Revêtez donc, comme des élus de Dieu, saints et bien aimés, des entrailles de miséricorde, la bonté, l’humilité, la douceur, la patience[i] ; vous supportant les uns les autres, et vous pardonnant si quelqu’un a à se plaindre d’un autre ; comme Christ vous a pardonné, pardonnez aussi ; accompagnant toutes ces choses[j] de la charité, qui est le lien de la perfection. Que la paix de Christ, à laquelle vous avez été appelés en un même corps, triomphe dans vos cœurs ; et soyez reconnaissants.[k]
[i] Ou l’indulgence.
[j] Selon Calvin : à cause de toutes ces choses, ou en vue de toutes ces choses.
[k] La paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs et vos esprits en Jésus-Christ (Philippiens 4.7).
Les versets qui précèdent nous présentent une triste énumération des péchés qu’il faut exterminer, que l’homme nouveau est tenu de tuer et qu’il peut extirper entièrement. A cette énumération succède une liste de vertus qu’il faut implanter en nous, que l’homme nouveau est obligé de pratiquer et qu’il peut aussi « revêtir ». Une liste de vertus, disons-nous ; mais desquelles ? Il s’agit non de toutes les vertus, mais de certaines vertus, de celles qui sont opposées non pas à tous les péchés énumérés précédemment, mais seulement aux péchés dont saint Paul a composé la seconde liste, c’est-à-dire à ceux de la seconde espèce : la colère, l’animosité, le ressentiment, tout discours outrageant et toute parole obscène (v. 8). Et cela n’est pas étonnant, car les péchés de la première liste, énumérés au verset 5 : la fornication, l’impureté, la passion, les mauvais désirs et l’avarice, n’ont proprement point de vertus qui leur soient opposées ; leur contraire, c’est l’absence de ces péchés ; le négatif n’a point de positif ; bien qu’elles naissent du seul principe positif, qui est l’amour, ces vertus sont et demeurent négatives, elles sont toutes d’abstinence et de répression. Aussi l’apôtre devait se borner à nous dire, quant à ces péchés de la première liste : « évitez-les ». Mais pour ceux qui sont indiqués dans la seconde, c’est différent : la méchanceté, la haine, la vengeance, et les autres ont des contraires positifs qui se nomment ; ce sont les vertus que l’apôtre énumère dans notre texte (v. 12 et suivants) ; en général, elles sont toutes d’une même espèce, des vertus sociales et elles se réunissent toutes dans l’idée générale exprimée par le mot de bienveillance, dont saint Paul recommande les œuvres ; elles découlent toutes de la recommandation qui précède et elles se rapportent toutes à l’amour comme à leur principe.
Le renouvellement que l’Evangile opérait dans les disciples de Jésus-Christ se manifestait dans leurs mœurs diversement. Il y produisait d’abord une grande pureté, au moins comparativement à leurs habitudes précédentes et aux mœurs générales du temps qui étaient un abîme de souillures et d’abominations. C’est la première chose dont le monde était frappé, en considérant la vie des chrétiens (1 Pierre 4.3-4). Il les voyait, de plus, inoffensifs, pleins de respect pour les droits d’autrui, amis de l’ordre et soumis aux lois ; mais, si importants que fussent ces changements, ceux qui ne réfléchissaient pas pouvaient toutefois les rapporter à des principes déjà connus ; la méprise était possible parce que ces choses-là n’étaient pas entièrement ni absolument nouvelles, quoique, il est vrai, on n’eût jamais vu jusqu’alors toute une société vouée à une vie pure et bienveillante, ou un nombre considérable d’hommes uniformément soumis, sans le secours d’une contrainte extérieure, à de tels principes d’abstinence et de modération, ou s’y soumettre sans excès. Mais une chose aussi devait frapper les yeux du monde, c’est que partout où la modération et l’abstinence avaient existé, ces vertus avaient manqué d’intelligence et de mesure ; c’est que là où l’on avait vu régner une certaine sévérité de mœurs, un détachement des biens terrestres, ces vertus, n’étant pas des fruits de l’amour, avaient eu quelque chose de légal, de rude, de triste en même temps que d’excessif, en sorte qu’on avait vu un caractère de contrainte, de dureté ou d’exagération dans ces vertus-là. Il restait donc à voir autre chose, et les