Part prise à la révolution de 1688 — Schomberg. — Bataille de la Boyne, — Mort de Schomberg et de La Caillemotte — Ruvigny. — Rapin-Thoyras. — Jean de Bodt. — Ménard de Schomberg. — La machine infernale de Saint-Malo. — Charles de Schomberg. — Le marquis de Ruvigny. — Cavalier.
De tous les services que les réfugiés rendirent à l’Angleterre, le plus important fut l’énergique appui qu’ils prêtèrent à Guillaume d’Orange contre Jacques II. Lorsque ce prince s’embarqua dans le port de Naerden pour aller détrôner son beau-père, sa petite armée ne se composait que de onze mille fantassins et de quatre mille cavaliers. Mais le noyau de ces troupes était formé de trois régiments d’infanterie et d’un escadron de cavalerie composés entièrement de réfugiés. Chacun de ces régiments avait un effectif de sept cent cinquante combattants. Le prince disposait, en outre, de sept cent trente-six officiers français dispersés dans tous les bataillons de son armée. C’étaient, pour la plupart, de vieux militaires habitués à vaincre sous Turenne et Condé. Refoulés dans les grades subalternes, malgré le mérite le plus éclatant, un grand nombre s’étaient vus contraints, en 1685, à des actes extérieurs de catholicité, pour échapper à la honte d’être déclarés indignes de servir sous le drapeau de France, à l’ombre duquel ils avaient si longtemps combattus. Réconciliés depuis avec la religion protestante dans les Églises françaises de la Hollande, ils éprouvaient un ressentiment amer, et brûlaient de laver leur déshonneur dans le sang de leurs persécuteurs. Guillaume d’Orange n’avait pas de partisans plus dévoués et plus résolus. Il en avait placé cinquante-quatre dans le régiment de ses gardes à cheval et trente-quatre dans ses gardes du corps. Les plus renommés par leur bravoure autant que par leur naissance étaient Didier de Boncourt et Chalant de Remeugnac, colonels de cavalerie ; Danserville, lieutenant-colonel de cavalerie ; Petit et Picard, majors de cavalerie ; Massole de Montant, Petit, de Maricourt, de Boncourt, de Fabrice, de Lauray, baron d’Entragues, Le Coq de Saint-Léger, de Saumaise, de Lacroix, de Dampierre, capitaines de cavalerie ; de Saint-Sauveur, Rapin, de Cosne-Chavernay, Danserville, Massole de Montant, Jacques de Banne, baron d’Avejan, Nolibois, Belcastel, Jaucourt de Villarnoul, Lislemaretz, de Montazier, les trois frères de Batz, capitaines d’infanterie. De l’Estang, de la Melonière, le marquis d’Arzilliers furent attachés à la personne du prince d’Orange en qualité d’aides de camp. Goulon reçut le commandement de l’artillerie hollandaise, à laquelle on avait ajouté un corps de bombardiers et de mineurs. En France, il était parvenu jusqu’au grade de capitaine général du corps des mineurs, et on le considérait comme un des premiers ingénieurs des armées de Louis XIV. Cambon fut employé comme chef du génie militaire. Un grand nombre de réfugiés qui n’avaient jamais servi s’enrôlèrent comme volontaires. Le maréchal de Schomberg commandait sous les ordres du prince d’Orange. Telle était la confiance qu’inspirait ce général habile, que la princesse d’Orange lui remit des instructions secrètes pour revendiquer ses droits et continuer l’entreprise, si son époux venait à succomber. Deux autres officiers réfugiés étaient porteurs d’instructions semblables pour diriger l’expédition, dans le cas où le prince et le maréchal viendraient à périr.
