On comprend que la religion chrétienne, telle que nous venons de la décrire, soit la religion consolatrice par excellence, la seule, en définitive, qui possède cette vertu. En effet, les consolations de l’Evangile sont si réelles, si précieuses, si évidentes que le monde lui-même essaie de se les approprier en appelant l’Etre suprême le « bon Dieu. » Cette qualification de bon, appliquée au Maître invisible et souverain dont la seule pensée provoque le trouble et le malaise dans la conscience, n’est pas naturelle aux hommes. Si Platon, philosophe croyant, y est arrivé à force de recueillement et de génie, elle paraît fort étrange, pour ne pas dire déplacée, dans la bouche des masses qui n’adorent que leurs passions. C’est assurément à l’influence du christianisme qu’elles sont redevables de ce « bon Dieu, » que Béranger, le poète populaire, a célébré dans ses chansons :
Il est un Dieu devant qui je m’incline,
Pauvre et content, sans lui demander rien.
Mais ce « Dieu des bonnes gens » n’en vaut pas mieux » pour cela. Comment y voir autre chose qu’une irréligieuse et banale contrefaçon ? Il ne possède ni la toute-puissance ni la sainteté ; il n’est ni moral ni infini, et ce sont là pourtant les deux attributs essentiels du vrai Dieu. Quant au péché, il ne le hait pas, il l’ignore ; il n’y regarde pas de si près ! Ses adeptes, se croyant placés sur la terre pour jouir de la vie au gré de leurs penchants, n’ont aucune idée de la haute destination à laquelle tous les êtres libres sont appelés. Quelles consolations ce dieu-là leur apporte-t-il aux heures de douleur et d’infortune ? Pourquoi permet-il les maux effroyables qu’endure le genre humain ? Hélas ! il n’en peut mais, il les déplore sans doute, mais il ne saurait les empêcher, il ne peut rien sur la matière. Au fond, ce n’est pas lui qui règne, il n’est qu’un dieu secondaire ; la divinité suprême qui domine tout, c’est le Destin, le fatum antique.
Le vulgaire « bon Dieu » nous ramène au paganisme, avec cette différence que, chez les païens, les dieux sont des êtres redoutables, plutôt malfaisants, tandis que le dieu des mondains modernes est surtout « bon enfant. » Ils ont emprunté à l’Evangile une étiquette propre à endormir leur conscience et ils ont lâché tout le reste ; ce qu’ils demandent à leur dieu, c’est de les laisser tranquilles, de se faire oublier sans que nul en pâtisse : c’est un dieu inoffensif, ce mot explique sa vogue. C’est très bien quand on nage en pleine prospérité, mais quand survient la maladie, le deuil, la mort ? Alors les murmures montent du cœur aux lèvres, la souffrance produit l’irritation et l’amertume, le bon Dieu a disparu : il a fait place au « grand Egoïste » dont nous sommes les jouets et d’où vient tout le mal, au dieu jaloux et cruel du pessimisme.
Les consolations de l’Evangile ne sont accessibles qu’aux vrais chrétiens, car l’Evangile n’est pas une religion de mensonge. C’est par la voie du renoncement à soi-même et de la conversion qu’on se met au bénéfice de l’œuvre du Christ et de ses heureuses conséquences.
Il est des temps où le mondain se suffit à lui-même ; tel n’est pas le cas du chrétien. Il a des souffrances qui lui sont propres, parce qu’elles naissent de sa foi elle-même et sont d’autant plus réelles qu’elle est plus vivante. D’abord, la I lutte contre le péché. A mesure qu’il avance, il devient plus sévère envers lui-même et plus perspicace ; il découvre en lui beaucoup de mal qu’il ne soupçonnait pas, et ses défaillances sont souvent pour lui un sujet de douleur ; mille choses que le monde traite de peccadilles, petites infidélités, légers mensonges, médisances, mouvements d’orgueil ou d’envie, de jalousie, de rancune ou de colère, il se les reproche comme des transgressions qui le rendent indigne de Dieu. Et ce n’est que justice : appelé à la perfection, il doit rougir de ses moindres fautes ; enfant de Dieu, il faut qu’il ressemble à son Père.
