Le salut vient des Juifs.(Jean 4.22)
Tout l’orgueil de la sagesse moderne peut se résumer en un mot ; et ce mot, bien différent de celui que je propose à votre méditation, est celui-ci : Le salut de l’humanité vient de l’humanité. On aime à se persuader, et l’on réussit à croire, à force de le répéter, que l’humanité tire tout de son propre fonds. De tout temps on l’a dit, mais on ne l’a pas toujours dit dans le même sens. L’humanité, autrefois, c’était chaque homme pris individuellement ; chaque homme, par sa propre force et par son développement spontané, faisait lui-même son salut, ou, pour nous exprimer d’une manière encore plus conforme à l’orgueil humain, chaque homme pourvoyait à sa propre destinée, et s’assurait, dans ce monde et dans l’autre (au cas qu’il y ait un autre monde), la plus grande somme possible de félicité. Comment, de toutes ces tentatives individuelles et indépendantes, pouvait résulter le salut collectif de l’humanité, l’accomplissement de ses destinées sur la terre, la réalisation même de l’idée d’humanité, c’est ce que l’on ne disait pas, et ce qu’on ne s’expliquait point. Le fait est qu’on n’y pensait guère. C’est bien tard, et sous des influences dont nous aurons à parler, que s’est formée la grande idée, si répandue aujourd’hui, de l’humanité considérée comme une personne ou du moins comme une société. L’idée même, le mot d’humanité existait à peine ; c’est à peine si l’on parlait du genre humain ; il ne faut donc pas s’imaginer qu’il pût être question de l’avenir, de la destinée, encore moins du salut de l’humanité.
Toutefois, en aucun temps, et moins encore autrefois qu’aujourd’hui, l’homme n’a pu se renfermer dans l’individualité. Ni les faits ne le lui permettaient, ni ses forces n’y suffisaient en aucun cas ; car l’homme vient au monde sous la loi de la solidarité, et la société est à l’homme ce que le sol est à la plante. Il y a plus : l’idée d’individualité, dans ce qu’elle a de moral et de sublime, était depuis longtemps au-dessus de sa portée. S’il ne concevait pas l’humanité, qui fait de tous les êtres humains un tout, une unité, et pour ainsi dire une personne, il n’était pas plus en état de concevoir l’individualité, en vertu de laquelle chacun s’appartient à soi-même, est une personne véritable, et ressortit à Dieu immédiatement ; c’est-à-dire qu’il était également incapable de deux idées opposées, ou, pour parler plus exactement, incapable de réunir par la pensée les deux termes d’une seule et même idée, qui est celle de l’homme, idée qui n’est complète et même qui n’est juste qu’autant qu’elle embrasse et réunit les deux notions d’individualité et d’humanité. C’est dans l’entre-deux, sinon au milieu de ces deux pôles, que l’esprit humain chercha et, l’on peut même dire, trouva un point d’arrêt. Dans la double impossibilité d’être vraiment soi-même, et de s’unir de pensée et de cœur à l’humanité entière, la nationalité vint à son aide ; la nationalité, idée vraie en tant qu’elle n’est pas exclusive, idée juste et bienfaisante quand nous la plaçons dans la ligne même qui réunit et fait aboutir l’une à l’autre les deux idées d’individualité et d’humanité. Mais non, la nationalité fut la négation de l’une et de l’autre. La première, l’individualité, vint s’y absorber, ou du moins s’y amortir ; elle y perdit aussitôt son plus beau caractère et son application la plus excellente : je veux dire la religion personnelle, la communication immédiate avec Dieu, la liberté intérieure de la conscience et de la pensée, parce que la nationalité, procédant par voie d’expropriation pour cause d’utilité publique, déclara bien national et fondit dans la communauté la religion des individus ; si bien qu’il ne resta de l’individualité humaine, comme résidu impur, comme lie grossière, que l’égoïsme. Pour ce qui est de l’idée d’humanité, ancienne comme celle de l’individualité, et née, on peut le dire, le même jour que l’homme, elle était déjà presque entièrement effacée, et ce que fit la nationalité, cet égoïsme collectif, cette personnalité à mille têtes, ce fut d’en faire disparaître jusqu’aux moindres vestiges et jusqu’au dernier souvenir.
J’ose réclamer toute votre attention pour ce fait important qui domine toute l’histoire, ou plutôt dont les manifestations successives composent toute l’histoire. Ce qu’on appelle l’histoire n’est, en effet, au point de vue purement humain, que la chronique des nationalités. Et maintenant ce fait, vrai et légitime dans sa juste mesure, faux et funeste dans son exagération, comment est-ce que Dieu l’a traité ? Dieu l’a-t-il repoussé, désavoué à cause de l’abus ? Non, Dieu l’a accepté, il l’a consacré, mais en le rectifiant, et il en a tiré le plus grand parti ; car il l’a fait servir, chose admirable ! à la restauration des deux idées dont la conciliation et l’harmonie constituent la vraie notion de l’homme et la vérité de l’existence humaine. Dieu a fait servir la nationalité au triomphe double et simultané du principe de l’individualité et du principe de l’humanité.