Frédéric-Armand de Schomberg, le héros de cette expédition, descendait des anciens ducs de Clèves, dont il portait les armes. Un de ses ancêtres, Thierry de Schomberg, avait été tué à la bataille d’Ivry, où il combattit à la tête des reîtres que le prince Jean Casimir conduisit au secours d’Henri IV. Son père, Jean Ménard, grand maréchal du palatinat du Rhin sous l’électeur Frédéric V, négocia le mariage de ce prince avec Élisabeth, fille de Jacques Ier, et épousa lui-même Anne Dudley, fille d’Édouard Dudley, pair du royaume. Lorsque Frédéric V fut chassé de Prague par les troupes victorieuses du comte de Tilly, après avoir régné quelques instants sur la Bohême, le jeune Schomberg le suivit en Hollande, où il apprit le métier de la guerre sous Frédéric-Henri, prince d’Orange, se formant ainsi à la même école que Turenne et Frédéric-Guillaume. L’empereur d’Allemagne ayant confisqué ses biens, il vint en France en 1650, et offrit ses services à Louis XIV. Il ne tarda pas à se signaler. Le grand Condé le comparait à Turenne, dont il disait souvent : « Si je pouvais me troquer, je me troquerais contre Turenne ; il est le seul qui me fasse souhaiter un troc. » L’opinion publique lui assignait le premier rang après ces deux grands capitaines. En récompense de ses services, Mazarin lui décerna le brevet de lieutenant général de l’armée de Flandre. Envoyé en Portugal en 1661, il y commanda tout à la fois les troupes françaises, anglaises et portugaises. Il disciplina ces dernières, leur apprit à battre les Castillans, et força Philippe IV, par la victoire de Villaviciosa, de reconnaître le duc de Bragance comme roi de Portugal. De nouveaux succès obtenus en Catalogne lui valurent, à la mort de Turenne, le bâton de maréchal. En 1675, il commanda dans les Pays-Bas, et contraignit les Hollandais à lever les sièges de Maestricht et de Charleroi. A la révocation de l’édit de Nantes, Louis XIV lui permit de sortir du royaume, et lui assigna le Portugal comme lieu d’exil. Mais, quoiqu’il eût affermi sur le trône la maison de Bragance, il s’y vit en butte à la haine, couverte du masque de la religion. Forcé de quitter ce royaume, il se retira d’abord auprès de Frédéric-Guillaume, qui le nomma ministre d’État et généralissime de ses armées. En 1686, il assista à l’entrevue de Clèves entre l’électeur de Brandebourg et le prince d’Orange, qui méditait déjà la grande entreprise qu’il exécuta deux ans plus tard. Schomberg l’affermit dans sa résolution et lui promit son appui. En quittant le Portugal, il avait côtoyé l’Angleterre pour en observer les ports et les lieux les plus favorables au débarquement d’une armée. Il avait même noué des intelligences avec les chefs de l’aristocratie anglaise, qui était lasse du gouvernement de Jacques II et désirait une révolution. Le courage et l’habileté qu’il déploya dans cette expédition, qui devait placer le prince d’Orange sur le trône d’Angleterre, et le souvenir des services rendus autrefois au duc de Bragance, firent dire de lui qu’il faisait monter les rois sur le trône et les en faisait descendre.
Tel était l’homme illustre dont l’exemple avait entraîné les autres réfugiés sous le drapeau du prince d’Orange, et qui allait couronner sa longue carrière par une mort glorieuse sur le champ de bataille. Lorsque les vaisseaux qui portaient ces hommes dévoués furent arrivés en pleine mer, ils arborèrent le pavillon anglais, sur lequel étaient écrits ces mots qui exprimaient le plus cher des vœux des sujets froissés de Jacques II : Libertate et libero parlamento. L’un d’eux avait un étendard sur lequel était représentée une Bible soutenue par trois épées. Le vaisseau du prince portait les armes de la maison d’Orange avec la devise : Je maintiendray. Guillaume voulait se diriger droit sur Londres en remontant la Tamise, dans l’espoir que sa présence suffirait pour renverser la bannière des Stuarts et pour faire éclater la révolution déjà accomplie dans les esprits. Mais Schomberg lui fit entendre que le libérateur de l’Angleterre ne devait pas se présenter en conquérant, et faire son entrée dans la capitale de son futur royaume à la tête d’une armée de Hollandais et de Français ; qu’il valait mieux temporiser pendant quelques jours, montrer à ses partisans les forces qui devaient les seconder, et leur inspirer ainsi l’audace nécessaire pour prendre une résolution. Ce fut par ses conseils que Guillaume, modifia son plan primitif, débarqua dans la rade de Torbay. Après quelques instants d’hésitation, la vue des vaillants hommes qui l’accompagnaient donna confiance aux Anglais. Le courage est contagieux comme la peur. Bientôt les plus grands seigneurs se joignirent à cette troupe d’élite. Les soldats envoyés pour combattre le prince passèrent de son côté. La plupart des évêques se déclarèrent pour lui, et Jacques s’aperçut trop tard que le refus d’obéir détruit le droit de commander, et que la souveraineté la plus légitime s’évanouit lorsqu’elle cesse d’être reconnue. Pas une épée ne fut tirée pour défendre la cause du catholicisme en Angleterre, et le monarque détrôné s’estima trop heureux de pouvoir gagner les côtes de France et demander un asile à Louis XIV. Ainsi Schomberg et les réfugiés triomphèrent cette fois sans combat. Par une de ces dérisions du sort si fréquentes dans les bouleversements politiques, l’un d’eux, le sieur de l’Estang, lieutenant des gardes de Guillaume, fut choisi par le vainqueur pour enjoindre à l’ambassadeur du roi de France de quitter Londres dans les vingt-quatre heures, et de se rendre à Douvres. Un autre réfugié reçut la mission de l’accompagner et de le défendre, au besoin, contre l’animosité des Anglais. Barrillon écrivit à Louis XIV, dans une dernière dépêche datée de Calais : « M. le prince d’Orange a voulu qu’un officier de ses gardes m’accompagnât. Je n’en ai pas été fâché. Il m’a servi à lever quelques difficultés qui se rencontrent en pareille occasion. C’est un gentilhomme du Poitou, nommé Saint-Léger, qui s’est retiré en Hollande avec sa femme et ses enfants. J’ai reçu toute sorte de civilités et de bons traitements partout où j’ai passé. »
A mesure que la cause pour laquelle ils avaient pris les armes faisait des progrès, les réfugiés se flattaient d’espérances plus brillantes, et elles atteignirent leur plus haut point lorsque la convention assemblée à Londres eût proclamé la déchéance de Jacques II, et déféré la couronne au prince et à la princesse d’Orange. Le ministre Du Bourdieu harangua solennellement le nouveau roi pour le féliciter de son élévation. Jurieu lui écrivit de Rotterdam pour lui recommander les intérêts des réfugiés et des Églises persécutées, et Guillaume lui répondit de sa propre main, avec autant de dignité que d’adresse : « Soyez assuré que je ne négligerai rien de ce qui sera en mon pouvoir pour protéger et avancer la religion protestante. Dieu, j’espère, m’en donnera les moyens. Pussé-je sacrifier le reste de ma vie à l’avènement de sa gloirea. »
a – Archives de la Bibliothèque de Genève. Manuscrit d’Antoine Court.
