Le principe évangélique, présenté par Luther au monde chrétien se fraya rapidement un chemin dans les esprits, au milieu des luttes que nous venons de retracer, et exerça sur l’Église et sur son organisation intérieure une influence décisive et durable. Luther a su retrouver et exposer avec une netteté admirable les deux doctrines fondamentales auxquelles on a donné le nom de principe matériel, et de principe formel de la Réforme, la justification par la foi seule en Jésus-Christ, et l’autorité souveraine et unique des saintes Écritures, principes qui se complètent réciproquement, et dont l’union indissoluble peut seule assurer à l’Église évangélique sa raison d’être et sa durée. Dans ses écrits, il est vrai, Luther semble parfois sacrifier l’un de ces deux éléments à l’autre, mais si l’on étudie, non pas quelques passages particuliers, mais l’ensemble de ses écrits, on verra qu’il leur a accordé à tous deux une égale importance. Nous devons étudier maintenant la forme logique et systématique que Luther a imprimée à la vérité, dont son âme avait saisi et embrassé pour sa foi les éléments religieux et pratiques. Cherchons dans ce but à découvrir et à retracer à grands traits le développement de la vie religieuse, et de la pensée théologique de Luther.
Nous avons déjà constaté qu’il possédait une foi profonde, et une vie religieuse intense, avant de connaître ou même de pressentir la valeur scientifique de la Bible, et d’avoir examiné le degré d’autorité et de canonicité des différents écrits qui la composent. Il se sentit profondément ému et saisi dans un des jours les plus douloureux de son expérience religieuse par l’exhortation de ce moine, qui présentait à ses méditations la déclaration consolante du symbole : Je crois la rémission des péchés, déclaration conforme à la parole de Dieu, mais empruntée à l’enseignement traditionnel de l’Église. Il avait donc conquis la paix du cœur par la parole vivante de l’Église, en dehors de la lecture de la Bible, ainsi que des rêveries mystiques et anti-historiques, ce qui pouvait à ses yeux donner une sanction divine aux prétentions de l’Église à l’autorité absolue. Il y a plus : s’il devait, reconnaître que la déclaration consolante du symbole était conforme à l’enseignement de l’Église primitive et des saintes Écritures, ce n’était pas néanmoins à celles-ci, dont il ignorait encore la valeur, qu’il avait dû la guérison de son âme, bien qu’on doive considérer comme la date véritable de cette crise mémorable le jour où il lut dans la Bible les déclarations de saint Paul aux Romains et aux Galates. La parole apostolique et prophétique devint pour Luther la règle absolue de la foi, le jour où les vérités du salut, que l’Église a empruntées aux Écritures, firent sentir directement à son cœur leur puissante efficace. La sainte Bible avait été jusqu’à ce moment décisif envisagée par lui comme l’un des moyens de grâce que Dieu a accordés à son Église, et non comme la règle absolue de la foi.
Pour bien comprendre le développement de la pensée religieuse de Luther, nous devons jeter un coup d’œil rapide sur les diverses tendances religieuses dont il a pu subir l’influence, et qui lui avaient même, dans une certaine mesure, préparé les voies. Pendant ces heures sérieuses de méditation solitaire, qu’il consacrait à l’étude de la vérité, tout en cherchant à se rendre compte de sa foi, et à en formuler les nouveaux principes, il se sentit tout particulièrement attiré par les représentants les plus purs du mysticisme germanique, la théologie allemande et Tauler, et s’appropria un grand nombre de leurs idées et de leurs principes, tout en les transformant par le souffle de sa puissante individualité morale. Dès avant 1517, il était en possession des bases les plus importantes, anthropologiques et théologiques du principe évangélique[a].
[a] Löscher, Vollstændige Reformationsacten, 1720, 2 parties. Luthers Werke von Walch, XII, 2144, 2337. Dieckhoff, Deutsche Zeitschrift, 1853. Harries, Deutsche Jahrbücher, 1861, VI, 714.
Pénétré comme les mystiques du sentiment profond de l’action de Dieu sur le monde, il voit l’univers soumis à l’influence divine, et placé sous sa dépendance absolue, à chaque moment de sa durée. Aussi, tout à l’encontre du pélagianisme et du déisme, l’humilité est-elle pour lui l’élément essentiel de toute piété véritable, mais il a soin d’en écarter tous les éléments magiques et artificiels, que le mysticisme se plaît à élever entre l’homme et Dieu. C’est de Dieu que l’homme a soif, et de lui seul ; aucune révélation, aucune grâce, si elle ne renferme pas Dieu tout entier, ne peut apaiser la soif de l’âme, et satisfaire ses ardents désirs. Ce sentiment est si profond que nous ne pouvons posséder qu’en lui la plénitude de notre être, nous sommes dans l’erreur toutes les fois que nous cherchons à vivre en dehors de Dieu, en nous concentrant dans notre égoïsme. L’homme doit s’anéantir et laisser Dieu accomplir en lui le vouloir et le faire. Luther n’entend pas sans doute par là une confusion panthéiste de l’homme et de Dieu[b], mais une union profonde et vivante par l’amour. Aussi prêche-t-il la mort du vieil homme, et le sacrifice de notre égoïsme coupable offert à Dieu dans notre repentir, qui doivent nous remettre en possession de notre personnalité véritable par la communion avec lui. Cet égoïsme, triste fruit de la chute, nous aveugle en effet sur notre misère, nous abuse sur notre pauvreté spirituelle, et nous prive de la seule source de notre paix et de notre bonheur. Il nous est aussi impossible de conquérir par nos propres forces le souverain bien, que de le découvrir en nous dans notre condition présente. Réagissant ainsi contre la méthode et contre les théories du mysticisme pélagien, Luther affirme que nous ne pouvons nous rapprocher de Dieu qu’avec son aide. Dieu ne doit pas être seulement le but de notre activité, mais encore le chemin qui conduit à lui.
[b] Löscher, I, 241. « Non quod in verbum substantiale mutemur — nos non Deus efficimur. » Nous sommes unis avec Dieu, comme « appetitus et appetibile, amor et amatum suum unum sunt — non substantialiter. »
Pénétré du sentiment profond de la faute et de la responsabilité de Pâme, Luther laisse bien loin derrière lui le quiétisme des mystiques, et leur attente passionnée de l’infini. En un mot, il proscrit la repentance des Tauler et des Ruysbroeck, qui n’est qu’un état passif de l’âme, et substitue à leur piété, mélange étrange de rayons et d’ombres, de joie profonde et d’amer désespoir, la crainte des jugements de celui qui est saint, la conscience du péché, qui fait naître dans l’âme une souffrance non plus purement esthétique, mais profondément morale, et à laquelle les consolations, que le mysticisme lui présente, ne sauraient plus suffire. Pour tarir en nous la source profonde de ce désespoir, que provoque la conscience de notre indignité radicale, et de l’inflexible justice du ciel, et pour nous racheter du honteux esclavage dont nous supportons en frémissant les chaînes, sans pouvoir parvenir à les briser, il ne suffit pas qu’on nous promette qu’à la crainte succédera sans transition la grâce divine. Procéder ainsi serait nier la réalité de nos craintes et l’autorité de notre conscience, ce témoin céleste. Bien au contraire, nous devons conserver cette crainte, appelée à se transformer pour notre salut (nous verrons sous quelle influence) en un respect filial (timor filialis). Il en résulte que l’amour et la crainte subsistent ensemble, tous deux dirigés vers Dieu. L’amour uni à la crainte fait naître la confiance ; la crainte unie à l’amour se transforme en une sainte et respectueuse aversion pour tout ce qui peut déplaire à Dieu.
Il nous est difficile d’atteindre ce but grandiose de la piété, mais nous devons affirmer que l’espérance et la foi sont accompagnées, d’un saint tremblement et d’une sainte angoisse, comme la grâce est unie à l’amour. Ainsi donc, la foi n’est point le fruit et la récompense de là sainteté et de la grâce infuse de Dieu. Non, la foi, que Luther appelle aussi pendant cette période l’espérance, est le foyer ou viennent se concentrer et s’unir la crainte de la justice divine, et le désir de l’âme de s’unir à la source de toute vie. La grâce doit prévenir les aspirations de l’âme ; saisie et, embrassée par la foi, elle grandit dans l’âme, en dissipant par sa lumière les ténèbres de l’erreur, et en apaisant les angoisses de la conscience par les ardentes effluves de l’amour. La victoire par laquelle le monde est vaincu, c’est notre foi, qui s’attache au Christ vainqueur de la mort et du péché. Les macérations et les jeûnes, efficaces pour la foi naissante, arrêtent plus tard ses progrès, car une seule chose, la méditation constante des Écritures lui est nécessaire. Puisque c’est dans la foi seule que la crainte et l’amour se trouvent harmoniquement unies, et que cette foi présuppose son objet comme accessible et nécessaire, nous nous trouvons amenés à étudier dans les écrits de Luther le second élément de sa doctrine de la foi, l’élément théologique, qu’il emprunte aux écoles mystiques, tout en le pénétrant de son individualité puissante.
Dans sa théorie de la révélation qui a pour nous le plus d’importance, et dont nous retrouvons les éléments principaux dans son sermon de Noël 1515, Luther cherche surtout à rendre le Dieu vivant accessible à l’intelligence. Dieu n’est pas seulement pour lui, comme pour les anciens mystiques, une essence mystérieuse et insondable, présente partout, mais insaisissable pour l’intelligence. Tout au contraire, l’essence éternelle et vivante de Dieu le porte à se déterminer lui-même par un mouvement intérieur et spontané, d’où procède la Parole éternelle. En se rendant ainsi accessible, le Dieu infini a déjà établi entre lui et le monde, en particulier le monde des esprits, une communion vivante et intime. De même que cette détermination de Dieu le rend accessible, et manifeste sa volonté de se révéler lui-même, de même la nature humaine, malgré sa chute profonde, a conservé des éléments sérieux de sa réceptivité originelle de la vie divine. L’humanité est une matière, qui attend de Dieu sa forme et sa direction ; elle aspire à recevoir Dieu directement et par son action puissante, et elle est capable de le saisir par la foi, quand il daigne s’offrir à elle. Mais cette évolution éternelle, accomplie au sein de l’essence divine, ne saurait nous suffire. Dieu est invisible, et l’homme dans sa condition présente, esclave du péché et ne marchant que par la vue, ne saurait s’élever jusqu’à lui. Dieu doit lui-même s’abaisser jusqu’à l’homme, et se rendre visible et accessible à tous, s’il veut que nous le possédions. Il le veut, puisqu’il nous a créés par amour, et Jésus-Christ s’incarne dans une chair semblable à la nôtre en toutes choses, excepté le péché. L’humanité du Christ n’est pas un simple vêtement, ou une apparence. Nous ne devons point considérer Christ comme un simple révélateur, comme le signe du Dieu invisible. Il est plus que cela, il est Tout pour l’âme, car en lui l’homme saisit et possède Dieu tout entier. Il y a le même rapport entre son humanité et la Parole, qu’entre Dieu et l’humanité, la Parole n’est pas transformée en chair, en humanité, et ne se contente pas non plus de revêtir et de porter la chair, mais la Parole est devenue chair pour nous révéler Dieu, et, en possédant le Fils, nous avons aussi le Père. La puissance et l’être qui, dans la Trinité divine, appartiennent au Verbe éternel, constituent aussi les attributs de la Parole devenue chair, et l’évolution dans le temps reproduit l’évolution éternelle. L’incarnation du Verbe est un pas de plus, qu’accomplit Dieu pour se rapprocher de la créature par une détermination spontanée de son être. L’Esprit-Saint aussi, Parole de la Parole devenue chair, participe à sa puissance et à son être, et en rend participants tous ceux qui soupirent après leur possession. Il communique à ces âmes sincères et religieuses la substance des grâces célestes, les transforme en enfants de Dieu, en frères du Fils unique, et les divinise. Sans doute la foi qui embrasse et aime le Fils, ne possède pas ici-bas toute la puissance divine qui lui a été promise par Dieu, mais elle se nourrit de l’espérance glorieuse de saisir et de posséder un jour des trésors inépuisables et éternels.
En insistant sur cette doctrine de la Parole de Dieu, qui se révèle elle-même et se rend accessible à tous en entrant dans le développement historique de l’humanité, Luther a voulu, tout en restant fidèle à sa lutte contre toute tendance pélagienne, dépasser le point de vue mystique de l’anéantissement de l’âme humaine dans l’océan de la vie divine, et obtenir une base théologique pour sa notion de la foi, mélange harmonique de repos en Dieu, d’abandon de l’âme et d’activité pratique, réceptivité vivante de la grâce divine et soumission joyeuse à l’impulsion donnée par elle. Ce sentiment profond de crainte et de remords, cette soif de sainteté et de pardon que l’âme éprouve en s’approchant de Dieu, imprime à la révélation un caractère remarquable de sainteté et de miséricorde. L’incarnation, la vie, les souffrances et la mort de Jésus-Christ ont un rapport direct avec le péché et la responsabilité de l’homme. Elles l’affranchissent de la terreur qu’il éprouvait à la seule pensée de Dieu, en satisfaisant à la justice divine, en accumulant sur sa tête innocente les colères et les châtiments que l’humanité pécheresse avait attirés sur elle. Ainsi la foi n’a plus à méconnaître les droits de la justice divine et d’une juste crainte de la Divinité, pour se sentir réconciliée avec elle et pour jouir en paix de son amour avec un mélange de crainte et d’affection filiales.
Ces prolégomènes ne définissent pas encore avec assez de netteté et de précision l’essence de la foi justifiante. Se rattachant au début de son œuvre réformatrice à Augustin et aux docteurs mystiques (dans les Résolutions de ses XCV thèses), Luther n’avait pas encore établi une démarcation assez précise entre la justification et la sanctification ou l’amour, et il faisait découler le sentiment de la réconciliation, en partie du bien implanté dans nos âmes, en partie de la foi aux promesses de Jésus-Christ. Il admet une première effluve de la grâce, qui même avant l’absolution du prêtre, dispose le fidèle à accomplir le bien, et manifeste ainsi sous une forme précise, et dès l’origine, la certitude du pardon de Dieu. Luther assigne même à la grâce le vif besoin de pardon qu’éprouve l’âme, et croit qu’elle n’agit que dans le cœur de ceux auxquels Dieu a déjà pardonné. Fidèle à l’esprit de saint Augustin, il fait remonter, il est vrai, toute l’œuvre de la justification de l’homme jusqu’à la grâce ; le pardon de Dieu précède même l’octroi de son Esprit, et ne dépend pas des premières manifestations de la vie nouvelle dans l’âme. Mais comme le sentiment du pardon est relié étroitement par lui à l’effusion du Saint-Esprit dans le cœur, et comme ce n’est pas elle, qui donne à l’homme la conscience et la certitude de sa justification, on doit y joindre l’absolution sacerdotale, et la foi, non pas tant à la personne et aux fonctions du prêtre, qu’à la promesse de Jésus-Christ.
Cette promesse, communiquée et prêchée par le prêtre, exerce la foi, et la fait naître même par l’offre du pardon céleste, dont la réalité et la vérité objectives subsistent, quand même il n’est pas accepté par la foi. La foi et la repentance, sans laquelle elle ne saurait psychologiquement subsister, n’ont aucune valeur méritoire, et n’exercent aucune influence sur l’offre du pardon, qui est, au contraire, prévenante et libre. Toutefois Luther, qui a combattu jusqu’à l’extrême les doctrines pélagiennes, n’éprouve pas moins d’aversion pour la doctrine magique, qui enseigne que l’homme peut recevoir sans l’intervention de la foi la grâce objective, pourvu qu’il n’y oppose aucun obstacle. Le sacrement constitue pour lui l’offre objective du salut, valable déjà aux yeux de Dieu avant l’apparition de la foi, mais il affirme avec une égale énergie que c’est la foi, et non pas le sacrement, qui justifie, parce que c’est elle seule, qui permet à l’âme de s’assimiler la grâce qui lui est présentée. Il donne à cette possession de la grâce, offerte et acceptée, le nom de justification réelle de l’homme, et y rattache la nouvelle naissance, commencée dans l’âme par la grâce infuse avant l’apparition de la foi, et éveillant ainsi en elle le sentiment de sa responsabilité, et le vif désir du pardon, et de la certitude du salut, désir qui trouve sa nourriture et sa satisfaction dans la foi en l’absolution du prêtre.
Cette exposition dogmatique, par le fait qu’elle ne distingue pas assez nettement le sentiment de la justification de celui du pardon, et qu’elle fait précéder de l’action de la grâce la foi, qui accepte et embrasse la justification, présente des lacunes, qui ne permettent pas à l’âme de goûter la certitude joyeuse et absolue de son salut. La sanctification, en effet, n’est point pour l’homme l’œuvre d’un moment, mais de la vie tout entière ; il doit donc en être de même pour la justification, tant qu’elle lui est aussi étroitement unie. Il en résulte pour l’âme un conflit plein d’angoisse et d’amère incertitude. Luther devra donc, dans, le développement ultérieur de sa pensée religieuse, dépasser le point de vue d’Augustin, pour laisser la grâce libre et prévenante agir en l’homme, et le pénétrer de ses clartés bienfaisantes. Nous nous arrêtons donc un moment à ce point précis, de son évolution religieuse, et nous proposons de retracer d’après lui un tableau complet et fidèle du principe évangélique, en en étudiant successivement les deux faces dans leurs différences respectives et dans leur union intime.
