doctrine contenue dans mon catéchisme, que j’enseignerai toujours[n]. »

[n] Chauffepié. Nouveau Dictionnaire historique et critique. La Haye, 1756. Tome IV, pages 180-181.

La Chapelle attaqua Saurin avec une violence et une grossièreté incroyables, dans la Bibliothèque raisonnée, à la rédaction de laquelle il concourait. Voici quelques exemples de ces attaques :

« Les pauvres gens (M. Saurin et l’un de ses défenseurs) font pitié. Ils parlent de ce qu’ils n’entendent point. Ils n’ont pas la première idée des choses, et c’est assez l’ordinaire de M. Saurin. Ses idées sont tout au plus comme les atomes de Démocrite, qui volent au hasard et qui s’accrochent de même. Il faut donc lui apprendre ce qu’il aurait pu savoir s’il était capable de méditer ce qu’il lit[o]. »

[o] Bibliothèque raisonnée. Tome III, page 299.

Et ailleurs : « Cet écrit vient d’une autre main que la sienne ; mais il est visible qu’il a dirigé cette main et qu’il l’a animée. On objecterait vainement les louanges excessives que l’écrivain de la Défense lui donne ; car c’est au contraire une preuve convaincante que cette défense a passé sous ses yeux et n’a été faite que de concert avec lui. C’est son faible que les louanges outrées[p]. »

[p] Ibid. Tome III, page 279.

Le même critique reproche à ces discours un tour pédantesque et cite à leur propos cette description que donne Furetière de l’ordre de bataille de l’armée de Galimatias :

« A la gauche de la seconde ligne, on voyait les Exagérations, troupes levées en la province de Hâblerie, et qui se rangeaient et maniaient de telle sorte que quelquefois elles paraissaient le double ou le triple de ce qu’elles étaient en effet.

Entre ces deux corps, se trouvaient deux gros bataillons. Celui de droite était composé d’Autorités presque innombrables ; car elles faisaient la plus grande force de l’armée. Elles étaient sous la charge de deux lieutenants-généraux, dont l’un se nommait Index, qui, au contraire des autres chefs, marchait toujours à la queue, afin de rallier ses troupes, fort sujettes à se débander. L’autre, appelé Polyanthea, marchait à la tête. C’était un homme laborieux, qui les avait réunies ensemble, n’en ayant fait qu’un corps, divisé en vingt-trois régiments, et pour éviter la confusion dans la marche, il les faisait filer par ordre alphabétique, comme les rentiers de l’Hôtel de Ville. Elles étaient composées de toutes sortes de nations. Il y avait des Arabes et des Rabbins, qui faisaient peur au peuple, à cause qu’on n’entendait point leur langue, gens de père en fils et de toute ancienneté attachés au service de ces États de Pédanterie. Il y avait aussi des Grecs et des Romains, qui faisaient grand bruit et qui marchaient avec beaucoup d’équipage, quoique ce ne fut pourtant que de la populace ; car tout ce qu’il y avait de noble, de propre et de poli s’était mis dans le parti de la Rhétorique. Ce qui se trouvait ici de remarquable, c’est que chaque Autorité était obligée, en venant s’enrôler, d’avoir un bulletin de santé, pour marquer le lieu d’où elle venait, et elle devait porter ce bulletin avec soi ou le laisser à un contrôleur appelé La Marge ; autrement on le tenait pour venir d’un lieu suspect[q]. »

[q] Furetière. Nouvelle allégorique. (Bibliothèque raisonnée. Tome II, pages 191-192.)

Cet acharnement et ces injures étonnent d’autant plus de la part de La Chapelle, qu’il avait de l’instruction, du talent et de l’esprit. Dans la controverse sur le mensonge, il défendait la vérité, mais sans amour pour la vérité. Il montra, d’un bout à l’autre de cette affaire, la haine d’un homme timide. Cet orage abrégea probablement les jours de Saurin ; il ne fut, du reste, que le plus haut point d’une tempête qui dura toute sa vie. On le poursuivit encore après sa mort, arrivée le 30 décembre 1730. Pressée par les instances de La Chapelle, la cour de Hollande déclara, le 27 juillet 1731, qu’il avait réfuté, selon la Parole de Dieu, des doctrines erronées sur le mensonge, et qu’il s’était comporté dans cette dispute comme un pieux et fidèle ministre de la sainte Parole de Dieu[r]. »

[r] Extrait du Registre des résolutions de la cour de Hollande, cité par Chauffepié dans son Dictionnaire, tome IV, page 181.

Nous trouvons dans un journal du temps quelques détails sur la mort de Saurin :

« Se jugeant à l’extrémité, il demanda ses confrères. Ils eurent entre autres des discours de piété convenables à son état. Il parla toujours à ses collègues comme étant sur le point d’aller rendre compte au Juge de l’univers. Dans le temps même qu’il avait le râlement de la mort, il les entretînt de la manière la plus touchante. Il leur répéta plusieurs fois les vœux ardents qu’il faisait pour leur ministère. Ils firent la prière au malade et l’assurèrent qu’ils étaient très satisfaits des sentiments édifiants dont ils le voyaient pénétré. Il ne pouvait se lasser de témoigner combien il était reconnaissant des grâces et des consolations dont Dieu le remplissait par sa miséricorde. Il adressa à l’aîné de ses enfants des exhortations également tendres et chrétiennes. Il lui dit plusieurs fois : Aimez Dieu, mon fils, mon cher fils ; attachez-vous à la piété, il n’y a que cela de bon. — Et à un prosélyte : Bénissez Dieu de vous avoir fait connaître sa vérité. Vous aurez bien des croix à porter, bien des amertumes à endurer, bien des souffrances à essuyer ; mais l’éternité est au bout. — De temps en temps, il s’écriait : Mon Dieu, fais-moi voir ta gloire ! — Il rendit l’esprit vers les six heures du soir et fut très peu de temps sans parler. Il se croyait sans doute obligé de ne point cesser d’édifier un grand nombre de personnes de distinction et autres, qui étaient témoins de tout ce que nous venons de rapporter. »

[Journal littéraire de La Haye, tome XXI, pages 283-384, article sur les sermons de Saurin sur la Passion, publié en 1734, quatre ans après sa mort. — Nous empruntons à la relation d’un témoin oculaire quelques détails sur l’entrevue de Saurin avec ses envieux collègues, le jour même où il mourut :

Le samedi matin. M. Saurin se trouva à l’extrémité, mais ayant toute sa connaissance. Il dit à ceux qui étaient présents : « Ne pleurez point, la mort n’est rien ; elle est désarmée à mes yeux ; je n’ai que des grâces à rendre à mon Dieu ; je suis heureux, je suis inondé des consolations divines. J’avais craint la mort, mais elle n’est rien. Bénissez Dieu des secours qu’il me donne. » — Il souhaita de voir les ministres. On lui demanda si cela ne lui donnerait point d’émotion. « Rien, dit-il, ne m’émeut que mon salut. » MM. Chion et Chais y vinrent. Il les avait voulu envoyer chercher la veille ; mais les médecins l’en avaient empêché. Il dit à ces messieurs le bon état où il se trouvait ; il pria Dieu qu’il bénit leur ministère, leur dit qu’il leur demandait pardon s’il les avait offensés en quelque chose. Ils reçurent assez bien son compliment. M. Chion le pria aussi de lui pardonner s’i l’avait offensé ; cela fut reçu avec tendresse. M. Chion lui fit la prière. Il réitéra ses mouvements de dévotion, disant qu’il était heureux et qu’il bénissait Dieu de ses grâces. On lui demanda s’il voudrait voir MM. Huet et de La Chapelle. Il répondit : » Très volontiers. » Quand ils furent venus, il leur réitéra la prière de lui pardonner s’il les avait offensés, et les témoignages des grâces dont Dieu le comblait. Ce fut sur le mot de pardon général que M. Huet insista, lui disant d’examiner sa conscience, de ne se point faire d’illusion, point d’équivoque, point de sophisme. Le malade répondit tranquillement qu’il n’avait point diffamé la réputation de ses frères, qu’il n’avait pris part directement ni indirectement aux libelles qui avaient paru, et qu’il n’avait fourni aucun mémoire. M. Huet disait : « Ce n’est point assez de ne pas tenir la plume, si on fait agir les autres. » Alors le malade, s’efforçant, dit bien haut : « Monsieur Huet, Dieu m’est témoin, ce Dieu devant lequel je vais comparaître, que je n’ai rien fait de tout cela, et ce que j’ai déclaré est la pure vérité. » A quoi M. Huet répondit : Je reçois cette espèce de satisfaction ; je vous pardonne et je prie Dieu qu’il vous fasse miséricorde. » (Jacques Saurin. Une page de l’histoire de l’éloquence sacrée, par J.-J. van Oosterzee, pasteur à Rotterdam. Traduit du hollandais Bruxelles, 1856. Page 125.)

Nous trouvons dans le même ouvrage, page 23, une preuve du désintéressement de Saurin :

« Institué héritier d’une grande fortune par un certain Louis Lambert, comme lui né à Nîmes et mort plus tard en Hollande, il fut odieusement cité devant les tribunaux par le frère unique et déshérité de celui-ci. L’occasion fut belle aux ennemis de Saurin pour l’attaquer dans toutes sortes de libelles, qui le mirent dans l’absolue nécessité de se défendre. Triompher lui était facile, puisqu’il pouvait prouver, par des témoignages suffisants, que ce riche héritage lui était venu absolument à son insu. Mais une grande âme, comme la sienne, avait besoin d’un plus grand triomphe. Il laissa donc libre cours au procès, afin de faire valoir son bon droit aux yeux de tous ; mais, lorsque le juge eut prononcé en sa faveur, il partagea, moyennant certaines conditions, ce trésor dont la jouissance lui avait été rendue amère, entre les parents et les coreligionnaires du défunt, « sans en rien garder pour lui-même. » (Éditeurs.)

Voici comment le même journal apprécie le caractère de Saurin :

M. Saurin sentait ce qu’il prêchait. On le voyait pénétré de la religion qu’il annonçait. C’était un cœur droit. Il avait une douceur qui charmait. Sa vivacité l’empêchait, il est vrai, d’être insensible aux maux auxquels il pouvait être exposé, mais il était incapable d’aucune aigreur. Il était patient par principe. Il avait une piété gaie ; elle était officieuse. Il ne se servait de la bienveillance dont les grands l’honoraient que pour être utile à ses prochains…

« Son commerce était gracieux et aisé. On ne trouvait en lui qu’un seul défaut, qu’on prenait pour de la fierté ; mais ceux qui le connaissaient bien savaient que ce qu’on appelait de ce nom n’était tantôt qu’une franchise éloignée de toute cérémonie, tantôt qu’une distraction à laquelle ses grandes occupations le livraient quelquefois. Il avait de l’ambition, mais sans orgueil[s]. »

[s] Journal littéraire de La Haye. Tome XXI, pages 280 et 283.

Il connaissait peu les hommes, tout en peignant admirablement l’homme. Ce contraste singulier se présente souvent, comme on voit souvent aussi, au rebours, des personnes qui connaissent fort bien les hommes, mais qui ne savent pas les peindre. L’observation ne suffit pas ; il faut y ajouter l’étude de soi-même et la méditation, la généralisation. Lamennais fait remarquer que les hommes les plus retirés du monde sont ceux qui peignent le mieux l’humanité. Voici comment Chauffepié, dans son Supplément au Dictionnaire de Bayle, caractérise Saurin sous ce rapport :

« Jamais homme ne fut pénétré d’un plus profond respect pour la Divinité et n’en parla d’une manière plus judicieuse et plus noble, mais il ne connaissait guère les hommes. Quand il était question de les dépeindre en chaire, il démêlait ; avec une précision admirable les illusions qu’ils se forment, les ressorts qui les remuent et les passions qui les agitent. Il faisait de fidèles portraits, mais dont il voyait les originaux dans la société sans les reconnaître. La seule ressource qui lui restât dans certaines circonstances était une espèce de pressentiment ; car, quoiqu’il ne crût pas que les hommes fussent aussi méchants qu’ils le sont, il les craignait cependant assez pour vouloir sortir d’affaire avec eux à quelque prix que ce fût. La raison d’un procédé si bizarre en apparence n’est pas difficile à deviner. M. Saurin était accoutumé à une vie douce et tranquille, aimait son cabinet, avait le cœur excellent et assez peu d’expérience du monde ou d’idée de la malice qui y règne. Le soupçon le gênait et la haine lui était à charge. Avec de pareilles dispositions, on aime mieux hasarder un jugement favorable que de s’armer de fierté et de défiance : imprudence dont on a ordinairement occasion de se repentir dans la suite. En un mot, M. Saurin n’avait aucun talent pour se démêler des pièges qu’on aurait voulu lui tendre[t]. »

[t] Chauffepié. Nouveau Dictionnaire historique et critique. Tome IV, pages 180-182.

Nous trouvons dans le même auteur un témoignage précieux sur l’esprit que Saurin apportait dans les matières de controverse : « En dépit de l’exemple, dit Chauffepié, il alliait la tolérance avec le zèle, et distinguait entre des injures et des arguments… Le support était accompagné chez lui de la charité la plus tendre pour ceux qui se trouvaient dans la misère[u]. »

[u] Ibid., page 182.

La tolérance est un des beaux traits de son caractère. Elle entrait alors dans les esprits, et l’on ferait une bibliothèque des ouvrages de ce temps qui s’y rapportent. Les faits avaient suggéré la doctrine ; les excès de l’intolérance avaient frayé la voie à la tolérance ; mais si elle était dans les esprits, elle n’était pas encore dans les cœurs : la violence de ses défenseurs eux-mêmes dans leurs controverses réciproques suffirait seule à le montrer. Saurin, lui, était vraiment tolérant ; il l’était par noblesse de cœur et élévation d’esprit ; sur ce point et d’autres encore, il avait des idées plus grandes et plus vastes que ses contemporains.

En résumé, Saurin nous présente plus de qualités que de défauts. C’est un homme faible, imprudent, passionné, un peu trop épris de la gloire, mais candide, sincère, probe, doux, plein d’amour et de largeur. C’est un vrai chrétien.

Voyons maintenant ses principaux ouvrages. Son Abrégé de la théologie et de la morale chrétienne, en forme de catéchisme, parut en 1722. Saurin avait contribué à la fondation d’une société dont le but principal était de faire instruire les enfants des réfugiés pauvres et, après leur avoir enseigné leur religion, de les mettre en apprentissage. Ce fut pour eux qu’il composa ce catéchisme ; mais ce n’est pas un catéchisme ordinaire, et il est difficile de croire qu’on le plaçât immédiatement entre leurs mains. Il est vrai qu’alors l’instruction religieuse ne se prenait pas au petit pied et qu’elle allait en première ligne dans l’éducation d’un homme bien élevé. Nos catéchismes sont loin de valoir ceux de ce temps-là, pour la pensée, les raisonnements et la doctrine, et cependant Saurin déplore dans sa préface la négligence qu’on apportait dans l’instruction religieuse de la jeunesse. Son catéchisme est précieux à étudier et fait connaître mieux que ses autres ouvrages sa théologie et ses idées sur la religion.

Trois ans plus tard, Saurin commença la publication de ses lettres sur l’État du christianisme en France, adressées aux catholiques romains, aux protestants temporiseurs et aux déistes (1725-1727). Cet ouvrage provoqua une guerre de plume des plus violentes. Les attaques étaient injustes et grossières au delà de toute idée, et la défense si maladroite qu’elle semble partir d’ennemis déguisés. C’était, du reste, une affaire toute personnelle : on en voulait à Saurin, non à ses opinions. L’impression qu’on reçoit de ce champ de bataille est triste, mais sans grandeur. En le remuant avec le soc, on y trouve bien les scabra rubigine pila, les galeas inanes,[v] mais on n’a pas lieu d’appliquer le

Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.
(Et d’un œil effrayé contemplera leurs os.)

[v] Les javelines rongées par la rouille... les casques vides. (Virgile, Géorgiques, livre I.)

Nous avons déjà mentionné l’orage qu’excita la publication, commencée en 1720, des Discours historiques, critiques, théologiques et moraux sur les événements les plus mémorables du Vieux et du Nouveau Testament[w]. C’est une espèce de commentaire, destiné primitivement à servir de texte à une collection de gravures. L’auteur fût accusé par les uns de scepticisme, par les autres d’un rigorisme exagéré. Le fait est qu’il s’y montre d’un bout à l’autre très loyal et ne déguise jamais sa pensée.

[w] On désigne souvent cet ouvrage sous le nom de Bible de Saurin.

Les Sermons de Saurin forment douze volumes, dont les cinq premiers seulement ont été publiés par lui, de 1708 à 1725[x]. Peut-être a-t-il encore préparé le sixième, qui parut peu de temps après sa mort, en 1732. Il apportait une grande sévérité dans le choix des sermons dont il composait ses volumes, et la publication de ceux qu’il avait écartés a nui à sa réputation, bien que l’homme supérieur s’y fasse reconnaître encore.

[x] Le premier en 1708, le deuxième en 1712, le troisième en 1717, le quatrième en 1720, le cinquième en 1725.

Le débit de Saurin ajoutait beaucoup de prix à ses sermons. Il avait une noble figure, un bel organe et avait développé par l’étude ses dons naturels.

Voici comment s’exprime à cet égard la Bibliothèque française :

A un extérieur tel qu’il le fallait pour prévenir son auditoire en sa faveur, M. Saurin joignait une voix forte et sonore. Ceux qui se souviennent de la magnifique prière qu’il récitait avant le sermon n’auront pas oublié non plus que leur oreille était remplie des sons les plus harmonieux. Il aurait été à souhaiter que sa voix eût conservé le même éclat jusqu’à la fin de l’action, mais nous avouerons que souvent il ne la ménageait pas assez[y]. — J’ajouterai à cet éloge, dit Chauffepié, après cette citation, une particularité que je tiens d’un homme à qui M. Abbadie lui-même l’avait dit, que la première fois que ce grand homme entendit prêcher M. Saurin il fut tellement ravi en admiration qu’il se demandait : Est-ce un ange ou un homme qui parle[z] ? » — Ce mot d’Abbadie se doit entendre surtout de la récitation de Saurin (3).

[y] Bibliothèque française. Tome XXII, partie II, page 288.

[z] Nouveau Dictionnaire historique et critique. Tome IV, page 177. Article : Saurin (Jacques).

[« Pendant les vingt-cinq ans que dura son ministère, Saurin resta en possession de la gloire précoce qu’il avait acquise, et il y puisa une autorité de langage et une assurance d’esprit qui ne se sont rencontrées au même degré chez aucun des autres orateurs du refuge. Par l’étendue de ses connaissances, l’élévation de ses pensées, l’élan de son imagination, la force de ses argumente, la méthode lumineuse de son exposition, il produisait l’impression la plus profonde sur les flots de réfugiés qui se pressaient dans l’enceinte trop étroite du temple. Des échelles étaient dressées contre les murs pour recevoir ceux qui n’avaient pu trouver place dans la vaste nef de l’église. L’élite de la population hollandaise de La Haye, les Heinsius, les Van Haren, les Wassenaer, les hommes d’État qui tenaient alors dans leurs mains les destinées de l’État et devant lesquels venaient s’humilier les ambassadeurs naguère si arrogants de Louis XIV, accouraient pour l’entendre et joignaient leur témoignage approbateur à celui des Français. Il n’y avait pas jusqu’à la sérénité de son noble visage, jusqu’à la clarté de sa voix sonore et vibrante, jusqu’à ce mélange de ferveur genevoise et d’ardeur méridionale, qui ne contribuassent à transporter les auditeurs enthousiastes qui affluaient à ses sermons. La première fois qu’Abbadie l’entendit prêcher, il fut tellement ravi qu’il s’écria : « Est-ce un homme, est-ce un ange qui parle ? » Le savant et judicieux Le Clerc avait refusé longtemps de venir à ses sermons, se défiant des effets produits, disait-il, plutôt par une vaine éloquence que par la force des arguments. Un jour, ses amis l’entraînèrent dans le temple ; mais, pour ne pas céder à l’influence de ces accents harmonieux et de ce geste rapide et expressif, il eut soin de se placer derrière la chaire, de manière à ne pas voir l’orateur. A la fin du discours, il fut tout surpris de s’apercevoir qu’il avait changé de position et qu’il était profondément ému et rempli d’admiration. » (Notice sur Jacques Saurin, en tête des Sermons choisis, publiés par H. Ch. Weiss. Paris, 1854. Pages viii-ix. ; (Éditeurs).]