observateurs attentifs devaient trouver que ces vertus (la pureté des chrétiens et leur renoncement), présentaient quelque chose de nouveau, avaient un caractère nouveau de bénignité et de flexibilité unies à l’austérité, que c’étaient des vertus douces, humaines, plus douces et plus humaines que celles qu’avait produites la sagesse humaine ; et ils devaient se dire qu’un principe nouveau avait produit ces choses. En effet, si non seulement ces vertus étaient devenues le partage de toute une société spontanément soumise à leur empire, si non seulement elles étaient modérées et raisonnables, mais si elles se trouvaient réunies à d’autres, nous voulons dire accompagnées de ces autres vertus que trop souvent elles ont paru exclure, c’est qu’il y avait, à la base de toute cette vie, le principe nouveau de l’amour ; c’est qu’il y avait, par ce principe même, une conciliation: les vertus qui avaient semblé opposées n’étaient plus exclues, mais accordées ; les vertus précédemment hautaines et dures étaient souples et humaines ; c’est que, soutenues à leur base par l’amour, elles étaient aussi couronnées à leur faîte par l’amour ; l’amour était le principe non seulement de ces vertus, mais de tout ; l’amour s’était introduit et il avait tout pénétré.
Ceci était réservé au christianisme, car là, et là seulement, le même principe qui resserre dilate, qui subjugue affranchit, qui presse la conscience ouvre le cœur. Le monde n’a connu et ne reconnaît qu’en partie ces choses, ou plutôt il connaît ou l’une ou l’autre, mais non les deux à la fois, dans leur essence. Ces mots d’un poète :
« Qui n’est que juste est dur, qui n’est que sage est triste »
représentent bien la vertu de l’antiquité et toutes les vertus qui, dans le monde païen, crient à toutes les jointures et auxquelles il manque l’huile de la grâce, nécessaire pour éviter le frottement. Au christianisme était réservé de former la vertu : il a rejoint les deux bouts, il a fait de la vertu et des vertus humaines une ligne qui rentre en elle-même ; on vit les deux effets à la fois et le monde ne se borna pas à dire : « Voyez comme ils s’abstiennent, comme ils se modèrent » ; mais il put dire aussi : « Voyez comme ils aiment ! » L’amour, ce commandement ancien et nouveau (1Jean 2.7-8), l’amour, non seulement avec ses grands traits, mais avec toutes ses délicatesses, avec tout son dernier fini, fut le premier mot des apôtres, leur plus fréquente recommandation, le caractère, le trait distinctif de l’Eglise chrétienne naissante, en sorte que celle-ci put dire, à l’applaudissement du monde, du moins sans craindre d’en être démentie : Ma livrée ou mon étendard est amour ! (Cantique des cantiques 2.4).
Ce sont ces vertus (vertus complémentaires de la vertu païenne) que l’apôtre recommande à ses disciples comme à des hommes nouveaux (v. 10) ; la liste en est nombreuse, aussi nombreuse que celle des péchés ; l’amour est un arbre à mille rameaux. Saint Paul ne fait ici qu’en cueillir quelques-uns. Parcourons-les avec lui.
Les entrailles de miséricorde (v. 12) sont, en d’autres termes, la pitié envers ceux qui souffrent. Remarquons d’abord que l’apôtre commence naturellement par là, car entre gens qui souffrent et gens qui ne souffrent pas, il est naturel qu’il commence par la bonté envers les premiers. Mais, de plus, le christianisme est la religion de la pitié. Il a découvert et il a élargi, pour la guérir, la plaie de l’humanité et il a fait connaître à tous cette plaie cachée. En la découvrant et en l’élargissant, il nous a tous et pour tous, appelés à la pitié. Le chrétien est avant tout un homme de pitié. Tous les hommes, à ses yeux, sont des naufragés, des réchappés de la colère divine, ou des malades et des convalescents, en sorte que sa pitié ne naît pas et ne surgit pas seulement à chaque infortune particulière qui se rencontre, mais qu’elle est un état, subsistante, continue ; elle est, en quelque sorte, l’état normal, la vie du chrétien. Aussi ne suis-je pas étonné que la mélancolie soit sur le front du chrétien et que sa joie soit mélancolique. Il y a si peu de temps qu’il est sorti lui-même de l’abîme, et il y voit encore tant de gens malheureux qu’il y a laissés !