La grâce, en tant que puissance régénératrice et sanctifiante, et, par le fait, qu’elle réveille l’amour dans le cœur de l’homme, ne peut se communiquer à l’âme que par degrés et en se conformant à la loi du développement spirituel. En vertu même de sa nature, elle ne peut être un don de Dieu, que si elle opère en même temps une transformation dans le cœur. Le caractère prévenant de la libre miséricorde de Dieu à l’égard des pécheurs ne saurait se révéler tout d’abord dans l’œuvre de leur sanctification, mais avant tout de leur justification, à la condition que celle-ci n’implique pas un pardon des péchés, assujetti plus ou moins à l’amour actuel ou contingent de l’âme justifiée. Déjà dans ses Resolutiones Luther avait proclamé l’indépendance du pardon de Dieu, et l’avait considéré comme une base de l’essence divine, comme les prémices nécessaires de l’effusion du, Saint-Esprit et de l’économie tout entière du salut. Plus tard il a mis l’accent sur le pardon, et l’a décrit dogmatiquement comme le contenu primordial de la justification. En nous retraçant cet acte auguste, de l’amour céleste, qui en vertu du sacrifice de Jésus-Christ prononce du haut de son tribunal éternel non plus une sentence de condamnation, mais une parole d’absolution sur l’humanité, Luther n’hésite plus à nous montrer le pardon libre et sans réserve, grâce objective, et extérieure à l’homme, présentée à son acceptation pour faire naître en lui la foi, et non pas parce qu’il possède la foi et qu’il est animé d’un sentiment de repentance agréable à Dieu. On doit, en effet, comprendre, que la vérité est antérieure à la foi, appelée à en faire sa nourriture spirituelle. Les desseins miséricordieux du Père céleste à regard des enfants déchus d’Adam leur sont révélés par la prédication de l’Évangile (action générale de l’Église de multitude sur le monde). Ils sont communiqués à chaque fidèle (action spéciale de l’Esprit de Dieu pour l’assimilation individuelle du salut) par le baptême, par l’absolution qui en renouvelle les grâces, et par la sainte cène. Cette réconciliation, que Dieu a scellée avec l’humanité et avec les fidèles, en leur imputant la justice de Jésus mort pour leurs péchés, et ressuscité pour leur justification, constitue désormais le plan de sa conduite à leur égard, l’accomplissement historique de ce plan, et le trésor inépuisable des grâces, que Dieu leur a réservées, et qu’il leur communique selon le plan de sa sagesse éternelle, et selon les progrès plus ou moins rapides de leur sanctification.
Dans cette évolution progressive de la pensée divine, et dans sa révélation historique, nous devons placer au point de départ, comme l’idée mère et génératrice la réconciliation mystérieuse, qui s’accomplit au sein de l’essence divine entre la justice et la miséricorde. Le Dieu vivant et agissant sans cesse ne saurait se renfermer dans sa pensée et dans sa détermination éternelles ; son amour tend à se révéler, et à manifester au monde ses trésors de réconciliation et d’amour. L’évolution historique de l’œuvre du salut au sein de l’humanité doit refléter, en même temps que manifester, cette corrélation intérieure que nous venons de trouver en Dieu. Aussi cette œuvre divine ne débute-t-elle point par la régénération et la sanctification de l’homme. Pour que l’homme puisse être accessible à l’action de la grâce, et animé à l’égard de Dieu d’un sentiment profond de confiance filiale, il est nécessaire, qu’il se sente affranchi de cette terreur, qui l’éloigne d’un juste juge irrité contre ses égarements, et prêt à le punir ; il faut, qu’à la crainte de l’esclave succèdent les relations primitives du fils avec son père, relations presque anéanties par le péché. Aussi le point de départ de l’œuvre régénératrice doit-il être placé dans la prédication du pardon gratuit et de la grâce prévenante, qui nous manifeste en Dieu le Père céleste, et qui, en éveillant dans nos cœurs la conscience de notre rédemption, nous fait vivre de notre foi, et nous met en possession dès ici-bas de l’éternelle félicité.
La volonté miséricordieuse de Dieu est insondable comme son essence même, et il ne saurait lui suffire d’affirmer à l’homme que ses péchés lui sont pardonnés. Après avoir rétabli l’harmonie primitive entre lui et l’humanité, Dieu suit avec bonté cette foi, qui s’est approprié ses promesses avec une filiale confiance, il lui facilite son développement normal et progressif à la stature de Christ, et la pénètre de plus en plus de son souffle vivifiant, tout en la rendant de plus en plus individuelle. Nous pouvons affirmer, que l’homme acquiert par la foi non seulement l’assurance du pardon de ses péchés, mais encore les prémices des dons de l’Esprit.
Pour Luther, en effet, plus encore que pour Mélanchthon, comme nous le voyons dans plusieurs beaux passages de son traité sur la liberté du chrétien, la foi en la rémission des péchés, ne consiste pas exclusivement dans l’acceptation par l’intelligence des mérites objectifs et impersonnels de Jésus-Christ, mais surtout dans l’abandon joyeux et spontané du cœur au Christ vivant et à son sacrifice. La foi saisit en lui sa rédemption, non plus perdue dans les profondeurs inaccessibles de la Divinité, mais s’abaissant jusqu’à lui, et incarnée en une personne, qu’il peut connaître et aimer. La sacrificature éternelle (voir l’épître aux Hébreux) de celui qui intercède pour nous, nous révèle combien il nous aime, et éveille dans notre cœur reconnaissant le saint désir de l’aimer à notre tour. Il s’établit désormais une communion tellement directe et vivante entre le Rédempteur et l’âme humaine, que celle-ci reçoit de son céleste ami, outre le pardon des péchés, tous les biens qui en découlent, non sans doute d’une manière immédiate et magique, mais par une progression lente et continue. Luther retrouve déjà dans la foi justifiante l’amour et les bonnes œuvres, celles-ci tout au moins en principe. Il s’opère une transformation radicale chez le croyant ; car, envisageant sous un point de vue tout nouveau ses rapports avec Dieu, et les rapports de Dieu avec lui, tels que Jésus-Christ les a rétablis pour l’éternité par son sacrifice, il se sent pénétré d’un principe fécond de vie nouvelle. La foi se transforme pour lui en un nouvel arbre de vie, arbre toujours vert, et jamais stérile, et qui porte des fruits savoureux de justice et de sagesse. Nous ne sommes pas étonné, en présence de cette justification si active, de voir l’apologie de la confession d’Augsbourg relever également la puissance justifiante et l’efficace rénovatrice de la foi, tandis que la Formule de concorde tend à séparer dans ses définitions dogmatiques deux principes si étroitement unis en fait, et donne aussi lieu à des distinctions toujours plus subtiles et plus dangereuses.
Les développements, dans lesquels nous venons d’entrer, mettent en lumière une autre vérité non moins importante. L’amour du chrétien est toujours exposé ici-bas à l’imperfection et à la lutte ; sa foi, chancelante manque souvent de grandeur, de pureté, de confiance ; elle est appelée à se développer, à se fortifier et à grandir jusqu’à la mort. Nous ne pouvons, par conséquent, rattacher à aucun titre la joie du cœur, et la paix de la conscience à la perfection individuelle, et à la justice propre de l’âme, et les faire procéder d’une vertu particulière de l’être moral. Nous devons, au contraire, en chercher la source unique dans le pardon gratuit, dans la grâce prévenante du Père céleste et dans les profondeurs de l’acte rédempteur accompli de toute éternité dans la pensée divine. Pendant tout le cours de notre développement spirituel, cette grâce unique du pardon des péchés subsiste tout entière en nous, malgré notre indignité, à moins que nous ne tombions dans l’impénitence finale. Ainsi la foi la plus chancelante et la plus incertaine conserve la pleine assurance du pardon de Dieu, et il ne reste plus de place pour le désespoir dans les âmes timorées et craintives. Ce pardon établit sur une base sûre et définitive les nouveaux rapports entre l’homme et Dieu. Il ne subit aucune atteinte, aucune ombre de changement en dépit des vicissitudes et des crises intérieures de la vie spirituelle. Il en résulte que l’âme fidèle, tout en sentant grandir en elle, dans l’ardeur de la lutte, les douleurs et les angoisses du péché, conserve, cependant, dans sa plénitude le sentiment consolant et joyeux de la paix céleste, puisque Jésus-Christ couvre et cache devant Dieu nos imperfections et nos faiblesses, tout en se constituant le garant du triomphe définitif du bien en nous dans l’avenir.
La foi communique à l’homme la certitude vivante et personnelle du rétablissement de ses rapports avec Dieu. C’est là sans doute un acte de la volonté humaine, mais un acte rendu possible et réalisé par l’amour tout puissant et efficace de Jésus-Christ. Du jour où l’homme a accepté avec confiance le bienfait ineffable, qui lui était offert, l’objet de sa foi devient véritablement son bien, sa nourriture et sa vie. Nous devons établir une distinction entre la foi, qui accepte le salut, et la foi, qui le possède, entre la confiance et la certitude. La foi, qui a pris possession du cœur de l’homme, lui communique la certitude de sa rédemption en ce Jésus, auquel elle s’est donnée, et en même temps l’assurance de sa dignité, de sa puissance rédemptrice et de l’inébranlable et sainte réalité de ses promesses. La vérité divine elle-même s’établit en puissance dans le cœur des rachetés, et leur révèle sa présence par le témoignage irrécusable du Saint-Esprit.
Cette vérité n’est pas un dogme théorique et abstrait, comme celui de l’inspiration des saintes Écritures ; ce n’est pas seulement le principe nouveau de bien que la grâce a déposé dans nos cœurs ; ce n’est pas enfin la révélation de nos nouvelles relations avec Dieu. Non, c’est quelque chose de plus vivant, de plus intime encore. Cette foi, que l’âme s’approprie, devient pour elle la perception intérieure de l’intérêt et de l’amour, que Dieu nous porte, et des nouvelles relations qu’il veut établir avec nous. Grâce à elle, l’homme se sait, et se sent personnellement racheté par Jésus-Christ ; le pécheur acquiert la douce assurance que Dieu l’aime non pas d’un amour général, mais individuel, et qui s’adresse directement à lui. Les pensées et les paroles de Dieu sont créatrices, son témoignage est fécond, et fait naître dans notre cœur la conviction que nous sommes ses enfants. Dieu nous communique ainsi la douce assurance, que le témoignage de notre cœur est le reflet de l’action du Saint-Esprit, et non pas une illusion de notre esprit charnel et grossier.
Luther a constamment attaché la plus grande importance à cette certitude intime du salut et de la vérité divine du christianisme. Il en retrouve l’élément primordial et la pierre angulaire dans la justification du pécheur devant Dieu, en vertu des mérites de Christ, justification perçue et ratifiée de la foi. En fait Luther trouve la certitude par excellence en Christ, le Rédempteur, qui assure à l’âme qui l’a embrassé par la foi, la conscience inébranlable de la vérité de son objet, et de la réalité divine de ses espérances. Comme on le voit, il n’établit la base de la certitude religieuse ni sur l’autorité de l’Église, ni même sur l’autorité du canon des Écritures déterminé par ses conciles et ses docteurs. Non, c’est la parole sainte elle-même, dans la richesse et la variété de ses formules, qui se rend témoignage à elle-même avec une éloquence et une évidence irrésistibles pour le cœur. Comme il n’avait pas conquis directement la certitude de son salut par la lecture des Écritures, et par la foi en leur autorité absolue, Luther ne pouvait accorder encore au canon la place qu’il mérite, et proclamer le principe évangélique de son autorité formelle. Ce qui l’a séduit, et entraîné par une irrésistible évidence, c’est le contenu même des révélations divines, qui ont éveillé dans son cœur des aspirations infinies, que seules elles pouvaient satisfaire, et manifesté leur puissance, le jour où il s’est abandonné à leur direction avec une confiance sainte et filiale.
Assurément, l’Écriture sainte a joué dans l’œuvre du développement de la foi de Luther le rôle de moyen de grâce. Comment, en effet, aurait-il pu rattacher au Christ historique l’acte de sa foi, en dehors de la présupposition, que la vérité du témoignage rendu par l’Église à Jésus-Christ présente des garanties générales (et il n’en existe pas réellement d’autres, que les documents renfermés dans le Nouveau Testament) ? L’absence de tout témoignage historique en faveur de Jésus enlèverait à la foi son objet, et le moyen de le connaître réellement. Néanmoins, bien que la foi traditionnelle présuppose d’une manière générale la vérité de ce témoignage, ce n’est pas encore là la foi, qui met en possession du salut. De plus, la seule acceptation par l’intelligence de la simple réalité historique de Jésus n’est pas pour elle une garantie suffisante de certitude. L’Évangile, réduit à n’être qu’une pure vérité de fait, ne serait plus qu’une lettre morte, un lointain souvenir, un ensemble de dogmes et de vérités desséchées, n’ayant aucune action sur l’âme vivante et actuelle. Ce qui constitue le caractère particulier de la Bible, c’est qu’elle n’est véritablement comprise et efficacement acceptée que par l’âme qui reconnaît en Jésus-Christ, non seulement une manifestation historique, mais encore le Christ éternel, vivant pour elle, ; et devant être connu par elle dans l’avenir, comme il la connaît actuellement. Il faut que l’âme saisisse en lui tout à la fois celui qui a souffert sous Ponce Pilate, et celui qui comme le Père agit continuellement, et révèle aux croyants le chemin de la vie éternelle, dont toutes les puissances se concentrent en sa personne adorable. Celui qui sait découvrir dans l’Évangile l’union de la réalité historique et de la puissance éternelle, possède la source intarissable de la vie divine. La foi vivante, qui se nourrit des grâces ineffables de l’Évangile, n’a pas plus besoin d’un témoignage extérieur en faveur de sa divinité, que le voyageur, réchauffé par les rayons bienfaisants du soleil, du témoignage des savants pour croire à sa salutaire influence.
Etudions de plus près, et cherchons à découvrir comment la foi en la justification devant Dieu par les mérites de Jésus-Christ maintient son indépendance relative en face des saintes Écritures. Sans doute nous ne devons pas trouver de différences essentielles dans les éléments constitutifs de la foi et des saintes Écritures, car il y a identité entre eux. Néanmoins la foi se distingue par une vertu, qui lui est propre, la certitude du salut et de la vérité chrétienne, certitude, qui n’est point acquise par les procédés particuliers d’un mysticisme individuel, ou de la raison naturelle, mais par la confiance filiale et sans réserve de l’âme en l’Évangile objectif et éternel, qui s’offre à son acceptation. Dans la condition présente de notre raison naturelle[a], la foi ne peut devenir son partage, que si elle se soumet humblement à sa tutelle. Ce que la foi est appelée à vaincre dans la raison, malgré ce qui lui reste de sagesse et de force divines, c’est son orgueil, son égoïsme, son mépris des choses basses et sans apparence, en un mot l’élément irrationnel de la raison pratique. Après cette première victoire, la foi s’empare de la raison véritable, dont elle doit développer le germe fécond, de cette raison véritable, qui soupire après la communion avec Dieu, et qui veut posséder l’assurance de son salut, qui en un mot peut et doit, en renonçant humblement à sa propre sagesse, embrasser avec une sainte confiance la vérité objective, dans laquelle elle trouvera son salut.
[a] Luthers Werke von Walch, I, 162 ; VI, 181 ; VII, 1425 ; XI, 389, 1625, 2051, 2739 ; XII, 426, 923-27, 1529.
Nous voyons par de nombreux passages de ses écrits quelle importance Luther attachait à cette certitude. Il retrouve dans le conseil[b], que Jésus-Christ adresse à ses disciples de se préserver des faux prophètes, le droit des chrétiens sans exception, et non pas des seuls papes et des seuls conciles, de juger la doctrine. Il dit au pape : « Tu as pris des décisions, et prononcé des décrets de concert avec les conciles ; je dois juger, si j’ai à les accepter ou à les repousser. Pourquoi ? Parce que tu ne comparaîtras pas, et n’auras pas à répondre pour moi à l’heure de ma mort, je dois voir par moi-même où j’en suis, et acquérir la certitude de la vérité, à laquelle je m’attache. » Puis, s’adressant au chrétien, il continue en ces termes : « Tu dois être aussi assuré de posséder la parole de Dieu, que tu as conscience de ta propre existence. Ta certitude doit être même plus absolue encore, car c’est sur elle seule, que ta conscience peut s’appuyer. Quand bien même tous les hommes elles anges, quand bien même toutes les créatures prendraient une détermination, — si tu ne peux t’y arrêter toi-même, tu es perdu. Tu ne saurais asseoir ton jugement sur le pape, ou sur tout autre personnage, tu dois acquérir par toi-même le don de pouvoir te dire : Cette parole vient de Dieu, et cette autre de l’homme, ici est la vérité, et là l’erreur, autrement tu ne peux demeurer stable. T’appuies-tu sur le pape et les conciles, le diable peut faire une furieuse brèche à ta certitude, et te suggérer cette pensée : Que serait-ce, s’ils étaient dans l’erreur ! et déjà te voilà à terre. Voilà ce qu’il te faut faire : prends un air décidé, qui te permette de dire avec l’assurance de l’audace : Voilà la parole de Dieu, pour laquelle je sacrifierais volontiers mon corps, mon âme, et cent mille vies, si je les possédais. »
[b] Luthers Werke von Walch, XI, 1887.
Luther veut que l’esprit ne s’accorde de repos et de trêve, que quand Christ lui-même s’est fait connaître à son for intérieur dans sa réalité et sa vérité divines. Bien qu’il ne fasse pas agir l’Esprit de Dieu en dehors de la Parole, prédication vivante de Christ, il croit nettement que l’Écriture sainte, loin de vouloir retenir l’homme captif dans la lettre de son enseignement, le conduit au Seigneur lui-même, auquel elle rend témoignage. Elle n’enchaîne pas plus la foi du fidèle à sa propre autorité formelle, qu’à l’autorité de l’Église. Aussi, aux yeux de Luther, la foi, enfantée dans l’âme par le Saint-Esprit et par l’Évangile, c’est-à-dire par le contenu des saintes Écritures, constitue un tout harmonique, une création nouvelle, libre et indépendante en face du canon légal. Cette opinion de Luther est suffisamment mise en relief par ses explications sur la foi historique et par ses relations avec les Vaudois, qui assignaient, comme les catholiques, une valeur légale aux Écritures. Il accorde, sans doute, un certain rôle à la foi historique, et il la considère comme la forme première, sous laquelle le christianisme se présente à l’âme. Il permet aussi à l’éducation chrétienne de soutenir une piété, qui admet au nom d’une autorité extérieure, appuyée sur de puissantes garanties morales, bien que lui demeurant étrangère, des faits et des principes, dont la vérité ne lui a pas été attestée par son expérience personnelle. L’homme naturel doit commencer par devenir chrétien ; le christianisme, auquel il est encore étranger, doit se présenter à lui comme la source unique d’une vie supérieure et seule digne de lui.