Citons encore l’appréciation de Le Clerc dans sa Bibliothèque choisie :

« Ceux qui ont ouï M. Saurin ont eu l’avantage de voir qu’il soutient tout cela par une action qui y répond parfaitement bien. On dit que l’orateur Eschine, quoique ennemi de Démosthène, lisant un jour dans une ville de Grèce une oraison que ce grand orateur avait faite contre lui, il lui attira l’admiration de ses auditeurs, ce qui fit dire à Eschine : Ah ! si vous l’aviez ouï lui-même ! — Je ne ferai point d’application de cette histoire. Le lecteur comprendra assez ce que je veux dire[a]. »

[a] Bibliothèque choisie. Tome XXV, page 179. (Article sur les tomes I et II des Sermons de Jacques Saurin.)

Saurin jouit toute sa vie d’une réputation immense, à laquelle dut nuire toutefois l’imitation maladroite de ses copistes. C’est un malheur pour les grands hommes de faire école. L’imitateur sans talent dénonce les côtés faibles de son modèle, et la parodie, pour être involontaire, n’en est que plus dangereuse. Campistron pourrait dégoûter de Racine. Saurin avait une éloquence originale, hardie, parfois sauvage et brusque à la manière de Bossuet. C’était bien avec son génie ; mais on comprend ce que ce genre peut devenir entre des mains maladroites, et combien il était fâcheux pour Saurin qu’on prétendît le retrouver dans l’éloquence haut empanachée de ses imitateurs. Néanmoins dans tout le dix-huitième siècle sa réputation a plutôt grandi que diminué ; il a été souvent réimprimé ; enfin il a rompu son ban, pénétré dans le public catholique et, seul de tous les réformés, il a pris rang dans la littérature nationale. Il a fallu que Maury en parlât,… pour le calomnier, il est vrai. Aujourd’hui son crédit a beaucoup baissé. L’édition publiée à Paris de 1829 à 1835, la seule qui soit un peu bonne, est tombée toute jeune, et on l’obtient à très bas prix[b]. Habent sua fata libelli, et dans le nombre de ces libelli il faut compter les sermons. Aucun genre littéraire n’a des catacombes aussi effroyables ; mais que Saurin y soit enterré avec les autres, cela ne nous fait pas honneur.

[b] Les citations de M. Vinet sont faites d’après les éditions de La Haye ; mais c’est la nouvelle édition de Paris, 1829, et quand il y a lieu, aux Sermons choisis de J. Saurin (édition publiée par M. Ch. Weiss en 1854) que se rapportent nos renvois, ces éditions étant plus à la portée de la plupart des lecteurs. (Éditeurs.)

Nous ne baserons guère notre appréciation de Saurin que sur les volumes qu’il a lui-même publiés, et comme, dans l’édition de 1829, qui a suivi l’ordre des matières, cette distinction n’est plus possible, nous donnons ici les titres des sermons contenus dans les cinq premiers volumes.

Premier volume : Le Renvoi de la conversion (trois sermons). — Les Profondeurs divines.Sermon pour le jeûne célébré à l’ouverture de la campagne de l’année 1706. — La Nature du péché irrémissible.La Peine du péché irrémissible.L’Aumône.La Suffisance de la Révélation.

Deuxième volume : L’Assurance du Salut.L’immensité de Dieu.Les Dévotions passagères.La Divinité de Jésus-Christ.Les Tourments de l’Enfer.Le Ravissement de saint Paul. — Les Frayeurs de la mort.Sermon sur les malheurs de l’Europe.Les Passions.La Nécessité des progrès.

Troisième volume : Le Prix de l’âme.La Pénitence de la pécheresse.L’accord de la religion avec la politique.La plus sublime Dévotion.La Vie des courtisans. Le Véritable objet de la crainte.Les Difficultés de la Religion chrétienne.La Recherche de la vérité.Le Trafic de la vérité.Les Avantages de la Révélation.

Quatrième volume : La manière d’étudier la religion.L’Amour de la Patrie.Le Goût pour la dévotion.La Sainteté.Les Conversations.La Vision béatifique de la Divinité.L’indispensable obligation d’un dévouement universel aux lois divines.Le Travers de l’esprit humain (trois sermons).

Cinquième volume : Sermon pour le dimanche avant Noël (Ésaïe 4.5-6). — Le Cantique de Siméon.Les derniers discours de Jésus-Christ à ses apôtres.La Prière sacerdotale de Jésus-Christ.La Passion. — La Résurrection de Jésus-Christ.La Foi obscureLa Participation des chrétiens à l’exaltation de Jésus-Christ.Le Premier discours de saint Pierre.Sermon pour le jeûne du 13 novembre 1720. — L’Éternité de Dieu.Pour un jour de communion.

On peut déjà s’apercevoir, à la seule lecture de cette liste, que Saurin a traité des sujets beaucoup plus variés que ses prédécesseurs. Outre les sujets ordinaires, que tous les prédicateurs traitent au moins une fois (comme, par exemple, les textes de la Passion), il aborde des sujets nouveaux, qui vont à la nature de son esprit et qui devaient plaire à l’auditoire choisi dont il était entouré. Il étudie davantage les divers rapports de la religion avec la vie humaine et la société ; ainsi il prêche sur l’égalité des hommes, sur la vraie liberté, sur l’accord de la religion avec la politique, sur le tribut. Il a, en outre, plusieurs sermons de circonstance.

Avant la révocation de l’Édit de Nantes, une idée domine chez tous les prédicateurs réformés : la défense de leur Église et de ses doctrines. Les réformés étaient menacés de plusieurs manières, et la lutte était pour eux une nécessité ; mais cette préoccupation, toute respectable qu’elle fût, puisqu’il s’agissait pour eux de défendre la vérité et non pas les intérêts d’une secte, restreignait beaucoup l’horizon de la chaire. Certains sujets n’étaient jamais traités ou l’étaient trop exclusivement au point de vue de l’Église protestante. La prédication n’avait pas en vue l’individu avant tout ; mais, sans négliger l’édification individuelle, elle regardait davantage à la communauté. On y chercherait en vain aussi quelque écho du dehors, si ce n’est les allusions générales à la persécution. Elle ne peut donner aucune idée de la société de cette époque, de ses mœurs, de ses habitudes, de sa littérature. Mais une fois sur la libre terre de Hollande, les réformés eurent plus la loisir de regarder autour d’eux ; ils se mêlèrent davantage à la société, et leur prédication en fut forcément modifiée.

Elle le fut aussi sur un autre point. Parmi les sujets négligés dans la période qui nous a occupés jusqu’ici, nous avons signalé déjà les sujets de morale ; Saurin le premier leur donna une large place, s’occupant également de morale descriptive et de morale prescriptive. Toutefois il ne négligea pas le dogme comme on le négligea dans la suite.

Il a introduit hardiment des sujets religieux nouveaux, affrontant d’assez grandes difficultés pour que les titres de plusieurs de ses sermons effrayent : les Profondeurs divines ; l’Immensité de Dieu ; l’Éternité de Dieu ; le Ravissement de saint Paul ; la Vision béatifique de la Divinité ; la plus sublime Dévotion ; la Foi obscure ; les Tourments de l’Enfer.

On a beaucoup dit que c’est de Saurin que date la décadence de la théologie. Il se trouve, il est vrai, à quelque distance de ses devanciers et du réveil religieux actuel ; mais il est certainement très orthodoxe. Il n’a évité aucun des grands sujets : la Transformation du pécheur ; l’Assurance du salut ; l’Impeccabilité du fidèle ; la Divinité de Jésus-Christ. Il serait difficile à l’orthodoxie la plus exigeante de trouver la sienne en défaut sur aucun point ; elle s’étend même à des doctrines que le réveil a considérées comme secondaires, ainsi la prédestination. Pourquoi donc le réveil, qui a exhumé plusieurs des devanciers de Saurin, l’a-t-il laissé lui-même dans une sorte d’oubli ? Il y a une raison à cela, sans compter la prévention très injuste dont il est devenu l’objet. Il n’a pas pressé aussi vivement, aussi habituellement que d’autres la pensée de la justification par la foi et de la grâce opérante. Il en parle sans doute et souvent ; mais ce n’est pas, comme aujourd’hui, le sujet dans tous les sujets. Tout le christianisme est dans Saurin ; mais certaines parties sont à l’état latent, et c’est particulièrement le cas de ces principes qui, fortement saisis, donnent à toutes les pensées une impulsion vive et dominante. Sa prédication n’a pas assez de pente et les vérités ne tombent pas assez de tout leur poids.

Parfois il semble aussi n’avoir pas saisi les justes proportions des vérités chrétiennes. Ainsi dans ses sermons sur le Renvoi de la conversion (sujet, pour le dire en passant, inconnu à notre réveil), il se rapproche trop du point de vue catholique, d’après lequel il faut être chrétien avant de se convertir. Toutefois cette prédication est riche en instructions et elle comblerait admirablement beaucoup de lacunes que nous devons reconnaître dans la nôtre.

Ce qu’on peut louer sans réserves dans la théologie de Saurin, c’est son esprit libéral, rationnel, et surtout son admirable loyauté. Tandis que les autres recommandent les vérités dont ils sont convaincus, Saurin a l’air de chercher la vérité pour son propre compte et d’être disposé à l’accueillir quelle qu’elle soit. Dans l’exposé des objections et dans les réfutations, il montre une loyauté vaillante ; il semble qu’on reconnaisse en lui l’ancien soldat ; mais s’il fait face au danger avec courage, il ne le cherche pas toutefois : il est brave et non belliqueux. Sa loyauté donne un sentiment de bien-être et inspire la confiance ; nous savons, à n’en pouvoir douter, qu’il ne nous trompe pas, à moins qu’il ne se trompe lui-même.

Saurin fait grand usage dans ses sujets de la métaphysique ; il l’aime et en est même fort épris. Elle l’empêche d’être mystique, bien qu’il croie l’être, et cependant on l’aimerait mieux mystique. Le bon mysticisme est la manne cachée des vérités évangéliques ; il fait sentir ce qui ne peut pas se dire, ce que l’analyse est impuissante à expliquer. Saurin s’y prend autrement ; il s’efforce, par exemple, de nous donner une idée claire et nette des joies du paradis en distinguant tous les éléments de la félicité éternelle. Chateaubriand suit une autre voie ; il parle de fleuves d’or, de rivages de rubis, etc. ; mais ces symboles, splendidement arides, ne s’adressent qu’à l’intelligence, ils ne font rien sentir. Combien j’aime mieux la manière dont s’y prend Fénelon. Lisez, dans le dix-neuvième livre de Télémaque[a], sa description du paradis, et vous verrez comment on peut exprimer l’inénarrable. Ce n’est pas une méthode, c’est plutôt l’absence de méthode ; c’est une inspiration ; c’est le bon mysticisme.

[a] Le livre XIX de la division du Télémaque en XXIV livres est compris dans le livre XIV de la division en XVIII livres. (Éditeurs.)

Si nous voulons savoir ce qu’on pensait alors de la métaphysique, au moins dans les sermons, écoutons un critique de Saurin. « C’est un grand malheur, dit-il, pour ceux qui ont assez de génie pour le sentir, que les principes de la métaphysique soient si déliés et si peu féconds. Cette science mérite certainement que nous nous y attachions avec la plus avide curiosité, mais elle est trop haute et trop sublime pour de petits esprits comme les nôtres. Peut-être que les anges, les chérubins mêmes, osent à peine s’en mêler[b]. »

[b] Journal littéraire de La Haye. Tome XII, page 393. (Article sur le tome V des Sermons de Saurin.)

Cependant Saurin ne croit pas traiter des sujets trop difficiles. Voici comment il en parle lui-même, dans son sermon sur l’Éternité de Dieu :

« Que ceux de vous, mes frères, qui ne pourront pas suivre ce raisonnement ne s’en prennent qu’à eux-mêmes. Qu’ils ne disent pas que ce sont là des réflexions abstruses et métaphysiques, qui ne doivent pas être apportées dans ces assemblées. Il n’est pas juste que l’incapacité d’un petit nombre de personnes, incapacité causée par leur attachement volontaire aux choses sensibles, et pour ainsi dire par leur enfoncement criminel dans la matière, retarde l’édification de tout un peuple et nous empêche de lui proposer les premiers principes de la religion naturelle[c]. »

[c] Édition de Paris. Tome VIII, page 215.

Saurin a raison ; car si l’on peut faire des méditations creuses et trop difficiles, on peut aussi, et c’est le cas trop souvent aujourd’hui, rester au-dessous de son auditoire. Il faut éviter les expressions et les idées scientifiques et abstraites, que le plus grand nombre ne comprend pas : tout doit prendre un corps, tout doit devenir vivant et palpable ; mais il faut éviter avec le même soin les trivialités, qui ne satisfont pas les esprits les plus ordinaires. On est étonné de rencontrer souvent chez le petit peuple une intelligence des choses divines qu’on ne rencontre pas toujours chez les hommes plus cultivés. C’est que ces choses se comprennent avec le cœur. Il ne faut donc laisser de côté que les sujets auxquels le cœur ne saurait atteindre. Est-ce le cas pour le développement auquel Saurin fait allusion dans les paroles que nous avons transcrites ? Nous allons en juger. — Il veut prouver que, de la conscience que nous avons de notre propre existence, résulte nécessairement la persuasion de l’éternité de Dieu.

« Si je suis assuré de mon existence, dit-il, je ne suis pas moins assuré que je ne la puise pas de moi-même, et que je la tiens d’un être supérieur. Quand j’ignorerais l’histoire du monde ; quand je ne saurais pas par tradition que je ne suis que du jour d’hier, selon l’expression du Psalmiste ; quand je ne saurais pas que mes pères, qui étaient nés comme moi, sont morts, comme je suis bien assuré que je mourrai bientôt ; quand je ne saurais rien de tout cela, je ne douterais pourtant pas que je ne dusse mon existence à un être supérieur. Je ne pourrais jamais me convaincre qu’une créature aussi faible que je le suis, une créature qui trouve à ses moindres volontés des obstacles insurmontables, une créature qui ne saurait ajouter une coudée à sa stature, une créature qui ne peut pas prolonger d’un seul instant sa propre vie, et qui est forcée de céder, soit qu’elle le veuille, soit qu’elle ne le veuille point, à une puissance majeure qui lui crie : Tu es poudre et tu retourneras en poudre ; je ne pourrais jamais me convaincre qu’une telle créature subsiste de toute éternité ; beaucoup moins, qu’elle ne doive son existence qu’à elle-même et qu’à l’éminence de ses perfections. Il est donc sûr que j’existe, il est sûr que je ne suis pas l’auteur de mon existence.

Mais je ne veux que cette certitude, je ne veux que cette double proposition : J’existe, je ne suis pas l’auteur de mon existence, — pour me convaincre qu’il y a un Être éternel. Oui, quand une révélation, émanée du sein de la toute-science, ne nous donnerait pas cette idée de la Divinité ; quand Moïse n’aurait pas prononcé cet oracle : Avant que les montagnes fussent nées, et que tu eusses formé la terre habitable, même d’éternité en éternité, tu es le Dieu fort ; quand les vingt-quatre Anciens qui sont assis devant Dieu, ne rendraient pas hommage à son éternité et ne s’écrieraient pas sans cesse en se prosternant devant lui : Nous te rendons grâces, Seigneur, qui es, qui étais, qui dois être ; quand l’Être éternel n’aurait pas dit de lui-même : Je suis alpha et oméga, le premier et le dernier ; — bien plus encore, quand cet Être éternel ne nous aurait pas convaincus de sa grandeur par les ouvrages qu’il a opérés ; quand je serais tout seul dans la nature des êtres, je serais forcé d’admettre un Être éternel, et cette proposition : Il y a un être éternel, naîtrait du sein de celle-ci : J’existe, et je ne suis pas l’auteur de mon existence ; car si je ne suis pas l’auteur de mon existence, je la dois à un être qui est hors de moi. Cet être, à qui je dois mon existence, tire la sienne de lui-même, ou il la doit comme moi à un être qui est hors de lui. S’il la tire de lui-même, voilà l’Être éternel que je cherche ; s’il la doit à un autre être, je fais le même raisonnement sur celui-ci que sur l’autre. Je remonte ainsi, et je suis contraint de remonter, jusques à l’Être qui existe par lui-même et qui a toujours existé[d]. »

[d] Édition de Paris. Tome VIII, pages 213-215.

Un des traits distinctifs de Saurin, c’est une clarté qui ne laisse subsister aucune ombre. Il est sous ce rapport aussi admirable que Du Bosc. Rien de plus distinct, de plus net que chacune de ses idées. Il n’y a pas une de ses explications, même lorsqu’elle n’est pas juste, qui ne renvoie content.

Comme exemple d’explication d’un point difficile, citons le passage suivant du sermon sur l’Aumône :

« La charité nous rassure contre les frayeurs que la pensée du dernier jugement doit nous inspirer. C’est Jésus-Christ qui nous fournit cette pensée, et qui nous dit dans le chapitre XXV de saint Matthieu, que quand le Fils de l’homme viendra avec ses saints anges, il dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, les bénis de mon Père, possédez en héritage le royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde ; car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire. En tant que vous l’avez fait à l’un de ces petits, vous me l’avez fait à moi-même.

Voici encore un de ces passages qui doivent être entendus dans ce sens de sublimité dont nous parlions tout à l’heure. Jésus-Christ revêt la personne des pauvres ; il veut prendre sur soi, s’il faut ainsi dire, tout ce que nous ferons en leur faveur. Quelle est la raison de cette conduite ? Si les pauvres lui sont si chers, pourquoi les laisse-t-il souffrir ; et s’il les laisse souffrir, pourquoi dit-il qu’ils lui sont si chers ? Mes frères, c’est pour nous mettre à l’épreuve, c’est pour épurer notre amour. S’il venait à nous avec la pompe de sa gloire, entouré du feu dévorant, précédé de la force et de la majesté, accompagné de ses séraphins et de ces dix mille milliers qui sont continuellement devant lui ; s’il venait dans cet appareil nous demander un verre d’eau, un morceau de pain, un peu d’argent, qui est-ce de nous qui pourrait lui refuser sa demande ? Mais cette marque de notre amour serait suspecte. Ce serait un mouvement excité par l’éclat de sa majesté, plutôt qu’un mouvement d’un vrai amour dont nous serions animés. Il n’est pas étonnant qu’un roi soit respecté au milieu de sa cour et sur son trône. La majesté éblouit, l’idée du pouvoir suprême met en mouvement, s’il faut ainsi dire, toutes les puissances de notre âme. Mais s’il survient quelque disgrâce à ce roi, s’il est exilé de ses États, abandonné de ses sujets, alors il éprouve quels sont ses vrais amis, et il leur prépare mille récompenses. Voilà l’image de Jésus-Christ. En vain, abattus au pied de son trône, lui disons-nous mille et mille fois : Seigneur, tu sais que je t’aime. C’est peut-être l’amour pour les bienfaits et non l’amour pour le bienfaiteur, qui nous dicte ces paroles. Exilé de sa cour céleste dans la personne de ses membres, abandonné de ses sujets, couvert de haillons, logé dans les hôpitaux, il vient éprouver ses véritables sujets, il sollicite leur compassion, il leur présente ses misères, il leur dit en même temps qu’elles ne doivent pas être éternelles, qu’il doit être rétabli un jour, et qu’alors il récompensera leur soin par une félicité éternelle ; et c’est l’idée de ce texte : J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire. Grand motif à la charité ! Poids immense sur une âme qui aurait quelque étincelle de ferveur et quelque ombre de générosité ! Mais je ne suis pas surpris que des motifs si forts en eux-mêmes le soient si peu par rapport à nous. Toujours renfermés dans cette sphère d’objets qui s’offre à nos yeux, occupés du période présent que nous fournissons, resserrés dans les bornes étroites de notre petitesse, nous ne portons jamais nos regards sur l’avenir, nous ne pensons jamais à ce grand jour où Dieu doit juger l’univers en justice et prononcer l’arrêt de notre destinée éternelle. Mais qui est-ce, qui est-ce, qui à la face de tous les hommes, à la face de tous les anges, à la face de tout l’univers, et à la face de Dieu même, pourra soutenir ce reproche, sortant de la bouche du Fils de Dieu : J’ai eu faim, et vous avez refusé de me donner à manger ; j’ai eu soif, et vous avez refusé de me donner à boire[e]. »

[e] Édition de Paris. Tome II, pages 16-18. — Sermons choisis, pages 17-19.