La vie a pris pour lui un caractère extrêmement grave. Dans le sentiment chrétien, la joie est comme trempée et baignée dans les larmes (Psaume 119.136 ; Philippiens 3.18). Soyons compatissants (Ephésiens 4.32). Objets nous-mêmes d’une incompréhensible compassion des entrailles de la miséricorde de notre Dieu (Luc 1.78), comment pourrions-nous ne pas être pleins de compassion, ne pas avoir des entrailles de miséricorde envers nos frères et envers tous nos semblables ?
Saint Paul parle ensuite de la bonté[l]. C’est la disposition qui nous fait vouloir, aimer et chercher le bien de tous les êtres sensibles. Elle est à leurs yeux la mesure de notre valeur, de la valeur de tout homme. Ils appellent du même nom la chose qui leur apporte un avantage et la personne dont la disposition à leur égard est telle qu’ils peuvent considérer son existence comme avantageuse pour eux dans la mesure du pouvoir qu’elle a. Par cela seul qu’ils croient qu’elle serait disposée, le cas échéant, à leur faire du bien, ils l’appellent bonne[m]. Il est vrai qu’il n’y a qu’un seul bon, ἀγαθος, c’est Dieu (Marc 10.19). Lui seul est parfaitement bon, seul bon par essence ; mais l’homme peut être bon (Matthieu 5.45 ; Tite 2.5), quand il reçoit cette bonté morale de Dieu (ἀγαθωσυνη, Romains 15.14 ; Galates 5.22) ; il peut la réfléchir. Mais aussi Dieu seul est bon χρηστος, Luc 6.35 ; 1 Pierre 2.3), de cette bonté que nous pourrions appeler la bonté du cœur (χρηστοτης, Romains 2.4 ; 11.22 ; Ephésiens 2.7), et il l’est parfaitement et par essence ; et l’homme peut aussi être bon de cette bonté de Dieu, et la bonté qui émane de lui est toujours bonté, comme la lumière du soleil, réfléchie par la lune, est lumière. Soyons donc bons les uns envers les autres (Ephésiens 4.32), et comme l’Eternel, envers tous (Psaumes 145.9 ; Galates 6.10).
[l] Χρηστοτητα, comitatem selon Calvin, « la bénignité, dit-il, par laquelle nous nous rendons aimables ».
[m] Le mot grec χρηστος présente le même phénomène, et, comme le mot français bon, peut signifier utile et bienveillant. Si l’homme se sert du même mot pour désigner l’utilité et la bienveillance, il déclare que l’homme est bon s’il est utile, s’il est bienveillant, s’il aime.
Saint Paul indique ensuite l’humilité. Il en fait une vertu relative ou sociale, quoique nous n’ayons pas coutume de la considérer sous cet aspect. Il est remarquable qu’elle soit nommée dans la liste de ces vertus-là ; sur quoi il faut remarquer d’abord que l’humilité est la condition de plusieurs des vertus relatives ou sociales que nous ne pourrions exercer si nous n’étions pas réellement humbles, et qu’une vraie bienveillance n’est pas même possible sans l’humilité. Remarquons ensuite que l’humilité est une forme même de la bienveillance, puisqu’on ne peut souvent obliger les gens qu’en s’abaissant sous eux, qu’ils le demandent à tort ou à raison, ou en leur sacrifiant son amour-propre. Le précepte : Rendez l’honneur à tout le monde (1 Pierre 2.17) suppose l’humilité ; il en faut de même pour accomplir celui-ci: assujettissez-vous les uns aux autres (Galates 5.13), et pour suivre celui-ci encore : que l’un estime l’autre plus excellent que soi-même (Philippiens 2.3). Notre Maître a été humble de cœur (Matthieu 11.29), il est venu dans le monde pour servir et non pour être servi (Marc 10.45), il a lavé les pieds de ses disciples (Jean 13.3-17). Nous, ses disciples, soyons et faisons de même. Soyons ornés d’humilité (1 Pierre 5.6) et marchons avec les humbles (Romains 12.16), avec toute sorte d’humilité (Ephésiens 4.2), dans toutes les affaires de la vie et dans tous les rapports avec nos frères et avec les hommes.