L’Église romaine veut, elle, retenir l’homme dans les chaînes de cette première obéissance, l’acceptation aveugle de son autorité. Le fidèle ne peut croire en Jésus Christ, qu’à travers l’autorité de l’Église, et non pas pour ainsi dire croire à l’Église, parce qu’il a reconnu l’autorité, que Christ possède, et qui se rend témoignage à elle-même dans son cœur. En agissant ainsi, l’Église romaine tombe dans deux erreurs des plus graves. Elle interdit à l’homme toute communion directe et vivante avec son Sauveur, elle s’arroge une autorité supérieure à lui ; elle va même plus loin, puisqu’elle envisage comme une impiété, digne des châtiments les plus rigoureux, tout sentiment, toute pensée, qui dépasse la limite étroite de l’obéissance, et qui s’élève directement à la possession personnelle du Sauveur et de son ministère de réconciliation et de pardon. On pourrait presque croire que les Vaudois ont plus d’affinités, qu’il ne semble à première vue, avec l’Église romaine, (car ils enseignent, eux aussi, que l’autorité des saintes Écritures éveille en nos âmes la foi au Sauveur), et affirmer qu’ils retombent sous le joug légal, puisque dans leur théorie une autorité extérieure s’élève entre le fidèle et Jésus-Christ. La Parole sainte n’est point le Christ, car elle n’a d’efficace, que quand l’Esprit-Saint agit par elle sur l’âme à son heure et selon son bon plaisir.
Luther a fait la douce expérience de sa réconciliation avec Dieu par le ministère de Jésus, et il veut que, comme lui, tout chrétien fasse, sous l’influence du Saint-Esprit, cette même expérience, que ne saurait remplacer l’Écriture, bien qu’elle soit un des moyens, dont Dieu se sert pour donner à l’homme la certitude de son salut. « Les romanistes[c] se demandent, comment nous pouvons distinguer entre la vérité et l’erreur, et prétendent, que seuls les papes et les conciles peuvent nous éclairer et nous instruire. Chrétien, laisse-leur dire tout ce qui leur passe par la tête ; ni papes, ni conciles ne peuvent apaiser ta conscience, tu dois prononcer toi-même, et il y va de ta vie. Dieu doit parler à ton cœur, et lui dire : Voici ma parole ! Cette parole, Dieu l’a fait prêcher par ses apôtres, et aujourd’hui encore par ses serviteurs. Mais quand même l’archange Gabriel parlerait du haut du ciel, cela ne me servirait de rien, je dois entendre Dieu lui-même. Les hommes peuvent me prêcher la parole ; Dieu seul peut me la graver dans le cœur, et, quand il garde le silence, elle demeure une lettre morte. Personne ne peut m’arracher du cœur la parole que Dieu m’adresse, et je dois en être aussi certain, que je le suis que trois et deux font cinq. Voilà la certitude, et, quand même tout le monde s’élèverait contre elle, moi je sais qu’il n’en peut pas être autrement. Qui me décide ? personne, la vérité seule, si claire, si limpide, qu’aucune puissance ne peut récuser son témoignage. »
[c] Luthers Werke von Walch, XI, 1888.
Luther place la certitude, que le chrétien peut acquérir, sur le même rang que les axiomes des mathématiques, et il est caractéristique, qu’il ait donné à la certitude chrétienne le nom de conscience, ce qui est d’autant plus frappant, en raison du caractère moral de la foi.
[Luthers Werke von Walch, XIX, 128, 129. — Notre raison affirme avec certitude, que trois et sept font dix, et ne peut pourtant pas plus prouver la vérité de son affirmation, qu’en nier la vérité. Elle est elle-même dominée, et non pas maîtresse ; elle est dirigée par la vérité, sur laquelle elle n’a aucun contrôle. Il existe dans l’Église une raison semblable, qui juge les doctrines, illuminée par l’Esprit-Saint. De même que les philosophes jugent tous les axiomes d’après certaines vérités incontestables et incontestées, de même l’Esprit juge toutes choses, et n’est jugé par personne. 1 Corinthiens 2.15.]
La foi est pour lui[d] la conscience vivifiée et élevée en dignité et en puissance par le christianisme. « La certitude est surtout nécessaire dans la doctrine chrétienne, car je dois savoir à quoi m’en tenir sur Dieu, ou plutôt connaître ce que Dieu veut à mon égard. C’est une des erreurs diaboliques des papistes, d’avoir appris aux âmes à douter du pardon de leurs péchés et de la miséricorde divine[e]. » Quand même, continue-t-il, la papauté ne serait pas tombée dans d’autres erreurs, elle serait coupable, puisqu’elle rend les âmes chancelantes et angoissées. En me faisant douter de mon salut, on me dépouille de mon baptême et de la grâce de Dieu (Psaumes 51.12 ; 1 Corinthiens 9.26 ; Hébreux 12.12 ; 2 Pierre 1.10 ; Romains 14.23). Nous devons enseigner au monde, que Dieu n’est pas un être irrésolu et changeant, mais Celui qui est, dont la parole est immuable et la pensée éternelle, qui a révélé une fois pour toutes ses desseins au monde. Dieu envoie aux chrétiens l’esprit d’adoption, que Christ possède, et qui leur permet de s’écrier avec lui : Abba, Père bien-aimé (Romains 8.15 ; Galates 4.1-8)[f]. Ce cri, ceux-là seuls le poussent avec joie, dont la conscience peut affirmer avec énergie, sans hésitation et sans incertitude, que non seulement leurs péchés leur sont pardonnés, mais encore qu’ils sont devenus les enfants du Père céleste, heureux dans leur certitude, inébranlables dans leur confiance. Le chrétien doit en être assuré plus que de sa propre vie, et souffrir plutôt mille morts et mille enfers, que de laisser le plus faible doute se glisser dans son cœur. A la vérité, l’homme peut, au plus fort du combat de la foi contre le cœur naturel, se croire perdu et abandonné par son père, devenu son juge impitoyable ; mais la confiance filiale doit reprendre le dessus, malgré ses craintes et ses angoisses, sinon la victime appartient au malin. « Quand Caïn (Rome) entendra ces paroles, tu le verras dans son humilité se frapper la poitrine, et s’écrier : Dieu me préserve d’une audace aussi coupable, d’une aussi effroyable hérésie ! Comment moi, misérable pécheur, serais-je assez orgueilleux, pour me dire enfant de Dieu ! Non ! Non ! Je vais m’humilier, avouer mon péché… Laisse-le dire, et préserve-toi de la race de Caïn, comme de l’ennemie la plus acharnée du christianisme et de ton éternelle félicité. Oui, nous savons que nous sommes de pauvres pécheurs, mais il ne s’agit pas ici de savoir ce que nous sommes, mais ce que Christ a accompli et ce qu’il accomplit encore chaque jour pour nous. »
[d] Id., XI, 1887 ; II, 2343 ; IX, 805 ; XVIII, 2060.
[e] Id., II, 1935-1987.
[f] Luthers Werke von Walch, XII, 322, 323.
Nous ne parlons pas, ajoute-t-il, de notre nature, mais de la grâce divine, qui est aussi élevée au-dessus de nous, que les cieux sont élevés au-dessus de la terre. Si tu estimes que ce soit une chose trop grande et glorieuse pour toi d’être un enfant de Dieu, mon bien-aimé, ne considère pas comme une chose méprisable, que le Fils de Dieu soit venu vers toi, qu’il soit né d’une femme, et ait été assujetti à la loi, pour te transformer en un véritable enfant de Dieu ! L’œuvre de Caïn est étroite, et ne produit que des cœurs remplis de timidité et d’angoisse, incapables de supporter la souffrance, ou l’action, se laissant épouvanter par une simple feuille (Lévitique 26.36)[g]. La certitude personnelle est une sainte réalité. Nous pouvons ressentir au fond de notre cœur l’appel du Saint-Esprit, car cet appel de la grâce répond à celui de notre propre conscience, et remplit tout notre être d’une douce certitude, qui lui communique la vie et la paix (Romains 8.16-26). Si tu ne te sens pas appelé, prie sans relâche, jusqu’à ce que Dieu t’ait exaucé, car tu es encore Caïn, et tu cours un grand péril. Sans doute tu ne dois pas demander, que la voix de Dieu se fasse seule entendre dans le sanctuaire intérieur de ton âme, car le péché lui aussi élève la voix, et te plonge dans l’angoisse. Mais l’esprit de Christ doit dominer et étouffer ses cris, car, si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur (1 Jean 3.20). Cette voix céleste n’est en réalité que la confiance filiale, que nous inspire notre Père céleste. Le cœur, dans lequel agit l’Esprit de Dieu, est celui que pénètre la foi vivante en Jésus-Christ, et il reçoit de lui en abondance la joie, la paix et la confiance, qui lui rendent témoignage en nous. Nous ne devons ce sentiment de confiance filiale envers Dieu, ni à notre propre justice, ni à la loi, mais à l’Esprit, qui s’atteste en nous en dépit de la loi, et de notre indignité, et nous permet de triompher malgré notre faiblesse[h]. Ce témoignage nous met à même de comprendre la puissance de l’Esprit, qui agit en nous par la Parole ; notre expérience s’accorde ainsi avec l’Écriture et avec la prédication. N’as-tu pas éprouvé quelle consolation tu retirais dans tes jours de deuil et d’angoisse de cet Évangile, qui dissipait tes craintes et te révélait le Dieu d’amour ?
[g] Id., XII, 324 et 1045. Auslegung von Romains 8.12-17.
[h] Luthers Werke von Walch, XII, 1046.
[Id., VIII, 1030-1033. « Il était à craindre, dit Luther, que tous ne trébuchassent au concile des apôtres, si ces trois héros (Paul, Jean, Jacques) n’avaient pas lutté avec énergie. Dieu n’a promis son Esprit à aucun concile, mais au cœur des chrétiens, Jacques n’est pas resté entièrement pur, et Pierre a bronché (Gal. ch. 2) : chacun doit donc se rendre compte de la pureté de sa foi, et ne point s’appuyer sur les conclusions d’autrui. Pour être heureux, tu dois être si assuré de la parole de grâce, que, quand même tous les hommes penseraient autrement, quand même les anges te diraient : non, tu puisses rester seul, et dire : Je sais que je possède la vérité. Ceux qui sont contre nous, pensent qu’on doit se porter la, où va la foule, demande-leur pourquoi donc nous voyons (Actes ch. 15) les meilleurs chrétiens broncher, sauf trois, sur le point fondamental de la foi. La brebis doit connaître la voix du berger, et de lui seul, mais fermer ses yeux, boucher ses oreilles, et ne rien entendre, quelque pieux et sages que soient ceux qui veulent la séduire. Si tu n’agis pas ainsi, et si tu veux écouter d’autres voix, tu es perdu. Dieu te permet de fortifier ta foi dans le commerce d’âmes pieuses ; profites-en, mais n’asseois pas ta foi sur eux seuls. »]
On ne devrait cependant pas conclure de ces quelques expressions de Luther, qu’il a enseigné que nous devons tout décider par nous-mêmes, et que la certitude de notre salut ne dépend que de l’énergie, avec laquelle nous affirmons que nous sommes enfants de Dieu. La certitude de la foi est si peu pour lui une opération individuelle de l’âme, qu’il cherche à établir cette certitude en dehors de l’âme humaine sur les bases objectives de la Parole et des grâces renfermées dans les sacrements. En effet, cette certitude subjective est à ses yeux une résultante de la grâce objective, de l’Esprit de Dieu, grâce communiquée à l’âme par la puissance objective de l’Évangile. Son action diffère du témoignage renfermé dans l’Évangile, bien qu’il coïncide avec lui, puisque le cœur retrouve sa filiation divine dans l’Écriture[i]. S’il n’existait pas en nous-mêmes un témoignage spirituel et vivant de nos relations filiales avec Dieu, notre individualité morale et la Parole sainte resteraient en présence, étrangères l’une à l’autre. La parole de Dieu serait lettre morte, une loi rigoureuse pour l’âme impuissante à passer des ténèbres du péché à la lumière de la nouvelle naissance.
[i] Luthers Werke von Walch, XII, 435, § 95.
Luther, si énergique contre le formalisme légal d’une fausse orthodoxie, ne s’élève pas avec moins d’énergie contre la sécurité trompeuse des esprits superbes, qui méprisent les Écritures[j], source divine de paix et de consolation pour l’âme. Ne sont-elles pas une voie royale, que la miséricorde divine a ouverte à ses enfants, pour les conduire à la certitude de leur salut, à l’assurance inébranlable que leurs péchés sont pardonnés et que la condamnation ne pèse pas sur leur tête ? Cette foi, à l’origine pleine d’angoisse, doit se transformer en une foi personnelle. Ce que l’âme doit s’approprier, c’est l’Évangile, (qui fournit et offre à la foi son objet, à savoir le pardon des péchés), auquel s’unit le Saint-Esprit, pour opérer en l’homme l’acceptation de la foi, en le gagnant à l’amour de Dieu, quand et comme il le juge convenable. La foi acceptante de l’homme n’est pas au point de départ une certitude absolue, mais une confiance encore hésitante et troublée. Et voici ce qu’opère dans l’âme croyante le Saint-Esprit — il transforme la bonne nouvelle, qu’il y a déposée, en un principe vivant et efficace, en un élément de l’âme elle-même ; il communique à la foi la certitude de son salut, en lui assurant la conscience personnelle de sa propre justification, et en développant en elle la nouvelle créature consciente, sainte et libre en Dieu. Cette nouvelle créature croit désormais, non pas ce qu’elle a entendu dire, ce qu’une autorité étrangère, même celle des saintes Écritures, a imposé à son intelligence, ou ce que sa propre volonté s’est arrêtée à choisir ; non elle croit ce qu’elle a éprouvé dans les profondeurs les plus intimes de son être, grâce à l’action puissante de l’Esprit de Dieu, à la vertu salutaire de la Parole, qui lui a révélé le Sauveur. Cette acceptation confiante, et qui auparavant, vivait d’espérance, possédera désormais et pour toujours une connaissance personnelle et directe de Christ, de sa dignité et de sa puissance. Les enseignements des saintes Écritures ont ainsi reçu auprès de nos cœurs un sûr témoignage, et l’amour de Dieu, en enflammant notre amour au contact du Saint-Esprit, nous met en possession d’une certitude de la valeur divine des enseignements scripturaires, mille fois préférable à l’autorité du canon légal et à l’adhésion la plus aveugle au jugement de l’Église.
[j] Id., XII, 938.
Luther a en vue la foi acceptante quand il la qualifie de confiance simple et enfantine en Jésus-Christ, et quand il déclare qu’elle rend à Dieu l’honneur, qui lui est dû, et qu’elle accomplit le grand commandement, qui nous défend l’idolâtrie[k]. Il va même plus loin, car il retrouve en elle le germe de l’obéissance à tous les commandements de Dieu, le vrai culte, le seul sacrifice agréable. Il dit de la foi, qui a saisi avec confiance l’enseignement de Dieu, qu’elle se perfectionne et grandit sans cesse. Elle plaît à Dieu, parce qu’elle tire son éclat de Jésus-Christ. Les croyants sont agréables à Dieu comme Christ leur chef, qui rétablit en eux l’image divine[l]. Cette foi reçoit en partage l’affranchissement de la coulpe et de la loi, la nouvelle naissance, le rachat de la souffrance et de la mort[m]. La foi justifie donc[n], non pas en vertu de sa propre puissance, mais grâce à Jésus[o], qui lui appartient désormais, et dont la justice lui est imputée. La justification ne dépend pas du degré d’intensité et de confiance de la foi. La foi peut être faible, incertaine, chancelante ; son efficace dépend de l’objet qu’elle embrasse, de la grâce qu’elle saisit avec plus ou moins d’énergie Nous ne devons pas faire dépendre notre justification de l’intensité de nos sensations religieuses. Même au sein du doute et de l’angoisse, nous pouvons, appuyés sur Jésus-Christ, posséder la parfaite assurance de notre salut[p].
[k] Luthers Werke von Walch, XIII, 2454 ; IV, 1068 ; VIII, 2040. Voir Apologie, p. 70. Edition Hase.
[l] Id., I, 622 ; X, 2220 sq. ; XI, 1555, 1526.
[m] Id. XI, 853, 1569 sq.
[n] Id., I, 1140 sq. ; VI, 2315 sq. ; XII, 644, 2089 ; XVI, 1432.
[o] Id. VIII, 1729 ; XII, 319.
[p] Id., VI, 715 sq.
Luther ne réduit pas au pardon des péchés l’assurance, que procurent à la foi l’intercession de Jésus-Christ et l’action du Saint-Esprit, bien qu’il fasse reposer sur elle toute la vie chrétienne. Cette assurance s’étend pour lui à la vie de l’âme dans la plénitude de ses facultés. Nos paroles et nos actes, nos méditations solitaires et nos enseignements publics, tout notre être moral en un mot, doit porter le sceau divin de la conviction chrétienne[q]. « Nous devons être assez fermement persuadés que Dieu parle et agit en nous, pour pouvoir affirmer que notre vie est un reflet de la vie divine. Nous devons offrir le sacrifice de notre vie comme un témoignage éclatant de cette vérité ; autrement notre foi chancelante ne repose que sur le sable. Or, Dieu a voulu qu’elle fût assise sur le roc vif. » La véritable foi, dit-il, possède le regard de l’aigle[r], une connaissance aveugle, et pourtant pleine de clarté[s], elle juge toutes choses, et, comme elle seule possède la véritable connaissance divine[t], elle contemple les mystères du royaume des cieux, et transforme les lumières de la raison en ténèbres profondes[u]. Elle est un miroir fidèle, un reflet constant de Christ[v]. La foi nous affranchit de la tutelle des docteurs. Les croyants possèdent le privilège auguste de juger par eux-mêmes, car la foi est le juge sans appel, et la règle unique de toute doctrine et de toute prophétie[w].
[q] Id. IX, 804, über 1 Pierre 4.11.
[r] Luthers Werke von Walch, XI, 3083 ; XII, 12.
[s] Id., III, 323.
[t] Id., VIII, 2066.
[u] Id., VIII, 2353 ; X, 19.
[v] Id., XII, 679 ; VIII, 2353.