Écoutons encore Saurin nous parler de la sainteté :

« Les plus simples peuvent se former (du moins s’ils veulent se prévaloir des secours qui leur sont offerts) des idées de ce que nous appelons sainteté. Il me semble, du moins, qu’il n’y a personne dans cet auditoire qui ne puisse suivre la méditation suivante, à laquelle je vous prie d’être attentifs.

Supposez, dans un monde qui vous soit entièrement étranger, une société avec laquelle vous n’ayez aucune sorte de relation et avec laquelle vous ne puissiez jamais en avoir. Supposez que cette société ait reçu de Dieu la dispense de s’asservir à certaines lois ; qu’il lui ait permis de se conduire au gré de ses désirs et qu’il lui ait déclaré que, comme il ne lui infligerait aucune peine pour ce que nous nommons aujourd’hui vice, il ne lui donnerait aussi aucune récompense pour s’être attaché à ce que nous appelons vertu. Supposez dans cette société deux hommes qui auront fait un usage tout opposé de cette indépendance. L’un se dira à lui-même : Puisque je suis l’arbitre de ma conduite et que ce premier Être, dont je dépends, s’est engagé à ne me demander aucun compte de mes actions, je ne consulterai dans ma vie d’autre règle que mon intérêt. Quand mon intérêt demandera que je nie le dépôt qui m’a été confié, je le ferai sans répugnance ; quand mon intérêt demandera la perte de mon ami le plus tendre et le plus fidèle, je deviendrai moi-même son bourreau et je lui percerai le flanc. Ainsi raisonne l’un de ces hommes. L’autre, au contraire, dit : Je suis libre, il est vrai ; je ne suis responsable qu’à moi-même de ma conduite, il est vrai ; mais je tirerai de mon propre fonds certaines lois pour ma conduite et je les suivrai inviolablement. Je ne nierai jamais le dépôt qui m’a été confié, et je le rendrai avec fidélité, quelque intérêt que j’eusse à me l’approprier. Je conserverai chèrement la vie de cet homme qui a eu pour moi tant de fidélité et tant de tendresse, quelque intérêt que je puisse avoir à sa perte. — Nous demandons à ceux mêmes de nos auditeurs qui sont le moins exercés à suivre une méditation, s’ils peuvent obtenir d’eux-mêmes de ne pas mettre une différence essentielle entre ces deux hommes de la société supposée ? Nous demandons s’ils peuvent s’empêcher d’avoir de l’horreur pour le premier de ces hommes et d’avoir de la vénération pour l’autre ? Or cette conduite, ou les principes de cette conduite, pour lesquels vous ne pouvez vous empêcher d’avoir du respect et de la vénération, quoiqu’elle se passe dans un monde et dans une société avec lesquels vous n’avez aucune relation et avec lesquels vous n’en aurez jamais ; ces principes, dis-je, sont ceux auxquels se dévoue celui que nos Écritures appellent saint ; ces principes sont ce que nous appelons vertu, justice, ordre, ou, comme porte mon texte, sainteté. Soyez saints, car je suis saint.

Portons plus avant notre méditation, et faisons une supposition d’un autre genre. Vous avez tous quelque idée de Dieu ; vous en avez du moins cette notion, c’est qu’il est souverainement indépendant, c’est qu’il n’y a aucune créature qui puisse le punir ou le récompenser de l’usage qu’il fait de son indépendance. Supposez, autant qu’on le peut sans blasphème, qu’il prodiguât ses grâces au dépositaire infidèle et qu’il les refusât à l’autre ; qu’il comblât de ses biens celui qui enfonce le poignard dans le sein de son ami le plus tendre et le plus fidèle, et qu’il laissât l’autre dans la misère et dans l’indigence. Supposez, au contraire, que Dieu prodiguât ses faveurs au dépositaire fidèle, et qu’il les refusât à l’autre, et ainsi du reste. Je demande à ceux mêmes de mes auditeurs qui sont le moins exercés à suivre une méditation, s’ils peuvent s’empêcher de mettre une différence essentielle entre ces deux usages de l’indépendance. Peuvent-ils s’empêcher d’avoir plus de respect et plus de vénération pour l’Être suprême dans le second cas que dans l’autre ? Or, mes frères, encore une fois, ces lois, selon lesquelles l’Être suprême agit, ce sont celles auxquelles est destiné, dévoué, celui qui est appelé saint dans nos Écritures. La conformité avec ces lois, c’est ce que nous appelons vertu, justice, ordre, ou, comme porte notre texte, sainteté. Ainsi il me semble que les plus simples d’entre les direct tiens (s’ils veulent se prévaloir des secours qui leur sont offerts) peuvent avoir des idées de la sainteté.

Il est vrai pourtant que les plus grands philosophes et les plus profonds théologiens ont quelquefois de la peine à parler avec précision sur ce sujet et à répondre à toutes les questions auxquelles il a donné lieu. Peut-être qu’une des principales causes de ce qu’il a d’obscur, c’est sa clarté même ; car c’est une vérité que nous enseignent ceux qui nous forment à l’art de raisonner, que quand on a porté une idée jusques à un certain degré d’évidence et de simplicité, tout ce qu’on peut ajouter pour l’éclaircir ne sert plus qu’à l’obscurcir et qu’à la confondre. Une partie des difficultés qui se trouvent encore sur la nature du juste et de l’injuste ne viendrait-elle pas de ce principe ?

Il me semble du moins qu’il résulte de ce que nous venons d’entendre que tous les hommes ont une idée claire et distincte de la sainteté, lors même qu’ils manquent de termes pour s’exprimer avec justesse et précision sur cette matière. Il me semble qu’il n’y a point d’artisan qui puisse s’empêcher de prendre quelque parti sur cette question, qui a causé, tant de débats dans l’école : Sur quoi la différence du juste et de l’injuste est-elle fondée ? Est-ce sur l’intérêt uniquement ? Est-ce uniquement sur la volonté d’un Être supérieur, qui a prescrit telle ou telle loi ? Car, puisque nous ne pouvons pas nous empêcher d’avoir en exécration un homme qui viole certaines lois, quoiqu’il ne porte point atteinte à nos intérêts par cette violation, il est clair que nous ne saurions nous empêcher, quand nous réfléchissons sur nos idées, de reconnaître que la différence du juste et de l’injuste n’est point fondée sur l’intérêt uniquement. Et puisque nous ne saurions nous empêcher d’avoir plus de vénération pour l’être indépendant, lorsqu’il suit certaines lois, que s’il les violait, il est clair que nous ne saurions nous empêcher de reconnaître qu’il y a une justice indépendante de la loi souveraine qui l’a prescrite[f]. »

[f] La Sainteté. (Édition de Paris. Tome Ier, pages 345-349.)

Le temple était alors la grande école où le peuple venait apprendre sa langue et où l’on mettait la philosophie à sa portée. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Mais, du moins sous le rapport de la langue, après tout ce qu’on a fait dans certains pays pour en avancer la connaissance, ne pourrait-on pas mieux que Saurin porter ces raisonnements dans la chaire ? Cela augmenterait singulièrement le nombre des sujets à traiter.

On peut reprocher à Saurin de faire trop d’érudition. Chez d’autres, aussi savants que lui, elle est moins en dehors et mieux fondue dans l’ensemble. Mais ce qui est frappant, c’est que, dans l’érudition comme dans la métaphysique, il est toujours animé, pratique, allocutif.

Après avoir vu quel genre de sujets sont traités par Saurin, disons maintenant quelques mots de sa méthode de composition. Il a fait dominer le sermon synthétique. Pour le coup, nous sommes bien loin des explications de Mestrezat et de Daillé. Il emploie cependant quelquefois encore et avec succès la méthode analytique ; ainsi dans ses sermons sur la Pénitence de la pécheresse, sur la Tristesse selon Dieu, sur la Prière sacerdotale de Jésus-Christ. Il a été moins heureux dans son sermon sur l’Éternité de Dieu, qui manque d’unité par l’effet de l’emploi de cette méthode.

Il veut établir cette proposition qu’un jour est devant le Seigneur comme mille ans et mille ans comme un jour, et il l’établit par l’éternité de Dieu, par sa toute-science, qui découle de son éternité, et par sa félicité, suite des deux premières ; puis il en tire, avec saint Pierre, une conclusion contre les libertins, qui disent : Où est la promesse de son avènement ? Il montre enfin que la perspective de l’embrasement de l’univers est propre à nous porter à la piété.

« Employons, dit-il, le peu de moments qui nous restent à tirer du dogme de l’embrasement du monde, mis à couvert contre l’objection des libertins, les motifs à la piété que l’Apôtre veut nous y faire puiser. Bien-aimés, vous n’ignorez pas une chose, c’est qu’un jour est envers le Seigneur comme mille ans, et mille ans sont comme un jour. Le Seigneur ne retarde point sa promesse… Mais le jour du Seigneur viendra comme un larron pendant la nuit, et en ce jour les cieux passeront avec un bruit sifflant de tempête, et les éléments embrasés seront dissous, et la terre et tous les ouvrages qui sont en elle brûleront entièrement. Voilà le dogme que l’Apôtre vient d’établir. Puis donc que toutes ces choses doivent se dissoudre, quels vous faut-il être dans une sainte conduite et dans les œuvres de piété, en attendant et vous hâtant à la venue du jour de Dieu ! Voilà la conséquence qu’il en tire, conséquence dont la justesse va paraître par cinq tableaux, que le dernier embrasement de l’univers nous retrace devant les yeux : un tableau de la puissance de notre Juge, un tableau des horreurs du vice, un tableau de la vanité du monde présent, un tableau des beautés du monde à venir, un tableau de l’excellence de la piété. C’est la troisième partie, c’est la conclusion de ce discours[g]. »

[g] Édition de Paris. Tome VIII, page 229.

Et cela s’appelle un sermon sur l’Éternité de Dieu ! — J’aime mieux, pour le plan, le sermon sur la Pénitence de la pécheresse. Ce plan est indiqué en ces termes à la fin de l’exorde :

« Arrêtons-nous à la principale des circonstances de la vie de cette pécheresse, et pour ranger nos réflexions sous quelques chefs généraux, examinons dans sa conduite : 1. la douleur qui la déchire ; 2. le Sauveur auquel elle a recours ; 3. l’amour dont elle est embrasée ; 4. le courage qui l’anime. Remarquons dans ces quatre circonstances quatre grands caractères de la pénitence : 1. Elle doit être vive dans ses remords. Notre pécheresse verse des larmes, et ses yeux sont les interprètes de son cœur. 2. La pénitence doit être sage dans son recours. Notre pécheresse s’humilie aux pieds de Celui qui a fait l’expiation de nos péchés et de ceux de tout le monde. 3. La pénitence doit être tendre dans son exercice et nous faire réparer, par des actes d’amour divin, l’amour que nous avons eu pour le crime. 4. La pénitence doit être courageuse dans son exercice. Notre pécheresse surmonte tous les scrupules qu’un faux honneur pouvait lui dicter ; elle va dans la maison du pharisien, en la présence de tous les invités, reconnaître son crime, et puisqu’elle n’a point eu de honte de le commettre, elle n’a point de honte de l’avouer[h]. »

[h] Édition de Paris. Tome II, page 396. — Sermons choisis, page 353.

Au reste, si Saurin nous mène parfois un peu loin, il y a tant de verve dans la conception première, tant de vivacité dans la manière dont il embrasse et traite son sujet, que nous ne demandons jamais où il nous mène.

Les sermons analytiques ne sont chez lui que des exceptions ; il emploie à l’ordinaire la méthode synthétique, qu’il a le premier mise en honneur et qui consiste à concentrer tous les éléments du texte dans une idée commune, à traiter l’idée et non le texte. Saurin, toutefois, s’attache d’abord beaucoup au texte ; il l’explique avec surabondance ; mais cela fait, il cède à son génie, qui le pousse à l’abstraction, il se met à l’aise et il s’attache exclusivement à son sujet. Voyez, comme exemples de cette méthode, ses sermons sur le Prix de l’âme, sur les Profondeurs divines (l’un de ses plus beaux), sur la plus sublime Dévotion.

Ce fut là dans la chaire une révolution importante, qui eut ses bons et ses mauvais effets. L’un des bons résultats immédiats fut d’introduire dans la chaire des sujets qu’il faut traiter, mais qu’on n’aurait pas pu traiter, ou pas assez librement, par la méthode analytique. Malheureusement on abusa de cette liberté ; bientôt, pour beaucoup, le texte ne fut plus qu’un prétexte, et le prédicateur, cessant d’être l’interprète respectueux de la Parole, se contenta d’en coudre quelques lambeaux à son discours. Il est fâcheux aussi que le sermon analytique ait été si complètement chassé par le sermon synthétique.

Dans cette méthode même, Saurin s’est donné plus de liberté qu’elle ne semble en comporter. Il faudrait remonter au vieux Du Moulin pour trouver avant lui quelque chose de pareil. Son plan n’est quelquefois qu’une suite d’observations ou une énumération. Ainsi, dans son sermon sur le Trafic de la vérité (Proverbes 23.23), après avoir établi que vendre la vérité c’est la trahir, il énumère quels sont ceux qui la trahissent.

« Nous marquons, dit-il, six ordres de personnes, qui peuvent vendre la vérité dans le sens que nous a avons indiqué : 1. le courtisan ; 2. le zélateur indiscret ; 3. l’apostat ou le nicodémite ; 4. le juge ; 5. le politique ; 6. le pasteur. Le courtisan, par une basse adulation ; le zélateur indiscret, par des fraudes pieuses, au lieu de ne défendre la vérité qu’avec les armes de la vérité même ; l’apostat ou le nicodémite, par l’amour du siècle présent (2 Timothée 4.10) ou par la crainte des tourments, lorsqu’il est appelé à rendre raison de sa foi et de l’espérance qui est en lui et à prendre pour modèle ce Jésus, qui, selon l’expression de l’Apôtre, fit cette belle confession devant Ponce Pilate ; le juge, par un principe de partialité, lorsqu’il faudrait mettre un bandeau devant ses yeux pour n’avoir point d’égard à l’apparence des personnes ; le politique, par une criminelle circonspection, quand il devrait porter la sonde jusque dans le fond des plaies d’un État et examiner dans des assemblées publiques quelles sont les véritables causes de sa décadence et les vrais auteurs de ses misères ; enfin le pasteur, par une lâcheté qui l’empêche d’annoncer tout le conseil de Dieu, de déclarer à Jacob ses forfaits et à Israël ses iniquités. Ainsi l’adulation du courtisan, les fraudes pieuses du zélateur indiscret, la mondanité et la timidité de l’apostat ou du nicodémite, la partialité du juge, la criminelle circonspection du politique et la lâcheté du pasteur, voilà les six défauts que nous attaquons ; voilà six sources que nous ouvrons à vos réflexions, et ce qui doit occuper le reste de ce discours[i]. »

[i] Édition de Paris. Tome Ier, pages 410-411.

Ainsi encore dans le sermon sur les Conversations[j] (Colossiens 4.6), il ne s’arrête que fort peu sur l’idée générale ; puis il passe à l’énumération des défauts qui lui paraissent condamnés par l’Apôtre : les jurements, les paroles obscènes, les médisances, les complaisances outrées, les vides perpétuels. C’est là tout le plan de son discours.

[j] Ibid. Tome III.

Cette méthode est convenable, facile et parfois la seule possible ; toutefois Saurin ne s’attache pas assez à l’idée centrale du sujet. Il en est de beaucoup de ses sermons comme de ces arbres dont le tronc se divise en sortant de terre, et qui par conséquent n’ont point de tronc, mais seulement des branches.

Cela n’empêche pas qu’un des mérites spéciaux de Saurin, et celui peut-être qui frappa le plus ses auditeurs, c’est l’enchaînement logique. « Quelques-uns, dit un de ses apologistes, se plaignent de ne pouvoir le suivre, parce qu’il est trop suivi. » Jamais en effet, même dans les énumérations, il ne laisse reprendre haleine. C’est le cas en particulier du sermon sur la Sainteté[k].

[k] Ibid. Tome Ier.

Saurin est remarquable par l’art avec lequel il dispose les idées selon une loi de progression. Elles s’engendrent les unes les autres d’une manière si naturelle qu’il ne paraît pas possible de les intervertir, comme on le pourrait si souvent chez ses prédécesseurs. Voyez, comme exemple, la seconde partie du sermon sur la plus sublime Dévotion[l]. — On dit que les discours suivis fatiguent, mais ceux qui ne le sont pas fatiguent bien davantage encore. Si les uns exigent parfois une attention trop soutenue, les autres n’en exigent pas assez, et l’esprit est fatigué par l’indécision et le vague dans lesquels l’orateur le laisse. Cela est si vrai que les orateurs qui connaissent leur art inventent une liaison artificielle, quand ils n’en ont pas d’autre. Saurin, lui, n’en a pas besoin, parce que les différentes parties de son discours se lient naturellement.

[l] Édition de Paris. Tome II, page 452.

Il est tellement préoccupé du besoin de donner à ses discours une forme compacte, qu’il emploie assez souvent la même forme dans deux parties de son discours, lors même que le sujet l’amènerait à en employer deux différentes. Ainsi dans le sermon sur l’Assurance du salut[m], il combat dans la seconde partie la fausse sécurité par les mêmes arguments qui lui ont servi à établir dans la première la légitimité de l’assurance du fidèle.

[m] Ibid. Tome II.

Saurin est admirable dans la réfutation. Voyez le premier sermon sur le Renvoi de la conversion[n] et le sermon sur l’Aumône[o]. Son premier mérite est celui que nous avons déjà signalé : la loyauté dans la manière dont il expose les objections ; mais ensuite il excelle à tourner ces objections en preuves. Cependant l’appareil ou l’échafaudage logique est souvent trop visible ; il semble se complaire à montrer ce labeur de la dialectique qu’il faudrait soigneusement cacher : de là (osé-je le dire ?) un peu de pédanterie dans la forme. C’est le cas dans le sermon sur la Tranquillité qui naît de la charité[p]. Dans les sujets qui n’ont rien de tendre ni d’intime, que la logique se montre à découvert, avec ses formes anguleuses et sévères, qu’on frappe alors sans cacher son épée, on le comprend, — et c’est peut-être le cas pour le premier sermon sur le Renvoi de la conversion, où il y a beaucoup de dialectique formelle. Mais quand il s’agit de développer cette parole : La parfaite charité bannit la crainte, alors, on le sent, la logique doit être voilée. Disons la même chose pour le sermon sur la Divinité de Jésus-Christ[q], dont l’érudition et la dialectique remplissent la plus grande partie. Massillon a traité le même sujet avec une supériorité incontestable ; son sermon est lyrique et fait ressortir ce qu’il y a de sublime dans la vérité qu’il développe ; Saurin semble ne voir qu’un dogme dans cette vérité : il la développe d’une manière dogmatique, et l’on peut même dire scolastique.

[n] Ibid. Tome II. — Sermons choisis.

[o] Ibid.

[p] Édition de Paris. Tome VI.

[q] Ibid. Tome II.

Du reste, dans tous ses sermons, même dans les plus défectueux, Saurin est digne de notre admiration. Pourquoi ne le lit-on pas davantage ? Le talent ne copie pas, sans doute ; mais le talent peut s’inspirer, et qui voudrait se passer de la lecture des grands maîtres risquerait fort de demeurer au-dessous de lui-même. Or parmi les modèles de la chaire protestante, aujourd’hui encore, Saurin est le premier.

Tout ce qui précède nous a moins montré quelques-uns des éléments que quelques-unes des conditions de l’éloquence. C’est le cas en particulier de la dialectique. Elle n’est à l’éloquence que ce que le lien est à la gerbe. Or Saurin a davantage, et c’est l’éloquence qui le distingue de tous ses devanciers. Il a transporté dans la chaire réformée, par instinct ou par calcul, certaines formes qui n’avaient appartenu qu’à la chaire catholique, seule oratoire jusque-là ; il a mis de côté les scrupules de ses prédécesseurs et ne s’est refusé aucune des ressources de l’éloquence. Ce genre oratoire, qui dès lors a pris le dessus, est peu goûté des étrangers. En Allemagne, la prédication est beaucoup plus modérée, et en Angleterre, tandis que l’éloquence politique y est aussi emportée, plus emportée même qu’en France, l’éloquence de la chaire est calme jusqu’à la froideur. Il faut aux Français des allures plus vives ; mais c’est un préjugé fâcheux de croire que pour les atteindre il faille à toute force une éloquence extérieure, bruyante, qui se démène un peu violemment. Une éloquence intérieure, tranquille, modérée, mais profonde, pénétrante, intime, parviendrait bien mieux aux consciences. Faudrait-il pour cela revenir au genre tranquille et un peu froid des prédécesseurs de Saurin ? Non sans aucun doute. Du reste, ici pas de règle précise : que chacun suive sa nature. Faire de l’éloquence ne vaut pas mieux que faire de l’esprit. « On peut, a dit Cicéron avec une grande justesse, simuler la philosophie, mais non pas l’éloquence. » On ne peut arriver au cœur que par la vérité. Si l’on veut imiter un genre, on ne parvient qu’au pastiche ou à la parodie.