Restait à soumettre l’Écosse et l’Irlande. L’affection que l’on portait à Marie, fille de Jacques II, contribua beaucoup à rallier l’Écosse à la cause orangiste. Il n’en fut pas ainsi en Irlande. Le vice-roi Tyrconnel, seigneur puissant et dévoué à la religion catholique, leva une armée pour Jacques II et le reçut à Dublin comme son roi. Louis XIV lui fournit des vaisseaux, des soldats, de l’argent. Il lui envoya comme ambassadeur l’habile comte d’Avaux pour le seconder de ses conseils. Dans ce danger pressant, ce fut Schomberg que Guillaume choisit pour établir son autorité en Irlande, où la seule ville de Londonderry, étroitement bloquée, maintenait encore le drapeau de la révolution. Le maréchal se hâta de passer le canal de Saint-George. Mais les embarras de sa royauté nouvelle et surtout la jalousie des Anglais contre les Hollandais n’avaient pas permis à Guillaume de lui donner des forces suffisantes pour prendre une offensive vigoureuse. Ne pouvant opposer aux troupes aguerries de Louis XIV, qui devaient entraîner les régiments irlandais de Jacques II, qu’une armée de moitié moins nombreuse, manquant de munitions et d’argent, rencontrant partout une population hostile à sa cause, il parvint cependant par ses temporisations habiles à arrêter les progrès de l’ennemi, à créer pour ainsi dire un terrain orangiste et à préparer ainsi la grande victoire de l’année suivante. Accusé à Londres de mollesse et d’indécision, il se défendit énergiquement contre les insinuations perfides des courtisans du nouveau roi. « J’avoue, écrivit-il à Guillaume, que, sans la profonde soumission que j’ai aux ordres de Votre Majesté, je préférerais l’honneur d’être souffert auprès d’elle au commandement d’une armée en Irlande, comme était composée celle de la campagne passée ; et si j’eusse hasardé une bataille, ce qui était difficile à faire si les ennemis eussent voulu demeurer dans leur camp, j’aurais peut-être perdu tout ce qu’elle a dans ce royaume, sans parler des conséquences qui s’en seraient suivies en Écosse et jusques en Angleterreb. »
b – Dépêche de Schomberg à Guillaume, du 27 décembre 1689. Voyez Memoirs of great Britain and lreland by Dalrymple, vol. II, appendice, seconde partie. Londres, 1773.
Les nombreux réfugiés qui combattaient dans son armée le secondaient avec la plus grande vigueur. Au siège de Carrick-Fergus, de la Melonière rendit de grands services comme, brigadier, Cambon comme quartier maître. « Nous n’en avons pas de meilleur ici pour cela, » écrivit Schomberg en parlant de ce dernier. Dans une autre dépêche, après avoir flétri les rapines et les vols des régiments indigènes, il leur opposa la sévère discipline que l’on observait parmi les réfugiés. « Votre Majesté, écrivit-il, pourra être informée par d’autres que les trois régiments d’infanterie et celui de cavalerie française font mieux le service que les autres. » Et il ajouta, quelques mois après, ce bel éloge qui ne doit pas être perdu pour l’histoire de la guerre d’Irlande : « De ces trois régiments et de celui de cavalerie, Votre Majesté tire plus de service que du double des autres. » Il faut dire qu’au talent d’un grand capitaine, Schomberg joignait le dévouement le plus complet à la cause qu’il avait embrassée. Les troupes manquaient d’argent, et le payeur royal ne pouvait acquitter la solde arriéré. « Je n’oserais me vanter de rien, écrivit-il au roi ; mais si j’avais entre les mains les cent mille livres sterling que Votre Majesté m’a fait la grâce de me donner, je les ferais délivrer à celui qu’elle voudrait pour le payement de son armée. » Cette somme que le parlement lui avait allouée, et qu’il attribuait délicatement à la munificence royale, fut employée en effet à solder les troupes, et lui-même se contenta d’une simple pension. Faut-il s’étonner si les proscrits français accouraient en foule de toutes les parties de l’Europe pour combattre sous son glorieux drapeau ? La victoire du maréchal en Irlande, en permettant à Guillaume de tourner toutes ses forces contre Louis XIV, leur paraissait un gage certain de leur prochain retour armé dans leur patrie.