Il est impossible qu’un chrétien ne consente pas à ce que nous disons, lorsque, avec nous, il jette les yeux sur cette parole du Christ : Le salut vient des Juifs. Mais je ne puis répéter cette parole du Maître, sans penser tout aussitôt à l’impression qu’elle doit produire sur quiconque n’est pas chrétien. Permettez-moi de m’y arrêter un instant. Je laisserai volontiers ce qu’a d’étrange et de choquant pour une oreille non chrétienne le mot de salut. Tout le monde veut être heureux, nul ne veut être sauvé. Et encore nous passerait-on le mot, si nous consentions à lui donner un sens purement temporel, et s’il désignait, dans notre pensée, le triomphe, douloureusement obtenu, chèrement payé, de l’être humain sur tout ce que la création renferme d’éléments hostiles à son bonheur. Eh bien, pour le moment, qu’il en soit ainsi ! Mais quel scandale de s’entendre déclarer que le salut, quelle qu’en soit la nature, vient des Juifs ! Quelques-uns, qu’on n’étonnerait point en leur disant que le salut vient des Français, et qui peut-être, en des termes différents, l’ont déclaré mille fois, s’indignent qu’on donne pour origine au bonheur du monde un malheureux peuple, courbé depuis des milliers d’années sous le poids d’un mépris universel. Mais d’autres, et c’est probablement le plus grand nombre, s’étonnent simplement qu’on prétende faire d’un peuple particulier le dépositaire et pour ainsi dire le dispensateur de la commune félicité. Chaque peuple, au moins chacun des grands peuples, se décernerait volontiers le titre emphatique d’empire du milieu ; mais chacun le refuse obstinément à tous les autres. On ne veut avoir pour sauveur ni un individu, ni une nation. Tous les individus, dit-on, sont solidaires entre eux, toutes les nations sont solidaires entre elles. Il n’y a qu’une personnalité véritable, il n’y a qu’une pensée, c’est celle de tout le monde à la fois, sans distinguer personne dans l’ensemble. Les personnalités, individuelles ou nationales, ne sont que comme ces rides innombrables et passagères sur la surface de l’Océan remué dans ses profondeurs. Ce ne sont pas elles qui agitent sa masse, c’est lui qui les produit par son agitation. L’auteur du salut de l’humanité, c’est l’humanité elle-même, rien de plus et rien de moins que toute l’humanité. On ne l’a pourtant pas, ce me semble, convoquée pour en délibérer. Les nations, jusqu’ici, ont travaillé isolément, sans se concerter, sans se connaître, et chacune pour soi. Il y a bien une convocation, j’en suis persuadé, il y a une assemblée des peuples[a] mais silencieuse, mystérieuse et providentielle. Si, quelque jour, nous parvenons à nous concerter d’un bout du monde à l’autre, ce sera sans l’avoir voulu, sans l’avoir prévu. Nous ne nous assemblons point, on nous assemble ; l’humanité, dont nous voudrions dès à présent raconter les exploits, en est encore à se créer lentement ; elle se forme peu à peu, comme un fruit béni, dans les entrailles de la divine miséricorde. Nous assistons à sa naissance ; laissons-la naître, nous pourrons ensuite conter ce qu’elle aura fait.
[a] Genèse 49.10
Mais quoi qu’il en soit, et quelle que soit la diversité des opinions sur le salut du monde, personne ne veut qu’il vienne d’une nation (si ce n’est peut-être de la sienne), personne surtout qu’il vienne des Juifs. Je veux dire : personne excepté les chrétiens. Eux, sans doute, ils souscrivent respectueusement aux paroles que je vous propose : Le salut vient des Juifs ; mais tous peut-être ne se rendent pas compte du sens et de la valeur de ces expressions.
Sur le sens du premier de ces mots, point de division. Ce salut est le salut éternel, par conséquent le salut individuel, puisque ni les nations ni l’humanité ne sont éternelles. Tout au plus est-il nécessaire de faire observer que ce salut comprend aussi le bien de l’humanité comme telle et l’accomplissement de ses destinées, de quelque manière qu’on veuille l’entendre. S’il importe de ne pas renverser les termes, de ne pas faire du perfectionnement humanitaire le but même de l’œuvre évangélique et l’objet de la médiation du Christ, il importe aussi de reconnaître que l’un des biens entraîne l’autre à sa suite, que le plus, si l’on veut parler ainsi, emporte le moins ; que, dans la création divine, qui est une et parfaite, il y a des rapports intimes et nécessaires entre le bien individuel et le bien public, entre la vérité religieuse et la vérité sociale, entre les intérêts du temps et les intérêts de l’éternité ; que le bonheur de l’humanité dans ce monde, sa rédemption temporelle, est comme la contre-épreuve et le sceau de cette autre rédemption qui n’aura toute sa réalité que dans la société des élus et dans le séjour de toutes les consommations ; enfin que, quand nous lisons que Jésus-Christ est venu chercher et sauver ce qui était perdu[b], il nous faut entendre qu’il est venu chercher et sauver non seulement tout homme, mais aussi tout l’homme, par conséquent toutes ses facultés, toutes ses aptitudes, l’homme de la terre comme celui du ciel, en d’autres termes l’humanité aussi bien que l’homme. L’Evangile est donc aussi, nous en convenons franchement, une œuvre humanitaire, mais parce qu’il est une œuvre humaine. L’Evangile a, dans tous les sens, les promesses de la vie présente, comme il a les promesses de la vie à venir.
[b] Luc 19.10
Mais ce salut, quel qu’il soit, vient des Juifs ; c’est-à-dire, pour ne plus parler ici de bénédictions temporelles, d’avantages sociaux, d’humanitarisme, c’est-à-dire que la réconciliation de l’âme avec son divin auteur, le droit de l’appeler notre Père, la régénération du cœur, la sanctification de la vie, le privilège de puiser librement dans les trésors de l’Esprit divin, la paix et l’espérance ici-bas, la gloire et l’immortalité dans le ciel, et, pour tout dire en un mot, la participation de l’homme à la nature divine (car c’est ainsi qu’un apôtre s’est exprimé), tout cela, pour chaque homme, pour tous les hommes, pour les hommes de tous les pays et de tous les temps, tout cela vient des Juifs. Personne assurément ne prendra le canal pour la source, et, à prendre les termes dans toute leur force, chacun répétera avec la multitude des rachetés au livre de l’Apocalypse, que le salut vient de notre Dieu[c]. Mais enfin les Juifs sont le canal ; si ce n’est pas d’eux proprement, c’est par eux que nous vient le salut ; et le salut, c’est le ciel ; le salut, c’est Dieu même.
[c] Apocalypse 7.10
Dans son ignorance naïve, l’antique poésie appelait certaines contrées le pays ou le berceau de l’aurore, comme si l’aurore s’arrêtait jamais, et comme si quelque lieu, dans l’univers, eût pu être témoin de sa naissance et de son départ. L’aurore n’a point de pays, l’Orient est partout, et les contrées d’où nous vient le soleil l’ont vu venir de quelque autre contrée, qui, elle aussi, l’a vu venir. Mais oui, dans le monde de la vérité et de la grâce, il y a un pays de l’aurore, et toute contrée n’est pas un Orient. Le salut vient des Juifs. Oui, terre déshéritée, où la fumée ardente du courroux de Dieu éclaire seule d’effroyables ténèbres, tu fus le pays de l’aurore ; oui, peuple infortuné, postérité d’un autre Cam, race tellement humiliée que les plus méprisables se croient le droit de te mépriser, peuple abîmé dans la honte, notre gloire nous vient de toi ; nous sommes des nouveaux venus, couverts de tes dépouilles et riches de ton opulence. Le salut vient de toi. Oh ! puisse le salut retourner à toi, et cet Occident, que tu as éclairé, devenir à son tour un Orient pour toi !