Ajoutons qu’il est toujours fâcheux et périlleux d’étonner. Saurin dut en faire l’expérience, jusqu’à ce qu’il eut habitué ses auditeurs à ses formes si nouvelles.

Comme orateur, il n’est inférieur à aucun des grands maîtres de la chaire catholique. Il peut manquer de quelques-unes des qualités qui se joignent à l’éloquence : il n’a pas la richesse d’idées de Bourdaloue ; il n’a pas la langue suave de Massillon ; bien qu’à la hauteur de Bossuet, quand il est sublime, il ne l’est pas d’une manière aussi continue ; mais il est orateur comme eux.

Saurin a toujours le style direct, actif, allocutif. Il n’est jamais simplement didactique comme ses devanciers ; ses sermons sont parlés d’un bout à l’autre ; il ne perd pas un instant de vue son auditoire, et même en compulsant de vieux livres dans son cabinet pour ses citations érudites, il est dans sa chaire, en présence de ses auditeurs.

Si l’énergie de pensée et d’images est la base de l’éloquence, en cela encore Saurin surpasse ses devanciers. Prenons un exemple dans le troisième sermon sur le Renvoi de la conversion. Il veut établir que la patience de Dieu a des bornes.

« Mais à qui prêché-je ? s’écrie-t-il. A qui prouvé-je aujourd’hui cette triste vérité ? Qui compose cet auditoire ? Qui sont ces tisons retirés du feu et ces réchappés de la grande tribulation ? Par quel coup de la Providence paraît ici à mes yeux cet amas de tant de provinces ? D’où êtes-vous ? Quelle terre vous vit naître ? Ah ! mes frères, que vous êtes savants sur la vérité que je prêche ! Le temps de la patience a ses bornes, disions-nous : hélas ! pouvez-vous l’ignorer ? N’en êtes-vous pas des témoins d’expérience ? Nos preuves ne sont-elles pas assez sensibles ? Demandez-vous des arguments plus concluants ? Venez, voyez ; allons sur les masures de nos temples ; allons voir la poudre de nos sanctuaires ; allons voir nos forçats dans les fers et nos confesseurs dans les chaînes ; allons voir la terre qui nous vomit sur la face de l’univers, et le nom réfugié vénéré, dirai-je, ou en horreur par toute la terre ? Et pour vous présenter des objets plus touchants encore, allons voir nos frères au pied d’un autel qu’ils croient idolâtre, les mères soutenant la fortune de leur maison aux dépens de l’âme de leurs enfants, qu’elles vouent à l’idolâtrie, et par un funeste retour, conservant cette même fortune à leurs enfants aux dépens de leur âme propre[r]. Cédez, cédez à nos misères, catastrophes des siècles passés ! Mères dont la tragique mémoire étonne la postérité, parce que vous fûtes forcées par les horreurs de la famine à manger la chair de vos fils et à conserver votre vie en l’arrachant à ceux qui l’avaient reçue de vous, quelque sanglant que fût votre état, vous ne leur ôtiez après tout qu’une vie passagère, et vous dérobiez par un même coup eux et vous aux rigueurs de la famine. Ici tout se suit dans le même abîme, et par un prodige inouï, la mère, la mère se nourrit, s’il faut ainsi dire, de la substance de l’âme de son fils, et le fils à son tour dévore la substance de l’âme de sa mère.

[r] « Il y a une déclaration du roi de France qui porte que l’on confisquera le bien de ceux qui ne feront pas les actes de bons catholiques-romains au lit de la mort. »

Ah ! mes frères, voilà nos preuves, voilà nos arguments, voilà les solutions que nous opposons à vos objections, voilà véritablement le temps où le Seigneur ne se trouve plus. Car depuis vos misères, quels efforts n’avez-vous pas faits pour les terminer et pour fléchir la vengeance qui vous poursuit ! Combien d’humiliations, combien de jeûnes, combien de soupirs, combien de larmes, combien de protestations ! Combien de mères éplorées, satisfaites de la ruine de leur maison, ont demandé pour tout butin l’âme de leurs enfants ! Combien de Job, combien de Samuel se sont tenus devant Dieu et ont imploré la délivrance de l’Église ! Tout cela est inutile. Le temps est écoulé, le Seigneur ne se trouve plus ; et peut-être, peut-être ne se trouvera-t-il jamais[s]. »

[s] Édition de Paris. Tome Ier, pages 109-110.

L’éloquence est certainement dans la series et junctura[t] ; mais elle est aussi et surtout dans les idées fortes et hardies. Citons-en quelques exemples encore :

[t] L’ordonnance et jointure.

Dans l’exorde du sermon sur l’Aumône : Aujourd’hui, chrétiens, cette maison change de face. Ce n’est plus ce superbe lieu d’où partent les richesses et l’abondance. C’est une maison d’indigence. C’est, si je l’ose dire, un hôpital général, où j’assemble par la pensée tous les pauvres, toutes les veuves indigentes, tous les orphelins destitués, tous les vieillards affamés que ces provinces virent naître, et ceux que les malheurs des temps jetèrent sur vos bords et répandirent au milieu de vous. Quel spectacle ! Dieu prend aujourd’hui la place de l’homme, et l’homme va prendre la place de Dieu. Dieu prie, c’est l’homme qui exauce. Dieu demande, c’est l’homme qui accorde. Dieu met toutes choses à prix, le ciel, la grâce, la gloire, et du haut de ces cieux, où il habite parmi les louanges des bienheureux, il sollicite vos charités et vous crie par notre bouche : Donnez en aumône ce que vous avez[u]. »

[u] Édition de Paris. Tome II, page 2. — Sermons choisis, page 2.

A la fin de la première partie du même sermon : « Après avoir élevé notre méditation jusqu’au ciel, nous revenons à vous, mes frères. Nous rougissons de ce que nous faisons aujourd’hui. Nous avons honte qu’il faille prêcher, crier, exhorter. Pourquoi ? Est-ce pour vous porter à sacrifier vos fortunes, à renoncer à la vie, à être anathèmes pour vos frères ? Est-ce pour vous porter à quelque acte héroïque d’amour ? Non. Il faut exhorter, il faut crier, il faut prêcher, pour obtenir de vous un peu de pain, quelques haillons, quelque petite portion de ces biens que vous donnez si libéralement au monde. Quels chrétiens êtes-vous, bon Dieu ! Est-ce ici l’Église ? Sont-ce là ces domestiques de la foi ? Prêchons-nous aux bourgeois des cieux ? Frappons-nous à la porte de ces cœurs qui croient une vie éternelle ? Mais comment, avec des sentiments si durs, entreriez-vous dans ce séjour ? Iriez-vous rompre la communion des saints ? Iriez-vous troubler les concerts des anges ? Et ne sentez-vous pas que si vous ne revêtez des entrailles de charité, vous vous bannissez vous-mêmes d’un séjour où tout respire la charité[v] ? »

[v] Édition de Paris. Tome II, page 20. — Sermons choisis, page 21.

Enfin, dans l’application du sermon sur le Dégoût du monde et le mépris pour la vie : « Si la vie vous paraît aimable malgré tant d’amertumes qui l’empoisonnent, en vain vous en faisons-nous des portraits si odieux. Mais voyez du moins où elle aboutit. Et qu’il me soit permis du moins de répondre aux devoirs de mon ministère, qui m’appelle à ne vous entretenir aujourd’hui que des morts et que des mourants. Un auteur moderne a publié un livre dont le titre est bien singulier ; ce titre, c’est Rome souterraine. Titre plein d’instruction et de vérité ; titre qui enseigne à cette Rome superbe, à cette Rome qui frappe les sens, qu’il y a une autre Rome de morts, une Rome ensevelie, image naturelle de ce que Rome vivante doit être un jour. Je vous présente un pareil objet. Je vous présente votre république, non pas telle que vous la voyez, comte posée de souverains, de généraux, de chefs de famille : ce n’est là que la surface de votre république, c’est la république superficielle. Mais je voudrais tracer à vos regards l’intérieur de cette république, la république souterraine. Car il y a une république sous vos pieds : descendons-y, parcourons ces tombeaux qui sont dans le sein de la terre, levons la pierre. Qu’y voyons-nous ? qu’y apprenons-nous ? Quels habitants, mon Dieu ! Quels citoyens ! Quelle république !

Ce n’est pas tout. Portez vos vues au delà de ces tombeaux. Faites un acte de cette foi qui est une subsistance des choses que vous ne voyez point. Portez votre pensée sur ces âmes qui ne tombent point sous vos sens, et qui animaient autrefois cette cendre, cette poudre, ces ossements que vous voyez. Où sont-elles ces âmes ? Les unes sont au comble de la félicité, les autres au comble de la misère. Les unes sont dans le sein de Dieu, les autres sont avec les démons. Les unes sont abreuvées au torrent des délices éternelles, les autres ont leur portion dans le puits de l’abîme, dont la fumée monte aux siècles des siècles. Et pour tout dire en un mot, les unes, pour s’être abandonnées au monde, remet portent les récompenses que le monde donne à ses adorateurs ; les autres, pour s’être dévouées à Dieu, remportent les récompenses que Dieu donne à ceux qui l’aiment. Que ce contraste vous touche, qu’il vous pénètre, qu’il vous transforme. Et toi, grand Dieu, donne du poids à nos exhortations, afin de donner du succès à nos vœux[a] ! »

a Édition de Paris. Tome IX, pages 77-78.

Sous le rapport de l’invention oratoire, Saurin est éminemment remarquable et n’est dépassé que par Bossuet. Ce n’est pas l’invention logique, invention que Saurin possède du reste à un haut degré ; ce n’est pas l’invention des idées, mais de ces traits qui frappent l’imagination et donnent aux idées de l’éloquence. Jugeons-en par un passage du sermon sur la Pénitence de la pécheresse. Après avoir rappelé ces paroles de Jésus : Femme, tes péchés te sont pardonnés ; ta foi t’a sauvée ; va-t’en en paix, l’orateur ajoute :

« C’est par là, mes frères, que l’évangéliste finit l’histoire de la pécheresse et que nous devons finir ce discours. Il y a pourtant une circonstance que saint Luc a supprimée, et si j’ose le dire, que je voudrais qu’il eût racontée, avec tout le détail le plus exact et le plus sévère. Quels furent les sentiments de cette femme après qu’elle eut eu le courage de faire les démarches que vous avez vues ? Quels mouvements firent naître dans son âme l’absolution qu’elle reçut ? Quels effets produisit dans sa conscience cette voix du Sauveur du monde : Femme, tes péchés te sont pardonnés. Femme, ta foi t’a sauvée ; va-t’en en paix ? Mais non, ce silence n’a rien qui doive nous surprendre ; mais non, cette joie n’était pas une de ces circonstances de l’histoire, qui dût entrer dans la narration de l’historien : c’est dans le cœur de cette pécheresse, mais de cette pécheresse réconciliée, que ce mystère devait demeurer renfermé. C’est là cette paix de Dieu, qui surpasse tout entendement ; c’est là cette joie inénarrable et glorieuse, c’est ce caillou blanc que a nul ne connaît sinon celui qui l’a reçu. Puissiez-vous le recevoir, mes frères, afin de le connaître ! Puisse la douleur d’une repentance vive et amère déchirer vos cœurs, afin que la miséricorde les guérisse, les console, les comble de joie et d’allégresse[b] ! »

[b] Édition de Paris. Tome II, page 427. — Sermons choisis, page 385.

Citons encore un fragment du sermon sur le Cantique de Siméon, celui de tous où Saurin a mis le plus d’âme et de tendresse :

« Quelle est cette épée dont la sainte Vierge doit avoir l’âme percée ? C’était sans doute la douleur qu’elle ressentit quand elle vit son Fils attaché à la croix. Quel objet pour une mère ! Qui de vous, mes frères, a réuni ses soins les plus vigilants et sa tendresse la plus vive sur un seul objet, sur un enfant, qu’il regarde comme devant être la consolation de ses maux, la gloire de sa maison, l’appui de ses derniers ans ? Qu’il sente ce que les expressions les plus recherchées sont incapables d’exprimer ; qu’il se suppose à la place de Marie ; qu’il suppose cet enfant à la place de Jésus-Christ : faible image encore du combat que la nature livre à Marie ; faible commentaire des paroles de Siméon à Marie : Une épée percera ta propre âme. Marie va perdre ce Fils dont un ange du ciel lui avait annoncé la naissance ; ce Fils dont les armées célestes étaient venues féliciter la terre ; ce Fils, que tant de vertus, tant de charité, tant de bienfaits semblaient devoir laisser éternellement sur la terre. Elle se représente déjà cette affreuse solitude, cet abandon général que l’on éprouve, lorsque, après avoir perdu ce que l’on avait de plus cher, on se trouve comme si tout le monde était mort, comme si l’on était resté seul dans l’être des choses, et si tout ce qui nous faisait mouvoir et tout ce qui nous faisait vivre était anéanti. Et par quelle porte le voit-elle ce Fils sortir du monde ? Par un genre de martyre dont la seule idée effraye l’imagination. Elle voit ces mains charitables, qui avaient nourri tant d’affamés, qui avaient fait tant de miracles, percées de clous ; elle voit cette tête royale, sur laquelle le diadème de l’univers devait être mis, couronnée d’épines, et ce bras, destiné à porter le sceptre du monde, tenant un roseau ridicule ; elle voit ce temple, dans lequel la Divinité a habité avec toute sa plénitude, avec toute sa sagesse, avec toute sa lumière, avec toute sa justice, avec toute sa miséricorde, avec toutes les perfections qui entrent dans la notion de l’Être suprême, elle le voit atteint avec une hache profane et une impie cognée ; elle entend la voix des enfants d’Édom, qui crient sur cette auguste demeure du Très-Haut : A sac ! à sac ! et qui la réduisent en monceaux de pierres. Encore si, en voyant expirer Jésus-Christ, elle pouvait s’en approcher pour le soulager et pour recueillir cette âme qu’elle ne peut retenir ! Si elle pouvait embrasser ce cher Fils, le couvrir de ses larmes et lui dire les derniers adieux ! Si elle pouvait arrêter encore ce sang qui coule à grands flots et qui consume le reste de ses forces épuisées, soutenir ce chef auguste qui chancelle et mettre du baume sur ses plaies ! Mais elle est contrainte de céder à la violence ; elle est entraînée elle-même par la puissance des ténèbres ; elle ne peut offrir à Jésus-Christ que des soins impuissants et que des larmes inutiles. Une épée percera ta propre âme. Siméon connaissait donc le mystère de la croix ; il recueillait le sang que devait répandre ce Rédempteur qu’il tenait entre ses bras, et il disait dans ces sentiments : Seigneur, tu laisses maintenant aller ton serviteur en paix selon ta parole, car mes yeux ont vu ton salut[c]. »

[c] Édition de Paris. Tome IV, pages 47-48.

Mais l’exemple le plus frappant de ce genre d’invention, celui où Saurin montre le plus de hardiesse, est sans doute le passage suivant du sermon pour le Jeûne célébré à l’ouverture de la campagne de 1706 :

« Comme nous envisageons tout ce texte par rapport à vous, mes frères, il vous est permis aujourd’hui de donner un libre cours à vos plaintes et de dire à la face du ciel et de la terre les maux que Dieu vous a faits. Mon peuple, que t’ai-je fait ? Ah ! Seigneur, que de choses tu nous as faites ! Chemins de Sion couverts de deuil, portes de Jérusalem désolées, sacrificateurs sanglotants, vierges dolentes, sanctuaires abattus, déserts peuplés de fugitifs, membres de Jésus-Christ errants sur la face de l’univers, enfants arrachés à leurs pères, prisons remplies de confesseurs, galères regorgeant de a martyrs, sang de nos compatriotes répandu comme de l’eau, cadavres vénérables, puisque vous servîtes de témoins à la religion, mais jetés à la voirie et donnés aux bêtes des champs et aux oiseaux des cieux pour pâture, masures de nos temples, poudre, cendre, tristes restes de maisons consacrées à notre Dieu, feux, roues, gibets, supplices inouïs jusqu’à notre siècle, répondez et déposez ici contre l’Éternel.

Mes frères, si nous considérions Dieu comme juge, quelle foule de raisons ne pourrions-nous pas alléguer pour justifier ces coups dont il vous a frappés ? L’abus que nous faisions de ses grâces, le mépris que nous avions pour sa parole, les avertissements de ses pasteurs dont nous ne tenions aucun compte, tant de mondanité, tant d’orgueil, tant de froideur, tant d’indifférence et tant de vices odieux qui ont précédé nos misères, sont des témoins trop convaincants que nous les avions méritées ; ils doivent faire succéder à nos plaintes ce triste mais sincère aveu qu’un prophète met dans la bouche de l’Église : l’Éternel est juste, car je me suis rebellée contre lui.

Mais dans tout ce texte, nous considérons Dieu comme père, et nous disons qu’il n’a point démenti cette qualité dans ses châtiments même les plus rigoureux. L’amour qu’il avait pour vous l’a porté à employer les moyens extrêmes pour vous rappeler à lui. Vous le savez, mes frères, et vous ne le savez que trop, la facilité avec laquelle on jouit de la présence de Dieu diminue souvent à nos yeux le prix de cet avantage. J’en appelle à l’expérience. Rappelez à votre mémoire ce temps qui lui est si cher, ce temps où la religion était prêchée dans les lieux de votre naissance et où Dieu, par une bonté admirable, vous accordait tout ensemble et les biens spirituels et les prospérités terrestres. J’en atteste vos consciences : connaissiez-vous alors tout ce que valaient ces faveurs ? N’étiez-vous jamais dégoûtés de cette manne qui tombait chaque matin à vos portes ? Ne disiez-vous jamais, comme les Israélites : Nos yeux ne voient que manne ? Il a fallu, pour ranimer votre zèle, que Dieu vous ait ôté son chandelier ; il a fallu que la difficulté de travailler à sauver vos âmes vous en fit sentir la nécessité et que l’absence de l’Époux mystique embrasât votre ferveur. Alors la piété a redoublé au milieu de vous, et quoique les malheurs des temps nous aient fait voir tant de preuves de la fragilité humaine, c’est pourtant à ces mêmes malheurs que nous devons ces beaux exemples dont la mémoire passera à la postérité la plus reculée.

Reconnaissons-le donc, mes frères, et rendons hommage aux droits de Dieu, après avoir osé y porter atteinte. Dieu n’a rien fait à l’égard de son peuple dont il ait lieu de se plaindre ; dans toute sa conduite il lui a montré la protection d’un Dieu, la fidélité d’un époux, la tendresse d’un père, et nous n’avons rien à répondre à la voix qu’il nous adresse : Mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je travaillé ? Réponds-moi.

Mais si Dieu a répondu aux plaintes du peuple, voyons maintenant de quelle manière le peuple répondra aux plaintes de Dieu ; voyons ce que nous répondrons nous-mêmes à celles qu’il nous fait entendre. Il a écouté les nôtres : refuserions-nous d’entendre les siennes ? Achevons d’instruire cet étonnant procès, qui est entre Dieu et son Église. L’Éternel a un procès avec son peuple, l’Éternel veut plaider avec Israël[d]. »

[d] Édition de Paris. Tome VIII, pages 112-114 — Sermons choisis, pages 407-409.

Le caractère dramatique est un des plus frappants de l’éloquence de Saurin. On rencontre souvent chez lui des dialogues d’une invention fort heureuse : dialogues entre l’orateur et Dieu, entre l’orateur et son troupeau ; dialogues de l’auditeur avec lui-même. La vérité en est toujours le charme, comme elle est l’excuse de ses élans les plus audacieux ; la sincérité de son émotion le préserve de l’exagération, car l’exagération n’est possible que quand cette sincérité manque, ou quand l’exaltation de l’esprit n’est pas soutenue par l’exaltation du cœur.