Vient après la douceur. C’est la vertu qui évite ou épargne aux autres, dans leurs rapports avec nous, tout ce qui peut affliger, attaquer ou blesser leur sensibilité (je ne parle pas ici de leurs intérêts positifs) ; mais la bienveillance qui ne ménage ou n’épargne pas notre sensibilité, qui ne nous ménage pas des émotions pénibles, ou qui ne nous épargne pas du trouble, qui se paie, pour ainsi dire, à elle-même par des paroles dures, rudes ou amères, par des brusqueries ou des reproches, le bien qu’elle nous fait, n’est pas bienveillante ou du moins n’est pas assez bienveillante. Rien sans doute n’est pire qu’une fausse douceur, c’est quelquefois une trahison, le baiser de Judas (Matthieu 26.48-49) ; mais quand la bonté est vraie, réelle, il ne faut pas que nos formes, les formes qu’elle doit revêtir, annoncent le contraire ou y soient contraires et soient des formes dures, violentes (Jacques 3.11) ; loin de là, il faut que, selon l’apôtre, nous marchions avec toute sorte de douceur (Ephésiens 4.2) et que notre douceur soit connue de tous les hommes (Philippiens 4.5).
La patience (ou l’esprit patient, l’indulgence, la longanimité) que saint Paul recommande encore ici, comme ailleurs (Ephésiens 4.2), après l’humilité et la douceur, s’accommode aux défauts des autres ; elle sait attendre et tout espérer ; elle ne se lasse et ne se rebute point (Comparez 1 Corinthiens 13.4 et 7). Dieu a usé et use de patience envers nous (2Pierre 3.9) et même d’une grande patience (Romains 9.22) et de richesses de patience (Romains 2.4) ; regardons à lui et usons de patience envers tous (1 Thessaloniciens 5.14).
L’apôtre détermine ensuite (v. 13) la manière dont doivent se manifester les vertus qu’il vient de nommer.
Elles se manifesteront d’abord dans le support : « vous supportant les uns les autres ». Cette disposition, le chrétien l’exerce non seulement vis-à-vis des défauts et des infirmités (Romains 15.1 ; 1 Thessaloniciens 5.14), mais aussi vis-à-vis des fautes des autres envers lui, des injures, des attaques et des torts dont il est l’objet de leur part. Saint Paul, dans Ephésiens 4.2, ajoute à cette exhortation au support, ces mots : avec charité ; sur quoi Quesnel dit : « Supporter les défauts du prochain par insensibilité, par une douceur de tempérament, une complaisance humaine, une honnêteté du monde, un intérêt temporel, une hypocrisie de pharisien, rien de si commun : le faire par une charité véritable et bien chrétienne, rien de plus rare ».
Comme une manifestation ou une marque des vertus précédentes, l’apôtre indique aussi le pardon et il y insiste : « Vous pardonnant, dit-il, si quelqu’un a à se plaindre d’un autre » ; « comme Christ, ajoute-t-il, vous a pardonné, pardonnez aussi. » La vertu qui est recommandée ici, dans le but sans doute de conserver ou de rétablir l’union quand elle a été troublée, c’est le pardon non seulement extérieur, mais intérieur, l’amnistie dans le sens propre du mot, l’oubli complet du cœur de tout le mal qu’on nous a fait et à l’égard de tous ceux contre lesquels nous avons un sujet ou des sujets de plainte. Et qu’est-ce qui doit nous engager à pardonner ainsi ? C’est le pardon même qui a été accordé par le Sauveur. (Ce pardon dont nous sommes les objets peut être envisagé comme raison, motif, argument, ou comme comparaison, exemple, règle. La conjonction de l’original (καθως) traduite par comme, peut signifier parce que, ou ainsi que. Nous insistons maintenant sur le second sens.) Ainsi que Christ nous a pardonné toutes nos offenses, ayant effacé la loi qui nous était hostile comme un titre qui témoignait contre nous, ayant aboli ce titre, l’ayant cloué à la croix (Colossiens 2.13-14), nous de même, en pardonnant, nous annulons, nous lacérons, nous clouons à la croix les titres que nous avons contre nos offenseurs ; ils redeviennent pour nous ce qu’ils étaient avant de nous avoir offensés, ou plutôt, nous les aimons particulièrement, mieux qu’auparavant, alors qu’ils nous étaient plus étrangers. Non seulement nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (Matthieu 6.12), — et là déjà quelle douceur il y a, et même combien de grandeur ! — mais de plus, si nous les distinguons encore, c’est par une sollicitude particulière ; c’est là le complément du pardon d’un disciple de Christ, comme d’un imitateur de Dieu[n] (Ephésiens 4.32 ; 5.1).