[w] Id., XXII, 268, sq.
Luther attache une telle importance à la certitude intérieure, que fait naître en nous l’Esprit de Dieu, qu’il n’accorde qu’une valeur relative au témoignage d’un apôtre même (Galates 1.8), le sens de la parole sainte possède une valeur intrinsèque absolue, indépendante de toute autorité, de toute créature, quelque excellente qu’elle soit. Nous pouvons constater maintenant le rôle assigné par Luther à la foi vis-à-vis de l’Écriture sainte.
Premièrement, la foi peut seule interpréter les Écritures. Assurément Luther n’a pas voulu opposer l’interprétation spirituelle et mystique à l’exégèse rationnelle et grammaticale. Comme Calvin, il s’élève avec énergie contre le quadruple sens des scolastiques. Le théologien sérieux et profond, dit-il, ne peut être élevé et instruit que par le sens littéral. Les sens analogique, tropologique et allégorique, lui semblent, pour le moins, superflus, bien qu’il ait souvent recours, dans ses paraphrases édifiantes de l’Écriture, à ce dernier. Le Saint-Esprit est un écrivain aussi éloquent que simple et accessible à l’intelligence[x], et ses paroles s’adressent directement à celle-ci, qui s’en assimile les enseignements sous la forme la plus pratique, que nous appelons le sens littéral[y]. Luther qualifie sévèrement ceux qui torturent le sens des Écritures. Aussi le voyons-nous attacher une haute importance à l’étude des langues hébraïque et grecque, et rattacher au principe de la justification par la foi de fortes études philologiques et grammaticales, seules capables de maintenir la pureté de la foi contre les interprétations erronées des docteurs. Néanmoins, comme l’élément essentiel des Écritures est religieux, il exige un sens particulier de l’âme et des prédispositions sympathiques du cœur. Les vérités fondamentales du salut sont accessibles à toutes les intelligences religieuses, et, si la science est nécessaire aux théologiens, la clarté et la simplicité des Écritures sont à la portée de tous. La Parole a été donnée à ceux qui croient, l’homme spirituel peut seul saisir le sens des Écritures[z].
[x] Id., XVIII, 1602.
[y] Id., I, 2075 ; XII, 1111.
[z] Luthers Werke von Walch, III, 21 ; IX, 857, 1391 ; X, 451 ; XI, 256 ; XII, 1109.
1° La foi est, pour parler par images, l’œil, dans lequel la parole veut se refléter ; la bouche, dont elle veut se servir comme l’interprète de ses enseignements. L’homme croyant est un organe que se crée la sainte Écriture, et son seul interprète autorisé. La foi ne joue pas seulement le rôle d’un miroir passif et inerte ; principe vivant et fécond, elle est plus que l’écho de la Parole : elle se l’assimile et la transforme en son organisme même. L’interprète des Écritures ne doit se laisser guider ni par la règle d’aucune Église, ni par l’analogie de la foi, ni par aucune autorité extérieure, symbole des apôtres ou confession de foi. Quiconque admet la nécessité d’une semblable autorité humaine, nie implicitement la clarté de l’Écriture sainte. L’ensemble harmonique des livres du canon constitue l’analogie de la foi, règle de la croyance ecclésiastique pour l’exégète chrétien. Procéder autrement serait soumettre l’inspiration divine au contrôle de l’Église, qui, au contraire, puise en elle sa raison d’être[a].
[a] Id., XIX, 128, 1319 ; XX, 1257, 2096.
2° L’indépendance relative de la foi vis-à-vis de l’Écriture se manifeste encore en ceci, que, quand elle a été développée dans l’âme par le Saint-Esprit, dont la Parole est l’instrument, elle possède la mission, aussi bien que le droit, d’agrandir la connaissance qu’elle a acquise, et de l’appliquer à son activité comme à sa pensée. Elle doit plutôt chercher à reconnaître si elle découle de la vérité même, qu’à prouver ses assertions par la lettre morte de écriture. La prédication chrétienne, le chant des louanges de Dieu, l’art chrétien, sont aussi des paroles de Dieu, bien qu’on doive les contrôler à la lumière de la parole canonique.
3° Cette indépendance se révèle enfin, et surtout, dans le droit absolu que Luther accorde à la foi de contrôler et de critiquer le canon des saintes Écritures, droit qu’il a lui-même exercé dans une large mesure. Nous avons déjà eu l’occasion de montrer qu’il refuse, sans en faire l’ouvrage d’un imposteur, la canonicité à l’épître de saint Jacques, parce que son dogme favori de la justification par la foi en semble exclu, et il professa cette opinion toute sa vie. Il agit de même à l’égard de l’épître aux Hébreux et de l’Apocalypse, bien qu’il ait émis plus tard (1545) une opinion plus favorable sur ce dernier ouvrage. Il ne craint pas même de qualifier de faible et sans portée un argument de saint Paul dans l’épître aux Galates, d’avouer que, dans les détails historiques, dans tout ce qui touche au monde sensible, non seulement Etienne, mais encore tous les écrivains inspirés ont pu tomber dans les contradictions et les erreurs les plus manifestes. Il admet que certains écrits de l’Ancien Testament ont subi plusieurs remaniements successifs. Qu’importe, dit-il, que le Pentateuque ne soit pas tout entier de la main de Moïse ? Les prophètes ont étudié Moïse, ils se sont fait des emprunts réciproques, et leurs livres ne sont pas moins dictés par le Saint-Esprit. Quand même il serait vrai que ces écrivains sacrés ont mêlé dans la construction de la Parole sainte de la paille et du bois à l’or pur et aux pierres précieuses, la base n’en reste pas moins immuable, et le feu de la critique en consume les éléments imparfaits. Nous procédons de même à l’égard des écrits de saint Augustin. Le livre de l’Ancien Testament auquel Luther assigne la première place, est la Genèse. C’est pour lui la source pure et limpide d’où ont découlé toutes les prophéties[b]. Parmi les livres historiques, les livres des Rois offrent un caractère plus frappant de véracité que les Chroniques ; l’Ecclésiaste a été falsifié et n’a pas été écrit par Salomon, etc. Le livre d’Esther ne lui présente aucun caractère de canonicité ; il serait à souhaiter qu’il n’eût jamais été écrit, pas plus que les livres des Macchabées, car il renferme bien des éléments imparfaits et même païens. Le canon a été institué par l’Église, qui a pu se tromper dans son choix. La foi ne doit pas se soumettre aveuglément au jugement de l’Église, mais éprouver elle-même les enseignements qui sont soumis à son acceptation. On doit rejeter les Apocryphes de l’Ancien Testament malgré le jugement des Pères. Dans le Nouveau Testament lui-même, on ne doit accorder à un certain nombre d’écrits qu’une valeur deutérocanonique.
[b] Luthers Werke von Walch, XIV, 172 sq.
Ce jugement de Luther a été adopté par l’Église luthérienne jusque dans le milieu du dix-septième siècle[c]. Ce travail de la foi peut aboutir à des résultats considérables, assigner à un écrit une valeur plus grande qu’à un autre, établir dans les divers écrits une gradation providentielle et savante d’autorité et d’inspiration. Luther a eu le rare mérite de formuler une théorie historique, lumineuse et philosophique de l’inspiration et de reconnaître avec une louable sincérité les éléments humains de la Parole sainte. Le réformateur allemand a distingué entre la parole de Dieu et les saintes Écritures, non seulement au point de vue de la forme, mais aussi du contenu. Il semble donner à l’écrit de saint Jean le titre exclusif d’évangile, et le met bien au-dessus des trois évangiles synoptiques. En résumé, l’évangile et la première épître de saint Jean, les épîtres de saint Paul, en particulier celles aux Romains, aux Ephésiens et aux Galates et la première épître de saint Pierre nous révèlent par excellence Jésus-Christ, et nous enseignent tout ce qui est nécessaire au salut.
[c] Bleek, Einleitung ins Neue Testament, 1862, Vorbemerkungen.
Cette conception des saintes Écritures permet à Luther de dire[d] : « Si quelqu’un prétend te réfuter et te convaincre grâce à une masse de sentences et de versets qui parlent des œuvres, et si tu ne peux les mettre en harmonie avec d’autres passages des Écritures, tu dois te dire : Puisque c’est par Christ seul que je suis racheté et sauvé, je ne veux pas fouiller toutes les Écritures pour relever contre lui le mérite des œuvres. J’ai de mon côté le Seigneur, le maître de la Parole, et ne veux m’attacher qu’à lui seul, car je sais qu’il ne peut ni tromper ni mentir, bien qu’il ne puisse y avoir de contradiction véritable entre les diverses parties de la Bible, qui toutes procèdent de la même source divine. Que les adversaires cherchent à concilier les divers passages qui semblent se contredire entre eux, pour moi je m’attache à Christ seul, le maître des Écritures. Crois-moi, tu t’attaches à l’Écriture, qui n’est qu’un serviteur de Christ, et tu n’en embrasses encore qu’une partie, et non pas la meilleure. Pour moi je ne me donne pas au serviteur mais au maître, qui est aussi le maître de la Parole, qui m’a acquis la justice et la félicité par sa mort et sa résurrection ; c’est lui que je possède et c’est lui aussi que je garde. »
[d] Luthers Werke von Walch, VIII, 2138. Commentar zum Galaterbrief. Erlanger-Ausgabe, I, 387.
Mais, à côté de passages aussi hardis et aussi absolus, nous en trouvons d’autres où il affirme avec non moins d’énergie l’indépendance et l’autorité des Écritures.
La nécessité d’une autorité intrinsèque et indépendante des Écritures fut révélée à Luther par ses études historiques. L’Église romaine avait montré aux chrétiens, par son exemple déplorable, avec quelle facilité la tradition orale s’altère et se corrompt, combien aussi la foi en l’action non interrompue du Saint-Esprit dans l’Église peut servir de justification et de voile à l’erreur, en dénaturant le sens de l’Écriture et en lui substituant les enseignements de la sagesse humaine. Ces conséquences déplorables d’un arbitraire individuel qui, bien loin d’être atténué, ne peut être que développé par la substitution de la personne collective de l’Église à l’autorité immédiate de Dieu, ont été reconnues et démasquées par Luther, appelé à combattre tout ensemble l’Église romaine et les divagations dangereuses des sectaires. Il a saisi avec netteté l’identité essentielle des erreurs de l’anabaptisme et des erreurs de Rome. Papatus simpliciter est merus enthusiasmus. Désireux d’assurer et de maintenir intacte la puissance objective du christianisme d’où dépendent, s’ils veulent rester fidèles à leur principe, l’Église aussi bien que l’individu, Luther ne trouve d’autre garantie que l’Écriture sainte, et afin d’éviter l’arbitraire dans l’interprétation elle-même, il propose de rejeter toute autre exégèse que l’exégèse grammaticale, interprétation de la foi, basée sur les règles universelles de la grammaire.
Il est un fait remarquable et que nous devons relever ici, c’est que Luther cherche à tirer son principal argument en faveur des saintes Écritures, non pas seulement de la corruption radicale du cœur naturel, mais encore et particulièrement de l’essence de la foi, qui ne se transformera en vue que dans une économie supérieure, et qui ici-bas dépend étroitement des révélations historiques de Dieu. Toute régénération véritable procède selon lui de la Parole, des sacrements et de la communion des saints, œuvre et création du Christ historique, et seuls intermédiaires entre lui et l’ami fidèle. L’union de la Divinité et de l’humanité, réalisée en la personne de Jésus-Christ, s’est continuée historiquement et se continue jusqu’à la fin des siècles dans la Parole, qui ne se substitue pas sans doute à l’action personnelle du maître, mais qui agit comme son instrument, et tient lieu à l’âme de la présence ici-bas du Christ rentré dans la gloire qu’il possédait au commencement auprès du Père.
C’est dans ce sens que nous devons comprendre la parole de Luther qui appelle la Bible la chair de Christ, et qui redoute de voir le mépris que professent certains docteurs pour la Parole extérieure, à laquelle ils substituent l’illumination interne, porter atteinte au dogme de la personne de Christ dans un sens docétique ou ébioniste. Il montre que, après tant de siècles écoulés, nous ne pouvons retrouver le christianisme que dans l’Évangile, et signale à tous ceux qui méprisent par fausse spiritualité la Parole et les sacrements le danger de repousser en même temps les assises de la foi. Aussi l’Écriture est-elle véritablement pour lui l’étoile qui nous montre Christ[a], le berceau dans lequel Jésus fut déposé[b], et il ajoute : « La parole apostolique renfermée dans le Nouveau Testament embrasse les souffrances et la résurrection de Christ, le ciel et la vie éternelle. Notre Seigneur Jésus-Christ a consigné le pardon des péchés[c] dans l’Écriture, qui est comme l’enveloppe dans laquelle s’est renfermée la Parole éternelle pour se rapprocher des hommes. La foi et la Parole, ajoute-t-il[d], sont inséparables du principe qu’elles représentent. Il reproche aux sectaires panthéistes et autres de rompre les liens indissolubles entre la Parole éternelle et la révélation, et de compromettre par leur aveuglement les moyens de grâce offerts à l’humanité. La révélation introduit dans l’âme individuelle et dans le temps les grâces éternelles et élève l’homme jusqu’aux régions pures et sereines de la patrie céleste. Saisi d’admiration pour ces marques extraordinaires de la miséricorde divine, Luther s’indigne, il s’irrite contre les sectaires qui osent qualifier d’inutile la prédication de l’Évangile et qui opposent aux révélations historiques de Dieu une illumination intérieure si différente, qu’elle semble proclamer une vérité nouvelle et n’avoir aucun rapport avec les évangiles canoniques. La parole extérieure renferme un sens profond attaché au son qu’elle profère. Elle n’est pas seulement pour Luther le signe de la révélation divine (comme les symboles de la sainte cène pour la promesse qui y est renfermée), mais encore l’expression de la grâce qui s’approche du pécheur. Tel le corps humain, que le Verbe éternel se donna en vertu de sa mission historique, et c’est ce qui constitue l’efficace intrinsèque de la Bible. Dieu, dit Luther, se communique par la Parole[e], instrument divin de la justification de l’homme, et n’a pas choisi d’autre intermédiaire entre lui et l’humanité[f].
[a] Luthers Werke von Walch, XIII, 313.
[b] Id., XXII, 87 sq.
[c] Luthers Werke von Walch, XIII, 1188 sq., 1198.
[d] Id., XVII, 1908.
[e] Id., XXII, 92 sq.
[f] Id., XXII, 92.
Assurément Luther est trop éclairé et trop pieux pour ne pas établir une distinction profonde entre le Verbe éternel et la Parole historique, et nous le voyons dégager l’idée de la révélation de toute influence magique et arbitraire, en montrant qu’elle n’agit pas avec une efficace égale sur toutes les consciences. Elle n’en est pas moins le seul médiateur entre Dieu et l’homme. Nous l’avons déjà vu plus haut relever la clarté et Insuffisance des saintes Écritures pour tout ce qui est nécessaire au salut de l’homme. Il ne veut pas cependant dire par là que la Parole tout entière de Dieu se trouve renfermée dans les Écritures, et que les livres canoniques ne renferment que des paroles divines. Les créatures, elles aussi, sont des reflets de la Parole éternelle[g], mais des révélations de sainteté et de puissance, tandis que les Écritures sont en outre des manifestations de grâce et de vérité, et c’est là la révélation par excellence, puisque Dieu est le bien suprême. Aussi Dieu s’est-il révélé d’une manière absolue et conforme aux désirs de son cœur dans l’incarnation de la Parole éternelle, qui manifeste au monde les profondeurs les plus intimes de son être. Les saintes Écritures rendent témoignage de cette révélation suprême et la font connaître à nos cœurs. Elles ne renferment pas pourtant la Parole par excellence agissant en nous par le Saint-Esprit ; c’est à ses pieds que la Bible est appelée à nous conduire. Luther voit encore se refléter le Verbe dans les pensées et dans les œuvres spirituelles de la foi. Toutes les paroles que prononce, tous les actes qu’accomplit le fidèle soutenu par l’esprit de Jésus-Christ sont autant de paroles de Christ, car ce qui est né de l’Esprit est esprit. Aussi le voyons-nous appeler dans ses écrits « parole de Dieu » la prédication de l’Évangile par les pasteurs fidèles, la saine doctrine, les hymnes et les prières de l’Église. C’est dans cet esprit qu’il assigne une si haute place à la science chrétienne, à l’art religieux, à la prédication évangélique, et qu’il est resté fidèle à la saine et large tradition religieuse. Ce sont ses successeurs qui ont méconnu cette liberté de la foi, cette large action de la grâce, et transformé la Parole de vie en une lettre morte, en une seconde loi plus inflexible que celle du Sinaï.
[g] Id., XI, 217 ; XXII, 871.
Quoi qu’il en soit, la Parole de Dieu aux yeux de Luther demeure pour la foi l’unique source de connaissance. Prédication pure et fidèle des apôtres, elle est la seule règle de la vérité. Aussi veut-il[h] que le chrétien juge toutes choses à sa lumière, et, tout en assignant à la foi une activité personnelle et une perception directe de la vérité, il veut qu’elle soumette au contrôle de la révélation ses inspirations et ses espérances[i].
[h] Luthers Werke von Walch, XXII, 87 sq.
[i] Art. Smalk., Verbum Dei condat articulos fidei, et præterea nemo, ne angelus quidem, p. 308.
La foi contrôle et critique sans doute le canon établi par l’Église, mais Luther ne veut affirmer par là, ni qu’elle puisse donner de sa propre autorité à certaines pensées le rôle de paroles de Dieu, ni qu’elle soit en droit de refuser le caractère divin à certains enseignements des Écritures ; son rôle consiste plutôt à relever par son témoignage intérieur et vivant l’unité des saintes Écritures dans leur dignité et dans leur autorité constitutives. Il est vrai que nous avons à nous poser alors une question importante, et à nous demander comment Luther peut concilier les concessions sérieuses qu’il fait à la critique, et les distinctions, qu’il établit entre les divers livres de la Parole de Dieu, avec l’autorité absolue, qu’il lui accorde et le rôle essentiel qu’il lui attribue dans le développement de la foi, appelée à le contrôler à son tour ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.