Citons un exemple, qui suffirait seul à justifier ce que nous venons de dire et que nous empruntons encore au sermon sur la Pénitence de la pécheresse :

« Directeurs rigides, qui rétrécissez les portes de la vie, vous qui, par vos effrayantes maximes, semez de ronces et d’épines le chemin du paradis ; messagers de terreur et de vengeance, semblables à cet ange formidable, qui, avec un glaive flamboyant, interdisait à l’homme coupable l’accès au jardin d’Éden ; vous qui ne dénoncez qu’enfer et que damnation, venez recevoir ici votre leçon, venez apprendre et à prêcher et à écrire et à parler dans ces chaires à un auditoire et à consoler dans un lit de mort un homme qui a son âme sur le bord de ses lèvres. Voyez le Sauveur du monde, voyez avec quelle facilité et avec quelle indulgence il reçoit cette pénitente. A peine a-t-elle versé quelques larmes, à peine a-t-elle répandu sur les pieds de Jésus-Christ quelque parfum, qu’il couronne sa repentance, devient son apologiste, pardonne pour un instant de repentir les excès de toute une vie et daigne reconnaître pour membre de cette Église pure, sans rides et sans taches, une femme, et quelle femme ! une femme coupable peut-être de prostitution, peut-être d’adultère, certainement d’impureté et de fornication.

Après cela déclamerez-vous avec tant de violence contre la conversion, sous prétexte qu’elle n’arrive pas précisément dans le temps qu’il vous avait plu de lui marquer ? Refuserez-vous encore des dénonciations de grâce et d’absolution à ce pécheur qui véritablement a croupi toute sa vie dans le crime, mais qui, quelques moments avant que d’expirer, revêt tout l’appareil de la pénitence, se couvre de larmes et de deuil, comme la pécheresse de l’Évangile, et vous dit qu’il embrasse avec ferveur les pieds du Rédempteur des hommes ?

Me trompé-je, mes frères ? Il me semble que je vois l’attention redoubler dans cet auditoire. Il me semble que cette dernière réflexion est du goût de plusieurs de mes auditeurs. Il me semble que j’en aperçois quelques-uns qui me tendent la main d’association et qui me félicitent de ce que j’abjure publiquement aujourd’hui cette morale funeste et atrabilaire qui est plus propre à désespérer les pécheurs qu’à les ramener.

Mais quoi, mes frères, depuis tant d’années que nous vous portons la parole, serions-nous assez mal connus de vous pour que vous pussiez nous soupçonner d’avoir proposé ces pensées dans un autre dessein que d’en faire sentir le faible ? Ou plutôt connaîtriez-vous assez mal votre religion, connaîtriez-vous assez mal l’esprit de l’Évangile et de mon texte pour en tirer des usages si opposés aux vues du Saint-Esprit qui les a dictés ? Et où sont-ils donc ces hommes barbares ? Où sont-ils ces messagers de vengeance et de terreur ? Où sont-ils ces casuistes, dont les maximes ferment tous les chemins de la vie ? Où sont-ils, pour exciter de cette manière votre colère et votre indignation ? Quoi ! cet homme qui creuse depuis cinquante ou soixante années dans les replis du cœur humain, cet homme qui vous assure qu’après des recherches exactes, qu’après mille soins réitérés, il trouve encore dans ce cœur des profondeurs impénétrables, cet homme qui tire de la difficulté de ses travaux des arguments pour vous engager à ne a pas vous contenter d’un examen léger de votre conscience, à porter le flambeau de l’Évangile jusque dans les endroits de votre cœur les plus cachés, cet homme qui vous avertit, qui vous répète et qui vous réitère que si vous vous contentez d’une étude superficielle de vous-mêmes, vous tomberez dans mille et mille illusions, vous prendrez le fantôme de la pénitence pour son véritable corps, vous vous croirez riche et dans l’abondance lorsque vous serez misérable, aveugle, nu, est-ce là ce casuiste rigide, qui vous scandalise et qui vous irrite ? Quoi ! cet homme qui vous dit que, pour être en droit de s’assurer qu’on est en état de grâce, il faut avoir pour Dieu un amour de préférence, qui nous fasse mettre son service au-dessus de celui des créatures ; cet homme qui, jugeant par mille et mille présomptions que vous préférez le service des créatures à celui du Créateur, conclut de ce triste phénomène que vous avez lieu de trembler ; quoi, cet homme qui veut que vous passiez huit jours dans le recueillement et la retraite avant que de participer au sacrement de la sainte cène ; cet homme qui veut que vous purifiiez ces mains sanglantes du meurtre de vos frères et ce cœur brûlant de haine et de vengeance, et mis par cela même dans le catalogue des cœurs meurtriers selon l’esprit de l’Évangile ; cet homme qui vous interdit l’accès à l’eucharistie tandis que vos commerces ne sont que suspendus, mais non pas rompus, tandis que vos concussions ne sont que suspendues, mais non déracinées, est-ce encore là ce casuiste rigide qui vous scandalise et qui vous irrite ? Quoi ! cet homme qui vous a assistés trois, quatre, six fois au lit de la mort ; cet homme qui vous a vus alors toujours couverts de larmes, toujours reconnaissant vos crimes, toujours attestant le ciel et la terre du dessein où vous étiez de vous corriger, mais qui vous a vus reprendre incontinent votre premier genre de vie, comme si vous n’aviez point versé de larmes, point formé de vœux, point prêté de serments, cet homme qui conclut de ces tristes phénomènes que les résolutions de ceux qui sont mourants ou qui croient l’être doivent être toujours extrêmement suspectes ; cet homme qui vous dit que, depuis qu’il assiste des malades, il n’en a presque pas vu un seul qui se soit converti par la maladie (et pour nous, mes frères, nous sommes garants de ce triste fait) ; cet homme que ces exemples affreux épouvantent, et qui est moins empressé à dénoncer la grâce de Dieu à des mourants d’un certain genre, est-ce là encore ce casuiste rigide qui vous scandalise et qui vous irrite ? Quoi ! cet homme qui voit écrite sur votre visage la sentence de mort, cette maison d’argile prête à crouler sur ses fondements ; cet homme à qui vous paraissez plus un squelette qu’un corps vivant ; cet homme qui craint que dans trois, que dans quatre jours on ne vienne lui dire qu’on vous a trouvé mort dans votre lit, et sans avoir eu d’autre maladie que celle que vous nourrissiez déjà dans vos entrailles, que dis-je ? que celle qui est peinte sur votre visage, que celle qui afflige vos amis, qui consterne votre famille ; cet homme qui est effrayé de ce que tout cela ne fait aucune impression sur vous et de ce que vous vivez dans une distraction et dans une sécurité qui ne serait pas même pardonnable à celui dont les forces et la santé sembleraient lui promettre une longue vie ; cet homme qui vous crie : Réveille-toi, toi qui dors, et te relève d’entre les morts, et Christ t’éclairera ; mets à profit ce reste de vie qui t’anime, ce souffle qui t’empêche de tomber encore, s’il ne t’empêche de chanceler, est-ce là ce casuiste rigide qui vous scandalise et qui vous irrite ? Ces maximes, ces discours, ces livres, ces sermons, sont-ce là ces systèmes de morale qui confondent et qui désespèrent ? Et où sont-ils donc les pécheurs que ces casuistes ont désespérés ? Où sont-elles ces consciences bourrelées, tourmentées ? Pour moi, je ne vois presque partout qu’un sommeil funeste, je ne vois que sécurité, que léthargie, qu’endurcissement. Et quoi, est-ce donc l’histoire de notre texte ? Est-ce cette voix de Jésus-Christ : Ma fille, ta foi t’a sauvée ; va-t’en en paix ? Est-ce la voix de la Vérité éternelle, qui vous porte à nous faire ainsi des objections de mensonge et d’illusion ? Et ne voyez-vous pas des différences sans nombre entre votre cas et celui de la pénitente, entre Jésus-Christ et ces casuistes[e] ? »

[e] Édition de Paris. Tome II, pages 420-434. — Sermons choisis, pages 378-382.

A quoi bon, dira quelqu’un, énumérer tous ces moyens d’invention de l’éloquence ? L’invention n’est-elle pas un don ? Oui, mais c’est un don accordé à celui qui médite et creuse laborieusement son sujet. Sans la méditation, sans cette incubation persévérante, sans ce mariage de l’âme avec le sujet, le talent le plus remarquable reste dans le trivial. C’est l’invention que nous admirons surtout chez les grands orateurs ; mais pour trouver, il faut chercher, et en cherchant avec labeur, en mettant toute leur vie dans leur travail, des hommes même sans talent se sont avisés de choses excellentes. Ainsi ne nous contentons pas de répéter l’adage : Gaudeant bene nati ; mais disons plutôt : Bienheureux ceux qui ne laissent pas leur champ en friche.

La beauté des exordes de Saurin est une des particularités de son talent. Peu d’orateurs en ont d’aussi frappants et d’aussi hardis. Ils sont tous marqués au coin d’un esprit supérieur, sauf quand il n’y a pas d’exorde du tout, ce qui arrive au moins une fois. Il faut que l’orateur compte sur sa force pour débuter comme il le fait ordinairement. Lisez, par exemple, l’exorde du sermon sur la Sainteté[f]. Voici celui du sermon sur le Cantique de Siméon :

[f] Édition de Paris. Tome Ier.

Que je meure cette fois, puisque j’ai vu ton visage et que tu vis encore ! Ce fut le cri d’un père tendre, nous pourrions dire, d’un père faible, dans une circonstance mémorable de sa vie. Si ce mouvement n’était pas héroïque, il était du moins naturel. Joseph avait été le centre des complaisances de Jacob. Jacob avait cru pendant plus de vingt années que ce fils avait été dévoré par une bête sauvage. Il donna toutes les marques d’affliction qu’on pouvait attendre d’un père qui vient de perdre son fils et un fils favorisé. Après tant d’années de deuil, il apprend que ce fils vit, qu’il est élevé aux postes les plus éminents de l’Egypte, qu’il mande son père. Tous les moments paraissent désormais des siècles à ce bon vieillard. Tout ce qui retarde ses espérances lui semble les faire évanouir. Il craint la longueur du chemin ; il craint les périls du voyage ; il craint sa propre vieillesse. Il part, il arrive enfin ; il voit de ses yeux cet objet de tant de vœux. Il sent Joseph qui l’embrasse et qui le couvre de ses larmes. La joie lui coupe la voix, et il ne peut prononcer d’autres paroles que celles-ci, que Moïse semble avoir décrites, s’il faut ainsi dire, du sein des entrailles paternelles : Que je meure cette fois, puisque j’ai vu ton visage et que tu vis encore.

Mes frères, il y a ici plus que Jacob, surtout il y a ici plus que Joseph. Siméon avait reçu de Dieu la promesse de vivre jusqu’à ce qu’il eût vu le Messie. De l’accomplissement de cette promesse dépendait la décision de ces questions les plus grandes que pût agiter la misérable postérité d’Adam. Y a-t-il quelque adoucissement à attendre à cette fatale sentence : Au jour que tu mangeras du fruit de l’arbre du bien et du mal, tu mourras de mort ? Tant d’oracles, qui promettaient un Rédempteur, venaient-ils de Dieu ou des hommes ? La charité de Dieu peut-elle aller jusqu’à immoler son Fils à la place des coupables ? En un mot, l’attente d’Israël est-elle fondée ou chimérique ? Elle s’accomplit enfin cette promesse ; il paraît enfin ce divin enfant, que Dieu avait préparé devant la face de tous les peuples, pour éclairer toutes les nations, pour être la gloire d’Israël. Déjà un ange a annoncé sa venue aux bergers ; déjà des armées célestes ont fait retentir les airs de ces triomphantes voix : Gloire soit à Dieu aux lieux très hauts, et en terre paix envers les hommes de bonne volonté ; déjà des sages d’Orient sont venus lui rendre les honneurs suprêmes comme à leur Souverain. Que reste-t-il à Siméon, après avoir vu le Sauveur, que d’entrer en possession du salut ? Aussi prend-il cet enfant entre ses bras : sa foi est changée en vue et son espérance en possession, et il s’écrie : Seigneur, tu laisses maintenant aller ton serviteur en paix, selon ta parole ; car mes yeux ont vu ton salut[g]. »

[g] Édition de Paris. Tome IV, pages 29-31.

La majesté et l’autorité qui distinguent Saurin se retrouvent partout dans ses exordes ; on y remarque aussi le trait caractéristique de son talent oratoire : l’invention. Sous ce rapport chacun de ses exordes vaut tout un discours. Il n’eût certes pas goûté le conseil de Théremin, de tirer invariablement l’exorde du contexte. Ordinairement il lui est fourni par un souvenir biblique. C’est une heureuse idée, de préparer à la tractation du texte par le développement d’une portion parallèle de l’Écriture sainte. Ainsi, dans son sermon sur la Pénitence de la pécheresse, il avait le moyen le plus direct d’entrer en matière, et cependant il demande à l’ancienne alliance le sujet d’un exorde dont vous remarquerez la beauté et la parfaite convenance :

« Je te prie, que je tombe entre les mains de l’Éternel, parce que ses compassions sont en grand nombre ; mais que je ne tombe point entre les mains des hommes. Ce fut le vœu que forma David dans la plus funeste circonstance de sa vie. Un prophète, émissaire du Dieu des vengeances, vient lui apporter ce sinistre choix : Je te propose trois choses ; choisis l’une d’elles, afin qu’elle t’arrive : ou la famine durant l’espace de trois ans ; ou d’être consumé durant trois mois, en sorte que l’épée de tes ennemis t’atteigne ; ou que l’épée même de l’Éternel soit durant trois jours dans le pays et que l’Ange de l’Éternel fasse le dégât dans toutes les contrées d’Israël. Regarde ce que j’aurai à répondre à celui qui m’a envoyé.

« Quelle proposition pour un homme accoutumé à regarder le ciel comme la source des bénédictions et des grâces, qui ne le voit désormais que comme le séjour des foudres et des carreaux, prêts à être lancés sur sa tête ! Pour quel de ces fléaux penchera-t-il ? Quel d’entre eux pourra-t-il choisir, qui ne lui donne sujet de se reprocher qu’il s’est déterminé pour le plus funeste ? Et qu’eussiez-vous choisi à sa place, mes frères ? — Vous fussiez-vous déterminés pour la guerre ? Auriez-vous pu seulement soutenir cette idée ? Les armées d’Israël jadis voyant la victoire constamment attachée à leurs pas ; elles-mêmes menées en triomphe ; l’arche de l’Éternel captive ; un soldat cruel et barbare mettant le royaume en cendres, rasant ses forteresses, ravageant la moisson et enlevant dans un moment l’espérance de toute une année ! — Vous fussiez-vous déterminés pour la famine ? Eussiez-vous choisi les cieux devenus d’airain, la terre rendue de fer, les champs dévorant le grain qui leur avait été confié, les sauterelles broutant les restes du hurbec, et le hanneton le reste des sauterelles ; les hommes s’arrachant le pain des mains, ne pouvant ni vivre ni mourir, et devenus hors d’état de se nourrir, pour avoir été trop longtemps sans prendre de nourriture ? — Vous fussiez-vous déterminés pour la mortalité ? Eussiez-vous choisi ces affreux temps, où la contagion, comme sur les ailes du vent, porte son venin mortel, avec la rapidité de l’éclair, d’une ville dans une autre ville, d’une maison dans une autre maison ; temps où l’on vit sans secours, où chacun, occupé à se garantir soi-même du péril, ne peut s’employer à garantir les autres ; où le père fuit l’entretien du fils, le fils celui du père, l’épouse celui de l’époux, l’époux celui de l’épouse ; où l’on se redoute, lors même qu’on s’aime tendrement, et où l’on se communique mutuellement des souffles mortels et empoisonnés ?

Ce sont les funestes fléaux que Dieu met au choix de David coupable, afin qu’il les pèse à la balance et qu’il agite la triste question quel des trois sera son partage ? Il se détermine pourtant ; Que je tombe, je te prie, entre les mains de l’Éternel, parce que ses compassions sont en grand nombre, plutôt qu’entre les mains des hommes. Il lui semble que les coups partant immédiatement de la main d’un Dieu miséricordieux, quoique irrité, seront les plus faciles à arrêter. Il ne conçoit rien de plus affreux que de voir entre Dieu et lui des hommes, qui lui interceptent ses regards et qui lui ferment l’accès au trône de la grâce.

Mes frères, le souhait de David consterné doit régler le nôtre à l’égard de chacune des taches dont notre vie a été souillée. Il est vrai que les yeux de Dieu sont infiniment plus purs que les yeux des hommes. Il est vrai qu’il découvre dans notre vie des faibles qui nous avaient échappé, et que si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur. Il est vrai qu’il a des fléaux pour nous punir, infiniment plus redoutables que ceux a des hommes, et qu’au lieu que les hommes ne peuvent tuer que le corps, Dieu peut jeter l’âme dans la géhenne. Mais pourtant ce Dieu fort, ce Dieu vengeur, ce Dieu terrible, est un Dieu miséricordieux ; ses compassions sont en grand nombre, au lieu que les hommes sont cruels. Oui, ces hommes, qui se donnent eux-mêmes les licences les plus criantes, ces hommes qui ont tant besoin de support, ces hommes qui méritent eux-mêmes les châtiments les plus rigoureux, ces hommes sont pour l’ordinaire sans miséricorde pour leurs semblables. En voici un fameux exemple. La pécheresse de l’Évangile fait l’expérience de l’un et de l’autre de ces deux états. Elle éprouve tour à tour le jugement de Dieu et le jugement des hommes. Mais elle y trouve un traitement bien différent. Entre les mains de Jésus-Christ, elle voit à la vérité un législateur sévère, qui la laisse pendant quelque temps verser des larmes et des larmes très amères, un législateur qui l’abandonne quelque temps à la douleur dont elle est pénétrée, qui peut voir ses cheveux épars, son maintien troublé, mais qui bientôt prend soin d’essuyer lui-même ses larmes et qui lui fait entendre cette douce voix : Ma fille, va-t’en en paix. Entre les mains des hommes, au contraire, elle ne trouve que cruauté et que barbarie. Elle entend un pharisien orgueilleux, qui voudrait armer contre elle, même le Rédempteur du genre humain ; lui faire entendre un arrêt de mort, même dans l’exercice de la pénitence ; exciter et faire sourdre la condamnation du sein même de la grâce et de la miséricorde. — C’est cette instructive, c’est cette consolante histoire, que nous rappelons aujourd’hui[h]. »

[h] Édition de Paris. Tome II, pages 390-393. — Sermons choisis, pages 348-351.

Saurin fait un usage abondant et judicieux de l’Écriture sainte. Il l’emploie d’une manière directe, et non par des allusions fines ou ingénieuses comme Du Bosc et Superville. Il a moins d’esprit qu’eux, ou en fait moins. En général, les grands écrivains ne font pas de l’esprit, et quand il leur arrive d’en faire, on le remarque comme une tache. Ce n’est pas que Saurin n’ait aussi des emplois ingénieux de l’Écriture sainte ; mais il est alors plutôt poétique que spirituel. Ainsi dans le sermon pour le Jeûne de 1706 :

« Lorsque la colombe rencontre hors de l’arche les vents déchaînés, les eaux débordées, les bondes des cieux ouvertes, l’univers entier enseveli sous les ondes, elle cherche son refuge dans l’arche. Mais lorsqu’elle trouve des plaines et des campagnes, elle s’y arrête. Mon âme, voilà ton image. Lorsque le monde te propose des prospérités, des dignités, des richesses, tu écoutes la voix de l’enchanteur et tu te laisses surprendre à ses charmes. Mais lorsque tu ne trouves dans le monde que pauvreté, que dégoûts, que misère, tu tournes tes yeux vers le ciel, pour y chercher la félicité dans son centre[i]. »

[i] Édition de Paris. Tome VIII, page 100. — Sermons choisis, page 405.