Puis, tout cela est folie aux yeux du monde : nouvelle cause de souffrances pour le chrétien, j’entends le chrétien authentique ! Il ne peut renfermer sa foi en lui-même ; non seulement ce serait une infidélité, mais il le voudrait qu’il ne le pourrait pas ; même sans paroles, sa vie intérieure se trahira par toute sa manière d’être au regard de ceux qui l’entourent, en particulier des membres de sa famille. Il est impossible, dès lors, qu’il ne survienne pas des modifications dans ses rapports avec eux, pénibles ou heureuses selon les cas. Plus sa foi sera franche et virile, plus elle sera répulsive pour les uns, attractive pour les autres, et peut-être, selon le mol du Christ, la famille sera-t-elle divisée : « Ils seront trois contre deux et deux contre trois. » Il y aura des conflits, des froissements, des persécutions, non pas violentes à l’ordinaire, mais de ces coups d’épingle qui, répétés sans cesse et multipliés par un fanatisme ingénieux, finissent par rendre intenable la position la plus fortunée en apparence. Dans les milieux cultivés eux-mêmes, « bien élevés, » comme on les appelle, la haine religieuse exerce parfois, sous des formes froides et polies, un raffinement de cruauté dont on n’a pas d’idée. Ne nous berçons pas d’illusions, même charitables. Dans les pays « chrétiens » pas plus qu’ailleurs, il n’y a d’accord possible « entre Christ et Bélial. » Ceux qui s’écrient : « Toutes les religions sont bonnes ! » font toujours la réserve mentale : « Pas trop n’en faut ! » et souvent ils sont les premiers à montrer de l’intolérance à quiconque s’avise de prendre la religion au sérieux. On peut avoir la bouche pleine des grands mots de liberté, égalité, fraternité ! et le cœur plein d’étroitesse. Que dis-je ? Une telle union du « latitudinarisme » et de l’esprit autoritaire n’est pas même une mésalliance ; elle s’explique trop bien psychologiquement. Nous en avons un exemple célèbre et instructif en la personne de J.-J. Rousseau, qui cherche même à la justifier théoriquement dans son apologie de la religion naturelle. Il déclare qu’en fin de compte « toutes les religions sont bonnes » dans leur milieu, et il les loue de « prescrire dans chaque pays une manière uniforme d’honorer Dieu par un culte public. » En d’autres termes, il n’est pas permis de changer de religion ! « C’est, dit-il, une inexcusable présomption de professer une autre religion que celle où l’on est néa. »
a – Profession de foi du vicaire savoyard.
Ce point de vue, plus commun qu’on ne pense, est exactement celui du paganisme antique, celui qui dominait encore du temps des Césars. Tous les cultes nationaux étaient tolérés, tous les faux dieux réunis dans le même panthéon : seule, la religion qui se savait en possession de la vérité éternelle, la religion destinée à sauver le monde et qui ne pouvait sans suicide consentir jamais à être immobilisée et bâillonnée, fut mise hors la loi et violemment persécutée. Après tout, c’est logique, et l’Eglise doit toujours s’y attendre : « L’amour du monde est inimitié contre Dieu. »
Ajoutez, enfin, que les croyants ne sont pas plus que d’autres à l’abri des accidents et des afflictions qui sont le lot de tous ici-bas. Il n’est point rare, j’en conviens, que Dieu réserve à ses enfants de merveilleuses délivrances, inattendues ou implorées. Directions providentielles, exaucements de prières, la vie des chrétiens en est semée à proportion de leur foi. Mais on ne peut guère en tirer argument contre les sceptiques. Ces interventions célestes échappent aux regards de la foule et n’ont de valeur que pour ceux qui en sont les objets. Elles se passent en famille, pour ainsi dire, et n’empêchent nullement que les fidèles ne soient assimilés aux autres hommes dans le cours habituel des choses. Combien d’entre eux, sauvés comme par miracle en mainte occasion, ont péri plus tard de mort accidentelle ou succombé à leurs ennemis ! Saint Pierre, libéré de la prison de Jérusalem et arraché au supplice par la main d’un ange (Actes 12.), n’a-t-il pas achevé sa carrière en martyr, ainsi que tant d’autres témoins de la foi ?