« Je m’assure, disait le baron d’Avejan a l’un de ses amis auquel il parlait de cette entreprise et qu’il priait d’enrôler des protestants expatriés pour le régiment dont il était le lieutenant-colonel, que vous ne manquerez pas de faire publier dans toutes les églises françaises de la Suisse l’obligation où tous les réfugiés sont de nous venir aider dans cette expédition où il s’agit de la gloire de Dieu, et dans la suite, du rétablissement de son Église dans notre patrie. » Beaucoup de militaires établis à Genève et à Lausanne partirent en effet pour l’Irlande, par les soins du baron d’Avejan et du marquis d’Arzilliers. Il en partait quelquefois de Genève quatre à cinq cents en une semaine. Un grand nombre, répartis le long du lac, faisaient l’exercice tous les jours sous le drapeau d’Orange, en attendant leur départ.
[Cette lettre est citée dans un mémoire inédit d’Antoine Court, qui se trouve à la bibliothèque de Genève. — « En ce temps, un grand nombre de réformés sortaient de Genève pour aller s’enrôler en Angleterre. Il en partait quelquefois quatre ou cinq cents en une semaine. » Manuscrit de Jacques Flournoy, année 1689). Ce manuscrit, remarquable par son exactitude, est entre les mains de M. Mallet, de Genève.]
Le résident de France ne cessait de se plaindre, et les enrôlements se continuaient sous ses yeux. Ainsi furent maintenus complets les cadres des trois régiments qui allaient se couvrir de gloire à la bataille décisive de la Boyne, sous le commandement de la Melonière, de Cambon et de La Caillemotte-Ruvigny. Guillaume était venu rejoindre le vieux maréchal pour combattre à ses côtés.
La rivière de la Boyne séparait les deux armées. A la vue de l’ennemi, les réfugiés ne purent se contenir. Le comte Menard de Schomberg, fils du maréchal, passa la Boyne, accompagné de son père et de l’élite de ses compagnons d’exil, et, poussant brusquement devant lui les huit escadrons irlandais et français qui devaient défendre le passage, il les mit en déroute et se rangea en bataille. Témoin de cette action d’éclat, Guillaume fit passer la rivière à toute son armée, et le combat devint général. « Allons, mes amis, s’écria Schomberg en s’adressant aux réfugiés, rappelez votre courage et vos ressentiments, voilà vos persécuteurs. » Animés par ces paroles, ils chargèrent avec impétuosité les régiments français qui étaient rangés devant eux sous le commandement du duc de Lauzun, et parvinrent à les rompre. Mais, au milieu de la poursuite, Schomberg, qui combattait à la tête des siens, se vit enveloppé, par les gardes de Tyrconnel qui lui portèrent deux coups de sabre et un coup de carabine. L’héroïque vieillard tomba mortellement blessé, mais de ses yeux mourants il vit fuir les soldats de Jacques II. Il avait soixante-quatorze ans lorsqu’il succomba au sein du triomphe. Peu d’hommes ont obtenu de leur vivant de plus grands honneurs et des distinctions plus flatteuses. En France, il parvint au premier grade militaire : il fut maréchal. En Portugal, il reçut les titres de duc et de grand du royaume. Frédéric-Guillaume le nomma gouverneur général de la Prusse et généralissime de ses armées. En Angleterre, il fut créé duc et pair, et décoré par Guillaume III de l’ordre de la Jarretière. Partout il justifia la confiance qu’il inspirait par la loyauté la plus irréprochable, par la rare constance de ses opinions, par son courage et son habileté militaire, et par toutes ces qualités chevaleresques que notre civilisation moderne efface chaque jour et qu’elle n’a pas encore remplacées.
La Caillemotte-Ruvigny, frère cadet du marquis de Ruvigny, reçut dans cette même bataille une blessure mortelle. Comme on le rapportait couvert de sang au travers des régiments français protestants qui marchaient à l’ennemi : « A la gloire, mes enfants, à la gloire ! » leur criait-il encore.
La mort de Schomberg et de La Caillemotte retarda peut-être de plusieurs années l’entière soumission de l’Irlande. Le parti jacobite poursuivit la lutte malgré la fuite de Jacques II. Les régiments français continuèrent de leur côté à combattre avec énergie pour la cause de Guillaume III. Au siège de la forteresse d’Athlone, qui se défendit avec tant de vigueur, ils montèrent les premiers à l’assaut. Ils tombèrent, couverts de blessures mortelles, plusieurs des plus braves officiers de cette troupe vaillante : les capitaines Hautcharmoy, la Roche-Louherie, la Roquière, le lieutenant Boisribeau. L’ancien régiment de La Caillemotte, commandé depuis par Belcastel, prit une part brillante à cette action d’éclat. Le colonel et le lieutenant-colonel Chavernay furent blessés ; les capitaines Duprey de Grassy et Monnier, les lieutenants Madaillan et la Ville-Dieu furent tués. La victoire d’Agrim, gagnée par le général Ginkel, et qui amena enfin la soumission définitive de l’Irlande, fut due en grande partie aux réfugiés et surtout au talent supérieur du marquis de Ruvigny.
Parmi les officiers français qui se distinguèrent dans cette campagne et plus tard sur le continent, on doit placer en première ligne Rapin-Thoyras, Jean de Bodt, les fils de Schomberg et le marquis de Ruvigny.