Ainsi encore dans le deuxième sermon sur le Renvoi de la conversion :

« Nous devons agir dans l’ouvrage de notre salut comme à l’égard de notre santé et de notre vie. En vain travaillerions-nous à nous les conserver, si Dieu même ne nous prêtait son bras : l’air, la nature, les éléments, tout conspire à nous enlever au monde ; nous nous évanouissons comme de nous-mêmes, et Dieu peut seul retenir ce souffle qui nous soutient. Un roi d’Israël fut blâmé pour avoir eu recours au médecin sans recourir à l’Éternel. Mais ne serions-nous pas des insensés si, sous prétexte que Dieu seul peut conserver notre vie, nous nous précipitions dans un abîme ; si nous nous abandonnions aux flots de l’Océan ; si nous ne prenions ni aliments, lorsque nous avons de la santé, ni remèdes, lorsque nous sommes malades. Ainsi, dans l’ouvrage du salut, nous devons, lors même que nous implorons le secours du ciel, travailler à cet ouvrage. Nous devons imiter l’exemple de Moïse attaqué par l’Amalécite : il partage avec Josué l’ouvrage de la victoire. Moïse monte sur la montagne, Josué descend dans la plaine ; Josué combat, Moïse prie ; Moïse tend ses mains suppliantes au ciel, Josué lève un bras guerrier ; Moïse oppose sa ferveur au courroux du ciel, Josué oppose ses armes et son courage à l’ennemi du peuple juif ; et par ce sage concours de prières et d’action, de confiance et de vigilance, Israël triomphe, Amalec est mis en déroute[j]. »

[j] Edition de Paris. Tome Ier, page 56.

Saurin ne fait pas, comme d’autres, naître le sourire par des rapprochements spirituels (nous ne le regrettons pas, car l’esprit, en semblable matière, nuit au sérieux) ; en revanche, sa manière d’employer la Bible est noble, large et franche, ingénieuse quelquefois, éloquente presque toujours.

Quant à sa langue, elle n’est pas sans défectuosités. Tant mieux pour ses compétiteurs ; car si chez lui la forme était en harmonie avec le fond, Bossuet seul pourrait lui tenir tête. Sa langue est d’une admirable clarté, d’une concision rapide, d’un mouvement pressé et entraînant ; mais elle a des allures un peu brusques, quelque chose de haché dans la contexture, peu de rythme, peu d’élégance, peu de souplesse ; elle est moins riche que celle des prédicateurs catholiques ; elle n’a pas non plus les articulations douces, les inflexions moelleuses de la langue de Massillon, ni la liberté et l’ampleur de celle de Bourdaloue. Le séjour de Saurin à l’étranger a exercé sur lui à cet égard une influence fâcheuse : son style est un style réfugié, tout au moins pour le choix des expressions, parfois impropres, triviales ou peu précises. Il faut signaler aussi chez lui une sorte de tic, qui consiste à ouvrir la phrase cinq ou six fois de suite par les mêmes mots. Il peut y avoir dans cette forme quelque chose qui attire l’attention et grave les idées dans la mémoire ; mais Saurin en a abusé et ses copistes après lui.

Disons quelques mots de qualités qui appartiennent plus directement au caractère et à l’âme. L’éloquence est en elle-même un trait du caractère plutôt qu’un don intellectuel ; mais on peut néanmoins distinguer ce qui est de l’art, du talent, et ce qui est de l’individualité morale, c’est-à-dire de l’homme lui-même. C’est l’homme que nous voulons considérer maintenant plutôt que l’orateur. Avec peu de piété, Saurin aurait pu être ce que nous l’avons vu, tant le talent sait bien imiter ; mais l’autorité de sa parole nous fait reconnaître en lui le vrai chrétien, et elle nous empêcherait, à elle seule, d’admettre les imputations fâcheuses dont il a été l’objet. L’accent de l’autorité est chez lui plus énergique et plus frappant peut-être que chez aucun autre.

Nous n’en citons que deux exemples. Le premier est tiré du deuxième sermon sur le Renvoi de la conversion :

« Ces réflexions doivent disculper les ministres de l’Évangile qui savent soutenir la majesté de leur emploi et répondre à leur caractère. Si elles ne nous disculpent pas dans vos esprits, elles nous justifieront au moins dans ce grand jour où les choses les plus cachées seront mises en évidence. On n’a point d’idée de notre ministère. On nous appelle chez un mourant, que nous savons avoir été un scélérat, ou du moins avoir été très éloigné de remplir les conditions de l’alliance de grâce. Ce scélérat, aux approches de la mort, se compose, ne parle que de repentir, que de miséricorde, que de larmes. On voudrait qu’à la vue de cet extérieur de conversion, nous supposassions qu’un tel homme est plus que converti et que, dans cette téméraire supposition, nous lui offrissions les premières places dans le séjour des bienheureux.

Mais malheur, malheur à ces ministres qui, par une cruelle douceur, précipitent des âmes dans l’enfer, sous prétexte de leur ouvrir le paradis ! Malheur au ministre de l’Évangile qui sera si libéral des faveurs de Dieu ! Au lieu de parler de paix à un tel homme, je crierai à plein gosier, j’élèverai ma voix comme un cornet (Ésaïe 68.1) ; je censurerai, je tonnerai, je décocherai contre lui les flèches du Tout-Puissant, je lui en ferai sucer tout le venin (Job 6.4). Heureux si je me fais jour à travers tant de passions invétérées, si je sauve par frayeur, et si j’arrache comme du feu un cœur endurci dans le crime.

Que si, comme il arrive pour l’ordinaire, le mourant ne donne à sa conversion que les restes d’un corps usé et les derniers soupirs d’une vie mourante, malheur, malheur encore au ministre de l’Évangile qui, par une lâche politique, viendra, pour ainsi dire, canoniser ce mourant, comme s’il était expiré de la mort des justes ! Et qu’on ne dise pas : Que voulez-vous ? Voulez-vous troubler les cendres d’un mort ? Voulez-vous désespérer une famille ? Voulez-vous mettre une note d’infamie dans une maison ? — Ce que je veux ? Je veux soutenir les intérêts de mon maître ; je veux agir en digne ministre de Jésus-Christ ; je veux vous faire éviter de prendre pour une bonne mort, une mort antichrétienne ; je veux mettre à profit la perte que je viens de faire, et que la proie que le démon vient de m’enlever épouvante les assistants, une famille, toute une Église[k]. »

[k] Édition de Paris. Tome Ier, pages 78-79.

Notre second exemple est tiré du sermon sur les Dévotions passagères :

« Nous entendons, par cette piété qui est comme la rosée de l’aube du jour qui s’en va, celle qu’excitent pour l’ordinaire les catastrophes publiques. Un État prospère, son commerce fleurit, ses armées triomphent, son suffrage donne le branle à l’univers. Les vices, suites ordinaires de la prospérité, naissent du sein de la prospérité même. La conscience dort au milieu du tumulte des passions et, à mesure que la corruption grossit, la sécurité augmente. La patience de Dieu se lasse, et, par les coups dont elle frappe, ou par ceux dont elle menace de frapper, elle enlève cette prospérité, du moins elle menace de l’enlever. Les sinistres messagers de la vengeance de Dieu viennent signifier leur commission formidable. Ces vents, dont il fait ses anges, font déjà entendre leurs sons affreux ; ces flammes de feu, dont il fait ses ministres, font déjà voir leur épouvantable lueur. La peste, la guerre, la famine, exécuteurs de ces arrêts du courroux céleste, préparent leur redoutable ministère. Un personnage appelé la Mort et un et autre appelé Sépulcre reçoivent cet ordre sanguinaire : Allez, courez, exterminez, par la mortalité, par l’épée et par la famine la quatrième partie de la terre. Chacun voit dans le malheur public sa perte particulière. Capernaüm, élevée jusques au ciel, s’en va précipitée jusqu’aux enfers. Les Jonas se promènent dans Ninive et font retentir ses murs de ces sons lugubres : Encore quarante jours, et Ninive sera détruite. Ou, pour laisser les noms empruntés et pour rapprocher nos portraits des originaux qui nous en ont fourni la matière, vos pasteurs, affranchis de leur timidité ou de leur lâcheté naturelle, méprisant ces petits tyrans, dirai-je ? ou ces vermisseaux, qui voudraient qu’au milieu d’un peuple tout libre nous fussions les seuls esclaves ; que, tandis qu’on voit les vices courir déchaînés, la Parole de Dieu fût liée et que, dans l’exercice d’un ministère de réformation, nous fussions plus lâches que des évêques de cour ou des prédicateurs de princes, vos pasteurs vous font entendre leur voix, etc.[l] »

[l] Édition de Paris. Tome II, pages 115-116. — Sermons choisis, pages 215-216.

A l’autorité ajoutons la hardiesse, non seulement celle des idées, mais celle de l’homme. Il est hardi pour la cause de Dieu. On a rarement porté plus haut ce que nous pourrions appeler, faute d’un meilleur mot, la fierté chrétienne. Nous en trouvons un exemple dans le passage suivant du sermon sur la Tranquillité qui naît de la charité :

« Je sais bien quel est le goût de la plupart des a chrétiens sur ce sujet, et je sais les croix aux-quelles on doit s’attendre lorsqu’on refuse de s’y conformer. On croit avoir flétri un ministre de a l’Évangile, quand on a dit de lui : Il trouble, il épouvante, il atterre. Reproche glorieux ! flétrissure honorable ! Comme si, pour décrier un homme versé dans la science du corps humain, on disait : il coupe, il tranche, il brûle ! Eh ! c’est parce qu’il est versé dans cette science, c’est pour cela qu’il agit de cette manière ; c’est pour cela qu’il est aussi prodigue du sang corrompu qu’avare de celui qui est pur ; c’est pour cela que, malgré la fureur et les hurlements d’un malade, il va chercher, avec le fer et le feu, à travers les parties les plus saines et les plus sensibles, celles qui sont infectées et qui allaient communiquer leur venin à toutes les autres.

Un de ses titres d’honneur, c’est d’avoir autant de tolérance que de franchise. C’est bien en son nom qu’il parle, dans ce passage du sermon sur les Profondeurs divines :

« Les profondeurs divines doivent confondre le zélateur indiscret, ceux qui décrient, qui déchirent les opinions différentes de leur système, sur des matières en elles-mêmes obscures et ténébreuses. Ici nous versons notre douleur dans le sein de nos frères de la confession d’Augsbourg, dont quelques docteurs nous dépeignent avec de noires couleurs, trempent leur plume dans le fiel lorsqu’ils écrivent contre nous, nous taxent de faire de la Divinité un Dieu cruel et barbare, un Dieu qui est l’auteur du péché et qui autorise lui-même par ses décrets le relâchement et la corruption des hommes. Vous le voyez, si c’est là notre doctrine. Vous le voyez si nous ne joignons pas nos voix à celles des séraphins et si nous ne faisons pas résonner nos auditoires des cris redoublés : Saint, saint, saint est l’Éternel des armées ! Vous le voyez, si nous n’exhortons pas nos peuples à entrer par la porte étroite, à travailler à leur salut avec crainte et tremblement. Mais les conséquences que nous vous imputons, nous dites-vous, ne suivent-elles pas de vos principes ? Je veux pour un moment qu’elles en suivent. Ne suffit-il pas que nous les désavouions, que nous les condamnions ? Une pareille réponse de votre bouche sur un autre dogme ne nous a-t-elle pas satisfaits ? Accusez-nous d’être de mauvais logiciens ; mais ne nous accusez pas d’être de méchants hommes. Accusez-nous de mal raisonner ; mais ne nous accusez pas d’exercer un ministère infidèle. Mais, direz-vous, vous avez des docteurs parmi vous qui empoisonnent eux-mêmes les controverses, qui réfutent avec aigreur, qui excommunient ceux qui ne sont pas de leur sentiment sur la prédestination, et qui voudraient pouvoir mettre tout à feu et à sang. Avons-nous de ces docteurs ? Ah ! Dieu veuille nous en délivrer ! Mais ils suivent leur propre esprit et non l’esprit de nos Églises. Nos Églises n’ont jamais séparé personne de leur communion, pour ce point seul qu’on n’était pas de leur sentiment sur la prédestination. Vous le savez par expérience. Ne vous ouvrons-nous pas notre sein ? Ne vous recevons-nous pas à notre communion ? N’avons-nous pas un désir sincère, ardent, de nous réunir avec vous ? Oh ! si Dieu voulait exaucer nos vœux ! O Épouse de Jésus-Christ, si Dieu voulait terminer ces guerres intestines qui te déchirent ! O enfants de la Réformation, si vous saviez unir vos efforts contre le vrai ennemi de la Réformation et des réformés ! C’est la matière de nos souhaits. Ce sera sans cesse la matière de nos prières[m]. »

[m] Édition de Paris. Tome Ier, pages 161-162. — Sermons choisis, pages 163-164.

Tolérant envers les protestants qui ne partagent pas toutes ses vues, serait-il intolérant envers les catholiques, ainsi que l’affirme le cardinal Maury ? Celui-ci est souverainement injuste envers Saurin et cherche de toute manière à le rabaisser. Ainsi il indique les sermons sur la Sagesse de Salomon[n] et sur le Discours de saint Paul à Félix et à Drusille[o], qui n’ont rien de remarquable, comme les chefs-d’œuvre de son talent. » Il y a là une singulière prévention, si ce n’est un misérable calcul. Il se livre ensuite à de minutieuses investigations pour trouver Saurin en défaut et pouvoir lui reprocher des invectives contre le catholicisme. Citons un passage du chapitre qu’il lui consacre :

[n] Édition de Paris. Tome VII.

[o] Ibid.

« On croit assez communément, sur parole, que Saurin ne s’est jamais permis des déclamations a contre l’Église romaine ; mais, au contraire, je n’imagine pas que l’inconséquente contradiction qu’on découvre avec tant de surprise parmi les protestants, quand ils allient trop souvent les principes et le langage de la tolérance avec la conduite et la fureur du fanatisme, puisse éclater avec plus d’emportement et de scandale que dans ses sermons sur la Consécration du temple de Woorburg, sur les Malheurs de l’Église, sur les Profondeurs divines, sur le Jeûne célébré avant la campagne de 1706. On y retrouve la violence et la frénésie des premières explosions qui avaient signalé, dans le seizième siècle, l’esprit révolutionnaire de la prétendue réforme[p]. »

[p] Maury. Essai sur l’éloquence de la chaire. Chapitre 32.

Nous déclarons que ces accusations n’ont pas l’ombre de fondement et que Saurin montre bien plutôt, en parlant des persécuteurs de ses frères, une modération admirable et un esprit de charité et de pardon. Jugez-en vous-mêmes. Voici quelques-uns des passages dans lesquels Maury a vu la fureur du fanatisme.

Dans le sermon sur les Profondeurs divines :

« La Providence est la troisième voie qui nous conduit à Dieu, et qui nous donne de nouveaux sujets d’adorer ses perfections, mais qui confond notre esprit et qui nous fait sentir que Dieu n’est pas moins incompréhensible dans la manière dont il gouverne le monde, que dans la manière dont il a l’a formé. C’est ce qu’il serait aisé de prouver, si les bornes qui nous renferment nous permettaient d’examiner les ressorts dont la Providence se sert dans le gouvernement de cet univers. Contentez-vous de jeter les yeux un moment sur la conduite de la Providence dans le gouvernement de l’Église depuis un siècle et demi.

Qui eût cru que, dans un royaume voisin, un roi cruel et superstitieux, le plus grand ennemi a que la Réformation eut jamais, lui qui, par la fureur de ses armes et par les productions de sa plume, s’opposait à ce grand ouvrage, réfutant ceux qu’il ne pouvait persécuter, persécutant ceux qu’il ne pouvait réfuter ; qui eût cru que ce monarque servit le premier au dessein qu’il voulait renverser, frayât le chemin à la Réformation et en secouant le joug du pontife romain, exécutât le plan de la Providence, lorsqu’il semblait ne faire qu’assouvir sa volupté et son ambition[a] ?

[a] Henri VIII.

Qui eût cru que l’ambitieux Clément[b], pour soutenir des droits chimériques que l’orgueil du clergé a formés, et auxquels la lâcheté des peuples et la mollesse même des souverains les soumet ; qui eût cru, dis-je, que cet ambitieux pontife, en lançant les foudres du Vatican contre ce roi, eût perdu tout un grand royaume et eût porté ainsi le premier coup à la tyrannie qu’il avait dessein d’affermir ?

[b] Clément VII.

Qui eût cru que Zwingle eût eu de si grands succès, au milieu du peuple de l’univers le plus inviolablement attaché aux coutumes de ses pères ; d’un peuple qui retient avec scrupule jusqu’à la forme des habits de ses ancêtres ; d’un peuple surtout si ennemi des innovations en matière de religion, qu’il peut à peine souffrir une explication nouvelle d’un passage de l’Écriture, un argument qui n’avait point encore été employé, une remarque de critique ; qui eût cru qu’on eût pu lui persuader une religion si diamétralement opposée à celle qu’il avait sucée avec le lait ?

Qui eût cru que Luther pût triompher de tant d’obstacles, qui s’opposaient au succès de ses prédications en Allemagne, et que ce superbe empereur, qui comptait parmi ses captifs des pontifes et des rois, ne pût triompher d’un misérable moine ?

Qui eût cru que ce tribunal barbare de l’Inquisition, qui asservit tant de peuples à la superstition, eût été dans ces provinces une des premières causes de notre réformation ?

Et peut-être que de cette nuit ténébreuse qui enveloppe aujourd’hui une partie de l’Église, va s’élever la lumière. Peut-être que ceux qui parleront après nous sur la Providence auront lieu de mettre dans le catalogue de ses profondeurs la manière dont Dieu aura délivré la vérité opprimée, dans un royaume où elle fleurissait avec tant d’éclat, et que ces coups redoublés qu’on porte contre les réformés ne serviront qu’à affermir la Réformation[c]. »

[c] Édition de Paris. Tome Ier, pages 139-140. — Sermons choisis, pages 140-142.

Dans le sermon pour le Jour de la consécration du temple de Woorburg :

« N’attendez pas que je cherche à rouvrir des plaies que le temps a déjà fermées, qu’en rappelant à vos esprits les effrayantes scènes dont nos Églises furent ensanglantées, j’examine si ce sont les désolations de la Jérusalem ainsi proprement nommée, ou celles de la Jérusalem mystique, qui ont dû faire répandre plus de larmes. Puisse l’idée de ce torrent de maux dans lesquels nous avons été plongés, n’exciter dans les entrailles du Dieu miséricordieux que des mouvements de miséricorde ! Puisse-t-il, en couronnant ceux qui les ont soufferts, faire grâce à ceux qui les ont fait souffrir !

Je me borne à l’objet que la solennité de ce jour rappellerait à vos esprits quand même j’entreprendrais de les en éloigner : je yeux dire à la perte de nos temples et aux coups qui ont été portés à la religion. Les couleurs dont Jérémie s’est servi pour tracer les malheurs des Juifs ne sauraient rien avoir de trop vif pour dépeindre ceux qui fondirent sur nous. Pendant une longue suite d’années, un fléau succédait à un autre fléau, un abîme appelait un autre abîme au son de ses canaux. Mille et mille coups furent portés à nos malheureuses Églises avant celui qui devait les réduire en poudre, et, s’il est permis de parler ainsi, on aurait dit que ceux qui s’étaient armés contre nous, non contents du plaisir de voir notre ruine, voulaient encore avoir celui de la savourer.

« Tantôt on publiait des édits contre ceux qui, prévoyant les maux qui allaient fondre sur nos Églises et ne pouvant les détourner, allaient chercher la triste consolation de ne pas en être les témoins ; tantôt contre ceux qui, ayant eu la lâcheté de renier leur religion, ne pouvaient soutenir les remords de leur conscience et se relevaient de leur chute ; tantôt on défendait aux pasteurs d’exercer leur discipline contre ceux de leur troupeau qui avaient abjuré la vérité ; tantôt on permettait aux enfants de l’âge de sept ans d’embrasser une doctrine, dans la discussion de laquelle on soutient que les adultes mêmes sont incapables d’entrer ; tantôt on supprimait un collège, tantôt on interdisait une église… Quelquefois on nous chassait du royaume, quelquefois on nous défendait sous peine de mort d’en sortir. Ici vous auriez vu des trophées dressés à la gloire de ceux qui avaient trahi leur religion ; là vous auriez vu traîner dans les cachots, sur l’échafaud ou sur la galère, ceux et qui avaient le courage de la confesser ; là des corps morts traînés sur la claie pour avoir expiré en la confessant. Ailleurs vous auriez vu un mourant aux prises avec les ministres de l’erreur, partagé entre la crainte de l’enfer, s’il persistait dans son apostasie, et la crainte de laisser ses enfants sans pain, s’il employait ces derniers moments que les trésors de la Providence et de la longue attente de Dieu lui laissaient encore pour ce s’en relever. Dans un autre endroit, des pères et des mères s’arracher à des enfants, sur lesquels la crainte d’être séparés d’eux dans l’éternité leur faisait répandre des larmes plus amères que celles de s’en voir séparés pour cette vie. Ailleurs des familles entières arrivant dans des pays protestants, le cœur pénétré de joie de revoir des temples, et trouvant dans ces objets de quoi adoucir ce qu’il y avait de plus amer dans le sacrifice qu’ils avaient fait pour les posséder. Tirons le rideau sur ces lugubres images. Nos malheurs, comme ceux des Juifs, ont eu un caractère d’horreur : c’est ce qu’il fallait, c’est ce qui n’est que trop facile à prouver[d]. »

[d] Édition de Paris. Tome VIII, pages 277-280. — Voyez encore le sermon sur les Nouveaux malheurs de l’Église, tome VIII, pages 416-421, de la même édition.

