D’après l’ordre des écrits du N.T. le plus généralement admis, les évangiles sont en tête. Cet arrangement ne provient pas de l’idée qu’ils aient été composés avant les autres livres du Canon, – telle n’était certainement pas l’opinion des Pères, – mais simplement de l’importance fondamentale qu’a la personne de Jésus-Christ dans la religion dont le N.T. est le document. Ἀπαρχὴ τῶν πασῶν γραφῶν τὰ εὑαγγέλια, disait Origène ; et Paul, après avoir appelé les apôtres le fondement de l’Église, ajoutait aussitôt : « Jésus-Christ étant la pierre de l’angle, » en quelque sorte le point d’appui des deux côtés de l’assise fondamentale de l’édifice (Éphésiens 2.20). Les évangiles forment la base naturelle du N.T., comme l’Apocalypse en est devenue naturellement le couronnement. Il n’y a que quelques exceptions sans valeur à cette première place donnée aux évangiles. Quelques minuscules les placent après les Actes et les épîtres ; d’autres à la suite des Actes et des épîtres catholiques seulement ; d’autres même à la suite de l’Apocalypse. La seule exception de quelque importance apparente est celle de Chrysostome qui suit cet ordre dans la Synopsis : épîtres de Paul, évangiles, Actes et épîtres catholiques. Il me paraît évident que, travaillant en exégète, il a tenu à conserver dans cette énumération l’ordre historique de la composition de ces écrits et qu’on ne peut tirer de là aucune conclusion sur le Canon de son église.
L’ordre des évangiles entre eux offre des différences plus compliquées. Il se présente sous neuf formes. L’ordre qui est de beaucoup le plus généralement admis, et cela dès les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, est le suivant :
1°) Matthieu, Marc, Luc, Jean. – Cet ordre se trouve dans le Fragment de Muratori (170), chez Irénée (180), Origène (du moins d’après Eusèbe, H. E. VI, 25), Grégoire de Naziance, Athanase, dans les catalogues des conciles de Laodicée (vers 863) et de Carthage (397 et 419), dans les plus anciens majuscules grecs B א A G (IVe et Ve siècles), chez Augustin, beaucoup d’autres Pères et enfin Jérôme, qui l’a introduit dans la Vulgate, d’où il a passé dans nos traductions modernes et même dans les éditions grecques du N.T. Cet ordre a-t-il été déterminé, comme paraît le dire Origène et comme le pense Tischendorf, par la date que l’on attribuait à la composition de ces quatre écrits ? Mais l’ordre historique, comme nous venons de le voir, n’a point présidé à l’arrangement général des livres du Canon ; il est également étranger à l’arrangement des épîtres de Paul ; enfin il est différent de celui qu’indiquait la tradition des anciens presbytres rapportée par Clément d’Alexandrie, d’après laquelle la composition de Matthieu et de Luc aurait précédé celle de Marc. Je pense que cet ordre si ancien et si constant a été dicté par des raisons de nature plus pratique. Si Matthieu est presque partout en tête, c’est qu’on y a vu la transition naturelle de l’Ancien Testament au Nouveau, et qu’il forme ainsi l’ouverture normale de ce dernier. Une fois Matthieu placé en tête, Marc et Luc le suivaient naturellement, comme ayant en général la même marche, appartenant pour la forme à un genre tout semblable et étant en quelque sorte ses deux compléments. Jean, qui forme un genre à part, se trouvait ainsi rejeté à la fin ; il devenait en même temps le pendant apostolique du premier évangile. On peut dire que Matthieu représentait le degré qui devait conduire les Juifs du sol de l’ancienne révélation à l’étage supérieur de la nouvelle, étage que Marc et Luc élargissaient de manière à y faire entrer les païens, Jean formant un degré plus élevé encore et comme la terrasse découverte, d’où, le regard embrasse tout l’horizon terrestre et céleste. Ou bien, si cette explication paraît recherchée, l’on peut dire plus simplement, avec un écrivain du IXe siècle, Druthmar, cité par Credner : « En tête, un apôtre ; à la fin, l’autre apôtre ; entre deux, ceux qui doivent tirer d’eux leur autorité » (p. 393).
Les variations qu’a subies cet ordre portent principalement sur la place donnée à Jean, puis secondairement sur la position respective de Luc et de Marc. Jean passe de la quatrième place soit à la troisième, soit à la seconde, soit même à la première. Quant à Luc et Marc, Luc est souvent placé le premier des deux, sans doute comme le plus considérable ; mais parfois aussi le second, peut-être pour le rapprocher des Actes.
Entre les ordres qui diffèrent du précédent, nous plaçons en premier celui qui s’en rapproche le plus en ce que Jean y occupe aussi la quatrième place ; Luc est seulement ici placé avant Marc.
2°) Matthieu, Luc, Marc, Jean. – Cet ordre ne se trouve que chez Ambrosiaster (le diacre romain Hilaire, au IVe siècle), le commentateur des épîtres de saint Paul.