[n] « Il faut pour pardonner véritablement, faire plus que pardonner : il faut que le mal soit surmonté par le bien, et que, selon l’exemple de Dieu lui-même, là où l’offense a abondé, la grâce surabonde. » (Premières Méditations Evangéliques.)
Tous ces devoirs que saint Paul prescrit ici (ou du moins plusieurs d’entre eux), et qui sont négatifs, consistant à s’abstenir de quelque chose, semblent au vulgaire, à cause de cela, faciles, ou paraissent ordinairement comme plus faciles. Il semble plus aisé de s’abstenir que de faire ; il semble du moins que s’abstenir est souvent plus facile et que souvent aussi faire est le plus difficile. Mais ici il n’en est rien ; s’abstenir est plus difficile que faire et faire est souvent plus facile que s’abstenir. Il y a plus de choses dans l’action qui nous soutiennent et qui nous soulèvent que dans la simple abstinence. Après que j’aurai appris qu’un homme est bienfaisant, je puis croire à sa bonté sans doute, mais je ne suis pas suffisamment informé, j’aurai encore à demander s’il pardonne, puis il me reste à savoir s’il supporte. Tandis que, si je pouvais m’assurer et si je sais qu’il pardonne et qu’il supporte véritablement, c’est-à-dire par amour, sans aucune aide de l’amour-propre ou de l’intérêt et sans apathie ou nonchalance, j’aurais à peine besoin de m’enquérir s’il est bienfaisant ; certainement cet homme ne peut pas ne pas faire le bien. Pardonner les offenses, supporter les contrariétés des autres, suppose en lui les autres vertus ; on ne peut les lui refuser ; le plus suppose le moins. Ces vertus sont enveloppées dans le silence et dans l’ombre, mais elles sont cependant bien réelles et bien précieuses. Aussi tous ces actes négatifs ne peuvent être accomplis à fond et en réalité que par l’action et la vertu d’un principe qui n’est point négatif, que par la force d’un principe positif puissant.
Quel est ce principe ? Tout le monde dira : c’est l’amour ; tout le monde dira que toutes ces vertus, si elles sont sincères, ne peuvent avoir d’autre principe que l’amour dont elles ne sont même que les différents noms. Aussi saint Paul ajoute ici (v. 14) : « accompagnant toutes ces choses de la charité » ; plus littéralement : « à, avec, ou par-dessus toutes ces choses, l’amour qui est le lien de la perfection ». C’est à ce verset que nous devons nous arrêter, mais seulement pour quelques instants aujourd’hui, car il est assez important pour être traité dans un discours à part, dans notre prochaine étude. Maintenant, pour nous en tenir à une simple et rapide explication, qu’il nous suffise de dire d’une manière générale ce que c’est que la charité que l’apôtre invite les Colossiens à ajouter à toutes les vertus qu’il vient de nommer et dont elle est le principe ; la charité de laquelle il dit qu’elle est le lien de la perfection, car pour comprendre cela, il faut bien savoir ce qu’est la charité. Ce n’est pas la simple bienveillance naturelle, telle que l’inspirent le caractère, le tempérament, une certaine culture des mœurs, ni même les principes que fournissent la conscience et la raison. Nous avons connu ce que c’est que la charité, en ce que Christ a mis sa vie pour nous (1 Jean 3.16). La charité a son type et sa mesure en Christ. C’est une consécration absolue de la vie à la gloire de Dieu et au bien des hommes ; elle ne suppose rien de moins qu’une entière dépossession de nous-mêmes. Ce qui distingue la charité de la bienveillance ordinaire est exprimé dans ces mots : Vous n’êtes point à vous-mêmes (1 Corinthiens 6.19) ; si un est mort pour tous, tous donc sont morts (2 Corinthiens 5.14). Cela n’est pas la