Est-ce un crime de gémir ainsi sur les malheurs de ses frères ? — Le seul passage où nous voyons Saurin se départir de sa modération ordinaire, est l’apostrophe qu’il adresse à Rome dans son sermon sur la Pénitence de la pécheresse :

Rome, quelle occasion ne me serait point ici offerte de te confondre ? Ne pourrais-je pas produire aux yeux de tout l’univers ta honte et ton infamie ; la prostitution mise parmi tes revenus ; les prostituées et les prostitués te servant de nourrissons et de nourrices, et le saint siège entretenu en partie par le salaire des chiens et des femmes impures (Deutéronome.23.18), pour me servir d’une expression de l’Écriture[e] ? »

[e] Édition de Paris. Tome II, page 397. — Sermons choisis, page 355.

Maury est particulièrement injuste dans l’allusion qu’il fait à la péroraison du sermon sur les Dévotions passagères :

« Saurin, dit-il, se transforme, il s’élève dans quelques moments à la véhémence de Démosthène, quand il parle de l’émigration des protestants, surtout quand il tonne contre Louis XIV ; il n’est jamais plus éloquent et plus sublime qu’en exhalant sa rage contre ce monarque, dont le nom revient sans cesse dans ses discours et principalement dans les sermons que je viens de citer. On peut y distinguer cette virulente apostrophe : Et toi, prince redoutable, que j’honorai jadis comme mon roi, et que je respecte encore comme le fléau du Seigneur, etc. Saurin termine une diatribe si forcenée en disant qu’il fait grâce à Louis XIV ; mais il s’en faut de beaucoup qu’il cherche à inspirer cette insultante modération aux calvinistes hollandais[f]. »

[f] Maury. Essai sur l’éloquence de la chaire. Chapitre 32.

Citons en entier ce beau passage, que Maury s’est bien gardé d’achever. Il suffirait seul à montrer à quel point ses inculpations manquent de bonne foi et de sens commun :

« Et toi, prince redoutable, que j’honorai jadis comme mon roi, et que je respecte encore comme le fléau du Seigneur, tu auras aussi part à mes vœux. Ces provinces que tu menaces, mais que le bras de l’Éternel soutient ; ces climats que tu peuples de fugitifs, mais de fugitifs que la charité anime ; ces murs qui renferment mille martyrs que tu as faits, mais que la foi rend triomphants, retentiront encore de bénédictions en ta faveur. Dieu veuille faire tomber le bandeau fatal qui cache la vérité à ta vue ! Dieu veuille oublier ces fleuves de sang dont tu as couvert la terre et que ton règne a vu répandre ! Dieu veuille effacer de son livre les maux que tu nous as faits, et en récompensant ceux qui les ont soufferts, pardonner à ceux qui les ont fait souffrir ! Dieu veuille qu’après avoir été pour nous, pour l’Église, le ministre de ses jugements, tu sois le dispensateur de ses grâces et le ministre de ses miséricordes[g]. »

[g] Édition de Paris. Tome II, page 145. — Sermons choisis, page 246.

Résumons en quelques mots notre jugement sur Saurin. — Il a enrichi la chaire d’une grande variété de sujets nouveaux, particulièrement dans la morale, avant lui tout à fait négligée. Son recueil est un cours presque complet de théologie et de morale. Sa pensée a quelque chose de plus libéral et de plus rationnel que celle de ses prédécesseurs. Sa théologie est orthodoxe ; mais elle diffère de celle de ses devanciers par une réaction contre la dureté de certaines vues dogmatiques, et de la théologie méthodiste de nos jours en ce que la pensée de la justification par la foi est chez lui beaucoup moins explicite, et que la sève du salut par grâce circule moins abondamment dans ses discours que dans les prédications du réveil. La conversion est pour lui un fait complexe, dans lequel ne ressort pas assez la foi simple et vivante en Christ ; il montre les fruits de la foi, sans la montrer assez elle-même, et se prive par là de ce je ne sais quoi qui touche, qui enlève et qui de tout temps a converti les âmes.

Il a sinon introduit, du moins accrédité le sermon synthétique.

Ce qui le distingue dans l’exécution, c’est l’invention, et particulièrement l’invention oratoire, une dialectique loyale et rigoureuse, une admirable clarté, une marche rapide, un style plein de mouvement, toujours direct et allocutif, la force des idées et des images, la hardiesse et quelquefois la sublimité oratoire. Il n’y a rien chez lui de petit, de mesquin, de joli. Quant à l’esprit, il n’a pas le temps d’en avoir.

On peut lui reprocher une dialectique trop formelle, l’abus de l’exégèse et de l’érudition. Abordant par une sorte de prédilection les sujets de haute spiritualité, il y emploie la métaphysique et l’analyse plutôt que l’inspiration mystique (ainsi dans ses sermons sur la Vision béatifique de la Divinité[h], sur la plus sublime Dévotion[i], etc.). Il n’est pas assez immédiat dans ces matières. Il montre une forme au loin, touchante ou sublime ; on espère toujours la voir de plus près et la toucher ; mais elle se dissipe comme une ombre. Il y a sous ce rapport une continuelle déception.

[h] Édition de Paris. Tome III.

[i] Ibid. Tome II.

Sa langue est dénuée de charme, peu riche et par là même défectueuse sous le rapport de la justesse (car la richesse et l’extrême justesse se touchent de près) ; elle est un peu rude et inculte mais elle est remarquable par sa clarté et abonde en expressions d’une franchise et d’une énergie admirables.

Les sermons les plus remarquables sont, me semble-t-il, les suivants : Les trois sermons sur le Renvoi de la conversion, les sermons sur l’Aumône, sur la Suffisance de la Révélation, sur le Cantique de Siméon, sur le Prix de l’âme, sur les Dévotions passagères, sur la Pénitence de la pécheresse, et le sermon pour le Jeûne de 1706[j].

[j] Tous ces sermons, excepté le premier sur le Renvoi de la conversion, et ceux sur le Cantique de Siméon et sur le Prix de l’âme, se trouvent dans le recueil des Sermons choisis de Jacques Saurin, publié en 1854 par M. Weiss. (Éditeurs.)

Analysons maintenant le premier des sermons sur le Renvoi de la conversion, sur ce texte : Cherchez l’Éternel pendant qu’il se trouve, invoquez-le tandis qu’il est près. (Ésaïe 55.6)

Saurin rappelle au commencement de son exorde cette parole de l’Ange, dans l’Apocalypse, qu’il n’y aura plus de temps.

« Quand le pécheur s’obstine, quand il résiste, quand il diffère de se convertir, Dieu ferme les entrailles de ses compassions, et refuse d’entendre la voix de ceux qui s’endurcissent à la sienne.

C’est de cet effrayant principe qu’Ësaïe tire la conclusion qui fait la matière de notre texte : Cherchez l’Éternel pendant qu’il se trouve, invoquez-le tandis qu’il est près. Dispensez-nous d’une exactitude trop rigoureuse. Nous ne nous arrêterons pas à vous expliquer ce que c’est que chercher l’Éternel et qu’invoquer l’Éternel[k]. Quelque illusion que nous soyons sujets à nous faire sur cet article, quelque penchant que nous ayons à confondre l’apparence de la conversion avec la conversion même, il faut l’avouer, ce n’est pas là ce qui perd le plus grand nombre. Nous nous proposons aujourd’hui de sonder notre véritable plaie, de remonter jusqu’à la source de notre corruption, de dissiper, s’il est possible, l’appât trompeur qui a jeté tant de chrétiens dans la perdition, et qui est encore le charme le plus puissant dont le démon se sert pour nous attirer. Cet appât, ce charme, j’en atteste vos consciences, c’est je ne sais quelle idée contradictoire que nous nous sommes formée des miséricordes divines, certains desseins vagues que nous faisons de nous convertir dans les enfoncements de l’avenir, et une chimérique assurance de pouvoir y réussir dès que nous voudrons l’entreprendre[l]. »

[k] Les devanciers de Saurin s’y seraient certainement arrêtés.

[l] Édition de Paris. Tome Ier, page 2.

Dans ce premier discours, Saurin prouve le danger du renvoi de la conversion, par la raison et la nature des choses[m] :

[m] Dans le deuxième discours, il prouve ce danger par la Révélation ; dans le troisième, par l’histoire et les faits.

« Il est constant, dit-il, que nous portons dans nous-mêmes des qualités qui rendent la conversion difficile, et j’ose dire impossible, à mesure qu’elle est plus différée. Pour le comprendre, formez-vous une juste idée de la conversion, et reconnaissez que pour être en état de grâce, votre âme doit avoir deux dispositions. Elle doit être éclairée ; elle doit être sanctifiée. Elle doit connaître les vérités de la religion ; elle doit se sou-mettre à ses préceptes[n]. »

[n] Édition de Paris. Tome Ier, page 4.

Saurin commence par déterminer le sens de sa thèse :

« Vous ne sauriez être en état de grâce, si vous ne connaissez les vérités de la religion… Vous ne sauriez contester que chaque chrétien ne soit obligé d’être instruit à proportion des circonstances où la Providence le place, et de la portion de génie qu’il a reçue du ciel. En un mot, un chrétien doit être chrétien, non parce qu’il a été élevé dans les principes du christianisme et qu’ils lui ont été transmis par ses pères, mais parce que ces principes sont émanés de Dieu[o]. »

[o] Ibid.

Avoir des dispositions contraires, c’est renoncer à la qualité d’homme, de chrétien, de réformé. — … L’examen, la connaissance, la lumière, c’est la première partie de la religion, et la première voie, s’il faut ainsi dire, par laquelle on doit chercher l’Éternel. La sanctification est la seconde. Les vérités que l’Écriture nous propose à croire et à examiner, ne nous sont pas présentées pour fournir de vaines spéculations à l’esprit… — Dieu exige du chrétien l’obéissance, par quoi nous entendons, dit Saurin, une soumission qui vienne d’un fonds de vertu ; en sorte que s’il se mêle quelque imperfection dans son obéissance, la piété soit toujours la disposition dominante dans son cœur, et que la vertu l’emporte sur l’injustice[p]. »

[p] Édition de Paris ». Tome Ier, pages 5-8.

1. Application de la thèse générale à la connaissance, — L’orateur fait ici quelques réflexions sur la nature de notre âme et son union avec le corps, sur l’influence des années, sur la force de l’habitude, sur la distraction qui naît des objets qui ont pris possession de notre esprit.

2. Application de la thèse à la sanctification. — Saurin rappelle le principe que, pour être vraiment converti, il faut avoir un fonds et un principe constant d’amour pour Dieu.

Mais ce principe accordé, ajoute-t-il, tout ce que nous avons à dire contre le renvoi de la conversion va se fonder de lui-même. Car toute la question se réduit à celle-ci : si à l’heure de la mort, si à l’extrémité de la vie, si dans un espace court et rapide, on peut acquérir cette habitude de l’amour divin, que nous convenons tous être nécessaire pour le salut. Si cette habitude peut s’acquérir dans un moment, nous ne prêchons plus contre vos délais ; vous êtes fondés en raison. Renvoyez, différez, attendez jusques à la fin, et par une rare prudence, ne commencez à rechercher les plaisirs célestes, que lorsque le monde vous quittera, et que vous vous serez gorgés de ses infâmes délices. Mais s’il faut du temps, du travail, de la peine pour former ce fonds d’amour pour Dieu, dont nous avons prouvé la nécessité, vous nous accorderez aussi qu’il y a de la folie à différer d’un seul moment un ouvrage si important ; que c’est l’excès de la fureur que d’attendre jusqu’à la mort pour y travailler, et que le prophète ne peut trop élever sa voix pour crier à tous ceux qui aiment leur salut : Cherchez l’Eternel pendant qu’il se trouve, invoquez-le tandis qu’il est près.

Cela posé, nous établissons sur deux principes tout ce que nous avons à vous proposer sur cette matière[q]. »

[q] Édition de Paris. Tome Ier, page 14.

Premier principe. — On ne peut acquérir une habitude, sans former les actes qui y ont du rapport. Pour l’amour de Dieu, l’humilité, la patience, la charité, il faut faire des actes, et des actes réitérés, d’humilité, de patience, de charité. Il en faut même faire en plus grand nombre que d’actes vicieux pour contracter un vice.

Un court noviciat suffit pour être maître dans l’école du monde et du démon, et il n’est point étonnant qu’un homme soit tout à coup luxurieux, avare, vindicatif, parce qu’il porte dans son cœur les principes de tous ces vices. Mais les habitudes de la vertu sont directement opposées à notre constitution. Elles combattent nos inclinations ; elles choquent tous nos penchants ; elles font, s’il a faut ainsi dire, violence à notre nature, et nous avons une double tâche quand nous voulons devenir chrétiens. Il faut édifier, il faut abattre. Il faut abattre l’édifice de la corruption, avant que d’édifier celui de la grâce. Il faut porter le coup mortel au vieil homme avant que d’édifier l’homme nouveau. Et comme les Israélites qui relevaient les murs de Jérusalem, il faut travailler l’épée dans une main, et l’équerre dans l’autre (Néhémie 4.17), également appliqués à produire ce qui n’est point et à renverser ce qui est déjà.

Telle est la manière, telle est l’unique manière dont nous pouvons espérer que la piété se formera au dedans de nous, par un travail opiniâtre, par des actes réitérés, par une vigilance continuelle. Or, qui est-ce, qui est-ce de vous, qui peut entrer dans cette pensée, et ne pas apercevoir la folie de ceux qui diffèrent leur conversion ? On s’imagine que l’exhortation d’un pasteur, que l’idée de la mort, qu’une résolution subite, pourront former tout à coup les vertus au dedans de nous. Mauvaise philosophie ; extravagance du pécheur ; illusion de l’amour-propre ; imagination qui renverse tout le système de notre corruption originelle et tout le mécanisme du corps humain. J’aimerais autant voir un homme qui voudrait jouer parfaitement d’un instrument, sans avoir été formé à cet art par l’assiduité et par le travail. J’aimerais autant voir un homme qui voudrait parler une langue sans en avoir étudié les mots, sans avoir surmonté par la peine et par l’exercice la difficulté de la prononciation. Celui-ci ne ferait qu’un langage barbare, sujet à la dérision et inintelligible, l’autre ne formerait que des sons bizarres, sans douceur et sans harmonie. C’est la folie du pécheur, qui veut devenir pieux, humble, charitable, patient, détaché du monde sur-le-champ et dans un moment, par un simple désir de l’âme, sans avoir acquis ces vertus par les soins et par l’exercice. Toutes les actions de piété que vous en verrez émaner, ne seront que des mouvements qui partent d’un cœur touché véritablement, mais non converti[r]. »

[r] Édition de Paris. Tome Ier, pages 17-18.

Second principe. — « Quand une habitude s’est enracinée, elle devient ou très difficile, ou impossible à corriger, selon les fondements qu’elle a jetés au dedans de nous[s]. »

[s] Ibid. Page 15.

S’il en est ainsi, comment différer ?

Vous reculez aujourd’hui à cause de la difficulté : combien plus ne reculerez-vous pas demain ?

Il ne suffit plus même, arrivé à un certain point, d’interrompre les actes pour déraciner l’habitude. Il faudrait plus : il faudrait faire des actes contraires.

Objections réfutées. — 1° « On nous dira que nos principes sont détruits par l’expérience ; que nous voyons tous tes jours des personnes qui ont vécu ne longue suite d’années dans une habitude, et qui y renoncent incontinent, sans former des actes réitérés de la disposition contraire. Le fait est possible ; il est même incontestable. Il arrive dans cinq cas, qui, étant bien examinés, seront reconnus ne porter aucune atteinte à ce que nous venons d’établir[t]. »

[t] Éditions de Paris. Tome Ier, page 72.

Saurin énumère les cinq cas.

2° « On nous dira que ce principe prouve trop ; que si l’on ne peut être sauvé sans avoir un fonds et une habitude de vertu, que si cette habitude ne peut s’acquérir que par un grand nombre d’actes réitérés, on doit exclure du salut les pécheurs le plus vivement contrits, après qu’ils ont croupi dans le vice, et qu’ils n’ont plus on temps suffisant pour former un contre-poids à la force de l’habitude criminelle.

Cette difficulté s’offre naturellement à l’esprit ; mais la solution que nous y opposons n’est pas bien du ressort de ce discours ; nous y répondrons mieux dans nos actions suivantes, quand nous puiserons nos arguments dans l’Écriture. Nous vous dirons alors que quand un pécheur gémit dans le sentiment de sa corruption et qu’il a un désir sincère de se convertir, Dieu l’assiste de son secours et lui donne des forces surnaturelles pour surmonter son mauvais penchant. Mais nous vous ferons voir en même temps, que, bien loin que cette pensée favorise le renvoi de la conversion, il n’y en a point de plus propre à épouvanter une âme qui prend ce parti funeste. Car, mes frères, notre théologie et notre morale se donnent mutuellement la main et s’établissent l’une sur l’autre. Il y a un sage milieu entre l’hérésie et je ne sais quelle orthodoxie outrée et contradictoire et comme c’est une très mauvaise maxime pour établir les préceptes de Jésus-Christ que de renoncer à ses dogmes, c’est aussi une pratique très pernicieuse de faire brèche à ses préceptes pour fortifier ses dogmes.

Le secours de l’Esprit de Dieu et l’idée de notre impuissance naturelle sont les motifs les plus puissants qui nous portent à travailler sans délai à notre conversion. Car s’il dépendait de vous de vous convertir lorsque vous aurez croupi dans le vice, si votre propre cœur était en votre puissance, si vous aviez assez de pouvoir sur vous-mêmes pour vous sanctifier dès que vous voudrez l’entreprendre, vous auriez quelque raison de vous flatter dans vos délais. Mais votre conversion ne pouvant être produite que par une cause étrangère, que par le secours de l’Esprit de Dieu, secours qu’il vous refusera probablement, après que vous aurez méprisé sa grâce et que vous l’aurez outragée avec obstination et avec malice, vous ne sauriez fonder aucune espérance raisonnable sur cet article[u]. »

[u] Éditions de Paris. Tome Ier, pages 26-28.

3° On nous dira que nous avons avoué nous-même qu’une catastrophe extraordinaire, l’approche de la mort, par exemple, peut changer tout à coup un homme.

« Nous avouons qu’un homme, qui, dans une grande liberté d’esprit, voit tomber cette maison de poussière et envisage la mort avec des yeux attentifs, peut entrer dans les dispositions que l’on propose. La mort, envisagée de près, nous fait connaître le monde : elle nous découvre sa vanité, son vide, son néant. Un homme qui n’a plus que quelques moments à vivre, qui voit que son crédit, que ses biens, que ses titres, que ses grandeurs, que le monde universel ligué pour son secours, ne sauraient le soulager ; un homme dans cet état connaît mieux la vanité du monde que les plus grands philosophes, que les plus sévères anachorètes : ainsi il peut en détacher son cœur. Nous accordons que ce fait soit possible ; nous voulons même que la Divinité, contente de cette conversion, satisfaite d’une âme qui ne se donne à la vertu que lorsque les occasions du vice lui sont enlevées, reçoive un pareil pécheur aux extrémités de la vie ; il est pourtant certain que toutes ces suppositions, bien loin de favoriser le renvoi de la conversion, en démontrent l’extravagance.