Luther, il est vrai, n’a jamais formulé ses pensées sur ce point en un corps de doctrine, mais nous pouvons apprécier par l’ensemble de ses écrits la profondeur de ses vues, et la netteté de ses principes. Il unit sans cesse par un lien indissoluble ces deux éléments, la Parole et la foi, dans toutes les circonstances décisives de sa vie religieuse[j]. Comment concilier la soumission de la foi, enfant de la Parole, avec son droit de contrôle sur la canonicité de la Bible ? S’il est vrai que la foi puise un des éléments essentiels de sa confiance dans l’autorité des Écritures, comment peut-elle, sans perdre tout sentiment de respect, critiquer hardiment son maître ? Ne doit-elle pas flotter dans une indécision pénible, tant qu’elle n’a pas résolu tous les problèmes historiques, que soulève la question complexe de la canonicité ? Enfin l’autorité absolue des Écritures ne compromet-elle pas gravement le principe du sacerdoce universel, puisque le chrétien n’est plus que l’esclave soit des recherches arbitraires des savants, soit du contrôle arbitraire de l’Église ? Nous devons, dès l’abord, écarter plusieurs malentendus. Affirmons nettement que ce n’est pas l’esprit humain comme tel dans son état naturel, mais l’esprit croyant, qui est appelé à juger le canon de l’Église. Il est vrai, que nous semblons ainsi enfermés dans un cercle vicieux. Pour que l’âme parvienne par la voie de la conscience à la foi scripturaire, elle doit avoir été préparée par une certaine connaissance de la vérité, et, d’un autre côté la foi, d’où procède la connaissance de la vérité chrétienne, semble impliquer une soumission à la parole, qui ne laisse plus aucune place pour la critique. Nous devrons, pour résoudre le problème, nous demander si l’Écriture sainte ne peut pas dans son ensemble jouer auprès de l’âme, que Dieu veut convertir, le rôle d’une grâce prévenante, qui conduit à la foi par la persuasion et l’amour, sans posséder encore pour elle cette autorité, qu’elle exerce sur la foi développée et mûrie, chercher enfin s’il existe une liaison possible et réelle entre la liberté intérieure de la foi et l’acceptation d’une autorité extérieure.
[j] Luthers Werke von Walch, VI, 2371 ; VIII, 2655 ; XVII, 1908 ; XX, 1017, 1138, 1157, 1189, 1385.
Nous pouvons, avant d’aborder le sujet, affirmer d’une manière générale, que la foi et l’Écriture sainte ne constituent pas pour Luther deux pouvoirs rivaux et irréconciliables ; ce sont plutôt les deux éléments indissolubles d’une même vérité, procédant tous deux du Saint-Esprit, qui lui-même procède de Jésus-Christ.
Voici comment nous pouvons établir, d’après Luther, la conciliation entre la foi et l’Écriture. Trois sujets concourent au salut de l’homme, et de leur union harmonique dépendent la naissance et les progrès du nouvel homme dans l’âme chrétienne. Ces trois agents sont le Saint-Esprit, la Parole, la foi. Nous devons attribuer à leur action réunie le salut, que ni la voix de l’Église, ni la parole des Écritures ne peuvent faire naître sans le concours de l’Esprit-Saint. La parole n’est pas Dieu lui-même ; Dieu plane sur la parole, la pénètre de son esprit et la rend efficace. Néanmoins, il n’opère jamais sans elle par un acte magique intérieur ou extérieur. La parole offre à l’âme de la part de Dieu l’objet de sa foi, et lui ouvre ainsi une large et libre carrière. L’acceptation de la vérité par l’individu ne possède pas davantage une vertu sanctifiante intrinsèque. Le salut s’offre à l’acceptation de la foi, qui s’en empare, et conquiert par elle la certitude ; la parole, elle, offre l’objet de la foi aux regards de l’âme, l’attire à lui par la puissance de l’Esprit-Saint, qui fait naître la repentance. L’âme accepte-t-elle le salut, le Saint-Esprit en fait découler pour elle la paix et l’espérance. Ainsi donc, la sainte Écriture met par son propre contenu l’âme sur la voie de la foi, dont la naissance lui sert de moyen de grâce. Elle veut que son contenu, la vérité, naisse spontanément dans l’âme, qui en a fait sa nourriture. Cet épanouissement de la vérité dans l’âme s’opère par la critique et l’exégèse. La foi, par sa notion même, met l’âme sur la voie de la sainte Écriture et de son autorité.
Premièrement : l’Écriture sainte ne réclame pas seulement, de l’homme, d’après Luther, une foi de mémoire, foi intellectuelle, mais impersonnelle, c’est-à-dire une foi historique, mais encore un témoignage spontané et vivant, fruit de sa propre expérience, ce qui ne saurait avoir lieu, que si l’âme se livre à elle avec confiance. Comme on le voit, l’Écriture sainte demande l’adhésion cordiale de l’homme, l’action de la vérité qu’elle enseigne sur les profondeurs de son être, et une communion vivante et durable. Cet abandon, plein de confiance et d’amour, d’où découleront l’expérience et la certitude chrétiennes, n’entraîne nullement l’adhésion aveugle de l’âme. Seule la foi, qui a saisi Jésus-Christ, possède une certitude complète et divine. Néanmoins la puissance de la grâce prévenante, et l’efficace du contenu des saintes Écritures, dont la vérité historique a été présupposée et démontrée (et par cette puissance nous entendons l’action, bien que médiate, de la parole sainte comme moyen de grâce) peut éveiller dans l’âme une certitude du caractère obligatoire de la foi, non seulement égale à toute certitude religieuse ou morale de cet ordre, mais d’autant plus parfaite que l’on reconnaîtra plus pleinement combien tout progrès fécond et durable découle de l’accomplissement de ce devoir. Cette action médiate peut s’opérer encore par une prédication fidèle, qui devient un des moyens d’action de la parole.
Nous voyons, néanmoins, apparaître en même temps que le sentiment nouveau, qu’accompagne l’expérience du salut par la foi, la conscience à laquelle la sainte Écriture se révèle, après que l’homme s’est ouvert à elle. Ce n’est qu’alors que l’homme peut apprécier sa grandeur et sa beauté, et se soumettre librement à sa bienfaisante influence. Comme la foi sait distinguer ce qui est favorable ou contraire à Jésus-Christ dans l’histoire et dans le monde, on ne saurait lui contester le droit de soumettre à son contrôle la canonicité des Écritures. Pour elle tout écrit qui ne renferme pas implicitement le Christ, n’a pas été composé sous l’action de l’Esprit-Saint. Luther veut donc donner pour base à la critique croyante non pas les caprices de la raison et de la science, mais des bases dogmatiques immuables, indépendantes des études historiques et philologiques.
Il ne va pas assurément jusqu’à prétendre, que les saintes Écritures ne doivent enseigner, que les vérités, dont la foi a le sentiment vivant et présent ! Si leur portée n’était pas plus grande, si elles n’étaient pas appelées à purifier, à développer la foi imparfaite du fidèle, leur autorité serait nulle et sans portée, et la foi serait son propre juge autonome et infaillible. Mais, quelque efficace que puisse être la Bible pour affermir et purifier la foi, elle ne doit rien renfermer qui lui soit contraire, elle ne doit pas contredire le principe divin, qui la fait vivre, car la foi est, aussi bien que la Bible, un fruit de l’Esprit. Luther assigne donc, en dernière analyse, à la puissance critique de la foi une portée purement négative. Pour elle un livre, qui professe des enseignements contraires aux vérités, qui la font vivre, ne saurait prétendre à la canonicité. Le christianisme, bien loin de renfermer des principes hostiles à la conscience humaine, se propose de répondre à ses aspirations les plus intimes ; or, pour Luther, la foi n’est pas autre chose que la conscience chrétienne. Mais, d’un autre côté, comme la foi est d’accord avec les documents scripturaires, toute contradiction, surgissant entre un livre quelconque de la Bible et la foi, prouverait, par le fait même, que ce livre est en contradiction formelle avec les autres livres. Luther réduit en réalité la critique du canon par la foi au simple contrôle que la Bible exerce sur elle-même par le moyen de l’âme croyante, qui ne s’arroge pas le droit déjuger la Parole de Dieu, mais veut simplement la dégager de tout alliage impur et mettre en lumière pour sa propre édification les richesses inépuisables de ses enseignements. Le canon ecclésiastique est contrôlé par le canon de la foi, au moyen du principe matériel. Christ, le centre des Écritures, devient la règle absolue de la canonicité. La sainte Écriture se contrôle ; aussi bien qu’elle s’explique par elle-même.
Secondement : la sainte Écriture fait naître la foi, et enfante pour ainsi dire par son efficace une Bible vivante dans le cœur, pour emprunter le langage de Harms, qui a peut-être seul reproduit à notre époque les traits essentiels de la personnalité puissante de Luther, même la foi, en vertu de sa définition, fait comprendre le caractère et l’origine de l’Écriture. En effet, bien que la Parole de Dieu puisse faire naître la foi dans les cœurs par le ministère de la prédication évangélique, celle-ci, si elle veut mériter son nom, doit se rattacher au témoignage apostolique, qui seul peut lui imprimer le véritable cachet chrétien[k]. La foi, quelle que fût sa profondeur, n’aurait aucun caractère chrétien, si elle ne possédait la ferme assurance, que la prédication qui l’a fait naître est un écho de la prédication apostolique, le témoignage de faits réels, et non pas le produit de l’imagination humaine[l]. Il est indispensable que le fidèle soit en mesure de comparer sans cesse les prédications, dont il nourrit sa foi, avec les enseignements scripturaires. La conscience vivante et réelle de l’accord profond entre la foi, la prédication qui l’éveille, et la sainte Écriture, constitue l’essence même de la Réformation.
[k] Luthers Werke von Walch, II, 287.
[l] Id., XI, 1633.
Aussi Luther veut-il voir la Bible entre les mains de tous les fidèles. Pour l’âme qui n’a pas encore senti Christ dans sa conscience, la sainte Écriture ne saurait posséder une autorité véritable, puisque celle-ci est toute extérieure, et ne repose encore que sur le témoignage de l’Église. Toutefois elle n’en agit pas moins sur l’âme, même sous cette forme imparfaite. Moyen de grâce voulu et préparé par Dieu, elle fait naître la foi dans l’âme qui entre en contact avec elle. Certes la foi ne peut naître sans un objet auquel elle s’attache ; cet objet, avons-nous dit, la Bible peut seule le lui procurer. Ce n’est qu’en revenant à elle, que nous pouvons posséder le Christ historique, la base de notre foi, et dès lors nous pouvons affirmer, que la Bible seule permet à l’Église d’exercer sur les âmes une action efficace par sa prédication, pourvu que celle-ci s’appuie sur une base scripturaire.
Du moment que l’âme possède la foi vivante en celui qui constitue l’objet de la prédication évangélique et l’essence des révélations, la sainte Écriture acquiert pour elle une dignité nouvelle et inappréciable, grâce à la communion vivante qu’elle établit entre elle et son Sauveur. L’autorité qu’elle exerce n’a rien d’arbitraire et d’extérieur ; elle puise sa force dans sa grandeur morale, elle ne doit rien à l’homme, et ne dépend que d’elle-même[m]. Armée de sa perspicacité divine, la foi sait reconnaître dans la Parole les traces vivantes de l’Esprit de Dieu, et l’autorité inspirée des saints personnages, qui l’ont composée. Luther, bien loin de tomber dans les erreurs de l’inspiration plénière, assigne à l’influence du Saint-Esprit la connaissance profonde des vérités du salut, qui permit aux apôtres de prêcher avec efficace Christ crucifié et de composer leurs ouvrages pour l’édification commune. Cette action de l’Esprit de Dieu, en pénétrant l’intelligence des apôtres, est devenue, pour ainsi dire, la science humaine par excellence. Cette union des facteurs humain et divin, qui, sous le point de vue de la connaissance, n’est pas exclusivement indépendante du développement religieux et moral des écrivains sacrés, persiste pendant toute la durée de leur activité littéraire. Il n’en est pas moins nécessaire d’affirmer, que les matériaux de leurs ouvrages ont été rassemblés par eux comme tous les autres documents humains, bien que l’influence divine leur assure un degré éminent d’ordre, de netteté et de logique[n]. Luther ne veut pas non plus qu’on fasse découler la supériorité des saintes Écritures du fait, que seules elles posséderaient l’Esprit-Saint, puisque leur dignité et leur grandeur consistent en ceci, que leur témoignage fait naître sans cesse l’Esprit-Saint dans les âmes. De même qu’il n’y a qu’une foi et qu’un baptême pour les apôtres et pour ceux qui ont cru par leur moyen, de même il n’y a qu’un Esprit, qui les illumine. Toutes ces considérations, bien loin de diminuer à ses yeux l’autorité des Écritures, ne font que relever leur grandeur et la faire éclater à tous les yeux.
[m] Luthers Werke von Walch, IV, 1425 ; VII, 1786 ; XII, 926.
[n] Commentar zum Galaterbrief. Erlanger-Ausgabe, XXVI, 100.
S’il est juste de dire que la foi seule est capable de comprendre et d’apprécier les Écritures, il n’en est pas moins vrai, que, pour la foi, la parole apostolique, et par elle les écrits prophétiques, acquièrent une autorité exceptionnelle et sans précédents, car la foi veut être chrétienne et se sentir en communion avec la foi apostolique. Néanmoins, l’acceptation de cette autorité ne la fait pas retomber sous le joug d’une loi nouvelle. La loi est de sa nature extérieure et impérieuse, tandis que cette autorité est toute spirituelle et ne réclame que l’assentiment joyeux et libre de l’âme. La foi s’unit étroitement à la Parole, qui est pour elle la vérité, à laquelle elle peut rendre le témoignage, fruit de sa propre expérience, qu’elle est devenue la règle inspiratrice de sa vie et de ses progrès. Les grâces, qui ont fait naître la foi, c’est-à-dire la Parole et les sacrements, ne deviennent point pour cela inutiles. La foi n’est pas seulement appelée à naître, elle doit se développer et grandir dans sa lutte incessante contre le vieil homme. La nourriture est indispensable à la croissance, et ce qui a fait naître, fait grandir. De plus[o], nous devons distinguer entre la foi virtuelle et la foi actuelle. La foi possède dès l’origine la plénitude des grâces divines ; tous les progrès, qu’elle sera appelée à réaliser dans la suite, ne sont que l’épanouissement de la vertu latente existant en elle dès l’origine. Le christianisme est un dans son principe ; il en résulte, que le développement de la foi est régulier, et constant, et que, s’accomplissant tout entier dans le sanctuaire intérieur de l’âme, il n’a pas besoin d’appuis venus du dehors.
[o] Luthers Werke von Walch, XI, 1526.
Il n’en est pas moins vrai que ces biens, que possède la foi en vertu de son origine et de son principe, n’ont pas actuellement leur forme définitive, et le croyant le plus fidèle peut, avant de l’atteindre, subir bien des mécomptes et tomber dans bien des erreurs graves. Mais comme l’Écriture renferme des richesses inépuisables, dont l’humanité peut se nourrir jusqu’à la fin des siècles sans en tarir la source, comme elle possède l’image historique du Christ qu’elle présente sans cesse au monde, c’est elle, qui met la foi à même de progresser, c’est elle, qui montre le droit chemin à l’âme croyante, et la préserve des chemins périlleux qui peuvent l’égarer au point de départ de chacun de ses progrès. Tels les nombreux sentiers, qui s’offrent au voyageur fatigué à chaque nouveau carrefour de la forêt profonde, le perdraient dans ces sombres solitudes, si le poteau sauveur ne venait lui révéler le chemin qui le conduira sûrement au terme du voyage. Aussi la foi ne peut-elle vivre sans les saintes Écritures, c’est en elles qu’elle trouve sa règle sûre, son guide fidèle et infaillible dans sa voie de lutte et de progrès. Ce n’est point malgré sa richesse, mais à cause de sa richesse même, que la foi s’attache à Christ et aux apôtres. Au contact de la parole vivante, les germes féconds, latents en elle, se développent et grandissent. Le travail d’union entre la foi et la Parole de Dieu doit être constant au point de vue religieux, intellectuel et moral, et on peut lui appliquer ce principe, qu’il s’agit de mettre d’accord l’Écriture et la conscience (chrétienne), et de nous communiquer par là cette certitude absolue, qui résulte de l’union entre l’individualité croyante et la Parole objective de Dieu.
[Luthers Werke von Walch, XI, 1888, 1526. Ceux qui se sont attachés au berger, lui donnent toute leur confiance, et ne veulent pas entendre une autre voix. Leurs oreilles sont devenues délicates, et savent distinguer la voix du berger de la voix des autres hommes, car ils possèdent l’expérience de leur conscience et le Saint-Esprit dans leurs cœurs (XI, 1636) : Nous devons acquérir l’intelligence droite et simple de la parole, sur laquelle puisse reposer notre conscience, et qui nous préserve des rechutes. C’est grâce à une intelligence incertaine des Écritures que le diable nous saisit avec sa fourche et nous fait voltiger en tous sens comme une feuille morte.]
Bien que Luther ne fournisse pas des réponses précises à toutes tes questions qui s’offrent à l’esprit, il est manifeste pour lui, que les droits reconnus à la critique n’ébranlent en rien la certitude de la foi. L’Écriture sainte, en accordant une place si importante à la foi, assied son autorité sur la base immuable de la puissance intérieure et morale, de la conviction, de l’enthousiasme, et à son tour la foi, soutenue par cette union si intime, acquiert pour elle-même une sorte d’objectivité interne. Il reste encore à résoudre une question des plus graves. On peut se demander comment, si la critique est en droit de révoquer en doute tous les livres de la Bible sans exception, la Bible peut demeurer pour la foi une partie intégrante de son être, peut même jouer un rôle dans sa naissance et son développement. Cette question ne peut être résolue, ainsi que toutes celles qui s’y rattachent, que par les progrès de la critique scientifique, dont le rôle devra être de montrer les limites précises, qu’il est interdit à la critique historique de franchir, à moins de se suicider elle-même, en repoussant arbitrairement toutes les sources, qui à elles seules constituent l’histoire. L’absence d’une science semblable, qui contrôle et surmonte toutes les contradictions et les excès de l’esprit critique par la règle intérieure, fut remplacée dans le siècle suivant par des théories contraires au principe protestant.
