En traitant successivement de l’office du prédicateur et de celui du pasteur, nous n’avons assurément pas voulu dire que la prédication ne fût pas un office pastoral, et qu’en elle il n’y eût pas déjà cure d’âmes. Nous ne voulons pas dire non plus que la cure d’âmes proprement dite soit substantiellement distincte de la prédication, puisque c’est par la parole que s’accomplit la cure d’âmes, et que, sous une forme ou une autre, la prédication reparaît partout[l]. On peut dire, en un sens, que le prédicateur est au pasteur ce que la partie est au tout ; mais en faisant de ces deux offices deux parties qui s’ajoutent l’une à l’autre pour former ensemble un tout, on aperçoit aisément entre eux des différences aussi bien que des rapports. Le prédicateur enseigne, le pasteur élève, [en allemand] erziehet ; l’un agit sur la masse, l’autre sur les individus ; l’un accueille et nourrit ceux qui viennent, l’autre cherche aussi ceux qui ne viennent pas ; on peut ajouter encore que le premier ne s’occupe que des intérêts spirituels, et que le second y mêle, plus ou moins, des intérêts temporels. Car le pasteur, dans toute l’étendue de son emploi, et à nous en former l’idée sur l’exemple de Jésus-Christ, est le bienfaiteur des peuples[m]. Si l’état présent de la société lui laisse moins à faire, un autre état survenant l’investirait de nouveau de ses anciennes attributions.
[l] Voir, dans l’introduction au Cours d’Homilétique, ce que nous avons dit de la parole dans la religion chrétienne.
[m] Dans toutes leurs détresses, il a été en détresse. (Esaïe 63.9)
Mais, à ne considérer que les intérêts moraux de la paroisse, il n’en est pas complètement le pasteur, c’est-à-dire le père, s’il n’est que prédicateur. Qu’est-ce que l’esprit pastoral ? un esprit de paternité et de sollicitude ; car c’est l’esprit de Dieu même, tel que la Bible nous le révèle quand elle montre aux hommes l’Esprit de l’Eternel qui les conduit tout doucement comme on conduit une bête qui descend dans une plaine ; (Esaïe 63.14) quand elle leur promet qu’ils seront portés sur le côté et qu’on les caressera sur les genoux ; (66.12) et quand Dieu lui-même dit : Je chercherai celle qui sera perdue, je ramènerai celle qui sera chassée, je banderai celle qui sera blessée, et je fortifierai celle qui sera malade. (Ezéchiel 34.16) Car si une telle charité est au-dessus de nous, une telle condescendance : ne peut-elle pas paraître au-dessous de Dieu ? et s’il la déploie, devons-nous nous en dispenser ? — Et si c’est bien là l’esprit pastoral, comment croire qu’un tel esprit ne se trouvera pas à l’étroit dans la prédication ? — Or, cet esprit est formulé en préceptes et en recommandations expresses, lorsque Dieu dit à son prophète : Je t’ai établi pour être une place munie et une forteresse au milieu de mon peuple, afin que tu connaisses et que tu sondes leurs voies ; (Jérémie 6.27) et lorsque saint Paul recommande à Timothée d’insister en temps et hors de temps. (2 Timothée 4.2) — Cet esprit est même l’esprit des simples fidèles quand ils sont vraiment fidèles. On attend d’eux qu’ils soient attentifs les uns aux autres, et qu’ils s’avertissent mutuellement : car le chrétien, comme dit Saint-Cyran, n’est qu’un prêtre imparfait, ou, pour mieux dire, un prêtre commencé, et le prêtre un chrétien parfait et accompli.[n] — Outre cela, le ministre doit bien sentir que la prédication n’accomplit pas son but, d’abord parce qu’il n’est pas uniquement le pasteur de ceux qui viennent assidûment à l’église ; — ensuite parce que ceux-là même ont besoin de subir une action plus individuelle et plus intime[o].
[n] Saint-Cyran, Lettre à M. Guillebert. Chap. XVI.