« Tout arrive également à tous, disait déjà l’Ecclésiaste (Ecclésiaste 9.2) ; un même sort atteint le juste et le méchant. » Ne soyons pas surpris de cette anomalie qu’il signalait comme un grand mal. Il serait par trop commode, en vérité, que l’adhésion au christianisme fût une source directe de bénédictions temporelles, un moyen infaillible d’éviter les malheurs de l’existence. L’Evangile perdrait aussitôt sa vertu régénératrice ; on deviendrait pieux par calcul, chrétien par intérêt ; on entrerait dans l’Eglise comme dans une société d’assurance mutuelle, et la conversion serait une « excellente affaire » au point de vue commercial. Dieu, dans sa sagesse, n’a pas voulu qu’il en fût ainsi, afin de laisser au salut son caractère moral et à la solidarité naturelle qui nous lie à nos frères en la chair toute sa réalité et sa bienfaisante rigueur.
Donc, la foi du chrétien n’est pas un talisman magique le préservant de la grêle ou de la foudre, des infirmités, des revers, des maladies, de la pauvreté, des chagrins de tout genre et enfin des ravages de la mort. Le Christ n’a jamais promis à ses disciples une vie facile, exempte de maux et de tourments. Au contraire, il leur a dit : « Vous aurez de l’angoisse au monde » (Jean 16.33) ; et, en somme, l’impression des fidèles de tous les temps est qu’ils ont à endurer plus de souffrances que les autres hommes. Le psalmiste Asaph, après Job, en avait été si frappé, scandalisé même, qu’il avait failli en perdre la foi. Le Psaume 73 roule en entier sur ce sujet :
« Le pied m’a presque manqué et mes pas ont failli glisser, car j’ai porté envie aux insensés, en voyant la prospérité des méchants. Rien ne les tourmente jusqu’à leur mort… Toujours heureux, ils accroissent leurs richesses. C’est donc en vain que j’ai purifié mon cœur, car chaque jour je suis frappé !… Mais si je disais : Je veux parler comme eux ! voici je trahirais la race de tes enfants.
Le même phénomène se remarque et s’accentue encore sous la nouvelle Alliance. L’apôtre le déclare en termes formels aux Eglises qu’il a fondées : « C’est par beaucoup d’afflictions qu’il nous faut entrer dans le royaume de Dieu. » (Actes 16.22)
Et pourtant l’Eglise existe et se perpétue ! Les chrétiens sont-ils donc des êtres impassibles ? ont-ils des cœurs de pierre pour supporter une telle existence, que la loi naturelle et la loi du Christ chargent d’un double fardeau ? Le grand Corneille les a dépeints à peu près sous ce jour-là dans son Polyeucte, mais la note est forcée, ce n’est pas un tableau d’après nature, sauf aux époques d’exaltation fiévreuse qui sont en dehors de la règle. Le poète, d’ailleurs, a fait pour le chrétien ce qu’il a fait pour l’homme, pour le patriote romain dans sa tragédie d’Horace. Et il le pouvait plus légitimement ici que là. Son tort est d’avoir appliqué la même mesure à des sujets tout différents et de les avoir taillés tous deux dans le granit. Non, ces héros supra-naturels ne sont pas dans l’esprit du christianisme, qui a voulu rétablir pleinement la nature humaine et lui rendre tous ses droits, en la dépouillant d’une seule chose, le péché.
L’Evangile ne connaît pas la froideur calculée, la raideur marmoréenne des Stoïciens et des Peaux-Rouges, cette sérénité de commande, superbe à voir et qui peut avoir sa grandeur quand on souffre soi-même, — elle est alors un triomphe de l’esprit sur la chair, — mais dont le vrai nom est la dureté, fruit de l’orgueil et de la morgue. Loin d’endurcir le cœur, le premier effet de l’Evangile est de l’amollir, de le briser au pied de la croix, de fondre sa glace aux doux rayons de l’amour divin, et par là même de faire couler plus abondantes les larmes de la sympathie. Le christianisme a attendri l’âme humaine, — on lui en a fait un crime ! — il a développé la puissance affective, non seulement chez ses adhérents formels, mais d’une manière générale chez les groupes sociaux qui ont subi son influence ; il a augmenté la sensibilité et fait vibrer chez l’homme des cordes nouvelles, d’une délicatesse presque maladive ou qui le devient aisément, chez ceux-là du moins qui, rejetant ce qu’il a de tonique, ne goûtent son divin breuvage que pour en prendre le miel. La chrétienté du dix-neuvième siècle n’a-t-elle pas connu le romantisme en littérature et le pessimisme en philosophie ?