Comment se fonder sur ce qui doit arriver à l’heure de la mort ? De combien de difficultés n’est pas susceptible cette illusoire supposition. Je mourrai dans un lit, calme, tranquille, j’aurai de la conception, de la présence d’esprit ; je me servirai de ces dispositions pour déraciner le vice de mon cœur et pour y établir le règne de la justice[v] ? »

[v] Édition de Paris. Tome Ier, pages 26-27.

a. Qui vous est garant que vous mourrez de cette manière ?

b. Est-on bien en état de penser dans un tel moment ?

c. Même en le supposant, en serez-vous mieux disposé à vous convertir ?

d. La pensée même de la mort n’est-elle pas faite pour vous troubler ?

e. N’en est-il pas de même du nombre infini d’occupations de l’heure dernière ?

« Ainsi cette troisième difficulté s’évanouit comme d’elle-même ; ainsi nous pouvons tenir pour constants les principes que nous avons posés et les conséquences que nous en avons tirées. »

Après une récapitulation, qui est l’analyse du discours, Saurin arrive à l’application qu’il en fait à ses auditeurs :

« Vous devez réduire en pratique l’idée que nous avons donnée de la conversion, et particulièrement cette réflexion que nous avons tâché de vous inculquer : c’est que pour être véritablement converti, il ne suffit pas de faire quelque acte d’amour de Dieu, qu’il faut que cet amour soit la disposition dominante de notre cœur. Cette idée doit corriger toutes celles que vous avez d’une bonne vie et d’une bonne mort ; car on ne connaît pas ces choses dans le monde et l’on ne veut pas les connaître.

… On se flatte, on se perd, on renonce à la lumière volontairement sur ces articles. On s’imagine que pourvu qu’on ait donné un soin modique à la dévotion dans le cours ordinaire de sa vie, et qu’aux approches de la mort l’âme se soit soumise à la volonté de Dieu, qui l’appelle à sortir du monde ; on s’imagine avoir fourni dignement sa carrière, avoir combattu le bon combat, et n’avoir plus qu’à mettre la main sur la couronne de justice.

… Mais quelle est donc la morale qui vous prescrit une voie si large ? Ce n’est pas la morale de Jésus-Christ. La morale de Jésus-Christ vous prêche partout le silence, la retraite, le détachement du monde. La morale de Jésus-Christ veut que vous soyez miséricordieux, comme Dieu est miséricordieux ; que vous soyez parfaits comme votre Père qui est aux cieux est parfait. La morale de Jésus-Christ veut que vous aimiez Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de toute voire pensée ; et que si vous ne pouvez pas parvenir à ce degré de perfection sur la terre, vous fassiez des efforts continuels pour y arriver. Voilà ce que prescrit la morale de Jésus-Christ. Mais la morale dont on parle, c’est la morale du monde, c’est la morale du démon, c’est la morale de l’enfer[w]. »

[w] Édition de Paris. Tome Ier, pages 43-47.

2. La seconde conclusion du discours est que nous devons songer aux moyens de corriger les mauvaises habitudes et d’en acquérir de bonnes. Pour y travailler avec succès, il faut revenir mille et mille fois à la charge.

« On serait plus frappé de cette réflexion si, comme nous disions dans le corps de ce discours, on s’employait quelquefois à s’étudier soi-même. Mais la plupart des gens vivent sans recueillement et sans réflexion. Nous nous dissipons au dehors ; nous nous répandons sur tous les objets ; nous montons dans les cieux pour y découvrir des astres nouveaux ; nous descendons dans les abîmes, et nous creusons jusque dans les entrailles de la terre ; nous parcourons l’un et l’autre monde, pour aller chercher la fortune dans les pays les plus reculés, et nous ignorons ce qui se passe chez nous. Nous avons un corps, une âme, chefs-d’œuvre du Tout-Puissant, et nous ne réfléchissons jamais sur ce qui s’y passe, sur la manière dont nos connaissances s’acquièrent, dont nos préjugés naissent, dont nos habitudes se forment et se fortifient. Si ces connaissances n’étaient bonnes que pour la spéculation, on aurait lieu pourtant de nous taxer d’indolence sur ce que nous les négligeons ; mais comme elles ont une relation intime avec notre salut, on ne peut que déplorer notre tiédeur sur ce sujet. Étudions-nous donc nous-mêmes, devenons raisonnables si nous voulons devenir chrétiens ; apprenons cette vérité importante que nous avons prouvée, savoir, que les vertus s’acquièrent par le travail, par des actes réitérés.

Et qu’on ne dise point ici, qu’il ne faut pas raisonner à l’égard des vertus chrétiennes, comme sur les autres habitudes de l’âme, et que le Saint-Esprit saura bien corriger subitement nos préjugés et déraciner nos mauvais penchants. Sans doute, nous avons besoin de cet Esprit. Oui, Esprit saint ! source éternelle de sagesse, quelque grands que soient mes efforts et ma vigilance, quelques mouvements que je me donne pour mon salut, je ne me fonderai jamais sur moi-même ; jamais je n’encenserai à mes rets, jamais je ne sacrifierai à mes filets (Habacuc 1.15) ; jamais je ne m’appuierai sur ce roseau cassé (Ésaïe 36.6) ; jamais je ne serai sans sentir mon néant et sans demander ton assistance.

Mais, après tout, ne croyez pas que les opérations du Saint-Esprit soient semblables à ces enchantements fabuleux, renommés dans nos romans et dans nos poèmes. On vous l’a dit mille fois, et l’on ne saurait trop vous le répéter, la grâce ne détruit point la nature ; elle ne fait que la perfectionner. L’Esprit de Dieu vous aidera bien de ses lumières, si vous travaillez fortement à étudier la religion ; mais il ne vous infusera pas cette connaissance, si vous dédaignez cette étude. L’Esprit de Dieu établira bien l’empire des vertus chrétiennes dans votre cœur, si vous vous employez à cet ouvrage ; mais il ne viendra pas porter ces vertus au dedans de vous, au milieu de vos distractions et de vos désordres. Et, après tout, nous devons nous employer à devenir bons chrétiens, comme nous nous employons à devenir bons philosophes, bons mathématiciens, bons prédicateurs, bons négociants, bons capitaines, par l’assiduité, par le travail, par des actes réitérés, par un exercice opiniâtre et continuel[x]. »

[x] Édition de Paris. Tome Ier, pages 37-38.

L’orateur termine en disant à tous, jeunes et vieux : « Il en est temps encore, convertissez vous ! »

On a pu le voir par ce qui précède, la conversion, chez Saurin, se présente comme un acte composé, comme un tout complexe, dont le principe est un, mais n’est pas mis en saillie. Ces mots : retour à Dieu, la définissent très bien.

Le mot convertir n’exclut certainement aucune des idées que Saurin y fait entrer ; un homme converti est, actuellement ou virtuellement, tout cela.

Néanmoins, quand on presse le devoir ou la nécessité de la conversion, il n’est pas indifférent de la présenter dans l’ensemble de ses résultats ou dans son principe ; car dans le premier cas (c’est-à-dire si l’on ne voit que les résultats), on prêche la loi, et dans l’autre, l’Évangile.

La rédemption (qui est le principe de la conversion) ne peut pas avoir dans l’Évangile une autre place que la première.

Cela ne veut pas dire que la foi à la rédemption et au salut par grâce soit toute la conversion, mais seulement que cette foi en est le principe, le germe, la condition.

Cependant, il est certain qu’on ne peut prendre un homme que sur le terrain où il se trouve. Hors de la connaissance de l’Évangile, quel est ce terrain ? Autrement, quel est l’ordre de sentiments et de pensées auquel on aura affaire ? D’où faut-il partir avec ceux qui ne croient point encore ? — De l’idée d’une responsabilité compromise, d’un vide intérieur à combler, du besoin d’un changement.

Ceux qui sont dans cette disposition doivent trouver naturel qu’on leur prêche la conversion dans le sens de Saurin, et ils le trouveront naturel jusqu’à ce que l’inutilité ou l’impuissance d’une telle prédication les ait désabusés.

Il faut donc, à ceux qui ne sentent pas jusqu’à quel point ils sont compromis, le montrer ; — à ceux qui le sentent (ou aux premiers, quand ils sont venus à le sentir), montrer que la bonne nouvelle de l’Évangile est leur refuge.

Or, cette bonne nouvelle en renferme deux : celle du pardon — et celle que, dans la foi au pardon, ils trouveront la sanctification, sans laquelle il n’y a point de salut.

Prêcher cela, c’est prêcher la conversion. Accepter cela, c’est se convertir, — mot d’autant plus juste, que ce fait si simple, si indécomposable en apparence, renferme, dès l’entrée, plusieurs éléments, un riche développement moral.

Néanmoins, il ne dépend pas de nous d’ôter au mot conversion son sens vulgaire ; la conversion est pourtant bien ce que Saurin a dit ; le délai de la conversion est le délai qu’on apporte au redressement de ses voies et au changement de sa vie ; seulement il fallait arriver à la conclusion : que tout cela ne peut se faire que sous une condition, que cet édifice ne peut s’élever que sur un terrain, celui de la foi. Saurin ne l’a pas fait, et c’est là son tort, qui est fort grave. Il en résulte que son discours, admirable du reste, est comme une montre qui n’a pas de ressort ou qui n’est pas montée.

Quant à ceux qui, acceptant l’Évangile, croyant à l’Évangile, et c’est bien à ceux-là que Saurin s’adresse, ne font pas des fruits convenables à la repentance, que fallait-il leur dire ? Fallait-il leur prêcher la sanctification, abstraction faite du salut gratuit ? Mais pour eux, comme pour tous les autres et pour tout le monde, la foi au pardon est la cheville ouvrière de la sanctification.

Saurin, au sujet de la conversion, parle des connaissances comme du premier élément dont elle se compose ; mais il ne dit pas en quoi ces connaissances consistent, et la manière dont il en parle écarte l’idée simple de la foi.

Il représente aussi la conversion comme l’acquisition d’une habitude (qu’il appelle aussi de temps en temps un fonds). Mais je crois que la conversion est l’acquisition du principe même de cette habitude.

Il n’en résultera pas que la conversion en soit plus facile, moins exposée par les délais ; car l’établissement de ce principe coûte beaucoup ; c’est une révolution profonde ; l’acte qui consiste à se tourner décidément vers Dieu, est aussi difficile à consommer qu’une habitude est difficile à acquérir.

Il faut savoir s’il y a un tel acte, un moment où l’âme commence à appartenir à Dieu, où le poids de Dieu l’entraîne, avant que soient contractées les habitudes dont parle Saurin, un moment où l’on passe de l’incrédulité à la foi, ou de la foi morte à la foi vivante ; — en d’autres termes, si l’habitude contractée n’est pas le résultat d’un acte premier, par lequel on rompt avec le passé et qui est la conversion.

Les devanciers de Saurin emploient le mot de conversion dans le même sens que lui[y] ; mais ils exposent plus complètement les principes. La justification par la foi est pour eux, implicitement et explicitement, la base de l’Évangile. Le salut par la foi est en effet un paradoxe insoutenable, si ce n’est pas une vérité capitale, et il faut n’en faire aucun usage ou le mettre au-dessus de tout, y tout ramener, en faire tout dépendre. A ceux qui ne croient pas, il faut dire : Croyez ! et à ceux qui croient sans vivre, il faut dire aussi : Croyez ! vous ne croyez pas, car vous ne vivez pas.

[y] Voyez Le Faucheur, sur le même texte que Saurin ; Superville, sur l’Avantage de l’Évangile sur la toi, et Mestrezat, sur ces paroles : Le juste vivra de la foi.

Avec ce complément, une prédication comme celle de Saurin conviendrait à nos chaires ; car la plupart de nos auditeurs sont des incrédules ou des croyants à foi morte, des gens qui tiennent l’Évangile pour vrai, mais qui, n’ayant jamais bien connu cet Évangile, ayant négligé de compléter leurs connaissances religieuses, ont été facilement ébranlés par les sophismes du monde et de la science. Il faut s’adresser aux besoins du cœur, parler à la conscience, chercher à convaincre de la nécessité d’un retour à Dieu ; il faut, en un mot, faire ce que fait Saurin, mais ne pas s’arrêter où il s’arrête.

Revenons à l’idée de conversion. Réal la définit : « Le changement qui se fait dans les idées, dans les sentiments, dans la volonté et dans la conduite d’une personne qui se repent vraiment ; changement représenté sous l’image d’un homme qui, ayant marché quelque temps dans un chemin qu’il croyait bon, reconnaît qu’il s’est trompé, revient sur ses pas, quitte ce mauvais chemin et en reprend un meilleur, où il marche avec assurance[z]. »

[z] Réal, Cours de religion, p. 277.

Cette définition ne mesure pas les intervalles du chemin. Elle est bonne, dans son vague, et, comme on le voit, insiste aussi sur l’idée d’un retour à Dieu.

La conversion, selon M. Fabre, est le premier pas que l’homme fait dans la voie de la régénération[a]. » — M. Burnier, dans son Abrégé de la doctrine du salut, ne prononce pas même le nom de la conversion.

[a] Fabre, Cours de Religion, page 219.

Les prédicateurs du réveil l’ont beaucoup prononcé, mais ont appliqué presque exclusivement ce mot à l’acceptation du salut, et il est vrai que celui qui a, de cœur, accepté Jésus-Christ, est converti ; mais avant d’avoir été transporté à ce point de vue, le mot de conversion ne peut avoir ce sens pour lui ; il en a un autre qu’il faut maintenir, c’est l’acte (et non le moyen) par lequel on retourne à Dieu, c’est la rentrée dans le bon chemin, n’importe combien de pas on y aura faits.

En étudiant tous les passages de la Bible où il est parlé de conversion, on arrive à un sens vague, mais qui peut l’être sans inconvénient. Tantôt c’est l’acte par lequel on accepte la grâce, tantôt le développement de cet acte, tantôt les deux sens réunis. Le mot même de conversion (ἐπιστροφή) ne se trouve qu’une seule fois dans le Nouveau Testament (Actes 15.3) ; le mot convertir s’y rencontre souvent au contraire ; mais quand il est employé dans nos versions, il ne répond pas toujours au même mot grec.

Il y a dans l’Écriture sainte un mot (qhh^sUbzhh en hébreu, ἐπιστρέφεσθαι et μετανοεῖν en grec) qui ne peut se traduire que par se convertir, et qui évidemment signifie : changer de dispositions à l’égard de Dieu. Ce n’est qu’au point de vue du chrétien que ce mot peut désigner l’acceptation du mystère de piété et être pris dans le même sens que la foi ; mais réellement, objectivement il ne signifie pas cela.

Saurin, de son côté, représente la conversion comme la pleine possession des avantages promis au chrétien, comme une actualité, non comme une virtualité. Il l’a confondue avec la sanctification ; il fait même de la sanctification une partie de la conversion. Le sens réel du mot conversion est entre la notion moderne de ce mot et le sens que Saurin lui donne.

Les trois longs discours de Saurin sur ce grand sujet forment vraiment un livre sur la conversion. La séparation qu’il a adoptée entre la raison, la révélation et l’histoire, se justifie très bien au point de vue didactique ; mais elle nuit à l’effet oratoire. Sous ce rapport Massillon lui est bien supérieur.

Le discours que nous avons analysé donne l’idée de toute une classe de sermons de Saurin, sermons à forme didactique et savante. Il en a d’autres d’une structure beaucoup plus simple, entre autres ses sermons de circonstance. Le sermon sur les Dévotions passagères, qu’on cite beaucoup, a peut-être plus de renom qu’il n’en mérite. Il est déparé par l’abus de l’exégèse. Je préfère, pour ma part, le Sermon pour le Jeûne célébré à l’ouverture de la campagne de 1706, peu avant la bataille de Ramillies, où Marlborough défit l’armée française. Ce sermon est presque en entier de la plus grande beauté ; la marche en est rapide et l’éloquence simple et peu chargée.

[M. Vinet a terminé ici son cours. Il s’était proposé d’analyser encore avec ses élèves quelques sermons de Saurin, mais il en fut empêché. L’analyse suivante du sermon sur les Frayeurs de la mort[b], sur Hébreux 2.14-15, qu’il avait préparée dans la pensée qu’il aurait le temps d’en faire usage, s’est trouvée parmi ses notes. — Éditeurs.]

[b] Édition de Paris. Tome II, page 253. — Sermons choisis, page 315.

Exorde : Dans le monde, si quelqu’un ne craint pas la mort, c’est qu’il ne la connaît pas. La connaître et ne la craindre pas, voilà le secret du chrétien.

Ce qui la rend terrible, c’est :

  1. L’ignorance de ce qui doit la suivre ;
  2. Les remords de la conscience ;
  3. La perte des biens, etc.

La mort de Jésus-Christ est le remède à ces trois maux.

I. La doctrine et la mort de Jésus-Christ prouvent l’immortalité de l’âme.

Sans cela sa doctrine serait incomplète et mutilée. Sa résurrection, du reste, en est une preuve de fait.

Voilà, si l’homme n’avait pas d’autre sujet de craindre la mort, voilà de quoi le rassurer ; car combien n’est-il pas probable qu’il sera plus heureux dans une autre économie ! — Mais il a un autre sujet de crainte : la justice de Dieu.

II. La mort de Jésus-Christ dissipe cette seconde crainte.

Le premier argument est tiré de la raison. Jésus-Christ, souffrant comme homme, a satisfait à Dieu soutenant les droits de la Divinité.

Le second argument est tiré de la justice divine. D’abord elle n’a rien qui s’oppose à ce dogme. Ensuite, elle nous y conduit directement.

Le troisième argument est tiré des sentiments de la conscience et de la pratique de tous les peuples.

Le quatrième, de l’accord de notre foi sur cet article avec celle de tous les siècles qui se sont écoulés depuis Jésus-Christ jusqu’à nous.

Tout cela sont des préjugés en faveur du dogme de la satisfaction.

Or, ce dogme, ce qui est concluant, nous le trouvons partout dans les Écritures.

Première classe de passages : ceux qui disent que Jésus-Christ est mort pour nous.

Deuxième classe : ceux qui disent qu’il a porté la peine que nous avions méritée.

Troisième classe : ceux où notre salut est présenté comme étant le fruit de la mort de Christ. (Ce fruit n’est point attribué à sa doctrine, à ses miracles, etc. Voyez, au reste, les paroles qui suivent le texte.)

Quatrième classe : ceux qui nous font envisager la mort de Christ comme la réalité dont les sacrifices étaient simplement la figure.

Cinquième classe : ceux qui rapportent les circonstances de sa mort. (Nul homme dans l’univers ne devait mourir avec autant de joie que Jésus-Christ, s’il se fût agi d’une mort ordinaire.)

III. Dernier sujet de crainte : la perte des biens.

Christ nous a conquis, par sa mort, un bonheur immense.

Manière dont, à l’ordinaire, nous nous représentons le bonheur céleste : par rapport à l’esprit, au corps, à la nature, à la société, à l’Église, à l’éternité.

Aujourd’hui nous vous présentons ce bonheur sous un autre aspect. Il est le prix de la mort de Jésus-Christ.

Cette mort, objet de tant de types, entourée de tant de douleurs, accompagnée de tant de signes éclatants, cette mort où la victime est si grande, est un trop grand moyen pour ne pas correspondre à une grande fin. Celui qui n’a point épargné son Fils, mais qui l’a livré pour nous tous à la mort, ne nous donnera-t-il pas toutes choses avec lui ? (Romains 8.32)

Vous qui devez aller au ciel, regretterez-vous les choses du monde ? Que sont-elles pour que vous les regrettiez ?

La mort n’a plus rien de redoutable pour le chrétien.

Application. D’où vient donc que parmi les chrétiens, il en est tant qui craignent la mort ? C’est que peu s’appliquent réellement la mort de Christ.

Rappelez à votre mémoire les trois manières dont Jésus-Christ a désarmé la mort : en nous prouvant l’immortalité de nos âmes, en faisant l’expiation de nos crimes, en nous acquérant une félicité éternelle.

Mais pour profiter de la mort de Jésus-Christ, étudiez les preuves qu’elle vous donne de l’immortalité de l’âme, — appropriez-vous son sacrifice, — entretenez la pensée de l’éternité qu’il vous a acquise.

Conclusion : si nous voulons mourir en chrétiens, il nous faut vivre en chrétiens.

Si, après cela, il survient encore quelque faiblesse à la pensée de la mort, c’est bien un malheur qui nous empêche de sentir toutes les douceurs d’une bonne mort, mais ce n’est pas un obstacle qui nous empêche de bien mourir. Fortifions-nous. L’Esprit de Dieu est là. Prions. Le Dieu fort se laisse vaincre, quand on le combat par des larmes et par des prières.

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