[o] Aux yeux de Harms, la prédication publique est la partie la moins importante et en quelque sorte le pis-aller de l’office pastoral. (Pastoraltheologie. Tome III, page 2.) [Voir là-dessus les pages 299 et suivantes]
Le pasteur ne peut pas se contenter d’avoir été à son troupeau comme une chanson agréable, de belle voix, et qui résonne bien, (Ezéchiel 33.32) et il aurait toujours à se reprocher d’avoir pansé la plaie de son peuple à la légère. (Jérémie 6.14) — Il n’y a enfin que la cure d’âmes qui réalise et constate bien l’existence du troupeau comme troupeau, et non uniquement comme auditoire. Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent. (Jean 10.14) Celui-là seul est un bon berger qui peut parler ainsi. [C’est l’idéal ; il faut y tendre. Il y a proportion constante entre le soin donné à la cure d’âmes et la vie de la paroisse.]
Tout cela est si bien dans l’esprit du christianisme, que partout où il y a réveil, la cure d’âmes reprend son importance.
Ajoutons que ce qui relève la beauté et renforce l’obligation de ces fonctions, c’est le peu d’appât qu’elles offrent à l’amour-propre et à l’imagination. Le sérieux, l’austérité du ministère sont là dans leur pureté. La prédication publique est comparativement agréable et facile : on n’est sûr de sa vocation au ministère, que quand on se sent porté et pressé d’exercer la cure d’âmes. Il le faut surtout sentir aujourd’hui, que cette fonction est devenue plus difficile. Elle est difficile à cause de l’étendue des paroisses ; — elle l’est surtout à cause qu’elle n’est plus acceptée comme autrefois. Les troupeaux connaissent bien nos devoirs ; mais ils ne connaissent plus les leurs ; et ce précepte : Obéissez à vos conducteurs, (Hébreux 13.17) n’a plus de sens pour eux ; ou, pour mieux dire, c’est à peine si les troupeaux existent encore.
Cet état de choses a ses inconvénients, qu’il est superflu d’indiquer ; mais il a ses avantages, qui se trouvent dans ses inconvénients mêmes. Il n’abolit pas le devoir, mais il le perfectionne en quelque sorte. Il rend nécessaires plus que jamais l’amour, l’autorité morale dont l’amour est l’élément principal et l’indispensable condition, le discernement, les égards.
Exercer et faire sentir l’autorité sans effaroucher l’esprit d’indépendance, voilà le problème que résout seule la simplicité de la charité. Déjà les apôtres étaient obligés de protester qu’ils ne voulaient point dominer sur les héritages du Seigneur, et qu’ils ne prétendaient au gouvernement des âmes que parce qu’ils devaient en rendre compte. (Hébreux 13.17) — La défiance de l’ascendant pastoral est naturelle, et jusqu’à un certain point légitime. Il me semble heureux qu’aujourd’hui le pasteur n’arrive point à ses ouailles précédé et comme introduit par une autorité étrangère, mais sous la seule protection de son nom de pasteur et de la sainteté de son entreprise. En sorte que, moins il est accepté sous un titre, mieux il le sera sous un autre.
On élève contre l’exercice de la cure d’âmes certaines objections, ou certains prétextes, que nous devons passer en revue.
- Le goût manque. Mais il ne s’agit pas d’une affaire de goût, il s’agit d’un devoir ; ni d’un détail de perfection, mais d’un intérêt essentiel. Si le goût manque pour cette partie du ministère, quelle espèce dégoût a-t-on pour les autres ? Si l’on n’a pas de vocation à soigner, une à une, les âmes du troupeau, on n’a pas de vocation au ministère. Cette objection est donc de toute faiblesse ou de toute force, — de toute force à cause de sa faiblesse même.
- Le temps manque. Qu’entend-on par là ? Entend-on qu’on ne puisse s’appliquer à ce devoir que quand on n’a plus autre chose à faire ? J’avoue que j’aimerais mieux entendre alléguer la cure d’âmes contre la prédication, que la prédication contre la cure d’âmes ; j’aimerais mieux qu’on me dît : Mes malades, mes pauvres, mes brebis éparses me réclament et m’empêchent de donner à ma prédication tout le soin désirable. L’objection suppose ce qui est en question, savoir que la cure d’âmes est en seconde ligne ; mais qui l’a dit ? et comment le prouver ?