Le chrétien, au moins dans la règle, a donc des attache plus vives et plus profondes que dans son état naturel, et quand les déchirements se produisent, il en est plus affecté que personne.
Mais, voici le beau côté de la médaille ! L’Evangile est une source inépuisable de consolation et d’espérance. Il y a pour le fidèle des compensations infinies dans la joyeuse assurance qu’il possède du pardon de Dieu et de son amour. Il trouve déjà une grande douceur, un réel soulagement dans la pensée que son Maître a vécu ici-bas dans des conditions semblables aux siennes, qu’il a été sujet aux mêmes infirmités et aux mêmes combats, qu’il a souffert comme nous, avant nous, plus que nous, « lui, juste, pour nous injustes ; » qu’il a lutté au désert, pleuré sur le tombeau de Lazare, subi en Gethsémané et sur la croix de mortelles angoisses :
Le premier, sur lui-même,
Il a chargé la croix ;
Après lui, puisqu’il m’aime,
Dois-je en craindre le poids ?
En second lieu, pour le chrétien, la souffrance a changé de caractère. Il ne voit plus en elle un signe néfaste, une preuve de la malédiction divine ; elle n’allume plus dans son âme le feu brûlant du remords, ni, ce qui est pire, la flamme infernale d’une rage impuissante ; il ne l’attribue pas davantage à une fatalité aveugle dont il faut subir passivement les coups en s’armant contre soi-même et contre la pitié maladroite des autres d’un masque d’indifférence qui ne peut tromper personne. C’est bien son Dieu qu’il considère comme le suprême Dispensateur de toutes choses, qui fixe à chacun son lot, comme « Celui qui abaisse et élève, qui enrichit et appauvrit, qui fait descendre au sépulcre et en fait remonter. » (1 Samuel 2.) Mais les maux que le fidèle endure, il les reçoit comme de la main d’un Père, qui le « châtie par amour. » Et si d’autres hommes, « plus implacables envers eux-mêmes que Dieu ne peut l’être » (Vinet), se livrent volontairement aux plus cruelles pénitences pour gagner ses faveurs, combien plus acceptera-t-il ce que Dieu lui envoie, maintenant qu’il est sûr d’être son enfant, que dis-je ? son « héritier ! » (Romains 8.17)
Voilà pourquoi la souffrance n’est plus pour lui un mystère troublant, une pierre d’achoppement qui révolte son cœur et sa raison. Il est initié aux secrets du gouvernement divin et s’efforce, par la foi, de s’associer aux intentions de la Providence, d’entrer dans sa pensée. Il sait que, pour le sauver, « Dieu n’a point épargné son propre Fils ; » comment, avec ce don ineffable, ne lui donnerait-il pas tout ce qui est vraiment avantageux pour son bonheur ? Il sait donc, à n’en pas douter, que son Père céleste « fait concourir toutes choses ensemble pour son vrai bien. » Il ne comprend pas toujours comment ; il ne voit pas toujours la relation entre son vrai bien et le mal dont il souffre ; il se pose souvent la question : « Pourquoi ?… quelle nécessité y avait-il à cette douleur, à cette déception, à ce dépouillement ? » Il faut encore que, dans les circonstances particulières, il « marche par la foi et non par la vue. » Mais il n’ignore plus le but des voies de Dieu : sa sanctification et son salut. Il sait, et il apprend chaque jour davantage, que toute souffrance acceptée humblement est comme un germe béni, une semence de vie enfermée dans une enveloppe épineuse et dont il « moissonnera les fruits avec chants de triomphe. »
En d’autres termes, il n’y a plus de « malheur » pour le chrétien. Ce mot sinistre est banni de son vocabulaire. Les afflictions, pour lui, sont devenues des épreuves, mot sublime qui transforme la douleur en espérance et la tristesse en joie. « Comme l’or est éprouvé par le feu » pour être dégagé des scories, afin d’être marqué ensuite à l’effigie du souverain, le croyant, lui aussi, a une âme immortelle, métal précieux où le Roi des rois veut faire resplendir son image.