Le salut vient des Juifs. Mais comment ? Est-ce uniquement parce que le Sauveur des hommes et le pasteur de l’humanité naquit au milieu de ce peuple, et, dans sa merveilleuse enfance, puisa la vie aux mamelles d’une Juive ? Est-ce encore parce que les trente-trois années de son existence terrestre s’écoulèrent au sein de la Judée ? parce que l’éternelle vérité s’exprima par sa bouche dans le langage des descendants de Jacob ? parce que les premiers disciples du Maître par excellence appartenaient eux-mêmes à ce peuple extraordinaire ? parce que le premier germe de l’Eglise chrétienne et du monde moderne fut jeté dans cette poussière que le sang de Jésus allait détremper et rendre féconde ? Est-ce parce que Gethsémané est juif, parce que le Calvaire est juif, et parce qu’un arbre de la Judée a fourni le bois maudit où fut cloué le divin combattant de l’humanité ? Est-ce enfin, ô douleur ! parce que les fils d’Abraham ont planté de leurs mains cet arbre de la mort, ont attaché à ses horribles rameaux les mains bienfaisantes du Christ, et ont placé sous le sang qui en découlait goutte à goutte leurs têtes et celles de leurs enfants ? Est-ce uniquement dans ce sens que le salut vient des Juifs ? Voilà la question qui se présente et à laquelle nous essayons de répondre.
Je l’ai déjà dit, mais j’y reviens à dessein : si le salut vient des Juifs, ce n’est pas, ce ne peut pas être dans le même sens que le salut vient de notre Dieu ; car deux déclarations de l’Evangile ne sauraient se contredire, et les élus parlant dans le ciel ne peuvent démentir Jésus-Christ parlant sur la terre. Le salut vient des Juifs, comme l’onde d’un fleuve vient d’un bassin creusé dans le roc au sommet d’une montagne. C’est là que l’eau s’est amassée et c’est de là qu’elle s’écoule. Le peuple juif est ce bassin, ce réservoir, cette coupe immense, où les eaux vives du salut se sont peu à peu rassemblées. Mais ces eaux sont les eaux du ciel, qui les a lentement distillées dans cette coupe ou dans ce bassin. Nous nous entendons là-dessus : il faut passer plus loin.
Cette vérité mise à l’abri, et le mot venir étant réduit à son vrai sens, nous pourrions commencer par nous prévaloir d’une idée assez généralement répandue, et que notre siècle se fait honneur d’avoir découverte : c’est que chaque peuple est le porteur ou le représentant d’une idée, et que chaque idée, pour s’établir dans le monde, pour devenir, dans la suite des temps, le bien de l’humanité, a besoin d’un peuple. La part individuelle de quelque personnage éminent, prophète, capitaine ou législateur, se discerne, il est vrai, dans l’histoire de chaque idée, et souvent même c’est à tel point que cette idée prend un nom d’homme. Mais il ne faut pas s’y tromper : l’individu n’a pas inventé, il a trouvé ; il a moins enseigné son peuple qu’il n’en a été enseigné ; tous deviennent ses disciples, mais il a commencé par être le disciple de tous ; c’est leur propre pensée qu’il leur a révélée ; ce qui lui est propre, c’est d’avoir prononcé le verbe magique, et, en donnant à ses contemporains la conscience de leurs instincts, de leur avoir donné une volonté : don immense, car donner une volonté, c’est donner la vie, c’est engendrer, c’est devenir père ; mais enfin il en est de cette génération comme de toute autre ; s’il y a un père, il y a une mère ; le père, c’est la pensée d’un seul ; la mère, c’est l’instinct de tous ; la pensée a fait de l’instinct une volonté déterminée, un ferme propos, et de ce moment la nation a vécu.
Quoi qu’il en soit, chaque peuple a trouvé son idée, et chaque idée a trouvé son peuple ; c’est-à-dire que toujours il s’est rencontré, pour cultiver et mener à parfaite croissance une idée qui partout ailleurs restait à l’état de germe, un peuple, une race, et, dans cette race ou dans ce peuple, un individu. Les peuples, en communiquant, ont échangé entre eux leurs idées comme les produits de leur sol ; aucun peuple ne produit toutes les idées comme aucun sol ne produit toutes les plantes ; chacun, on oserait le dire, n’en mène à bien qu’une seule ; et aussi longtemps qu’elle en est à se former et à s’asseoir, elle n’en souffre à côté d’elle aucune autre ; elle est intolérante, exclusive ; la faiblesse humaine semble l’exiger ainsi, et devient force par là.
Or, sans doute, une idée exclusive, ou seulement une idée exagérée, est une erreur. Dans un certain point de vue, c’est donc à cultiver une erreur que chaque peuple semble voué. Déplorable conclusion, mais trop véritable. Ne méconnaissons pas toutefois que l’erreur, en fait d’idées, n’est jamais, ne peut jamais être qu’un lambeau de vérité ; et, nous plaçant dans un autre point de vue, disons que chaque peuple cultive une vérité aux dépens de toutes les autres ; mais c’est toujours à un peuple qu’est confiée l’administration de cette vérité ; en sorte que, à le considérer dans l’ensemble de l’humanité, chaque peuple est un chef d’école, et, pour ainsi dire, un système.
Telle est la loi constante. Et maintenant si chaque vérité partielle a eu, dans le monde, un peuple pour la représenter, la vérité totale, la vérité qui renferme toutes les vérités, et par qui seule, à le bien prendre, elles sont vraies, ne pourra-t-elle pas aussi, conformément à cette grande loi, avoir un peuple pour apôtre ? Voilà la question.
Ce peuple apôtre, prophète, pontife, ce peuple docteur de tous les peuples et de l’humanité, les uns nous l’accorderont sans trop de peine, les autres nous le refuseront absolument. Je dis que les uns nous l’accorderont. Ce seront ceux qui, regardant la vérité comme le résultat d’une juxtaposition ou d’une combinaison judicieuse de toutes les vérités partielles, estimeront possible, et même inévitable dans le progrès des âges, la concentration définitive de tous les éléments dont, à leur jugement, la vérité se compose. De savoir si cette concentration est déjà effectuée, si le moment est venu de clore les comptes, c’est une question de fait ; mais, pour eux, le principe n’est pas en question ; et ils nous accordent, nous le verrons tout à l’heure, au delà de ce que nous leur demandons. Au reste, il est dans le monde un corps puissant et nombreux pour qui, depuis longtemps, la question de fait est résolue. Ce qu’on appelle abusivement l’Eglise et ce qu’on devrait appeler la hiérarchie romaine, qu’est-ce autre chose qu’un peuple, ou du moins une tribu, qui prétend posséder la vérité, et s’arroge exclusivement le droit de la distribuer ? Or, posséder la vérité, c’est posséder le salut, au cas qu’il y ait un salut.