- L’accueil manque. C’est possible. Mais prenez garde de ne le dire qu’à bon escient. Ne le dites pas après une première et molle tentative. Pourquoi prétendriez-vous qu’à votre seule approche les portes s’ouvrissent d’elles-mêmes ? En général, on se hâte trop de dire que l’accueil manque. Il y a beaucoup plus d’accès qu’on ne le suppose, parce qu’il y a plus de besoins, plus de côtés accessibles et plus d’occasions, qu’on ne le croit. Notre ministère, quand il se présente sous la forme de l’affection chrétienne, n’est pas si sûr d’être repoussé. Après tout, il est naturel que l’accueil manque. La vérité, nous le savons tous, n’est pas accueillie avec empressement ; et le souverain pasteur n’est, certes, pas mieux accueilli par nous que nous ne le sommes par d’autres ; jamais ils ne nous accueilleront plus mal que nous n’avons accueilli Dieu. Et toutefois il venait vers les siens. (Jean 1.11) Le serviteur n’est pas plus que son maître. La patience n’est-elle pas notre devoir ? n’est-elle pas l’épreuve et l’exercice de notre foi ?
Les conditions ou les moyens de la cure d’âmes sont :
1. La santé. — Les détails de la cure d’âmes ne sont pas nécessairement ni ordinairement dangereux pour la santé (à moins que la paroisse ne soit trop nombreuse) ; toutefois il faut une certaine force physique et une bonne constitution. En général, celui qui supporte bien le fardeau de la prédication est bien en état, physiquement, de suffire à la cure d’âmes ; mais il peut y avoir des exceptions, et l’on a du s’examiner là-dessus en examinant la question de la vocation au pastorat, lequel ne se scinde pas.
2. Une certaine présence d’esprit, dont les ministres peuvent être inégalement pourvus, mais qui s’acquiert plus ou moins, et qui n’est, bien souvent, que la présence de cœur, ou que celle-ci supplée.
3. Connaissances psychologiques. — Plusieurs mettent la logique à la place de la psychologie, et c’est un grand mal. — La logique est rectiligne ; elle coupe, traverse les faits moraux : la psychologie est sinueuse et flexible. — La psychologie des livres est très utile comme base de recherches ; mais ce n’est rien sans l’expérience et sans l’étude de soi-même. Se bien connaître est le moyen de bien connaître les autres, quoiqu’il faille se préparer à rencontrer bien des combinaisons morales qu’on n’aurait pas prévues, qui eussent paru impossibles, et que, sous ce rapport, il faille étudier les faits dans les faits mêmes, avec candeur et docilité.
4. Connaissance de la paroisse. — La paroisse n’est pas une abstraction, c’est un fait concret, c’est une individualité, qui ne ressemble absolument qu’à elle-même. — Il est bien vrai que cette connaissance suppose celle de l’homme en général, puisqu’à moins de connaître l’homme en général, on ne connaît pas bien l’homme d’un certain lieu et d’un certain temps ; il est vrai aussi que c’est cet homme général qu’il faut chercher et éveiller dans l’homme d’un certain temps et d’un certain lieu ; il est vrai qu’il y a des choses qui intéressent et saisissent avec une égale force l’homme placé dans les conditions les plus différentes et que ce sont ces choses surtout qui importent. — Mais il n’en est pas moins vrai qu’en ne tenant compte de rien de ce qui individualise un troupeau, on s’expose, non seulement à être moins utile, moins agréable ou moins bien venu, mais aussi à agir, en beaucoup de choses, à contresens du but qu’on se propose. Toutes les circonstances extérieures, modifiant la forme de l’âme, modifient par là même l’action que nous avons à exercer sur elle. Il faut, pour ainsi dire, demander à l’homme individuel qu’il nous introduise auprès de l’homme général ; du moins il faut faire en sorte que cet homme individuel ne nous barre pas le chemin. Saint Paul parlait à tous comme à des hommes ; néanmoins il était Juif aux Juifs, Grec aux Grecs, tout à tous. Il ne faut pas frapper sur les touches qui ne correspondent à aucune corde, et laisser oisives celles qui sont en rapport avec les cordes les plus sonores.
La cure d’âmes ne sera donc pas la même à la ville et à la campagne, dans un pays agricole et dans un pays industriel, au sein d’une population de mœurs simples, ou chez un peuple raffiné et amolli. Le pasteur devra tenir compte de tout cela, comme aussi des circonstances géographiques, climatiques, économiques, diététiques et historiques. Il connaîtra les habitudes, les intérêts, les besoins, les préjugés, les vœux. Il ne se bornera pas à quelques données fécondées, développées par quelques inductions : il voudra étudier les choses dans les choses elles-mêmes. Car, dans les mêmes circonstances générales, entre deux paroisses, toutes deux de montagne, toutes deux agricoles, toutes deux riches ou toutes deux pauvres, il faut encore distinguer. Le pasteur devra connaître surtout l’état religieux dans lequel la paroisse lui est transmise. — Cette connaissance et toutes les autres sont l’objet d’une étude prolongée et persévérante, à dater du moment de l’entrée en fonction ; mais il faut, avant de venir, avoir été informé de tout ce qui a quelque importance ; et certains détails, qui semblent petits, sont importants. Faute de les connaître, on blesse, on heurte, on se fait mal juger, et l’on crée des préventions qui sont promptes à se former et lentes à se dissiper. Il faut connaître le bien et le mal, le fort comme le faible, savoir ce qu’il faut développer et ce qu’il faut réprimer. — On voit ressortir de là l’utilité qu’aurait le long séjour du même pasteur dans la même paroisse.