Toutefois, cette conviction ne l’empêche pas de plier sous le faix, de sentir les meurtrissures de la croix ; si la piété sanctifie ses larmes, elle ne les sèche pas, elle ne supprime pas la souffrance, mais lui ôte son amertume. Quand les anciens martyrs couraient à la mort la plus tragique comme à une fête, ils étaient soutenus par une force surnaturelle qui les rendait inaccessibles à la douleur : cet héroïsme-là n’est pas donné à tous ; Dieu le réserve, semble-t-il, pour les cas exceptionnels. En temps ordinaire, la chair frémit au contact de l’épreuve. Le chrétien est parfois l’objet de dispensations mystérieuses qui rappellent de loin le sacrifice d’Abraham, — moins la délivrance miraculeuse et instantanée, — de dispensations qui mettent d’autant plus en exercice sa foi et son obéissance que son bonheur terrestre est à jamais brisé ; mais, ô grâce divine ! c’est souvent en cas pareil qu’après un temps plus ou moins long de stupeur, suivie de recueillement, sa piété répand les plus célestes parfums et porte les plus beaux fruits d’abnégation et de charité, comme ces fleurs qui n’exhalent leurs senteurs les plus odorantes que sous la main de celui qui les froisse. Il fallait cela peut-être pour donner au fidèle l’assurance intime que « la grâce de Dieu lui suffit, » et qu’il peut dire, non moins que saint Paul : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. » N’est-ce pas à la veille de son supplice que Jésus lègue aux siens cette douce parole : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ? » Et le fidèle,
Avec amour battu, souffrant avec amour,
éprouve la réalité de cette paix « qui surpasse toute intelligence et subsiste dans les jours mauvais. »
Comment M. Brunetière a-t-il pu caractériser le chrétien évangélique en ces termes :
La préoccupation même de la foi détruit l’espérance en son cœur, et dans le naufrage de l’espérance sombre à son tour la charitéb ?
b – Après une visite au Vatican, Revue des Deux-Mondes du 1er janvier 1895.
Où a-t-il pris ses modèles, quand il a imaginé ce tableau, démenti cent fois par l’histoire ? Il a agi comme un peintre qui, ne disposant que d’une noire silhouette pour faire revivre sur la toile un homme qu’il n’a jamais connu, présumerait que l’entreprise est bien digne de son talent : quoi d’étonnant que nous ayons une caricature au lieu d’un portrait ? Il n’a vu les disciples de la Bible que de loin et de profil ; un seul trait chez eux l’a frappé, non sans lui déplaire : le sentiment du péché, le souci du salut ; et il a cru pouvoir en déduire tout le reste a priori ; mais il n’a point saisi l’ensemble de la physionomie ; l’expression du visage, c’est-à-dire l’âme, lui a totalement échappé. Ayant aperçu l’enfant prodigue dans ses haillons, courbé sous le poids de ses fautes et avouant sa misère, il a jeté sur lui un regard fugitif et dédaigneux, mais il ne l’a pas vu réhabilité, conduit en triomphe dans la salle du festin et commençant une nouvelle vie.
Pour le chrétien, au contraire, selon le mot profond de saint Paul (Romains 5.4), L’expérience produit l’espérance. De ces deux vertus, laquelle vaut le mieux ? Je ne sais ; mais, séparées l’une de l’autre, leur excellence est bien relative, et c’est la règle en ce monde. L’espérance est la force de la jeunesse, une force sans laquelle elle n’accomplirait point sa tâche ; mais, que d’éléments factices, que de côtés faibles, que d’illusions dans cette ardeur confiante ! L’expérience est la force du vieillard, mais que lui reste-t-il de ses espérances passées ? Ne se sont-elles pas dissipées l’une après l’autre, à mesure qu’il acquérait la connaissance de la vie ? L’existence terrestre a pour emblème le mélancolique tableau des Illusions perdues. Or, dans la vie du chrétien, on constate le phénomène inverse : l’espérance grandit avec les années, parce qu’elle est fondée sur l’expérience croissante de la grâce de Dieu. Ce sont les vétérans de la foi qui sont les vrais jeunes. « A mesure que l’homme extérieur diminue, l’homme intérieur est renouvelé de jour en jour. » (2 Corinthiens 4.16) Si la terre s’en va, le ciel se rapproche et le front s’illumine d’un rayon d’en haut. « Etranger et voyageur sur la terre, » le croyant marche vers sa vraie patrie, vers la « maison du Père, » où son Maître est monté en triomphateur.