Le célèbre Rapin-Thoyras était issu d’une famille noble originaire de la Savoie, qui s’était établie en France sous le règne de François Ier. L’un de ses ancêtres fut aumônier de Catherine de Médicis ; mais il avait trois frères qui portèrent les armes et embrassèrent la religion reformée. L’aîné commanda un régiment d’infanterie dans l’armée des huguenots et fut gouverneur de Montauban. Le second reçut une commission de capitaine de cavalerie. Le troisième, Philibert, fut gentilhomme du prince de Condé, servit dans l’armée de Coligny et eut la tête tranchée par ordre du parlement de Toulouse, lorsqu’il se rendit dans cette ville pour faire enregistrer, par ordre du roi, l’édit de paix en 1568. Ce fut le seul des quatre frères qui laissa de la postérité. Son fils Pierre de Rapin fut gouverneur de Masgranier, l’une des places de sûreté accordées aux protestants en Guienne. Il porta les armes dès sa première jeunesse et suivit Henri IV dans toutes ses expéditions. Jacques, seigneur de Thoyras, fils de Pierre de Rapin, fut reçu avocat en la chambre de l’édit de Castres, et en remplit les fonctions, tant à Castres qu’à Castelnaudary et à Toulouse, pendant plus de cinquante ans. Il avait épousé une sœur de Pélisson, qui mourut à Genève, où elle avait été conduite par ordre du roi, pour avoir refusé de se convertir.
Paul de Rapin, seigneur de Thoyras, fils puîné de Jacques, naquit à Castres en 1661. Comme son père, il étudia le droit, mais il n’avait pas encore achevé ses études lorsque les chambres de l’édit furent supprimées en 1679, ce qui obligea sa famille à se transporter à Toulouse. En 1685 il perdit son père, et deux mois après, l’édit de Nantes fut révoqué. Alors il se retira dans une maison de campagne avec sa mère et son frère ; mais, comme la persécution les y poursuivit, il prit le parti de s’expatrier, et se rendit avec son plus jeune frère en Angleterre. Présenté à l’ambassadeur de France à Londres par un ami de Pélisson, Rapin résista aux pressantes sollicitations que lui fit Barrillon pour l’engager à se convertir. Mais, ne trouvant pas à s’occuper en Angleterre, il passa en Hollande et entra dans une compagnie de cadets français qui faisait partie de la garnison d’Utrecht et qui était commandée par son cousin germain. Il revint avec elle en Angleterre, sur la flotte qui portait le prince d’Orange. Après la fuite de Jacques II, il fut envoyé avec les régiments français en Irlande. Dès le début de la campagne, il se distingua par sa bravoure au siège de Carrick-Fergus, et, sur le rapport du chevalier Fielding, sous lieutenant-colonel, il reçut une lieutenance avant la fin de l’année 1689. En 1690, le régiment dans lequel il servait fut placé sous les ordres de Douglas, lieutenant général, qui, sur la recommandation des trois colonels français qui combattaient dans l’armée de Guillaume III, le distingua parmi tous ses officiers et lui témoigna cette confiance illimitée que les réfugiés trouvèrent si souvent à l’étranger. Rapin justifia la haute opinion qu’il avait su inspirer à ses chefs. Il paya noblement de sa personne à la bataille de la Boyne et fut blessé à l’assaut de Limerick. En 1691, ne se trouvant pas en état d’accompagner en Flandre le comte de Douglas, il demeura en Irlande avec la plupart des réfugiés, et se trouva au siège d’Athlone. Lorsque les généraux ordonnèrent l’assaut, il fut au nombre des braves qui traversèrent hardiment la rivière qui baigne le rempart de la partie la plus forte de cette ville, et contribua par cette action d’éclat à l’heureuse issue de cette journée. Après la prise d’Athlone, il fut envoyé en garnison à Kilkenny, où il réussit, par son caractère conciliant, à arrêter les discordes toujours imminentes entre la population irlandaise et les officiers anglais. De là il rejoignit son régiment à Kingsale, lorsqu’une lettre de Belcastel lui annonça l’intention de Guillaume III de le placer comme précepteur auprès du fils du duc de Portland. Il obéit avec quelque regret, et revint à Londres, après avoir cédé sa compagnie à son frère, qui parvint dans la suite au grade de lieutenant-colonel dans un régiment de dragons anglais.
Son nouvel emploi l’obligea à séjourner tantôt en Hollande, tantôt en Angleterre, et même en France, où le duc de Portland fut nommé ambassadeur, jusqu’à ce que le jeune lord se fixât pour quelque temps à La Haye. Ce fut dans cette ville que Rapin reprit ses études de jurisprudence et d’histoire. Mais, après avoir terminé l’éducation de son élève, il alla s’établir à Wesel, où il trouva un grand nombre de réfugiés, et parmi eux plusieurs officiers de mérite avec lesquels il forma des relations étroites. Ce fut là qu’il écrivit sa Dissertation sur les wighs et les torys, et son Histoire d’Angleterre, rédigée avec l’aide du recueil des actes publics. Ce dernier ouvrage l’occupa dix-sept ans, et après avoir épuisé sa santé par ses recherches, il succomba le 16 mai 1725c.
c – Voyez la préface de l’Histoire d’Angleterre, par Rapin-Thoyras.