J’ai dit que d’autres nous refuseront absolument ce que ceux-ci nous accordent. Ils diront que la vérité n’est pas la juxtaposition successive de toutes les vérités partielles. Ils diront que la vérité, semblable à la robe sans couture de notre Seigneur, est une et indivisible. Ils diront qu’on ne saurait l’obtenir en cousant l’une à l’autre toutes les vérités. Ils diront que, pour les coudre ensemble, il faudrait les avoir, et qu’on ne les a pas, tant qu’on n’a pas la vérité suprême dont elles procèdent. Ils diront que ce qui rend une nation propre à cultiver une vérité exclusive, la rend impropre à cultiver toutes les vérités à la fois, ou, ce qui revient au même, la vérité des vérités, attendu que c’est précisément de cet exclusisme que résulte le caractère d’un peuple, la détermination et conséquemment la force de sa volonté. Ainsi tombe la supposition en vertu de laquelle une nation pourrait avoir en dépôt la vérité suprême. Il n’y a donc, selon la nature des choses, rien de commun entre la nationalité et la vérité ; et quoiqu’on ait pu dire avec raison que chaque grand peuple a été le représentant et, si l’on veut, le prophète d’une idée, on ne peut dire d’aucun peuple qu’il est ni qu’il sera le peuple prophète, au sens absolu du mot. Aucun peuple, comme peuple, n’est donc le peuple de la vérité, et, par conséquent, le salut, étroitement uni à la vérité, ne peut venir d’aucun peuple.
Notre opinion se place entre ces deux opinions extrêmes, ou plutôt se rattache à la seconde, en la modifiant. Nous ne voyons, nous aussi, rien de commun entre un peuple, comme tel, et la vérité. La vérité ne peut se poser, ne peut habiter que dans l’individu, en ce sens que l’individu est seul organisé, je ne dis pas pour créer, mais pour percevoir la vérité. La nationalité, abandonnée à elle-même, n’est point qualifiée pour le rôle qu’on veut lui faire jouer. Mais je n’en dis pas autant de la nationalité placée, par une dispensation extraordinaire, dans des conditions extraordinaires. Telle mesure peut communiquer à un peuple, non pas la nature et les attributs d’une personne individuelle, mais l’aptitude à recevoir, à conserver et à transmettre le dépôt de la vérité. Dieu prend ce peuple à lui, il en fait son peuple, dans la plus stricte acception de ce terme ; et d’abord il le tire de la boue, comme il en tira le premier homme, il le crée, il le façonne, il se l’approprie, dans un sens tout spécial et d’une manière authentique ; il lui parle comme un homme parle à un autre homme ; il lui fait à chaque instant sentir sa présence ; il la constate par des signes miraculeux ; il le gouverne et le dirige immédiatement : disons tout en un mot, il remplace, pour ce peuple, la conviction par l’évidence, et je dirais même la foi par la vue, si une telle substitution pouvait avoir lieu d’une manière absolue sans anéantir la moralité humaine avec la foi, qui, dans tous les cas et dans tous les sens, en est le principe. C’est ce régime extraordinaire qu’on appelle la théocratie, ou le gouvernement personnel de Dieu. Toutes les nations primitives l’ont affecté. La théocratie est la prétention universelle des nationalités antiques. Elle se retrouve à la base de toutes les formes de gouvernement. Chimère sans doute, mais qui, une fois du moins, a pu être une réalité. Un peuple a pu être le peuple de Dieu, entendre distinctement, et sans pouvoir s’y tromper, la voix même de Dieu, devenir ainsi le dépositaire de ses oracles divins et réaliser dans ses institutions, dans ses lois, la vérité suprême.
Remarquez qu’il suffit qu’il ait entendu la voix de Dieu, et qu’il soit, le sachant bien, le peuple de Dieu. Cette idée ne laisse point de place aux idées plus particulières. Elle devient nécessairement l’idée caractéristique de ce peuple. La théocratie est nécessairement la pensée dominante et directrice d’un peuple théocratique ; et vous verrez que là où Dieu règne personnellement, là où le peuple existe non seulement par lui, mais pour lui, là enfin où sa volonté est la raison et sa gloire le but de toutes choses, où la vie civile n’est légalement qu’un culte de tous les instants et sous toutes les formes, aucune idée ne fait saillie entre toutes les autres ; tous les éléments dont peut se composer, dans des proportions très diverses, la vie morale d’un peuple, se font équilibre les uns aux autres sous l’empire d’un principe suprême qui met chaque chose à sa place, et ordonne tout en dominant tout.
Remarquez encore que, dans le fait qui vient d’être supposé, rien n’est propre à consacrer le faux et dangereux principe qui met arbitrairement en rapport la nationalité et la vérité. Nous n’avons pas, en effet, ici une nation qui conçoit une idée, mais une nation qui la reçoit ; la nation ne peut pas même, dans ce cas, être assimilée à une mère, (qui peut dire de l’enfant qu’elle a mis au monde : Cette créature est une partie de moi-même ; non, la nation est ici complètement passive, comme le bassin qui reçoit les eaux du ciel, ou comme le canal par où elles s’écoulent. C’est un lieu pour la vérité, un port, un asile ; et encore cet asile est-il temporaire. Ce régime de la théocratie, vrai et le seul vrai si l’on ne regarde qu’à l’idée dont il est le symbole, le droit souverain de Dieu, n’est pourtant, si l’on regarde à l’application et au détail, qu’un régime symbolique et préparatoire, puisque l’homme ne s’élève à toute sa dignité que par la liberté, et que le régime de la théocratie la restreint et la suspend.