Dans les religions naturelles, nous avons vu que la foi à l’immortalité ne répand que des lueurs douteuses, à peine consolantes. Pour le chrétien, le monde à venir est une glorieuse réalité. Ce n’est plus un peut-être, c’est une certitude. Il peut dire : nous savons ! « Nous savons que nous avons dans les cieux une maison éternelle, qui n’est point faite par la main des hommes. » (2 Corinthiens 5.1) Evidemment, cette certitude a sa source et sa garantie dans le fait que Jésus est sorti vainqueur du tombeau. Ce trait constitue l’immense supériorité de l’Evangile. Il ne se contente pas d’une affirmation théorique, d’une pieuse conjecture ; il nous présente un fait qui, à lui seul, dit tout : « Le Seigneur est ressuscité ! » L’Eglise s’est-elle trompée ? C’est ce que nous examinerons dans notre troisième partie. La seule chose qui nous importe à cette heure, c’est de constater à quel point la résurrection du Sauveur répond aux postulats du cœur et de la conscience. Les apôtres, et après eux l’Eglise chrétienne unanime, ont cru de toute leur âme, avec une conviction absolue et communicative, à ce miracle capital qui a brisé le cercle de fer des fatalités naturelles ; et, dès ce moment, une ère nouvelle s’est ouverte pour notre race ; l’histoire universelle a été, en quelque sorte, coupée en deux par cette date sans exemple :
Une immense espérance a traversé les cieux,
elle s’est si bien implantée ici-bas qu’on ne l’en extirpera plus.
Lorsqu’il confie à la froide terre la dépouille de ses bien-aimés, le chrétien pleure, sans doute, mais non comme « ceux qui sont sans Dieu et sans espérance au monde. » Il sait qu’il y a un rendez-vous éternel dans le bonheur et la lumière, et chante avec Vinet :
Ils ne sont pas perdus, ils nous ont devancés !
Il y a plus. Par une réaction naturelle, cette anticipation de l’immortalité bienheureuse permet au fidèle de prendre patience, de goûter sans arrière-pensée toutes les joies légitimes du présent siècle et d’accomplir vaillamment sa tâche ici-bas.
« Chose admirable ! dit Montesquieu dans son Esprit des lois, la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. »
On peut sans doute abuser des meilleures choses, même du désir d’aller au ciel. L’Eglise n’a pas toujours évité les écarts du mysticisme. Les splendeurs de l’éternité ont pu voiler à ses regards les nécessités du temps présent. Elle s’est parfois imaginé qu’elle devait s’isoler du monde, s’enfermer dans la solitude, se livrer à la contemplation et à l’extase, ne songer qu’à elle-même et à son salut, se désintéresser des choses de la terre et laisser la société aller à la dérive, en un mot, s’inspirer de la maxime : « Après nous le déluge ! » C’était méconnaître gravement la volonté formelle de son divin Chef et tromper sa légitime attente. Loin de favoriser en aucune manière cet égoïsme spirituel, il déclare à ses disciples qu’ils sont « le sel de la terre, » qu’ils doivent « faire luire leur lumière devant les hommes, » être parmi eux « comme un levain » vivifiant et « prêcher l’Evangile à toute créature. » Il dit dans sa prière sacerdotale : « Je ne te prie pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal » (Jean 17.15) ; et aux chrétiens qui s’attardent dans une dévotion stérile ou se complaisent dans la béate jouissance de leurs privilèges, il envoie ce message : « Pourquoi vous arrêtez-vous à regarder au ciel ? » (Actes 1.11)
De fait, ils sont donc appelés à vivre au milieu du monde sans être du monde. Séparés de lui intérieurement, mais non pas au dehors, unis à lui par les intérêts civils et par cette solidarité plus haute, qu’on nomme la charité, ils doivent l’imprégner de leur influence, le vaincre par la foi, faire pénétrer les principes chrétiens dans les mœurs et dans les institutions, être les initiateurs du progrès dans tous les domaines et pour la société entière un foyer de vie et de rayonnement. Et ce travail s’accomplit par leurs faibles moyens, cette œuvre de rénovation se réalise dans la mesure où ils sont eux-mêmes des disciples authentiques du Maître, nourris de ses paroles, inspirés par son Esprit, soutenus par son exemple.