Le réfugié Jean de Bodt consacra également sa vie entière à la défense de la cause pour laquelle il était proscrit. Né à Paris en 1675, il s’enfuit en Hollande à l’âge de quinze ans, et fut recommandé au prince d’Orange par le général de Gor, chef de l’artillerie hollandaise. Il accompagna le prince en Angleterre, fut créé capitaine d’artillerie en 1690, et placé depuis à la tête du corps des ingénieurs français. Guillaume III l’employa dans huit sièges et quatre grandes batailles : celles de la Boyne, d’Agrim, de Steinkerque et de Nerwinde. Au siège de Namur, ce fut lui qui dirigea l’attaque du château en qualité de chef de brigade, et força les assiégés de se rendre à l’électeur de Bavière, qui commandait les alliés. En 1699 il passa au service de l’électeur de Brandebourg, avec l’assentiment du roi d’Angleterre.
Lorsque, après la victoire de la Hogue, le conseil eut repris le projet d’une descente sur les côtes de France, Guillaume désigna les régiments composés de réfugiés qui se trouvaient en Irlande pour combattre à l’avant-garde, et choisit le jeune Ménard de Schomberg, qu’il avait créé duc de Leinster, pour les commander. Il avait réuni des armes pour trente mille hommes, dans l’espoir de soulever les nouveaux convertis. Mais des vents contraires repoussèrent la flotte anglaise, placée sous les ordres de l’amiral Russell. Louis XIV eut le temps de pourvoir à la sûreté de ses côtes, et la saison trop avancée empêcha le roi d’Angleterre de donner suite à son dessein.
L’année suivante, il résolut de réparer cet échec en détruisant Saint-Malo. Les Malouins étaient des armateurs intrépides, et comme les droits de l’amirauté française étaient modérés et que le profit des prises appartenait presque tout entier aux heureux vainqueurs, ils s’étaient enrichis par une série de coups de main qui avaient excité contre eux la haine implacable des Hollandais et des Anglais. Depuis l’an 1688 jusqu’à l’an 1697, ils enlevèrent à ces deux nations cent soixante-deux vaisseaux d’escorte et trois mille trois cent quatre-vingt-quatre navires marchands. Aussi leur ville était-elle devenue à proportion de sa grandeur, la plus opulente de l’Europe. Guillaume entreprit de la ruiner de fond en comble par le moyen d’une machine infernale inventée, dit-on, par un réfugié. Mais un accident imprévu fit manquer l’entreprise, au moment de l’exécution. Un coup de vent ayant poussé le brûlot sur un rocher à fleur d’eau, l’ingénieur qui le conduisait, sentant que le fond s’ouvrait et que l’eau pénétrait jusqu’aux poudres dont la cale était remplie, se hâta d’y mettre le feu, et périt, selon toute apparence, dans l’explosion. Elle fut si terrible, que la terre frémit à trois lieues à la ronde, que toutes les maisons de la ville furent ébranlées, et environ trois cents entièrement détruitesd.
d – Rapin-Thoyras, t. XI, pp. 183-185.
Tant que dura la guerre contre Louis XIV, les réfugiés continuèrent à verser leur sang pour la grande cause à laquelle ils avaient tout sacrifié. Le comte Charles de Schomberg, qui commandait en Italie un corps de troupes envoyées par Guillaume au secours du duc de Savoie, fut blessé mortellement à la bataille de la Marsaille, après avoir chèrement vendu la victoire à Catinat. Le comte du Chesnoi mourut en héros à Almanza. D’autres, plus heureux, Ligonier, Chanclos, Desbaye, reçurent en récompense de leurs exploits les premières dignités de l’État. Le baron Philibert d’Herwart, envoyé d’abord comme ambassadeur extraordinaire à Genève, remplit ensuite les fonctions d’ambassadeur britannique en Suisse depuis 1689 jusqu’en 1697. Le marquis de Miremont, de l’ancienne famille de Malause, issue de celle des Bourbons, neveu de Turenne par sa mère, et proche parent de Guillaume III, fut le principal agent des réfugiés au congrès d’Utrecht.