Examinons en terminant les conséquences pratiques et fécondes du principe de la Réforme, que nous venons d’exposer. Luther considéra comme la première application de l’union de la foi avec la sainte Écriture le sacerdoce universel des croyants, qui sapait à la base le sacerdoce romain et le sacrement de l’ordination, cette pierre angulaire du système catholique. Les relations immédiates de l’âme avec Dieu rendaient impossibles le joug de l’homme, le culte des saints, et l’intercession de la hiérarchie céleste aussi bien que de la hiérarchie terrestre. Le principe évangélique de la foi frappa de mort la croyance en l’efficace magique des sacrements, puisque l’opus operatum a pour résultat de tenir lieu de la foi. Le sacrement de la pénitence, dont les conséquences pratiques sont incalculables, fut profondément modifié, ou plutôt fut supprimé par lui. La confession auriculaire, qui en est le point de départ, tomba promptement en désuétude, soit parce que la véritable repentance, qu’enfante la foi, reconnaît l’impossibilité de confesser tous les péchés particuliers, soit parce que ce serait une œuvre superficielle et inutile de s’arrêter à examiner les œuvres une à une, en laissant dans l’ombre leur principe, la foi, soit surtout parce que le fidèle ne songea plus à recourir au ministère du prêtre, qui avait cessé d’être le seul intermédiaire entre lui et Dieu. Les œuvres satisfactoires tombèrent d’elles-mêmes, puisque la foi se communique directement sans tenir compte des œuvres actuelles ou futures. Enfin, l’absolution du prêtre s’effaça devant la grande doctrine de la grâce prévenante, que l’Évangile offre à l’âme, par le ministère de l’Église, il est vrai, mais sans avoir recours toutefois à l’intervention d’une institution humaine, qui ne saurait qu’en détruire l’efficace immédiate. C’est aussi la foi, qui supprime, comme nous l’avons vu, les vœux particuliers, en concentrant l’activité de l’âme croyante sur le vœu unique et décisif de sa consécration parfaite à Dieu et à Jésus-Christ.
Nous voulons maintenant retracer rapidement les rapports du principe réformateur avec les divers domaines de l’intelligence, et surtout de la morale. Cette étude nous permettra de constater que la Réforme a fait surgir dans les esprits tout un monde d’idées nouvelles.
La Réforme a ouvert à la science de vastes horizons, moins encore en l’émancipant du joug écrasant d’une autorité extérieure et impérieuse, qu’en lui donnant enfin une base solide. La foi, en communiquant à l’âme la certitude religieuse, imprime au fond de l’intelligence le type idéal de cette certitude, à laquelle la science doit aspirer, elle aussi, c’est-à-dire la synthèse de la connaissance et de l’être, l’introduction de la pensée pure dans le sanctuaire du réel divin. Ce type idéal est d’autant plus fécond pour la pensée, que la foi a acquis une certitude plus intime de la vérité fondamentale, racine de toutes les sciences, principe fécond et point de départ de leurs travaux. Cette première vérité divine suscite pour ainsi dire un ensemble encyclopédique de toutes les connaissances, auxquelles l’esprit humain peut aspirer.
La Réforme a imprimé à la philosophie un essor puissant, sinon immédiat, et l’historien n’assignera pas au hasard ce fait remarquable, que c’est d’abord en Allemagne, et depuis la Réformation, que les études philosophiques se sont développées avec un ensemble puissant et autonome. Il est facile de s’en rendre compte. L’Église grecque et l’Église romaine ont toujours sacrifié la foi individuelle au joug extérieur d’une hiérarchie autoritaire, qui transformait la foi du fidèle en une croyance extérieure et morte. Le principe essentiel de la Réforme, au contraire, a été de mettre l’homme en présence de la vérité, et d’allumer au contact de la Parole l’enthousiasme de la certitude dans l’âme fidèle. Nous ne devons pas oublier non plus, à côté de ce principe formel, que le principe de la foi établit une harmonie parfaite entre la première et la seconde création, reconnaît les droits de la première, et affirme l’unité, non pas seulement possible, mais encore réelle, de l’homme et du chrétien. La foi évangélique s’unit à la conscience, l’Évangile à la loi. L’Évangile veut moins substituer une loi nouvelle à l’ancienne, que mettre l’homme à même d’accomplir dans son entier la loi éternelle[a].
[a] Schwarz, Thomas Venatorius, Studien und Kritiken, 1850, I. Voir aussi 1855, IV ; 1853, I. — 1488-1531, auteur du premier traité de morale protestante. Voir Herzog, Realencyclopaedie, XVII, 64. (A. P.)
Si la loi morale et la conscience trouvent dans l’Évangile leur justification et leur raison d’être, on peut affirmer la même chose des lois de la pensée et de la connaissance naturelle de Dieu. En un mot, le domaine infini des vérités éternelles, bien loin d’être méconnu par la foi évangélique, lui sert pour ainsi dire de péristyle majestueux pour conduire l’âme au vrai sanctuaire. La foi, en elle-même, n’est pas autre chose que le point culminant et suprême de la conscience, le moment solennel, dans lequel le moi se retrouve dans sa vérité, c’est-à-dire tel qu’il a été pensé et voulu par Dieu, tel qu’il était, et qu’il doit être, réintégré dans la communion de vie avec son créateur. Si la foi n’est au début que l’expérience religieuse de l’état de grâce de l’âme, elle renferme, par le fait même, une science objective, la science ou connaissance de Christ, le rédempteur, la science de Dieu, notre père, réconcilié avec nous en Christ, enfin (puisque la foi possède la certitude divine), la connaissance de Dieu agissant dans l’esprit de l’homme qu’il transforme et vivifie, c’est-à-dire la connaissance du Saint-Esprit. La foi est donc capable de créer une doctrine chrétienne, et, si elle est unie à un esprit scientifique, de faire naître la philosophie par excellence, celle de la révélation.
Nous voyons les esprits pressentir ces grandes vérités dès les premières années de la Réforme : la foi de Luther renferme déjà en principe une science complète ; il compare l’évidence immédiate de la foi avec les axiomes fondamentaux des mathématiques[b], et lui-même a senti le besoin profond de la systématisation des vérités chrétiennes, comme nous le verrons bientôt dans le jugement, qu’il porte sur ce qu’on appelle le principe matériel[c]. On sait avec quelle énergie le docteur gourmandait la raison irrégénérée, qui veut juger avec son sens charnel les vérités du salut et les citer à sa barre. Il sait aussi assigner à la foi un rôle prépondérant sur le développement des sciences, des arts, du droit, de la politique ; il demande que la science, illuminée par la grâce, entre au service de la foi et révèle au monde la sagesse de la folie de la croix. C’est dans cet esprit que Mélanchthon a composé sa dialectique et sa philosophie morale sur le plan de celle d’Aristote. On l’a appelé aussi avec raison le créateur de la dogmatique évangélique. Ses Loci renferment déjà le germe d’un ensemble dogmatique puisé à la source commune de la foi et des Écritures, et mettent en lumière sous une forme féconde et suivie le contraste entre le péché et la grâce. Bien que les doctrines anthropologiques au début ne donnent pas aux vérités objectives de Dieu, de la création, de la personne de Christ tous les développements qu’elles méritent, les rapports de l’homme avec Dieu n’en présupposent pas moins l’action antérieure de Dieu sur l’homme. La question du lien intime entre ces actes de Dieu et son essence demeure réservée, comme l’attestent les éditions postérieures des Loci et les tentatives faites par Mélanchthon de tirer le dogme de la Trinité de la conscience même de Dieu.
[b] Luthers Werke von Walch, XIX, 129.
[c] Art. Smalk., 305. Voir Luthers Werke von Walch, VIII, 2655.
La Réforme a exercé aussi une influence considérable sur les études historiques et philologiques, et Mélanchthon a rendu de grands services à ces diverses branches des connaissances humaines. La tendance innée à l’esprit protestant d’atteindre en toutes choses la certitude, poussa les réformateurs à remonter aux sources mêmes des événements. Ce principe essentiel, pratiqué déjà par Mélanchthon et par Luther, a été en particulier appliqué par les auteurs des centuries de Magdebourg. S’il a été surtout précieux pour les études bibliques, il n’en a pas moins été recommandé par Mélanchthon pour les études classiques. Sous sa direction, et d’après ses conseils, de nombreux gymnases ont été créés dans toute l’Allemagne ; lui-même dirigea pendant de longues années une école privée, et fit figurer dans le programme des études l’histoire, les mathématiques et la musique[d]. Il a fait des cours nombreux et suivis sur plusieurs classiques grecs et latins et sur l’histoire universelle. Luther attachait une si grande importance aux lois de la grammaire, qu’il déclarait toujours s’en remettre à l’opinion de Mélanchthon, quand son interprétation des Écritures différait de la sienne. Les études orientales ont aussi rendu d’immenses services à l’exégèse biblique.
[d] Koch, Melanchthons Schola privata, 1860 ; Schæfer, Luthers Verdienste um das Schulwesen ; Raumer, Geschichte der Pædagogik.
Il nous reste à examiner une question d’une grande importance pour le développement de la science dans ses rapports avec le principe évangélique. L’Église chrétienne avait formulé ou constitué dans le cours de son développement historique un ensemble de dogmes, sans s’être jamais rendu clairement compte de leurs rapports entre eux, de leur harmonie d’ensemble, et sans avoir jamais établi une distinction précise entre la substance et la forme du dogme. A ceux, qui demandaient la raison d’être, la base de chacun de ces dogmes, on répondait en invoquant le témoignage de l’Écriture et de la tradition ecclésiastique, c’est-à-dire en s’appuyant sur l’autorité des saintes Écritures ou de l’Église. S’il est vrai de dire, que ces dogmes n’ont pas d’autre autorité à invoquer que la sanction extérieure, et ne peuvent se justifier eux-mêmes par leur valeur intrinsèque, autant dire que tous ces dogmes ont une égale valeur, en tant qu’ils sont tous également sous la protection de la même autorité formelle. Les dogmes se transforment en un code de lois, la sainte Écriture et la tradition constituent une règle inflexible, dont on ne saurait impunément effacer le moindre iota.
Il en est tout autrement du principe évangélique : il affirme non seulement que les dogmes ecclésiastiques doivent être soumis au contrôle des Écritures, mais encore que toutes les parties de la Bible ne possèdent pas une égale valeur. La foi a été donnée par Dieu à l’homme comme l’instrument précis et délicat, avec lequel, s’appliquant à l’étude des Écritures, il y retrouve tout à la fois l’harmonie de l’ensemble et la gradation des parties. La foi ne se borne pas à accorder à la Bible une admiration aussi indécise qu’indistincte, elle la reconnaît et l’apprécie telle qu’elle est dans son essence, comme un corps aussi beau qu’harmonique, dont tous les membres concourent à la grandeur de l’ensemble, sans posséder la même valeur. Appelée à se développer à l’ombre des Écritures, elle se nourrit de ce qui en constitue le centre et le principe vital, la lumière qui éclaire tous les autres enseignements, le Christ lui-même. C’est en s’unissant au Verbe qu’elle peut comprendre les beautés de la Parole révélée, mais elle puise sa vie non dans l’acceptation en bloc des vérités plus ou moins essentielles, mais dans la communion de la vérité par excellence. La foi vivante du chrétien constitue par essence le principe scientifique qui juge, contrôle et classifie les diverses portions des Écritures. L’on n’est plus, dès lors, en droit d’affirmer que la pure foi consiste dans l’acceptation de tous les dogmes indifféremment, car on en devrait tirer cette conséquence, que la personne de Christ n’a qu’une valeur égale à celle de tous les autres dogmes, quels qu’ils soient, et que par conséquent il n’est point la pierre angulaire de la foi. Les résultats aussi profonds que divers de cette admirable expérience religieuse de Luther ont constitué à eux seuls une forte base scientifique, et ont permis à la science de nourrir la piété et de vivre de sa vie.
Des faits nombreux établissent avec quelle largeur d’esprit Luther a su s’élever au-dessus d’une classification légale et artificielle des dogmes. Nous n’en voudrions pour preuve que le rôle capital qu’il assigne au principe de la foi justifiante. Tandis que dans les articles de Smalkalde il reconnaît, qu’il est un grand nombre de dogmes sujets à controverse, et sur lesquels un chrétien fidèle pourrait encore s’entendre avec des catholiques sérieux et sincères (et parmi ces dogmes il en est qu’on ne saurait sans plus qualifier d’indifférents), il déclare au sujet de la justification par la foi[e], que la vie de l’Église dépend de sa fidélité à ce dogme fondamental. Ce dogme renferme pour lui la vérité, qu’il a maintenue toute sa vie contre le monde et contre le diable. En outre Luther assigne une plus grande valeur aux vérités professées et enseignées par l’Église de tous les temps, au symbole des apôtres par exemple. Il se refuse à retirer le titre de chrétienne à l’Église, qui maintient les vérités fondamentales, tout en obscurcissant sur bien des points le christianisme par l’adjonction d’erreurs humaines[f]. On doit reconnaître comme chrétiennes et saintes les âmes qui respectent et observent la sainte parole de Dieu, bien qu’avec plus ou moins de fidélité. Partout où la Parole de Dieu est restée debout, l’on est assuré de trouver encore de fidèles adorateurs de Dieu. Il ajoute[g] : Si je vois des docteurs, qui prêchent et confessent Jésus-Christ, comme celui que le Père a envoyé, comme celui qui nous a réconciliés avec lui par sa mort, et nous a assuré son pardon, je me sens d’accord avec eux, je les considère comme de chers frères en Christ, comme des membres de l’Église chrétienne. Cette prédication a survécu même au sein du papisme, et a sauvé des âmes à l’article de la mort, en les attachant à Jésus-Christ seul, en dehors de tout appui humain. Il a jugé dans le même esprit les points particuliers de la confession de foi vaudoise, il s’est exprimé de même dans sa lettre célèbre à l’Église de Zurich, après l’accord de Wittemberg (1537)[h]. Cela tient, à ce que pour lui aucune des Églises visibles, quelle que soit la pureté de sa foi, ne réalise l’idéal de l’Église invisible, et que ce ne sont exclusivement ni la vraie croyance, ni la parole, ni les sacrements qui constituent l’Église. L’Église ne se compose que de croyants, et la vraie foi peut seule faire naître la vraie confession. Quand même une Église posséderait cette vraie confession, elle compte néanmoins dans son sein des hypocrites et des incrédules, rattachés à elle par des liens extérieurs, tandis que dans toute communauté chrétienne se rencontrent des membres de la véritable Église.
[e] Art. Smalk., 305. La Formule de concorde parle dans le même sens, quand elle déclare, en invoquant le témoignage de Luther, que la pureté de la foi est garantie par le maintien de ce seul article, qui permet de réfuter toutes les hérésies. Formula Concordiæ, 683.
[f] Von den Concilien und Kirchen. Luthers Werke von Walch, XVI, 2615.
[g] Luthers Werke von Walch, VIII, 486 ; zu Johannes XVI, 1, 2.
[h] Id., XVII, 2594. Brief vom 1 December 1537, et 2617, Brief vom Jahr 1538.
Assurément Luther n’est pas toujours resté fidèle à ses principes en particulier dans ses controverses avec les Suisses. Lui-même a attaché une importance exagérée au développement purement dogmatique de la vérité. Nous ne disons pas non plus qu’il ait établi une distinction précise entre la forme dogmatique et la substance. Quoi qu’il en soit, nous pouvons affirmer qu’on retrouve chez lui le germe d’une distinction sérieuse entre la vérité, et les formules humaines, qui la définissent, et, s’il a conservé bien des traces du passé, il a sur bien des points jeté hardiment les bases de l’avenir.
Nous avons reconnu, surtout en analysant le traité de la liberté du chrétien, que la foi justifiante dans son essence devient le principe fécond de la sanctification, ou de la vie morale. L’amour pur et désintéressé s’enflamme dans le cœur de l’homme au contact des miséricordes infinies de l’amour divin, la grâce prévenante de Dieu dissipe tout sentiment de crainte dans l’âme du pécheur ; elle lui inspire le louable et saint désir de se renoncer soi-même, de se donner tout entier à Christ, et de crucifier le péché dans sa chair. Sans doute la justification, acte, que le Père réalise par amour pour Jésus-Christ, précède toutes les transformations qui s’accomplissent dans la nature morale de l’homme, et révèle les dispositions paternelles de Dieu, ainsi que l’acte auguste et mystérieux, qui se cache derrière les profondeurs de la sagesse éternelle. L’amour, ou la vie nouvelle de l’homme n’a ni mérite, ni valeur en face de cette manifestation vivante de la grâce divine. D’un autre côté ce jugement favorable, que Dieu porte désormais sur l’homme, en vertu non pas de l’union de l’homme avec Christ par la foi, mais de la communion vivante de Christ avec l’homme, et qui, se réalisant quand l’homme est encore l’esclave du péché, n’atteste que la libre grâce de Dieu imméritée par lui, ne demeure pas inactif et stérile dans les profondeurs de la divinité. L’Évangile, ce révélateur joyeux du salut gratuit, a reçu de Dieu toute puissance d’opérer en l’homme une transformation radicale, en éveillant les remords de sa conscience et les désirs de son cœur, et en l’attirant à Jésus-Christ par la puissance de l’amour et le désir de la délivrance. La foi, en tant qu’elle saisit Christ dans toute la plénitude de ses grâces vivantes, participe à la sainteté, à la vie, à la paix de Jésus, sans qu’on soit pour cela en droit d’affirmer que le pardon des péchés dépend de cette vie nouvelle de l’homme, ou du don de son cœur, puisque la communion de Christ avec le fidèle lui communique seule toutes ces grâces.