La joie du salut est une force expansive. Elle renferme une vertu conquérante, capable de s’assimiler tout ce qui reste de bon, de grand, de noble, de généreux dans le monde, de féconder toutes les branches de l’activité humaine, de sanctifier toutes les relations et d’amener en pleine lumière tout ce qui vibre encore à l’unisson de la pensée de Dieu. Heureux racheté passé de la mort à la vie, comment le fidèle pourrait-il garder son bonheur pour lui-même sans l’épandre tout autour de lui, sans en faire part aux membres de sa famille, à ses voisins, à ses amis, à sa patrie, à ses ennemis mêmes, qui ne le sont plus à ses yeux, à tous ceux, enfin, pour lesquels son Sauveur est mort ? Sauvé par pure grâce, comment, au souvenir des compassions infinies qui ont fait de lui un autre homme, son cœur ne serait-il pas dilaté, élargi en faveur de ses frères et rempli de sympathie pour les déshérités, les victimes de la souffrance et du vice et tous les malheureux ? Il dirait volontiers, comme saint Paul au roi Agrippa : « Plût à Dieu que, vous tous ici présents, vous fussiez tels que je suis, hormis ces liens » (Actes 26.29), ou avec Adolphe Monod :
Que ne puis-je, ô mon Dieu, Dieu de ma délivrance !
Remplir de la louange et la terre et les cieux,
Les prendre pour témoins de ma reconnaissance,
Et dire au monde entier combien je suis heureux !
Pour consoler les autres, il faut être consolé soi-même. Il sait, d’ailleurs, qu’en s’enrôlant dans cette sainte croisade, il hâte le jour où toutes les nations se prosterneront devant le Crucifié et où « Dieu sera tout en tous. » Il sait que, bander les plaies de l’humanité, gagner les âmes à l’Evangile, concourir à la solution pacifique des questions sociales, pratiquer la bienfaisance, c’est travailler à l’établissement du royaume de Dieu sur la terre, c’est préparer le glorieux avènement du Fils de l’homme. Magnifique perspective, digne des efforts persévérants du fidèle, et bien propre à stimuler son ambition et son courage ! Il peut quelque chose, et dans la communion de ses frères il peut beaucoup, pour transformer le monde à l’image du ciel et faire de cette terre, qui fut maudite à cause du péché, un nouvel Eden, où fleurissent la justice et la paix, la vertu et la félicité, en dépit des ravages du mal !
Voilà comment le chrétien, triomphant du passé et dominant l’avenir, possède à la fois la terre et le ciel et peut jouir du présent sans arrière-pensée. Selon le mot de l’Ecriture, « toutes choses sont à lui. » (1 Corinthiens 3.23) On le plaint de mener une existence triste et austère : on devrait lui porter envie ! Loin de mépriser le monde où nous sommes, il est seul à en jouir vraiment, et cela précisément parce qu’il n’en est plus l’esclave, parce qu’il « en use comme n’en usant pas. » Il est comme l’oiseau
Qui sent plier la branche et qui chante pourtant,
Sachant qu’il a des ailes.
Que la terre, malgré ses ombres, sourit plus belle et plus aimable à celui qui la contemple des hauteurs de la foi ! Tout s’idéalise à ses yeux ; tout se colore d’un reflet de l’au-delà. Il n’est pas jusqu’à l’humble fleur de nos prairies qui ne lui parle un langage de paix, de réconciliation et d’amour. Jadis, il n’était pas en règle avec lui-même ; c’était une oscillation perpétuelle entre le désir et la crainte, entre l’avidité et le dégoût. Aujourd’hui, il est « content de l’état où il se trouve, » et les afflictions, qui ne lui arrivent peut-être pas moins nombreuses que naguère, n’ont d’autre résultat que de prêter à son bonheur je ne sais quelle saveur tonique, qui le retrempe, le fortifie et l’ennoblit, en rendant sa foi plus consciente d’elle-même, plus éprouvée et plus vaillante.