Mais encore, direz-vous, pourquoi la restreindre, pourquoi la suspendre ? On nous prouve qu’un peuple peut devenir le dépositaire de la vérité ; Dieu peut l’en rendre capable ; mais tout ce que Dieu peut, le fera-t-il ? Pourquoi cette halte de la vérité dans la nationalité ? Pourquoi, au lieu de ces préliminaires et de ces délais, ne pas arriver tout de suite au culte en esprit et en vérité, qui cesse d’attacher la vérité à un lieu et de l’enfermer dans une nation ? Fallait-il donc que la vérité se dépouillât de ses ailes, et que, renonçant à arriver à chaque âme comme un rayon à travers l’espace, elle s’engageât humblement dans nos routes poudreuses et suivît le chemin qu’a frayé la pensée humaine ? En deux mots, pourquoi fallait-il que la vérité fût d’abord nationale, affaire de peuple, de race ou de tribu ?
On fait encore une autre objection : on demande si c’est en effet la vérité suprême, toute la vérité, qui a été confiée au peuple juif, et non pas plutôt une vérité particulière, une partie de la vérité.
On demande enfin si le salut ne se résout pas dans la libre et franche acceptation du salut, si le salut n’est pas renfermé tout entier dans la personne et dans l’œuvre de Jésus-Christ, si, par conséquent, le peuple juif n’est pas ici un véritable hors-d’œuvre, et comment donc Jésus-Christ lui-même a pu dire que le salut vient des Juifs.
Nous ne reprendrons pas les objections dans l’ordre où elles se sont naturellement offertes à notre esprit. L’examen de la dernière enveloppera peu à peu celui des deux premières.
Le salut, nous dit-on, n’est autre chose que Jésus-Christ reçu dans l’âme. Que Jésus-Christ et l’âme se rencontrent, de ce seul fait vient le salut. Qu’a donc à faire le peuple juif dans un fait si simple et tout individuel ? et comment peut-on dire que le salut vient des Juifs ?
Oui, vous dites bien : que Jésus-Christ et l’âme se rencontrent, il suffit ; mais comment, mais à quel prix votre âme a-t-elle fait cette rencontre ? Je soupçonne que vous ne le savez pas.
Lorsque, vers le midi d’une journée brûlante, quand votre force, et même votre vie s’enfuit dans les ardeurs de la soif, vous venez à rencontrer une rivière, et qu’un peu de son eau, une goutte peut-être, vous restaure et vous fait revivre, vous bénissez la goutte d’eau ; car c’est elle qui vous a rafraîchi, non le fleuve ; vous n’avez pas bu le fleuve ; mais le fleuve ne vous a-t-il pas apporté la goutte d’eau, et sans le fleuve l’auriez-vous bue ? où serait-elle, sinon dans le sable, qui l’aurait absorbée, à vingt lieues peut-être de vous ? Il fallait cette masse d’eau que vous ne boirez pas pour rouler jusqu’à vous la goutte que vous avez bue : ainsi, tout considéré, c’est le fleuve qui vous a sauvé.
De même, en un sens spirituel, c’est l’Eglise qui vous sauve, parce que c’est elle qui vous donne Jésus-Christ. Loin d’ici l’erreur catholique, d’après laquelle c’est l’Eglise qui croit à Dieu, et chaque chrétien à l’Eglise. Nous maintenons avec joie que les rapports du fidèle avec l’eau vive, qui est Christ, sont immédiats ; mais l’Eglise, c’est-à-dire la communauté chrétienne dans la succession des âges, est le torrent ou le fleuve qui porte jusqu’à vous le nom, la connaissance de Jésus-Christ, et, pour ainsi dire, Jésus-Christ lui-même. Sans l’Eglise, point de christianisme et point de chrétiens. Si toutes ces larmes du ciel ne trouvent pas un lit qui les rassemble, si toutes ces gouttes d’eau vive ne deviennent pas un fleuve, le terrain les absorbe, les retient, et la vérité ne vient point jusqu’à vous. Le livre même qui les contient s’altère, s’oublie ou périt ; et à moins d’une révélation toute nouvelle, d’un miracle incessamment répété, vous demeurez dans l’ignorance et dans la mort. L’Eglise, par sa masse et par son poids, forme un courant qui coule jusqu’à vous, et porte à chacun de vous ce mot, ce nom, cet invisible élément, qui va, s’incorporant à vous, renouveler tout votre être. Et à quelles conditions s’est-il formé, ce courant ? L’ignorez-vous ? Regardez bien ces flots, rouges de sang humain et troublés par la cendre des bûchers. La perpétuité de la vérité, mille combats l’ont payée ; ce sont les souffrances qui préviennent la prescription : la douleur est le ciment de cet immortel édifice. Vous dites : Un mot chrétien prononcé par une bouche amie, un seul passage de la Bible, moins que cela peut-être, c’est ce qui m’a converti ; mais qu’est-ce qui avait formé autour de vous cette atmosphère chrétienne que vous n’avez pu vous empêcher de respirer ? qu’est-ce qui a créé dans votre cœur ces besoins spirituels dont, avant l’Evangile, on n’avait pas l’idée ? qu’est-ce qui a préparé, pour cette heure de silence et de recueillement, cette action mystérieuse, cette influence occulte, à laquelle vous avez cédé ? A votre insu, c’est l’Eglise ; et si vous me croyez, vous comprendrez, pour la première fois peut-être, l’importance que les apôtres et Jésus-Christ lui-même attachent à l’idée de l’Eglise, cette personnification vive et continuelle de l’ensemble des croyants, et la remarquable préoccupation qui porte si souvent les auteurs sacrés à parler de l’Eglise là où vous auriez parlé seulement de l’âme. Au fait, votre christianisme, si individuel qu’il puisse être (et il ne le sera à mon gré jamais assez), est extrait, s’exprime pour ainsi dire du christianisme de soixante générations ; le chrétien, aussi bien que l’homme physique, porte dans ses veines le sang de mille et mille personnes, dont les alliances successives et combinées aboutissent et se terminent à lui. Les siècles et les peuples ont travaillé pour chacun de vous ; chacun de vous est l’héritier de l’antiquité et l’œuvre de tout un monde.
Ceci nous prépare à entendre sans étonnement cette parole de mon texte : Le salut vient des Juifs. Pourquoi, lorsque chacun de nous procède de l’Eglise, l’Eglise elle-même ne procéderait-elle pas des Juifs ? Pourquoi l’Eglise, par qui chacun de nous a été lentement préparé, n’aurait-elle pas été préparée ? Si ce n’est pas trop d’un monde entier pour enfanter un élu, serait-ce trop d’un peuple pour enfanter le peuple des élus ou la masse dont les élus sont tirés ? Mais, chose admirable ! comme tout aboutit à l’individu, tout part de l’individu ; car si, en attendant le jour d’être spirituellement enfanté, chacun de nous est dans les entrailles de l’Eglise, et l’Eglise elle-même dans les entrailles de la nation juive, cette nation tout entière était dans les reins ou plutôt dans le cœur du père des croyants. Abraham est notre père à tous.