charité ; mais la charité n’est point sans cela ; et elle en reçoit son caractère distinctif. De plus, la charité remonte à Dieu avant de redescendre sur les hommes, elle subordonne tout à Dieu ; elle n’abandonne rien au caprice, aux préférences charnelles, au goût, à l’arbitraire : elle est donc un principe d’ordre, de vérité et de justice. Si l’on réunit seulement ces deux traits (il y en a encore d’autres), on comprendra déjà que la charité doit être en effet le lien de la perfection, c’est-à-dire qu’elle rassemble les éléments dont la perfection se compose, qu’elle accorde et concilie tout, et qu’elle porte chaque vertu à son plus haut degré. Mais la charité veut être cultivée. Elle n’est pas seulement le principe des vertus recommandées ici par saint Paul : elle est une vertu. Elle a aussi son principe vers lequel il faut qu’elle retourne sans cesse. Elle a des motifs dont il faut qu’elle se pénètre incessamment. Ces moyens ou ces motifs (car ce sont à la fois des moyens et des motifs) sont indiqués par l’apôtre, et quoiqu’il les ait rattachés à des parties spéciales ou à des manifestations particulières de la charité, nous les appliquons de plein droit à la charité elle-même. Nous sommes (v. 12) « les élus de Dieu, saints et bien-aimés » (comparez Romains 8.33 ; Ephésiens 1.4 ; 1 Thessaloniciens 2.13-14 ; Ephésiens 6.1) ; « Christ nous a pardonné » (v. 13) ; « nous avons été appelés à la paix de Christ ou de Dieu en un même corps » (v. 15). Ce sont différents aspects d’une même idée : l’amour de Dieu envers nous ; amour qui nous a élus et sanctifiés ou mis à part (séparés de la masse infidèle) ; amour qui a enseveli dans son sein tous nos crimes ; amour qui, répandu en même temps sur nous et sur les autres hommes, a créé une communauté plus étroite, nous a faits tous membres d’un même corps. Voilà les arguments que présente l’apôtre.
Il finit (v. 15) par un vœu qui renferme en même temps une exhortation : « Que la paix de Christ à laquelle vous avez été appelés triomphe dans vos cœurs ». La paix de Christ, la paix que donne Christ (Jean 14.27), lui-même notre paix (Ephésiens 2.14), voilà la condition pour avoir la charité. Tant que nous n’avons pas cette paix ou le sentiment que Dieu est apaisé, l’amour, la glorieuse liberté de la charité est impossible ; nous sommes encore sous la loi, entraînés par ses liens et nous sommes bientôt fatigués ; nous portons notre tâche, au lieu que, dans l’amour, ce soit notre tâche qui nous porte. Il faut que la paix de Christ s’enracine et s’établisse en nous ; alors nous aurons la charité, et les œuvres de la charité seront faciles. Aussi saint Paul dit : « Que la paix de Christ triomphe dans vos cœurs ! » Il emprunte une image aux jeux olympiques, où celui qui vainquait à la course, en arrivant le premier au terme, était couronné. Ainsi on pourrait traduire ce vœu de la manière suivante : Que la paix de Christ gagne toujours de vitesse sur toute autre chose dans vos cœurs, pour l’emporter sur les concurrents, sur les mauvaises passions qui entraînent et remplissent votre cœur ! Car Paul est ici plein des idées qu’il a exprimées quelques versets auparavant (12 et 13), quand il a parlé de la résistance généreuse de la charité à toutes les attaques de la haine. Ailleurs (Philippiens 4.7), exprimant une même pensée, il avait dit : Que la paix de Dieu garde vos cœurs et vos esprits en Jésus-Christ ! Il veut nous donner un principe de pacification intérieure qui est un protecteur contre toutes ces attaques, qui éteint les mauvais désirs et les mauvaises passions, et qui, par là, adoucit toutes nos relations avec nos frères.