Nous devons maintenir avec une égale énergie ces deux grandes vérités, que la grâce objective et prévenante de Dieu précède la foi, et que seule la foi permet à l’âme de s’approprier cette grâce. La grâce éternelle est antérieure à la foi, elle s’adresse à l’âme endurcie et incrédule, pour la faire renaître à une vie nouvelle. Pour ceux qui repoussent ce message d’amour, dans lequel s’incarnent, pour ainsi dire, toutes les profondeurs de l’amour divin, il n’y a plus d’autre refuge contre la mort seconde. Ils rendent vaine la grâce qui leur était destinée, ils sont perdus, non pas à cause des péchés qui ont précédé cet appel, mais parce qu’ils ont péché contre l’œuvre rédemptrice du Verbe, contre le Saint-Esprit. Les croyants se montrent tels, uniquement parce qu’ils ont accepté l’Évangile, comme la manifestation éclatante de la grâce prévenante de Dieu à l’égard des pécheurs, et parce qu’ils ont reconnu aussi leur indignité et leur misère. Autrement ils auraient reçu en aveugles un bienfait, qu’ils ne pouvaient comprendre, et ils n’auraient pas réellement accepté la grâce qui leur était destinée.
Si ces considérations permettent d’affirmer, que la repentance constitue un élément essentiel de l’acceptation du salut par la foi, et sert de point de départ au renouvellement de la vie morale, accompli par l’offre divine du salut, nous pouvons placer la puissance de cette rénovation morale dans l’élément négatif de la foi, la repentance, qui nous assure la communion avec Christ et tous les bienfaits, qui en découlent. Mais l’œuvre dans son ensemble, et du côté de l’homme lui-même, quelle que soit l’intensité de ses aspirations et de sa repentance, reçoit l’impulsion, qui fera naître la vie nouvelle et sanctifiante, de la force même de Christ, à laquelle participe la foi, quand elle éprouve toute l’étendue de l’amour divin, et cela non pas progressivement et dans la mesure de ses propres expériences, mais dès le début, alors que l’homme est imparfait et impuissant encore. Telle est l’expérience puissante du témoignage intérieur du Saint-Esprit dans le cœur des hommes, témoignage qui lui communique la conscience présente et réelle du pardon de ses péchés, de sa paix rétablie avec Dieu, témoignage qui permet à son propre cœur de le déclarer enfant de Dieu. Telle est l’assise inébranlable et pleine de douceur de notre vie religieuse, bien imparfaite encore sans doute, mais grandissant sans cesse, telle est la vérité, qui nous permet, malgré nos imperfections, de paraître justes devant Dieu à condition que notre foi persiste jusqu’à la fin. Elle nous fait goûter à l’avance par la pensée les ineffables douceurs de notre béatitude céleste. La vie éternelle se manifeste à nous dès la vie présente, et se réalise par notre communion de vie avec Jésus, qui nous sauve et qui nous justifie.
La sanctification, c’est-à-dire le développement progressif de la vie morale du chrétien, n’est donc pas pour Luther autre chose, que la manifestation logique et nécessaire au dehors de la puissance intrinsèque de la foi. La foi agit par l’amour ; celle-là correspond à la nature divine, et celui-ci à la nature humaine en Christ ; Luther l’appelle même l’incarnation de la foi. L’amour procède aussi naturellement et nécessairement de la foi que les fruits savoureux mûrissent sur les bons arbres. Toutes les fois que n’apparaissent pas dans la vie du chrétien les œuvres de l’amour, on peut affirmer que la foi ou bien n’existe pas, ou bien a été entravée dans son développement par quelque cause étrangère. Aussi Luther ne craint-il pas de déclarer que l’amour agissant est la seule preuve certaine de la présence de la foi, non seulement pour le monde, mais encore pour l’âme elle-même. Il ne veut certes pas dire par là, que nous devons placer notre confiance dans les œuvres de notre sainteté encore bien imparfaite, et non en Christ. Pour lui les progrès de l’amour sont, comme les sacrements, un gage consolant et assuré de notre persévérance dans l’état de grâce.
Tout en rattachant par des liens indissolubles la foi et l’amour, Luther a moins insisté sur la morale que sur la dogmatique. Mélanchthon, sans méconnaître la grandeur de ce libre développement de la foi dans l’amour, a insisté davantage sur les moyens, dont l’homme dispose pour la réalisation du bien. S’il reconnaît dans la gratitude du cœur racheté un stimulant puissant et souvent irrésistible à l’accomplissement de la volonté divine, il attache aussi une grande importance à la sagesse, qui est la connaissance morale, et qui, ne se contentant pas de principes généraux et vagues, aspire à réaliser sur-le-champ le bien à sa portée, et assure à la vie chrétienne, exposée autrement à des soubresauts maladifs et irréguliers, un développement harmonique et progressif. Il a compris que ce développement ne peut être réalisé par la foi seule, qui se rapporte à Dieu et non pas à l’homme, mais réclame impérieusement pour sa libre action une connaissance complète de soi-même et du monde.
Aussi Mélanchthon, l’homme de la science, peut-il être appelé également l’homme de la morale. Nous le voyons assigner un grand rôle à la loi, même dans la vie des rachetés, chercher ses enseignements et ses exemples jusque dans la morale des anciens, et en particulier d’Aristote, attacher une importance exceptionnelle à l’Ancien Testament, et se complaire dans l’étude des proverbes. Or, comme la justesse de la tractation morale des choses de la terre dépend dans une large mesure de leur constitution et de leurs lois organiques, Mélanchthon a consacré de profondes études au monde de la première création, la physique, la psychologie, la jurisprudence, qu’il considère soit comme les sources, soit comme les prolégomènes de la morale. Il a ramené néanmoins toutes les questions au point de vue fondamental de la foi, qui seul vivifie la morale, dissipe toutes les contradictions apparentes entre la théorie et la pratique, permet enfin à l’âme humaine de réaliser avec le secours de Dieu la loi de son être. De son côté Luther, tout en semblant admettre dans la préface de son commentaire sur l’épître aux Romains, que la foi peut à elle seule, et sans aucun appui extérieur, réaliser la loi morale, n’en a pas moins su apprécier à leur juste valeur les immenses services que Mélanchthon rendait à la foi. Il l’a défendu avec une sainte énergie contre tous les dogmatistes étroits, qui l’accusaient de saper la foi à sa base, en ne lui sacrifiant pas tous les autres éléments de la vie religieuse. Il a mieux compris qu’Agricola, que la foi ne pouvait plus être élevée à la hauteur d’un principe, du moment qu’elle n’était pas le principe d’une vie nouvelle. La foi seule, dit-il, justifie, mais elle ne demeure pas solitaire.
Du reste, s’il ne les a point présentées sous une forme scientifique, Luther n’en a pas moins su reconnaître la beauté, la grandeur des fonctions diverses de la vie morale et leur union harmonique avec la foi. Bien loin de mutiler l’âme humaine, il a su décrire ses diverses facultés, leur assigner leur rôle, leur action réciproque les unes sur les autres, et exposer sous une forme à la fois vivante et populaire les devoirs de l’homme dans sa vie individuelle, dans sa vie de famille, dans sa vie de citoyen. Tout en établissant une distinction profonde entre la vie terrestre et la vie éternelle, Luther ne veut pas considérer comme inférieurs et profanes les devoirs de l’homme dans la vie conjugale, dans la vie de famille, dans la vie politique. Le mariage, la famille, l’Etat ont été institués par Dieu, remontent à lui, et font partie de l’organisation divine, qu’il s’est proposé d’opposer au règne du malin[a]. Ces trois ordres constituent avec l’Église une sainte hiérarchie de l’Église, divisée en auditeurs et professeurs, c’est-à-dire en pasteurs et fidèles, de l’État, union des magistrats et des sujets, de la famille, composée des parents et des enfants, des maîtres et des serviteurs[b].
[a] Luthers Werke von Walch, VI, 3316. Vom Jahr 1528.
[b] Id., VIII, 1086. Von Concilien und Kirchen, 1539.
Luther a su dégager et défendre le mariage contre toutes ces accusations et ces restrictions que le catholicisme a accumulées contre lui, soit en le traitant avec Tertullien de fornication permise et en lui opposant les vertus exceptionnelles du célibat, soit en prétendant le dégager de tout alliage profane, quand il l’élevait à la hauteur d’un sacrement. Reconnaissant ainsi[c] l’institution naturelle et divine du mariage, il ne tombe pas dans les subtilités romaines relatives aux degrés permis ou prohibés, ni dans les prescriptions minutieuses de la législation mosaïque. Il considère comme le but premier de l’institution divine du mariage les enfants, qu’il déclare une œuvre sainte, digne de la plus grande admiration. Néanmoins, bien qu’il reconnaisse par ce motif comme légitime l’union de deux époux dépravés, il joint dans la définition du mariage l’idée de l’éducation à celle de la procréation. Les enfants doivent être élevés pour l’État et pour l’Église ; le mariage alimente les États et grandit les Églises. Il se mêle sans doute un élément coupable dans le plaisir qui l’accompagne, et l’on peut assigner à la virginité et à la charité un caractère particulier de sainteté, qui est cependant l’exception dans le plan de Dieu. Mais le mariage n’en est pas moins à ce point de vue une institution salutaire, qui oppose à la corruption une digue efficace, et fortifie la foi par la croix, que les époux sont souvent appelés à porter. Le mariage conserve pour Luther toute sa valeur, quelles que soient les dispositions morales des époux. En vertu de sa nature, il constitue un devoir civil, qui peut s’exercer en dehors de l’influence religieuse. Quoi qu’il en soit, la foi chrétienne doit pénétrer de son souffle régénérateur et vivifiant cette institution civile, et la sanctifier par l’Esprit du Seigneur. En 1522 Luther a reconnu la possibilité d’un mariage entre chrétiens et juifs ou infidèles, en n’envisageant que le côté civil du mariage. Si la bénédiction religieuse n’est pas indispensable pour sa validité, il doit pourtant se produire au grand jour. En dehors même de toute idée chrétienne, le mariage unit indissolublement à l’élément physique un élément moral. Bien qu’il lui refuse le caractère d’un sacrement, Luther l’envisage comme une union sainte et indissoluble, que le péché ou la mort peuvent seuls briser. A cause de la dureté du cœur de l’homme, il admet la possibilité du divorce dans les cas d’adultère, d’abandon coupable, et de denegatio debiti.
[c] Id., XIX, 896 ; VIII, 1069 ; X, 693 ; III, 64. Nitzsch, Vertheidigung der lutherischen Lehre vom Ehestande, Studien und Kritiken, 1846, III.
La foi transforme la famille en une chapelle domestique, dont le père est le prêtre, dont l’éducation a pour but de conduire les jeunes âmes à Jésus-Christ, et de les rendre dignes de leur céleste vocation. Cette éducation virile et sérieuse a une plus grande importance que le baptême lui-même. Luther insiste fortement sur la nécessité de donner une bonne éducation aux jeunes filles. En 1525 il adressa à tous les magistrats des villes allemandes une lettre pour leur recommander la création de nombreuses écoles. Il avait tracé un plan approfondi des écoles à créer, et des études à organiser. Un passage des articles pour l’inspection ecclésiastique de la Saxe électorale traite à fond cette question. Il accorda aux écoles primaires l’attention consacrée par l’humaniste Mélanchthon aux collèges et aux universités.
Luther, au point de vue humain aussi bien que religieux, sut tenir en haute estime les arts libéraux. Son esprit large et élevé ne s’en est laissé détourner ni par les préoccupations dévorantes de l’activité pratique ni par ses conceptions sombres sur la corruption de l’homme et le péché. Il a donné lui-même une vive impulsion aux arts par ses poésies et ses chants religieux, et a assigné la première place à la musique dans le culte. Ami des jouissances saines et heureuses de l’âme humaine, accessible à tout ce qu’il y a dans le monde de bon et d’honnête (Philippiens 4.8), il aimait à détendre son esprit dans le cercle intime de ses amis, et à charmer ses heures de loisir par des traits piquants et des saillies toutes pénétrées de l’humour populaire.
Concevant à un point de vue tout particulier les rapports de la foi avec la vie sociale et humaine, Luther a voulu laisser à chaque fonction spéciale son indépendance et son rôle propre, et grâce à lui l’État a reconquis le rang qu’il devait occuper dans le monde. S’il affranchit l’État de la tutelle de l’Église, s’il établit une distinction profonde entre l’Église qui s’occupe des intérêts spirituels de la conscience et ne relève que de Dieu, et l’État qui embrasse toutes les branches de l’activité terrestre, il ne voulut nullement reléguer ce dernier dans le domaine des choses profanes et vulgaires, et n’y voir qu’une œuvre de ruse et de violence. Loin de là, il le considéra comme une institution voulue de Dieu, tout en lui assignant son véritable rôle. Mais les droits de l’État ne sauraient empiéter sur le domaine sacré de la conscience. Dieu, a livré à l’empereur les corps et les biens de ses sujets, mais il s’est réservé pour lui seul ce que l’homme possède de plus précieux, le cœur. L’Église ne doit pas plus dominer l’État que l’État l’Église ; les deux ordres ne sauraient jamais être confondus comme sous l’ancienne alliance ; il faut avoir recours à d’autres moyens pour défendre l’Évangile. Que le prédicateur de la Parole, dit Luther, ne s’occupe pas des affaires de l’État, de peur de faire naître la confusion et le désordre ; nous avons pour mission d’administrer l’Église avec le glaive de la parole, et de frapper les consciences avec le seul fouet de la répréhension évangélique. C’est à l’État qu’il appartient de gouverner les corps avec le glaive d’acier et le fouet de fer[d]. Le but final que doit se proposer l’Église, c’est la paix éternelle ; le but de l’Etat c’est de maintenir la paix dans le monde. Si, dans tout ce qui intéresse Dieu et le bonheur éternel de l’âme[e], l’État n’a pas le droit d’imposer ses lois à la conscience, il possède un pouvoir absolu dans tous les domaines de la vie terrestre[f].
[d] Briefe von de Wette, IV, 105. Luthers Werke von Walch, IV, 2890 ; XIII, 207, 210.
[e] De même la Confessio Augustana, p. 38, 39. Edition Hase.
[f] Luthers Werte von Walch, XIII, 210.
Nous voyons Luther, fidèle à ses principes, défendre avec la plus grande énergie contre les tentatives révolutionnaires des paysans révoltés les droits sacrés de l’État. Il chercha au début du mouvement[g] à exercer sur les insurgés une action efficace, car il reconnaissait que les paysans de la Souabe et de la Franconie, bien loin de dépasser dans leurs douze articles les enseignements de la Parole de Dieu, mettaient au nombre de leurs réclamations la libre prédication de l’Évangile[h]. Il voulut néanmoins leur faire comprendre la nécessité d’établir une distinction réelle et sérieuse entre la liberté du chrétien, qui subsiste même dans les circonstances les plus douloureuses de sa vie terrestre, et la liberté civile ; les mettre en garde contre des empiétements injustes sur les droits légitimes des seigneurs, et les conjurer de supporter l’injustice plutôt que d’en devenir les auteurs. Il leur reconnut le droit de choisir des prédicateurs évangéliques, et de fuir si on voulait les en priver. Il s’adressa aussi dans les termes les plus énergiques aux princes et aux seigneurs et les conjura de cesser leurs persécutions injustes et cruelles. Mais, quand il vit les paysans, sourds à ses exhortations, mettre tout à feu et à sang et se livrer au meurtre et au pillage, il déchaîna contre eux dans sa colère les fureurs des grands, et leur demanda ; au nom de Dieu, d’anéantir par l’épée ces artisans d’iniquité[i]. La cause évangélique, que ses adversaires ont si souvent accusée de proclamer des principes niveleurs et révolutionnaires, a su affirmer avec une énergie inconnue avant elle le droit divin des princes, et faire prédominer l’obéissance passive à ses volontés les plus injustes. Elle a pu le faire avec d’autant plus d’efficace qu’elle a rendu à l’âme humaine son bien suprême, la liberté, qui lui permet de supporter la privation des biens inférieurs de la terre et de souffrir avec résignation les maux qui en découlent[j].
[g] Id., X, 426. Von weltlicher Obrigkeit, 1523.
[h] Id., XVI, 58, Ermahnung zum Frieden auf die zwölf Artikel der Bauerschaft, 1525.
[i] Id., XVI, 90. Wider die ræuberischen Bauern.
[j] Id., VII, 689-700.
L’égalité spirituelle des âmes devant Dieu rend d’autant plus inexcusable toute conquête violente de la liberté terrestre.
L’affirmation énergique de l’un des éléments de la question ne fait pas oublier à Luther la légitimité de l’autre. Nous le voyons par les quelques détails que nous avons donnés, par l’attitude qu’il prit plus tard dans la question de savoir, si les princes chrétiens étaient en droit d’opposer une résistance armée à l’empereur, toutes les fois que l’Évangile était attaqué, et que les romains voulaient en ôter la libre jouissance aux fidèles. Ce n’est du reste, que graduellement qu’il est arrivé à des idées précises sur ce point. Pendant très longtemps, surtout quand il ne s’est agi que de sa personne, il a reculé devant l’appel au bras séculier pour la défense de l’Évangile, il a conseillé aux chrétiens de n’avoir ni crainte honteuse devant le bras de la chair, ni confiance aveugle en son secours[k]. Les événements qui amenèrent et qui suivirent la ligue de Smalkalde en 1530, entraînent le réformateur à envisager sous un jour nouveau les rapports l’Église et de l’État. Convaincu que l’Évangile, s’il n’a pas été apporté sur la terre pour introduire une forme spéciale de gouvernement parmi les hommes, consacre cependant de la part de Dieu les droits de l’État, il formula cette thèse importante que « l’Évangile n’a pas voulu abolir ; mais affirmer et confirmer les lois naturelles. » Il en résultait pour lui, que les magistrats devaient exiger l’obéissance de tous dans la mesure des droits qui relèvent de leurs attributions. L’autorité civile n’a pas dès lors le droit de subordonner à ses volontés les droits sacrés de la vérité, et à ses prétentions ceux de la conscience. La tyrannie du pouvoir civil dans les affaires religieuses est illégale, et justifie une résistance sérieuse et formelle. En ce qui touche enfin l’empereur, s’il est vrai que les droits de l’empire ne lui assignent qu’une autorité restreinte, et autorisent la diète, en vertu de sa constitution, à défendre contre ses violences le pays et les sujets, (ce qui doit être examiné et déterminé par les jurisconsultes) ; il en résulte que les états de l’empire constituent un élément essentiel du gouvernement.