Le marquis de Ruvigny, fils de l’ancien ambassadeur de Louis XIV auprès du roi d’Angleterre Charles II, et qui avait rempli, comme son père, les fonctions délicates de député général des Églises, fut peut-être, après le maréchal de Schomberg, celui des réfugiés qui rendit à Guillaume les services les plus brillants et les plus divers. Tour à tour général et négociateur, il fit preuve d’une rare aptitude aux affaires en même temps que d’une bravoure à toute épreuve. Le roi lui décerna le titre de comte de Galloway et le nomma lieutenant général de ses armées. Tandis que son frère La Caillemotte-Ruvigny allait trouver une mort glorieuse à la Boyne, il combattit et triompha à la bataille d’Agrim. A celle de Nerwinde où le maréchal de Luxembourg, le vainqueur de Fleurus et de Steinkerque, le Tapissier de Notre Dame, mit le comble à sa réputation militaire par la victoire qu’il remporta sur les soldats aguerris de Guillaume, Ruvigny soutint presque seul, à la tête de son régiment, tout l’effort de la cavalerie française. Un instant même il fut fait prisonnier ; mais les officiers français le relâchèrent aussitôt, sans que les chefs fissent semblant de s’en apercevoire, et il continua à couvrir, par une résistance héroïque, la retraite des Anglais. En 1694, le roi l’envoya en Savoie pour commander à la place de Charles de Schomberg, qui venait de mourir des suites de ses blessures. En même temps il l’accrédita en qualité de résident auprès du duc Victor-Amédée, dont il se défiait avec raison. Ruvigny devait surveiller les démarches de ce prince et empêcher l’effet des négociations secrètes de Louis XIV, pour le détacher de l’alliance de l’Angleterre et de l’Empire. Les régiments qu’il conduisit en Italie étaient remplis de réfugiés ; mais il n’amenait pas de forces assez considérables pour reprendre l’offensive contre Catinat. Trompé dans son attente, le duc de Savoie conclut avec la France une paix séparée à Turin. Ruvigny fut rappelé, et bientôt après il reçut le commandement en chef des troupes anglaises envoyées en Espagne pour combattre Philippe V. En 1705, il perdit, au siège de Badajoz, le bras droit, qu’un boulet lui emporta tandis qu’il le tenait levé pour désigner au général Fagel un endroit de la place contre lequel il voulait diriger une attaque. Le 26 juin 1706, il entra à Madrid à la tête des troupes anglaises et portugaises, et fit proclamer Charles III, tandis que Philippe V fuyait devant son armée victorieuse. Aussi des médailles frappées à Madrid qualifiaient elles le prétendant autrichien de roi catholique par la faveur des hérétiques. Blessé au visage de deux coups de sabre à la bataille d’Almanza, gagnée par le maréchal de Berwick, il répara cet échec en rassemblant à la hâte une nouvelle armée en Catalogne, et en mettant en état de défense les forteresses menacées de Lérida, de Tortose, de Tarragone et de Girone. Après la paix d’Utrecht, il reçut, pour récompense de ses services, l’emploi de haut justicier de l’Irlande, où il vécut longtemps encore au milieu de la colonie de réfugiés français qu’il avait établie à Portarlington.
e – Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 143. Édition de 1842. On sait que Saint-Simon combattit lui-même à Nerwinde.
Saint-Simon, qui flétrit si éloquemment la révocation de l’édit de Nantes, ne pardonne pas cependant aux deux fils de l’ancien ambassadeur de France en Angleterre d’avoir porté les armes contre leur patrie. Il représente le cadet La Caillemotte comme un homme plus disgracié encore du côté de l’âme que de celui du corps. Il accuse l’aîné d’ingratitude et d’ambition. « Il se distingua, dit-il, en haine contre le roi et contre la France, quoique le seul huguenot qu’on y laissât jouir de son bien, même servant le prince d’Orange, » Louis XIV, qui avait vainement essayé de le retenir en France, et qui ne le croyait pas entièrement dégagé, dans son exil volontaire, de ses devoirs de sujet, le fit avertir plusieurs fois du mécontentement que lui inspirait sa conduite. Ruvigny persista, et le monarque outré finit par confisquer ses biensf.
f – Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 261, Paris, 1842.
Une anecdote, rapportée par Saint-Simon, jette un triste jour sur la manière dont se rompaient quelque fois les derniers liens entre les réfugiés et leurs anciens concitoyens. « Le vieux Ruvigny, dit-il, était ami d’Harlay, lors procureur général et depuis premier président, et lui avait laissé un dépôt entre les mains, dans la confiance de sa fidélité. Il le lui garda tant qu’il n’en put pas abuser ; mais, quand il vit l’éclat, il se trouva modestement embarrassé entre le fils de son ami et son maître, à qui il révéla humblement sa peine ; il prétendit que le roi l’avait su d’ailleurs, et que Barbézieux même l’avait appris et l’avait dit au roi. Je n’approfondirai point ce secret ; mais le fait est qu’il le dit lui-même, et que, pour récompense, le roi le lui donna comme bien confisqué, et que cet hypocrite de justice, de vertu, de désintéressement et de rigorisme, n’eut pas honte de se l’approprier, et de fermer les yeux et les oreilles au bruit qu’excita cette perfidie. »