Dans l’ordre suivant, le troisième rang est assigné à Jean :
3°) Matthieu, Marc, Jean, Luc. – Chaque apôtre est ainsi accompagné d’un aide apostolique. Cet ordre se trouve dans ce passage (exceptionnel) d’Origène (Hom. I in Lucam) : Matthæus quippe et Marcus et Johannes et Lucas scripserunt evangelia ; puis dans le manuscrit de la traduction syriaque (450-480) publiée par Cureton ; enfin, à l’autre bout de l’Église, dans le catalogue africain (360) publié par Mommsen et dans la version latine du Commentaire de Théophile.
Jean occupe la seconde place dans les deux arrangements suivants par lesquels on a sans doute eu à cœur de placer en tête les écrits des deux apôtres, en conservant à Matthieu la première place.
4°) Matthieu, Jean, Marc, Luc ; – ainsi dans la stichométrie du Cod. Claromontanus (VIe siècle) et dans un Ms. grec du IXe siècle (probablement copié d’un Ms. du IVe).i
i – Druthmar, qui venait d'indiquer comme l'ordre connu Matthieu, Marc, Luc, Jean, raconte qu'ayant trouvé ce Ms. grec, que l'on disait être celui d'Hilaire, il demanda à un savant grec d'où venait cet ordre, et que celui-ci lui répondit : C'est comme font les bons laboureurs ; ils attellent en tête les bœufs qu'ils estiment les plus forts.
5°) Matthieu, Jean, Luc, Marc. – C’est l’ordre du Cod. Cantabrigiensis et de plusieurs Mss. de l’Itala (a, b, f, ff, n, o) ; il se trouve aussi dans la traduction gothique, dans quelques Mss. de la Peschito et chez Ambroise (voir Zahn, II, p. 371).
Enfin dans les quatre ordres suivants Jean occupe la première place :
6°) Jean, Matthieu, Marc, Luc. – D’après Zahn, c’était là l’ordre le plus ancien dans l’église d’Egypte ; il se trouve dans deux vocabulaires, l’un de la Haute, l’autre de la Basse-Egypte ; Zahn (II, p. 371 et suiv.) incline à attribuer cet ordre au recueil d’Origènej.
j – Volkmar attribue également cet ordre à Tertullien parce qu'il dit. (Adv. Marc. IV, 2) : Fidem ex apostolis Johannes et Matthæus insinuant, ex apostolicis Lucas et Marcus instaurant. Mais cette parole ne prouve rien quant à un ordre canonique quelconque.
7°) Jean, Matthieu, Luc, Marc. – Ordre qui se trouve dans Chrysostome et dans un Ms. latin du XVe siècle.
8°) Jean, Luc, Marc, Matthieu. – C’était probablement là le vrai ordre du Cod. X (Xe siècle) et celui du très ancien Cod. latin (k) de Bobbio, qui ne contient que des fragments de Marc et de Matthieuk.
k – Volkmar a cru que ces fragments formaient le commencement du manuscrit et a trouvé là un précédent intéressant en faveur de l'hypothèse de la priorité de Marc. Mais il ressort de l'étude plus exacte faite par Zahn que les évangiles de Jean et de Luc étaient placés avant ces fragments au lieu de les suivre, comme le croyait Volkmar.
9°) On trouve encore : Jean, Luc, Matthieu, Marc, dans les Mss. 90 et 399.
C’est un fait que Marc et Luc ne sont en tête dans aucun document et que Matthieu et Jean sont assez volontiers placés l’un en tête, l’autre à la fin, selon l’explication donnée par Druthmar.
L’ordre indiqué en premier lieu est si constant et si général que l’on est porté à se demander si ce n’est pas celui qui fut adopté dès l’abord par ceux qui formèrent le recueil des quatre évangiles. C’est l’opinion de Credner qui dit (p. 92) : « Simultanément avec l’admission des quatre évangiles, et de ces quatre seuls, a été aussi fixé dès le premier moment l’ordre de ces livres dans la collection canonique. » On trouvera dans l’appendice à la fin de ce chapitre d’antiques récits qui affirment comme un fait cette manière de voir.l
Quant aux ordres si nombreux, différents de cet ordre le plus général et le plus ancien, ils s’expliquent aisément par le fait qu’après la formation du recueil dans lequel les quatre évangiles furent pour la première fois réunis, ces écrits continuèrent à se répandre tous quatre isolément dans les églises et purent ainsi se trouver différemment placés dans les recueils destinés à la lecture publique.
l – A consulter surtout sur ce sujet Credner, Gesch. des n. t. K., publié par Volkmar, 1860 ; Zahn, Gesch. des n. t. K. II, p. 367 à 372 ; Gregory, Prolégomènes de la 8° éd. de Tischendorf, p. 137-138.