[k] Briefe von de Wette, III, 561, vom Jahr 1530 ; IV, 337, vom Jahr 1532.
Aussi Luther, tout en s’élevant avec énergie contre la résistance arbitraire des individus, déclare que le théologien doit affirmer le droit de résistance des états, tout en mettant les consciences en garde contre une fausse et vaine confiance dans le bras de la chair et les alliances humaines[l]. Dans son Avertissement à ses chers Allemands il affirme que l’insurrection consiste dans la fausse revendication des droits individuels, mais que la résistance collective contre les abus est légitime. En 1539, il écrit que l’Évangile sanctionne les lois naturelles et les droits coutumiers, aussi bien que les pouvoirs civils. Il est incontestable que tout père de famille a le devoir de défendre la vie de sa femme et de ses enfants, et qu’il n’y a aucune distinction à établir entre le meurtrier vulgaire et le souverain qui s’abandonne à ses caprices sanguinaires. La violence renverse toutes les relations naturelles établies entre les princes et leurs sujets. Bugen-hagen, le réformateur du Danemark, et Mélanchthon ont proclamé avant lui ces principes fondamentaux du droit, s’appuyant comme lui sur le fait que les lois de l’empire n’assignent pas à l’empereur un pouvoir absolu, mais autorisent la déposition du souverain, qui dépasse ses prérogatives et qui aspire à la tyrannie.
[l] Luthers Werke von Walch, XXXV, 382, Erlanger-Ausgabe ; X, 622-691. Ratseberger, Handschriftliche Geschichte über Luther. Edition Neudecker, 1850.
Comme on le voit, pour Luther, et au point de vue évangélique du pouvoir civil, celui-ci, bien qu’il n’ait pas le droit de se décider dans les questions spirituelles, tient ses prérogatives de Dieu, et a reçu de lui son mandat. Il est le serviteur du Dieu vivant, il le représente sur la terre, puisqu’il a pour mission d’y maintenir l’ordre, et de préserver ses sujets des atteintes du mal. Aussi Luther condamne-t-il les partis qui refusent, par scrupule religieux, d’accomplir à l’égard de l’État quelques-unes de leurs attributions, telles que le serment, le service civil et militaire, et leur rappelle-t-il sévèrement qu’ils relèvent de l’État, comme l’État relève lui-même de Dieu[m].
[m] Lutters Werke von Walch, VII, 691, 700.
Luther fut entraîné plus loin encore par le refus systématique qu’opposèrent les évêques à ses demandes réitérées de réforme. Il confie à l’État chrétien le soin de répandre le christianisme, comme toutes les institutions qui contribuent au développement matériel ou moral des peuples ; il lui interdit simplement l’emploi des moyens de violence et de contrainte. C’est son devoir de s’intéresser aux questions religieuses, de maintenir au sein de l’Église l’ordre et la tranquillité. Tenant de Dieu ses pouvoirs, « il doit les faire servir à l’avancement de son règne. » Son premier devoir[n] est de respecter la Parole de Dieu, et d’en propager les principes. Luther assigne a priori à l’État aussi bien qu’aux particuliers le caractère chrétien, et déclare qu’il doit, sans toutefois recourir à la peine capitale, réprimer par tous les moyens en son pouvoir, toutes les négations audacieuses et impies des vérités communes à toutes les âmes, interdire les manifestations publiques des erreurs évidentes telles que la messe idolâtre, le culte des images, tout en les tolérant, tant qu’elles ne deviennent pas un véritable sujet de scandale. Luther n’entend pas reconnaître par là au pouvoir civil le droit de trancher en dernier ressort les questions religieuses. Il veut dire simplement que l’État, appelé à maintenir l’ordre et la loi dans les relations extérieures de la vie, peut réclamer l’obéissance de tous, même dans les questions religieuses, sur les points qui touchent à la vie publique, et qui sortent du domaine sacré de la conscience[o].
[n] Auslegung des Psalms 82, vom Jahr 1530.
[o] Briefe von de Wette, IV, 107, vom Jahr 1530.
Il est amené par ces principes, et par la situation même, à formuler des thèses plus positives sur les attributions de l’État dans l’Église, et sur ce qu’il appelle « le droit de réformation. » Le refus des évêques ayant rendu impossible une réforme intérieure et volontaire de l’Église, l’État, en tant que chrétien, est invité par lui à réaliser le vœu de tous, et à travailler à l’œuvre de la réforme par amour pour les âmes. Il n’en maintient pas moins une distinction profonde entre les fonctions de l’État et celles du clergé. L’État n’est pas évêque, car il ne prêche pas l’Évangile ; il ne peut contraindre les âmes à croire, et il n’a le droit de recourir ni à la violence, ni à l’épée. Mais autre chose est la prédication, autre chose la nomination des prédicateurs.
Dès 1532, Luther conjure les princes de déployer toute leur puissance en faveur de l’Évangile. S’il arrive que dans une contrée, les principes catholique et protestant se trouvent en présence, prêts à s’entre-déchirer et à se détruire, il demande que le pouvoir civil ne permette pas la prédication des principes les plus opposés, mais que, après avoir entendu les deux partis dans une conférence publique, il impose le silence à celle dont l’enseignement n’est pas conforme aux Écritures. Il en résulte cette conséquence nécessaire, que le pouvoir civil, s’il obéit réellement à ce qu’il considère comme l’honneur de Dieu, est en droit de fouler aux pieds et de combattre l’Évangile. Il découle de ces principes, que Luther a bien moins approfondis et étudiés que les principes dogmatiques, que dans chaque territoire la lutte subsiste, jusqu’au complet écrasement du parti le plus faible. Pas plus que ses contemporains, il n’a été capable de s’élever jusqu’à la tolérance, et de comprendre la juxtaposition de plusieurs confessions chrétiennes chez le même peuple et sous le même gouvernement. Le grand électeur a le premier appliqué dans la pratique le grand principe, que les consciences relèvent de Dieu seul, en affirmant, non seulement avec Luther que la violence doit rester étrangère au gouvernement, mais encore que la profession par le sujet d’une autre foi que celle de son souverain n’entraîne pas nécessairement pour lui la perte de tous ses droits civils.
Examinons maintenant la notion de l’Église chez Luther. La foi demeure pour lui un acte libre et spontané de l’âme ; née au contact de la Parole, elle ne peut être que compromise par la contrainte. L’hérésie est une maladie spirituelle, qu’on ne saurait trancher avec le fer ou consumer par le feu[p]. Au début Luther s’est prononcé contre l’intervention du bras séculier. Nous le voyons, quand il descend de la Wartbourg, ne demander à l’électeur qu’une seule chose, la liberté de prêcher l’Évangile. Qu’on laisse, dit-il, les disciples de Münzer prêcher hardiment leurs principes, enseigner ce qu’ils peuvent, combattre qui ils veulent, car il doit y avoir des sectes dans le monde, et la parole de Dieu est sans cesse appelée à lutter contre l’erreur. Qu’on laisse les esprits s’entre-choquer et se combattre ! S’il est des âmes séduites, c’est là le droit de la guerre. Pour nous, qui prêchons la Parole de Dieu, contentons-nous dans cette lutte spirituelle d’armes spirituelles. Toutefois, il a accordé à l’État de bien dangereuses prérogatives, en vue du maintien de l’ordre et de la gloire de Dieu, et ses formules incomplètes ont donné naissance aux théories les plus funestes sur les attributions de l’État. Le danger fut aggravé encore plus par le pouvoir, que les circonstances le contraignirent d’accorder à l’État sur l’Église, pouvoir qui transforma le combat spirituel du chrétien en une chimère et en un idéal cruellement démenti chaque jour par une triste réalité. Reconnaissons, cependant, que, s’il a fourni un prétexte à cet abus, Luther a toujours protesté contre lui. Jusqu’à sa mort il s’est opposé avec une énergie virile au mélange confus et impie des attributions civiles et religieuses ; il s’est constamment refusé à accorder aux magistrats des prérogatives spirituelles[q]. Il reconnaît, il est vrai, que le prince peut exercer ces doubles attributions et se proclamer le chef de l’Église, mais sa cour, c’est-à-dire ses ministres, ses favoris n’ont pas le droit d’intervenir dans les affaires religieuses. Les gouvernements ne voulurent pas reconnaître dans la pratique l’indépendance du pouvoir ecclésiastique, et adoptèrent dans toute sa rigueur le système territorial. Luther se plaignit lui-même plus d’une fois des empiétements arbitraires des courtisans dans les questions religieuses[r].
[p] Briefe von de Wette, II, 135, vom Jahr 1522. 151, 549 ; III, 51. Von weltlicher Obrigkeit, X, 426.
[q] Briefe von de Wette, IV, 106, vom Jahr 1530.
[r] Id., V, 591. « Les centaures et les harpies de la cour ne veulent pas entendre parler de discipline ; l’administration ecclésiastique de la cour n’est que vanité néant. » III, 538, 551.
Nous avons déjà montré l’importance que Luther attachait à la prédication évangélique, et à ceux qui en avaient la charge. Nous le voyons pourtant, tout en reconnaissant la nécessité d’une forte organisation ecclésiastique, négliger d’imiter sur ce point capital les Églises vaudoises et réformées. Nous pourrons assigner un double motif à cette attitude négative de Luther. Pour lui, l’Église ne se compose que des vrais croyants, et ceux-ci ne peuvent être soumis à une organisation régulière, sans tomber dans l’erreur donatiste. La discipline la plus rigoureuse ne saurait écarter du sein de l’Église les fourbes et les hypocrites. Il n’a pas même cru pouvoir accorder à l’Église le droit d’exercer la discipline sous une forme quelconque, et a remis à l’État le soin de veiller au maintien des bonnes mœurs.
Si l’on ne veut composer l’Église que des vrais fidèles, un grand nombre de ceux-là mêmes, qui lui appartiennent extérieurement, n’en font point partie, et l’on pourrait être dès lors en droit de donner le nom d’organisation ecclésiastique à la discipline chargée de maintenir l’ordre parmi ces membres extérieurs, puisque l’on ne peut pas même affirmer des ministres de la Parole, qu’ils sont croyants. Mais d’un autre côté, l’Église extérieure, quelque faible importance qu’on y attache, se relie par certains côtés à l’Église véritable. Les vrais croyants sont des personnages en chair et en os, bien que leur foi soit invisible ; sans cette foi des fidèles, la réunion extérieure des chrétiens n’aurait qu’une existence accidentelle et passagère, et Luther lui-même affirme que l’Église, en tant que société des croyants, n’a pas cessé d’exister depuis sa fondation jusqu’à lui. Nous devons y joindre les grâces extérieures des sacrements, que l’Église terrestre possède, et qui ne peuvent demeurer stériles, puisqu’ils procèdent de Jésus-Christ lui-même.
Somme toute, Luther, tout en établissant une ligne de démarcation profonde entre l’Église invisible et l’Église extérieure, aurait pu, et dû, considérer celle-ci comme une société prenant le christianisme pour règle de son organisation, et lui donner une constitution conforme à la Parole de Dieu, comme il l’a fait pour le culte. Mais il en serait résulté, que cette société religieuse aurait dû revêtir un caractère pédagogique et légal, ce que Luther voulait éviter à tout prix. Il avait reconnu, d’ailleurs, dès le début, combien peu il possédait le génie organisateur. Aussi, laissa-t-il cette partie importante de son œuvre inachevée, bien qu’il n’ait pas poussé les conséquences de son principe de l’Église invisible jusqu’aux limites extrêmes, que réclame la logique, limites qui excluent toute idée d’organisation ecclésiastique, tout sacerdoce particulier, et dont le dernier mot est le darbysme, et bien qu’il ait assigné aussi une importance pratique au pouvoir des clefs, et qu’il l’ait confié à l’Église extérieure et visible, convaincu que les croyants qui s’y rattachent lui imprimeraient un cachet de christianisme vivant et saint.
En considérant l’attitude que prit Luther dans cette question capitale, nous devons attacher une grande importance à l’impulsion nouvelle que Mélanchthon donna à ses principes. Pour lui sans doute, comme nous le voyons par la Confession d’Augsbourg et l’Apologie, l’Église est, à proprement parler, la société des fidèles dispersés sur la terre, unis à Christ par la communion du Saint-Esprit, et groupés autour de la Parole et des sacrements. Mais il accentue beaucoup le côté de l’Église qui se rapporte au monde, et la déclare l’Église large, à côté de l’Église des croyants. Il conquiert ainsi une base solide pour l’organisation ecclésiastique, et s’oppose formellement à ce qu’on livre tout ce qui est en dehors de l’Église invisible à l’arbitraire de l’État, ou des individus. Cette Église large se compose de ceux qui reconnaissent, au moins extérieurement et des lèvres, la puissance de la Parole et l’efficace des sacrements. Elle ne peut pas prétendre à tenir lieu de l’Église invisible, mais celle-ci est son but, son principe ; les croyants qu’elle renferme dans son sein sont, pour ainsi dire, l’âme qui lui communique la vie, et rend possible une discipline ecclésiastique, qu’exerce déjà la prédication évangélique. Mélanchthon, auquel Luther avait donné pleins pouvoirs sur ce point, possédait un talent remarquable d’administration. C’est lui qui a fondé les Églises allemandes, qui leur a donné leurs règlements, leur constitution, leur hiérarchie, depuis les plus modestes écoles, jusqu’au ministère, et qui a complété ainsi la direction que Luther avait imprimée au culte. Néanmoins, cette discipline ne s’est pas étendue jusqu’à l’organisation des paroisses. Mélanchthon, en effet, n’avait pas les instincts populaires de son illustre ami. Il a surtout envisagé l’Église comme un ensemble, et les tendances aristocratiques de son intelligence l’ont fait pencher vers l’épiscopat. On fit cependant quelques faibles tentatives dans le sens de l’organisation paroissiale, mais elles échouèrent devant le mauvais vouloir des courtisans. Seul le Danemark est entré franchement dans cette voie, mais sans réagir sur l’Allemagne. Bien au contraire, l’épiscopat y est retombé sous le joug de l’État, aussi bien que le clergé allemand, au sein duquel on avait cherché un moment à établir des consistoires composés de représentants des trois ordres, clergé, princes, et laïques.
Les principes de la réforme luthérienne, que nous venons d’analyser, ont été résumés dans la Confession d’Augsbourg, présentée par les princes protestants à l’empereur et à la diète, et dont l’Apologie forme le commentaire. Nous retrouvons le même esprit dans le grand et le petit catéchisme de Luther, et dans les articles de Smalkalde. Ces cinq écrits sont les assises de la dogmatique luthérienne. Nous voulons présenter une esquisse rapide de la Confession d’Augsbourg, qui, malgré ses tendances de conciliation et d’apologie, révèle combien le dogme évangélique de la justification par la foi était appelé à créer une dogmatique nouvelle, harmonique et puissante.
Voici le plan de cette Confession célèbre. Le centre de tout l’ouvrage est l’article IV, sur la justification par la foi. Les trois premiers articles renferment ses prémisses théologiques, anthropologiques et christologiques (De Dieu, du péché originel, du Fils de Dieu). Ce IVe article sert de point de départ à l’exposition analytique du dogme de la naissance de la foi avec ses conditions objectives, et du dogme de la durée de la foi dans l’âme ; il y est montré en outre, que la société chrétienne, ou l’Église, bien loin d’être compromise par la doctrine évangélique, trouve en elle sa force et son soutien.
Premièrement. La foi procède de l’Église, qui communique à l’âme la Parole et les sacrements, et du Saint-Esprit.
Secondement. La foi se manifeste par les fruits de l’amour (VI).
Troisièmement. Si telle est l’essence de la foi dans son origine et dans sa durée, elle conduit à l’Église, qu’elle présuppose, aussi bien qu’elle la renferme en germe. La Confession traite donc de l’Église depuis l’article VII, jusqu’à l’article XVII. La notion de l’Église est en principe la communion des saints ou croyants. Cette Église impérissable, reconnaissable à l’administration légitime de la Parole et des sacrements, conserve son unité à travers l’inégalité et l’insuffisance des traditions humaines. La réalité est (VIII) en contradiction partielle avec sa notion première, puisqu’elle fait entrer dans son sein des hypocrites et des méchants, mais ceux-ci néanmoins ne sauraient détruire l’efficace des grâces divines.
Puis la Confession expose avec détails la doctrine des sacrements, en y joignant une critique indirecte des dogmes de l’Église romaine, traite successivement du baptême, de la sainte cène, de la confession, de la pénitence, depuis l’article XI jusqu’à l’article XII, et développe à l’article XII, les rapports de la foi avec les sacrements, en opposition avec la doctrine de l’opus operatum. L’article XIV développe la notion évangélique de l’ordination, qui est pour les réformateurs la vocation régulière, la charge importante confiée à des hommes spéciaux d’administrer les sacrements, et qui préserve l’Église de l’anarchie, tout en maintenant les droits de la conscience chrétienne. Le principe de la foi règle souverainement leur liberté ou leur nécessite (XV). On doit exclure des traditions tous les enseignements contraires à la libre grâce de Dieu, ou tendant à enraciner dans les cœurs la dangereuse croyance au mérite des œuvres. L’article XVI montre combien la doctrine évangélique est favorable au gouvernement, institution divine. Il recommande au chrétien l’obéissance active, qui est un des fruits de la foi agissante par la charité. Enfin, l’article XVII traite de la glorification et du triomphe final de l’Église.
Les quatre articles suivants ont en vue de dissiper les préjugés, que l’on a voulu soulever contre la Réforme. Ils nient (XVIII) que les chrétiens évangéliques suppriment le libre arbitre, dont ils reconnaissent les droits absolus dans les divers domaines de la justice civile (XIX), qu’ils fassent Dieu auteur du mal (XX), qu’ils combattent les bonnes œuvres, et méprisent la loi (XXI), qu’ils méconnaissent les mérites des saints, et les outragent. L’article XXII amène, par une transition logique, le débat sur les abus rejetés par les réformateurs. Sept points sont successivement débattus : le refus de la coupe aux communiants laïques, le célibat des prêtres, le sacrifice de la messe, la confession auriculaire, les lois sur les aliments, les vœux monastiques, enfin les empiétements du pouvoir épiscopal et de la papauté sur les droits sacrés de l’Évangile et de l’État.