Le vrai chrétien apparaît ici-bas comme une contradiction vivante ; il est et demeure pour les gens du monde une énigme indéchiffrable. Figurez-vous un homme appelant la terre un lieu d’exil, une vallée de désolation et de larmes, et qui, cependant, trouve le moyen d’y être toujours heureux ; un homme qui, en pleine prospérité, s’humilie dans la poussière et se déclare indigne, et, au sein de l’adversité, éclate en actions de grâces et loue le Seigneur ! Il se dit tout ensemble misérable vermisseau foulé par les passants et héritier d’un trône éternel, enfant de la poudre et fils de Dieu.
De ce contraste jaillit la poésie sacrée. Le cantique, ou le psaume, qui joue un si grand rôle dans l’histoire du peuple de Dieu, en Israël d’abord et surtout dans l’Eglise, le cantique est l’expression spontanée, le langage naturel de la religion vivante qui a trouvé son objet. Le chrétien et le mondain ont tous deux une voix pour traduire ce qu’ils sentent ; mais, rien qu’à leur accent, on reconnaît ce qu’ils sont. Ils chantent l’un et l’autre, chacun à sa manière ; et ce qui fait la différence entre eux, si la métaphore nous est permise, c’est que le mondain chante faux, tandis que le chrétien chante juste. Le rire selon le monde trahit la tristesse du cœur ; il faut au mondain des dissipations pour apaiser le trouble de sa conscience, comme il lui faut des jeûnes et des pénitences pour expier ses orgies. Il ne chante que pour s’empêcher de gémir ; il n’entonne ses bruyants refrains que pour étouffer les sanglots qui font haleter sa poitrine, et il ne réussit même pas à cacher le vide de son âme : il y a quelque chose de contraint et de lugubre dans les accents de sa gaieté. Ce sont deux notes criardes, deux tons différents dont la rencontre produit un fausset qui fait mal à entendre, une dissonance aiguë qui déchire le cœur. Nous lisons ce qui suit dans une correspondance parisienne datée du 1er septembre 1895 :
« Un homme de théâtre, répandu et connu,… vient de se suicider d’une façon tout à fait imprévue, si on ne savait que nos joyeux vaudevillistes nous ont habitués à ces fins douloureuses… Est-ce donc une si pénible vie que d’amuser les autres ? Et ceux qui nous font rire sont-ils les plus pessimistes ? Il faut le croire… En voilà deux, en un an, qui se tuent dans un accès de désespoir, après de longues mélancolies. »
Le chrétien, lui, chante aussi deux notes bien distinctes, mais qui ne font contraste l’une avec l’autre que pour mettre en évidence leur intime harmonie et pour se fondre dans un accord parfait. L’une, note profonde, grave et solennelle, c’est l’écho du passé, la voix de l’exil, la note de l’humiliation et de la souffrance ; l’autre, qui s’élance joyeuse, vibrante et sonore, c’est la voix de l’avenir, la note de l’espérance, l’écho du céleste séjour : c’est le prélude de l’éternel Alléluia.
Ainsi se trouve justifié cet aveu remarquable de Taine, que les libres penseurs ont eu quelque peine à lui pardonner :
Le christianisme est encore, pour 400 millions de créatures, la grande paire d’ailes indispensable pour soulever l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés, pour le conduire, à travers la patience, la résignation et l’espoir, jusqu’au dévouement et au sacrifice… Chaque fois que ces ailes défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent, l’égoïsme calculateur et brutal reprend l’ascendant, la cruauté et la sensualité s’étalent, la société devient un coupe-gorge et un mauvais lieu… Il n’y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale, et le vieil Evangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore le meilleur auxiliaire de l’instinct social. »
« Hélas ! Taine a raison, soupirent plusieurs de nos contemporains ; il serait fort à désirer que le christianisme fût vrai, malheureusement il n’est qu’un beau rêve, incompatible avec la pensée moderne. Qu’on nous montre son accord avec l’esprit philosophique et la science de notre temps, et nous croirons ! » Dieu le veuille !