Oui, j’en conviens, l’œuvre du salut se résout en un fait strictement individuel, et ce fait, multiplié par la divine miséricorde, est proprement l’objet de la rédemption ; car, encore que les justes doivent former une société dans le ciel, l’excellence de cette société consiste dans la sainteté individuelle de ses membres et n’a pas d’autre mesure ; mais si l’œuvre du salut est un fait strictement individuel, il dépend de causes générales, il se rattache à un vaste ensemble de faits, en telle façon que chaque individu qui croit avoir reçu le don du salut peut et doit se dire : Mon salut vient des Juifs.
Le salut consiste, dit-on, dans l’acceptation d’un pardon inconditionnel. Il faudrait dire plutôt qu’il s’y résume ou s’y termine, de même que les lignes qui partent des quatre angles de la base immense d’une pyramide se confondent à son sommet en un seul point indivisible. Le salut, après tout, renferme et suppose bien des choses diverses ; et c’est ainsi que vient prendre place, dans l’œuvre du salut individuel, l’antique postérité de Jacob.
Cette thèse serait trop facile à défendre si nous pouvions dire, comme plusieurs le diraient peut-être, que l’auteur du salut, Jésus-Christ, n’est que la dernière expression et le point culminant de la sagesse du peuple juif, en sorte que ce peuple serait lui-même notre sauveur dans la personne de son représentant le plus parfait, du Juif par excellence, du Juif idéal. Mais nous ne parlerons point ainsi. Ce n’est point par la sagesse de son peuple, ni même par sa sagesse personnelle, que Jésus-Christ est le sauveur de ceux qui s’attachent à lui. Il l’est par lui-même individuellement et par toute sa personne. Il l’est, non parce qu’il est Juif, mais parce qu’il est Dieu manifesté en chair, le Verbe devenu homme, l’unité ineffable de la nature humaine et de l’essence divine. Sa sagesse est à lui ; et bien loin qu’il ait été enseigné par son peuple, c’est lui-même, c’est le Verbe divin qui, de tout temps, a enseigné ce peuple par la bouche des prophètes. Et cependant, il est impossible de méconnaître l’esprit du gouvernement de Dieu. Sa méthode, constamment la même, n’est pas de rien brusquer, de laisser des lacunes dans l’histoire, de supprimer les intermèdes et les préparations. Ses miracles même, quand il en a opéré, n’ont jamais fait qu’élargir une voie déjà ouverte. Jésus-Christ, qui agissait par l’esprit de Dieu, en est une preuve, lui qui ne fit des miracles que pour encourager la foi, et qui n’en fit que peu là où il trouva peu de foi[d]. Quoique, dans un sens, rien ne puisse servir de préparation à l’incarnation du Verbe éternel, l’enseignement contenu dans les livres de l’ancienne alliance n’en est pas moins un enseignement progressif, qui, d’époque en époque, fait un pas de plus vers l’Evangile. A la loi prise dans sa lettre, vous voyez succéder la loi prise dans son esprit, au culte des rites la religion du cœur, à la législation la prophétie, à la justice l’amour, à la servitude la liberté, à l’idée du salut par les œuvres l’idée du salut par la foi. Qui ne voit, d’un prophète à un autre, l’horizon blanchir, l’orient s’enflammer, et les premières étincelles de l’astre des jours jaillir de derrière la montagne ? Le sacrifice, pour qui n’y voit pas un symbole de l’avenir, est comme aboli dans les esprits avant d’être aboli en lui-même. Moïse, survenant, avait pour ainsi dire interrompu Abraham ; Abraham reparaît ; l’esprit d’Abraham se fait jour à travers les anathèmes de la loi ; et la loi elle-même, en faisant abonder le péché, a pu préparer les esprits à désirer et à recevoir la grâce. L’objet seul de la grâce est encore absent ; mais il est déjà désigné, caractérisé par la prophétie ; on ne nomme point encore par son nom ce nouveau prophète ; on n’articule pas distinctement toutes les circonstances de son avènement, ni toutes les clauses de son alliance ; mais enfin c’est le prophète de la grâce, de l’amour et du franc vouloir ; c’est le libérateur ; c’est le fondateur du culte en esprit et en vérité ; c’est plus que l’envoyé, c’est le Fils de Dieu ; c’est l’héritier tout ensemble des misères de l’homme et de la charité de Dieu. La religion de l’amour est déjà pressentie ; on respire déjà l’air de la liberté ; l’abîme des miséricordes s’entr’ouvre, et le cœur humain s’entr’ouvre lui-même à des espérances inconnues. Tout est lié, tout est logique, tout est gradué dans ces révélations successives ; la marche de l’opinion chez un peuple livré à lui-même ne le serait pas davantage, le serait moins peut-être ; et quand arrive le roi, un peuple est déjà là pour le recevoir et le proclamer ; il est né dans la pourpre et règne dès le berceau.
[d] Matthieu 13.58
Ce peuple qui attend le Sauveur, qui lui rend témoignage, et qui sera les prémices du grand peuple qu’il veut se former de toute tribu, langue et nation, ne pouvait s’extraire que du sein du peuple juif ; il en est l’élite, la pure essence ; il est le peuple juif idéal, l’Israël de Dieu. L’Israël selon la chair est à cet Israël selon l’esprit ce que l’arbre est aux rameaux bénis qu’une greffe divine lui ajoutera. Où donc, si ce n’est sur l’arbre, insérera-t-on les rameaux ? Et qu’avec soin, qu’avec une sage lenteur ce peuple a été préparé ! Que sa formation, sa croissance, sont naturelles en même temps que miraculeuses ! Quel travail dans les esprits concurremment avec le travail de Dieu dans sa parole ! Comme, à travers toutes les dispensations, toutes les vicissitudes dont se compose l’histoire du peuple juif, la pensée religieuse du peuple d’élite se mûrit, s’affermit et s’épure ! Que la Providence divine s’est bien gardée de rien précipiter, et qu’elle a bien mesuré son pas sur celui de l’esprit humain ! Qu’elle laisse bien chaque expérience achever son cours, chaque idée faire son temps, et chaque erreur s’épuiser ! Que l’ancienne économie est bien morte quand la nouvelle commence, et que le cercle qu’il fallait parcourir est bien tout entier parcouru lorsqu’on arrive à Jésus-Christ !