« Et soyez paisibles », ajoute-t-il. C’est ainsi que nous traduisons le mot grec, préférablement à « soyez reconnaissants de[o] ». Et en effet, la paix naît de la paix ; nous ne pourrons donner la paix que quand nous aurons par Christ un Dieu réconcilié (2 Corinthiens 5.18-21), ami et père ; c’est-à-dire qu’il faut, pour pouvoir donner la paix, que d’abord elle nous ait été donnée. « Etablis-toi premièrement dans la paix de Dieu, dit l’auteur l’Imitation, alors seulement tu pourras pacifier les autres. » Alors que nous avons tout obtenu, nous coûtera-t-il, riches comme nous le sommes (2 Corinthiens 8.9 ; Apocalypse 3.18), de tout céder, de tout abandonner ? Ah ! celui qui se sait et se sent, malgré son indignité, aimé par son Père céleste, aimé sans condition et irrévocablement (Romains 8.35), celui qui enferme en lui ce trésor d’ineffable félicité, celui qui n’a qu’à demander la confirmation de ces bienfaits reçus, que peut-il refuser ? peut-il refuser quoi que ce soit ? peut-il résister ? peut-il ne pas tendre la joue droite à celui qui lui frappe la gauche ? (Matthieu 5.39). Nous disons que c’est difficile. Mais nous ne le dirions pas si la paix de Christ habitait et régnait en nous. Oui, il faut d’abord la foi en la charité de Dieu en Jésus-Christ. La seule véritable vie ne découle que de la connaissance que Dieu nous a aimés et nous aime en son Fils. Alors, en paix, nous n’avons plus d’ennemis, plus d’obstacles ; même les privations et les douleurs, tout est comme dispensation et verge de Dieu, preuve d’amour pour nous. Goûtons, oui, goûtons le don ineffable de Dieu (2 Corinthiens 9.15), la vie éternelle par Jésus-Christ notre Seigneur (Romains 6.23) et toutes les choses que Dieu nous donne avec lui (Romains 8.32) ; pas de froide et sèche assurance de salut, car par là, rien n’est produit ; mais ayons et savourons la conviction que Dieu nous aime, c’est-à-dire la paix de Christ, et celui qui la possède en lui peut donner et donne la paix ; alors tout est facile. Si c’est difficile pour nous, c’est que nous n’avons pas vidé jusqu’au fond la coupe du salut. Ecoutons ici l’apôtre Jacques (4.1-5) : D’où viennent parmi vous les dissensions et les querelles ? N’est-ce pas de vos voluptés ? Vous convoitez et vous n’avez point ce que vous désirez, vous avez une envie mortelle, vous êtes jaloux, et vous ne pouvez obtenir ce que vous enviez ; vous vous querellez et vous vous disputez, et vous n’avez point ce que vous désirez… Vous demandez afin de l’employer à vos voluptés… L’amitié du monde est inimitié contre Dieu… L’Esprit qui a habité en nous, nous inspire-t-il l’envie ? C’est donc la poursuite d’un autre bonheur que celui qui vient de Dieu en Jésus-Christ, ce sont les intérêts mondains qui brisent l’union, qui poussent aux inimitiés, et qui portent aux dissentiments et aux querelles, aux procès et aux luttes, aux froissements pénibles et aux prétentions diverses qui peuvent, hélas ! s’élever entre des frères, entre ceux qui sont appelés en un même corps. Mais remplis de la paix de Christ, nous demandons et nous ne demandons qu’à Dieu, notre Père qui est aux deux, de nous donner notre pain quotidien (Matthieu 6.9,11) ; et notre paix se manifeste et se répand dans une vie éloignée des discordes, des disputes et des divisions ; nous la portons partout, poursuivant les choses qui vont à la paix (Romains 14.19), étant en paix entre nous (1 Thessaloniciens 5.14), c’est-à-dire vivant en paix avec tous nos frères (2Corinthiens 13.11), puis ayant, autant qu’il dépend de nous, la paix avec tous les hommes (Romains 12.18 ; Hébreux 12.14). Soyons ainsi paisibles ; le Dieu de la paix et qui nous a appelés à la paix sera avec nous (2 Corinthiens 13.11 ; 1 Corinthiens 7.15). Or le Seigneur de la paix nous donne toujours la paix en toute manière ! (2 Thessaloniciens 3.16).