A côté des deux Ruvigny, de Rapin-Thoyras, de Jean de Bodt, des fils de Schomberg et de tant d’autres officiers français qui combattirent dans les rangs de l’armée anglaise, vient se placer un nom plus modeste, mais qui ne manque pas d’un certain prestige, celui d’un enfant du peuple, de Cavalier. Formé dans cette rude guerre des Cévennes qui embrassa toute la région montueuse comprise entre les sources de la Loire et les Bouches-du-Rhône, et qui forme aujourd’hui les départements du Gard, de la Lozère et de l’Ardèche, Cavalier avait lutté pendant quatre ans contre toutes les forces de Montrevel et de Villars. Né près d’Anduze, de pauvres paysans, à peine âgé de vingt et un ans, il avait développé de rares talents pour cette guerre de surprises et d’embuscades dont les sanglants épisodes rappellent les atrocités de la guerre des Albigeois. Ce n’était pas un homme d’un extérieur imposant ; mais il avait, au dire de Villars, une fermeté et un bon sens surprenants ; il savait disposer ses troupes pour le combat aussi bien que l’auraient pu faire les officiers les plus entendus. Contraint enfin de renoncer à une lutte inégale, il traita avec Villars et vint à Paris, où la foule, avide de le voir, se pressa dans les rues qu’il parcourut à cheval, et lui improvisa un triomphe populaire qui indigna Saint-Simong. Conduit à Versailles et admis en présence de Louis XIV, il osa justifier devant lui la révolte des Cévenols par les cruautés de Montrevel, et réclamer l’exécution des promesses du maréchal de Villars. Le roi l’exhorta vainement à se convertir. Il résista aux nouvelles instances de Chamillard qui le blâma vivement d’avoir refusé l’honneur d’être le prosélyte du monarque, et lui offrit une pension de 1500 livres pour son père, et pour lui-même le grade de maréchal de camp. « Pensez-vous, ajouta-t-il, que la religion du roi soit fausse ? Dieu le bénirait-il comme il le fait ? — Monseigneur, répondit Cavalier, le mahométisme a possédé une grande partie de la terre. Je ne juge pas les desseins de Dieu. — Vous êtes, je le vois, un obstiné huguenot » lui dit le ministre ; et, le congédiant, il chargea le courrier du cabinet qui l’avait accompagné pendant son voyage de lui montrer les splendeurs de Versailles. Conduit ensuite à Mâcon, et dirigé de là sur Brisach en Alsace, Cavalier craignit d’être enfermé, sa vie durant, dans les murs de cette forteresse. Dès lors son parti fut pris irrévocablement. Il résolut de quitter la France, à l’exemple de tant de milliers de réfugiés, et, lorsqu’il fut arrivé avec ses compagnons à Onan, village situé à trois lieues de la frontière, dans un pays couvert de broussailles épaisses et propices à l’évasion qu’il méditait, il prévint sa troupe et s’enfuit furtivement avec elle à l’approche de la nuit. Les fugitifs se jetèrent dans la principauté de Montbéliard, puis dans le Porentrui, et se rendirent de là à Lausanne. Après un court séjour à Berne, Cavalier partit pour la Hollande où il reçut le grade de colonel. Les camisards exilés accoururent en foule à son appel, dans l’espoir de servir sous un chef déjà célèbre et de rentrer peut-être un jour avec lui dans leur terre natale. Mais lorsqu’il s’agit d’organiser le nouveau régiment, des difficultés imprévues s’élevèrent. Les commissaires anglo-hollandais exigeaient que toutes les compagnies fussent commandées par des gentilshommes réfugiés, et Cavalier réclamait pour lui seul le choix des officiers. Les commissaires, qui avaient intérêt à ménager ce petit homme, durent transiger avec le pâtre du Gardon, qui consentit enfin à accepter une moitié de nobles, de sorte que le capitaine et le lieutenant de chaque compagnie furent pris alternativement parmi les gentilshommes et parmi les camisards. Encore le héros cévenol ne voulut-il admettre dans son état-major que des guerriers du désert. Il sentait que dans celle noblesse étrangère à ses montagnes il ne trouverait ni l’obéissance, ni l’enthousiasme, ni peut-être même cette valeur camisarde qui lui avait valu de si éclatants triomphes, et qu’il espérait faire briller de nouveau sur de plus vastes champs de bataille.
g – Le peuple, dit Saint-Simon, était si avide de voir ce rebelle, que c’était scandaleux.
Après avoir servi quelque temps en Italie, Cavalier fut envoyé en Espagne. A la bataille mémorable d’Almanza, où Berwick, né Anglais et devenu Français par une révolution, eut à tenir tête au marquis de Ruvigny, né Français et rendu Anglais par la persécution, son régiment, composé tout entier de réfugiés protestants, se trouva en face d’un régiment catholique, qui peut-être avait pris part à la guerre impitoyable des Cévennes. Dès que ces deux corps français se reconnurent, dédaignant de faire feu, ils s’abordèrent à la baïonnette, et s’entr’égorgèrent avec une telle furie, que, selon le témoignage de Berwick, il n’en resta pas trois cents hommes. Le régiment de Cavalier ne comptait que sept cents soldats ; et si, comme il est probable, le régiment catholique était complet, sa destruction presque totale ne glorifia que trop la valeur cévenole. Le maréchal de Berwick, qui avait assisté à tant de sanglantes rencontres, ne racontait jamais qu’avec une émotion visible cette tragique aventureh.
h – Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. XXXVII. Cf. les Mémoires de Cavalier, publiés à Londres en 1727.
Malgré la perte de la bataille d’Almanza, Cavalier reçut de l’avancement dans l’armée anglaise. Il parvint jusqu’au grade d’officier général, fut nommé plus tard, en récompense de ses services, gouverneur de l’île de Jersey, et mourut à Chelsea en 1740. La vallée de Dublin renferme encore un cimetière consacré autrefois aux réfugiés. Ce fut là que l’on porta ses restes qui, par une destinée bizarre reposèrent près de l’une de ces colonies militaires que Guillaume III avait fondées au milieu de la catholique Irlande.