Mais ne parlons pas seulement de ce peuple spirituel en qui, dès les plus anciens jours, Jésus-Christ a reconnu son Eglise. Le peuple juif, dans son ensemble, a reçu de Dieu l’éducation nécessaire pour être, parmi les nations, l’avant-garde de Jésus-Christ. Une fatale division va sans doute éclater dans son sein à l’apparition du Sauveur ; les pensées du cœur de plusieurs vont être manifestées ; on connaîtra ceux qui, sous le titre d’amis de Dieu, n’étaient, au fond du cœur, que les ennemis du genre humain ; ils crucifieront l’ami du genre humain : comme d’autres, plus tard, tourneront en dissolution la grâce de Dieu, c’est la loi de Dieu que ceux-ci tournent en dissolution ; l’un des faits n’est ni plus ni moins étonnant que l’autre ; mais n’importe, ce peuple à qui furent confiés les oracles de Dieu, porte dans sa pensée, solennise dans ses rites, réfléchit dans ses mœurs les idées élémentaires sur lesquelles l’Evangile est fondé ; seul entre tous les peuples, il croit d’une manière sérieuse et effective que Dieu est, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent ; ces vérités, qui sont le patrimoine de ce peuple, il les a, dans ses différentes dispersions, dispersées avec lui dans le monde ; il les a semées dans le terrain du paganisme ; il a su, tout méprisé qu’il était, accoutumer les peuples à l’idée inouïe d’un Dieu unique, vivant et saint ; c’était, sous un rapport essentiel, les préparer pour Jésus-Christ ; et quand le christianisme, après avoir ramassé dans la Judée tout ce qui lui appartenait, après y avoir convoqué autour de lui l’élite du peuple juif, ou plutôt le vrai peuple juif, s’apprête à conquérir l’Europe en commençant par l’antique royaume de cet Alexandre qui conquit l’Asie, il trouva, par tout le monde romain, des postes avancés, des citadelles, des camps retranchés dans ces fractions d’Israël, dans ces colonies juives, que la Providence divine avait jetées çà et là sur la terre, et qui deviennent partout les premières Eglises chrétiennes. Ainsi, dans toute la vérité de l’expression, le peuple juif, même sans compter les apôtres, qui tous étaient Juifs, devient le peuple prophète, et annonce dans le monde les vertus de Celui qui l’a appelé des ténèbres à sa merveilleuse lumière. Juifs légaux, pharisiens, johannites, tous deviennent la première conquête de Jésus-Christ, et les premiers conquérants, au nom de Jésus-Christ, du monde qui lui est livré.
Mais ce n’est pas assez qu’ils portent dans l’univers le nom de Celui que leurs frères ont percé, ils font beaucoup encore en y portant leur histoire. Cette histoire est l’héritage et le trésor du genre humain. Elle est la première de deux révélations, dont Jésus-Christ est la seconde. Que l’homme converti à Jésus-Christ ne voie, ne connaisse durant un temps que la seconde révélation ; qu’il ne sache, en quelque sorte, que faire de la première, cela se peut concevoir ; mais il n’en reste pas moins vrai que la seconde révélation est incomplète sans la première. Non pas seulement parce que la première révélation renferme les titres de la seconde ; parce que les types et les oracles de l’Ancien Testament parlent clairement de Jésus-Christ ; parce que tout un peuple et toute une histoire le prophétisent à voix haute ; parce que, dans les dispensations dont ce peuple est l’objet, tout converge, aspire, aboutit à lui : tout cela, quoique important, ne suffit pas à rendre compte de toute l’histoire de ce peuple. Mais si jamais Dieu n’avait pris à lui un peuple comme il a pris le peuple juif ; si jamais il n’avait réalisé dans une société humaine l’idée de sa souveraineté absolue, directe, exclusive ; si une fois du moins, si du moins en un lieu, l’empire de Dieu, la loi de Dieu, la providence de Dieu, n’avaient pu se déployer sans entraves et se manifester sans nuage, en d’autres termes, si, possédant le Nouveau Testament, nous n’avions pas l’Ancien, Jésus-Christ, présent, quoi qu’on en dise, dans l’ancienne alliance comme dans la nouvelle, Jésus-Christ, le Verbe des deux économies, ne nous apprendrait pas tout ce qu’il nous apprend. L’Ancien Testament est le premier chapitre de l’histoire de l’homme et de l’histoire de Dieu. L’expérience des Juifs est notre expérience. C’est pour nous que, tour à tour, nous voyons ce peuple recueilli et abandonné, flagellé et béni. Non qu’il ne soit aimé pour lui-même et à cause des pères, comme dit saint Paul ; mais dans la merveilleuse direction de ce peuple, Dieu préparait au genre humain tout entier une leçon immortelle. Ce n’est pas seulement la doctrine prêchée au peuple juif, c’est son histoire surtout qui est le trésor de tous les siècles et de tous les peuples, parce que, comme histoire, elle n’enseigne pas seulement, elle constate ce qu’est Dieu, ce qu’est l’homme, à quel point le droit de Dieu est absolu et sa loi sacrée, et enfin de quelle manière active, déterminante et paternelle il intervient constamment dans les affaires humaines. On ne niera pas que la connaissance de la vérité ne soit un élément du salut ; or les vérités que je viens de rappeler sont à la base de la vérité évangélique ; elles en font partie ; la vérité chrétienne forme un ensemble comme l’histoire biblique forme un tout ; ni l’une ni l’autre ne se divisent : il faut tout prendre ou tout laisser ; et lorsqu’une fois on aura compris que les Juifs sont le type de l’humanité, qu’ils ont été pris, comme une plante est prise d’entre les plantes, pour faire connaître la nature, la condition et les lois de l’espèce entière ; quand chacun de nous regardera comme ayant été fait à lui-même ce qui a été fait au peuple juif ; quand il saura se voir lui-même, dans la personne d’Israël, arraché de l’Egypte à main forte, franchissant la mer Rouge, miraculeusement nourri dans le désert, introduit de force dans Canaan, rebelle tour à tour et repentant, humilié et relevé, aux prises avec toute l’inflexibilité d’une loi parfaite et l’objet en même temps d’une sollicitude ineffable, il ne pourra plus croire que ce peuple ait existé en vain, ni qu’il ne doive rien à ce peuple, ni qu’il ait pu s’en passer ; et alors, rassemblant dans son esprit tant de vérités à la fois, se disant à lui-même : L’histoire de ce peuple est mon histoire, l’histoire de ce peuple est l’histoire de Dieu, ce peuple portait dans son sein, comme une mère porte son fruit, cet autre peuple choisi et béni que Jésus-Christ, en venant au monde, a trouvé prêt à le recevoir ; le peuple juif a prophétisé les grandes vérités qui disposent à recevoir la vérité évangélique ; le peuple juif a été le premier et nécessaire propagateur de l’Evangile ; le peuple juif, dans les commencements du christianisme, a pu seul attester Jésus-Christ ; le peuple juif, le voulant ou ne le voulant pas, est l’immortel témoin du Sauveur… Je dis qu’un chrétien, après avoir considéré toutes ces choses, ne répugnera pas à répéter : Le salut, mon propre salut vient des Juifs.