[o] Le mot εὐκαριστος signifie quelquefois, comme nos versions ordinaires l’ont rendu, « reconnaissant », c’est-à-dire disposé à reconnaître les bienfaits que nous recevons et à en rendre grâces. Mais ici, est-ce reconnaissance envers des bienfaiteurs, sentiment que des chrétiens, certes, doivent éprouver ? C’est alors, cependant, une vertu qui n’est pas du même genre que celles qui sont indiquées avant, car la reconnaissance envers ceux qui nous ont fait du bien est plutôt justice qu’amour ; puis, le mot de l’original placé à la fin de l’énumération, après la conclusion, ne peut pas, semble-t-il, avoir ce sens. Est-ce reconnaissance envers Dieu ? Et certes les chrétiens doivent aussi agir dans le sentiment des grâces qu’ils ont reçues de ce suprême bienfaiteur. On a développé cette idée qui est sans doute dans l’analogie avec ce qui précède, puisque la paix de Christ, par ce sentiment, se maintient dans le cœur, s’y entretient et s’y augmente, et que l’esprit de charité, d’humilité, etc., dans les relations avec les autres, est donné, conservé et accru par lui. Mais au fond cette idée est isolée dans nos versets, et ce n’est pas la manière de Paul ; il y aurait d’ailleurs une répétition avec le verset 17, où l’action de grâces envers Dieu est mentionnée. Comme le mot de l’original signifie aussi doux, paisible, agréable, débonnaire, aimable, affable, bienveillant, bienfaisant, nous pensons qu’ici, en tenant compte de l’ordre des idées, ce mot ne se rapporte pas tant à la reconnaissance pour des bienfaits reçus qu’aux dispositions et aux mœurs douces et paisibles que la paix de Christ produit dans le cœur et dans la conduite, afin de nourrir une communion mutuelle avec tous nos frères. Calvin traduit : « Soyez gracieux ou aimables ». Ainsi nous croyons que ce qui conviendrait le mieux c’est : « Soyez paisibles ».
Toutes les vertus que saint Paul a énumérées dans les versets que nous avons médités doivent être et se développer en nous et dans notre vie extérieure… Mais s’il faut qu’elles luisent et qu’on les voie dans nos relations avec nos frères et avec les autres hommes, s’il faut que par elles nous annoncions les vertus de celui qui nous a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière (1 Pierre 2.9), et cela, afin que les hommes le glorifient (Matthieu 5.16 ; 1 Pierre 2.12), ces vertus ne sont pourtant point d’apparat et elles ne procèdent point du désir d’obtenir l’estime des hommes et de nous concilier leur faveur, mais ce sont des vertus réelles, que l’on pratique aussi bien dans la vie cachée que dans la vie publique… Ce sont des fruits de la régénération, des membres de l’homme nouveau que l’apôtre nous invite à revêtir (v. 10)… Qui nous donnera donc toutes ces choses et qui les produira et les fera croître en nous, si ce n’est Dieu lui-même, qui seul nous crée en Jésus-Christ (Ephésiens 2.10), nous régénère par son Esprit (Tite 3.5) et par sa Parole (1 Pierre 1.23) ; et, après avoir commencé en nous la bonne œuvre, l’entretient et l’achève (Philippiens 1.6) ? Viens donc, ô notre Dieu, opérer puissamment en nous pour l’amour de ton Fils :
Qu’à ses pieds tombent abattus
Les faux dieux que l’erreur honore,
Nos vices, nos fausses vertus,
Démons que notre cœur adore.
Oh ! sauve nos frères païens ;
Oh ! guéris nos âmes païennes,
Et parmi des peuples chrétiens
Fais briller des vertus chrétiennes[p].
[p] Cf. Vinet, Poésies (1890).