Peuple déicide, s’écrie quelquefois une douloureuse indignation ; peuple prophète, disons-nous plus volontiers ; peuple symbolique destiné à consacrer, même en y résistant, les principes du gouvernement divin, et à conserver, en les concentrant, en les rapprochant les uns des autres, les germes bénis d’où devait sortir le bonheur du monde ! La sagesse de Dieu est infiniment diverse, mais son œuvre est une, et, parce qu’elle est divine, elle ne renferme rien que de nécessaire et d’essentiel. Il fallait, pour que cet individu, perdu, à ce qu’il semble, dans l’abîme des temps et dans la masse de l’humanité, connût, adorât, servît Jésus-Christ, et pour que, dans une existence obscure et peut-être imperceptible, il concourût à la gloire de son Créateur, il fallait qu’il y eût un peuple juif. Sans ce peuple, les eaux de la grâce, répandues au hasard sur la terre et partout absorbées et perdues, n’auraient jamais formé ce courant profond, limpide et irrésistible, qui plus tard, coulant dans un nouveau lit, a formé le courant de l’Eglise chrétienne ; le premier peuple était nécessaire pour former le second, dont vous faites partie, et sans lequel vous n’existeriez point. Ainsi tout s’enchaîne ; ainsi tour à tour le grand procède du petit et le petit du grand, le général du particulier et le particulier du général ; ainsi de l’individu est né le peuple, et du peuple à son tour naîtra l’individu. Au point de départ Abraham, au terme vous-même, et entre Abraham et vous, comme pour vous rejoindre à votre origine, une nation et une église, le peuple juif et le peuple chrétien. Telle est la providence de ce Dieu qui voit du ciel, comme dit le Psalmiste, les choses les plus élevées et les choses les plus basses, l’atome et l’univers, tous et chacun, les mondes et moi.
Ici je ne puis m’empêcher de détourner votre attention sur un autre texte des Ecritures : Leur diminution, dit saint Paul en parlant des Juifs, a fait la richesse des nations[e]. S’il y a un scandale dans ces paroles, il est aisé à lever. En qualité de peuple, c’est-à-dire de société politique ou de race, les Juifs ne pouvaient pas devenir le nouveau peuple, le peuple tout spirituel. Sous le régime de la complète liberté, qui est celui de la vérité complète, l’individu reprenant ses droits, la nationalité perd son privilège. L’économie nouvelle devait s’ouvrir par un appel à l’individualité, et cet appel devait avoir pour suite une diminution, hélas ! une diminution si considérable, que saint Paul, au même endroit, l’appelle une chute du peuple juif. Si cette diminution n’est pas en elle-même la cause de la richesse du monde, elle en est du moins l’inévitable condition ; le nouveau peuple ne pouvait s’agrandir et même se former qu’au prix de la diminution de l’ancien ; le monde ne pouvait s’enrichir que de la pauvreté d’Israël. Dès lors le peuple prophète m’apparaît comme le peuple victime. Mais il ne l’est pas à toujours ; il doit être de nouveau convoqué ; il l’est tous les jours ; mais il l’est à la manière du peuple nouveau, selon le principe de l’individualité et selon la loi de la liberté. Cette race illustre, à qui ont appartenu l’adoption, la gloire, les alliances, l’ordonnance de la loi, le service divin et les promesses, cette race de laquelle est descendu le Christ[f], n’est pas destinée à être éternellement, parmi les nations, un déplorable monument de la colère divine ; après avoir vu sa diminution, le monde verra son abondance ; et si sa diminution, dit l’apôtre, est notre richesse, que ne sera point son abondance ? Quand la plénitude d’Israël sera revenue au bercail, Israël ne sera-t-il pas de nouveau un peuple prophète ? l’accomplissement de cette promesse ne sera-t-il pas à lui seul, comme témoignage de la fidélité divine, une semonce à tous les peuples, et pour tous un puissant appel à la foi et à l’obéissance ? et dans sa restauration, aussi merveilleuse que sa déchéance, ce peuple ne sera-t-il pas de nouveau, et plus que jamais, un énergique levain dans la masse de l’humanité ? Son abondance, en tout cas, sera notre joie et notre consolation. Nul de nous ne s’est résigné à la pensée que Dieu ait rejeté pour jamais l’instrument de la délivrance du monde, et nous entrons sans difficulté dans l’esprit de ces oracles, aussi expressifs que nombreux, où, longtemps avant la chute et la diminution, l’abondance est prophétisée, et dans lesquels le Dieu d’Abraham répand sur les descendants d’Abraham tous les trésors de son immortelle tendresse. Le sens de la prophétie demeure voilé encore à la triste postérité de Jacob ; mais le temps viendra où, le voile tombant enfin, tout sera lumière pour eux comme pour nous dans ces touchantes paroles : Voici, je t’ai gravée sur les paumes de mes mains, tes murs sont continuellement devant moi. Tes enfants viendront à grande hâte… Je suis vivant, dit l’Eternel, tu te revêtiras de ceux-ci comme d’un ornement, et tu t’en orneras comme une épouse. Car tes déserts, et tes lieux désolés, et ton pays dévasté, seront maintenant trop étroits pour ses habitants, et ceux qui t’engloutissent s’éloigneront[g].
[e] Romains 11.12
[f] Romains 9.4-5
[g] Esaïe 49.16-19