5. Soin d’entretenir des rapports de confiance et d’affection avec la paroisse. — C’est par la cure d’âmes qu’on les obtient en partie ; mais c’est aussi en vue de la cure d’âmes qu’il faut, de toutes les manières, les créer et les entretenir. — Il y a des moyens positifs et négatifs. Nous ne parlerons pas ici des premiers, que nous nous réservons de présenter plus tard sous le point de vue et sous le nom de devoirs ; nous ne parlerons en ce moment que des moyens négatifs qui se résument à ceci : éviter toute collision inutile avec les intérêts ou les amours-propres ; — céder volontiers son droit, [selon la parole de l’apôtre] : Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu’on vous fasse tort ? (1 Corinthiens 6.7) Sans doute il ne convient pas que le pasteur encourage le mal par de la faiblesse ; mais il ne doit pas se montrer opiniâtre et difficultueux. Qu’il ait soin aussi de ne pas contracter légèrement des obligations, et de se maintenir sous ce rapport aussi indépendant que possible. — Il n’est pas inutile de relever ici l’avantage de nos institutions, où le pasteur ne reçoit rien de la commune, où le casuel n’existe à peu près point.
Décomposons maintenant, dans ses différents éléments ou ses différents actes, l’office pastoral ; je veux dire non seulement le soin religieux des familles et des individus, mais tout ce qui n’est pas l’enseignement public et la célébration du culte.
[La tutelle pastorale a un triple objet] : les intérêts matériels, moraux et spirituels de la paroisse en général.
1. Sollicitude pour les intérêts matériels. — Si j’en parle d’abord, ce n’est pas comme du premier, mais plutôt comme du moindre des intérêts qui doivent préoccuper le pasteur, et pour m’élever par degrés au véritable objet de son ministère et au plus digne emploi de son activité. — Il est des positions où il aura peu d’occasions de s’en mêler, où il aurait même mauvaise grâce à le faire ; il en est d’autres où il y sera comme forcé. Nous voulons que, dans tous les cas, il prenne en considération les intérêts matériels, et que, selon l’exigence de sa situation, il s’en occupe[p]. Nous ne parlons point ici du soin des pauvres, qui partout est dévolu au pasteur. — Qu’il évite, en tout cas, le caractère de touche à tout et de novateur, et l’air d’industriel.
[p] Déserts défrichés par des moines ; — prêtres civilisateurs.
2. Sollicitude pour les intérêts moraux ; je ne dis pas encore les intérêts spirituels. — Il y a des préjugés injustes ou immoraux, des erreurs d’éducation, des infractions à la loi et à la morale passées en coutume, des usages indécents et pernicieux, etc. Tout ce mal peut et doit être absorbé par le christianisme. Toutefois, il ne peut pas suffire de prêcher la croix, quoiqu’il faille le faire indefesse[q], et dans ce but même, comme dans le but suprême qui est proposé à la prédication ; il faut encore, pour combattre tout ce mal, descendre sur le terrain de la morale naturelle, du bon sens, et même de l’intérêt. C’est le seul moyen bien souvent, la seule condition de succès auprès de plusieurs. Cela ne compromet pas le but principal. Cela facilite les voies à la religion. Cela met en contact avec plus de personnes, et donne de l’influence sur un plus grand nombre de volontés.
[q] Sans se lasser. (Editeurs.)
Certainement le christianisme s’applique à tout il se subdivise et se ramifie de manière à atteindre tous les abus, toutes les erreurs. Ses grands principes peuvent être invoqués avec succès contre les formes les plus exiguës de l’erreur et du péché ; et il ne faut pas dire qu’il y a abus à l’employer de cette sorte et que c’est appliquer le Niagara à une roue de moulin. On peut même regretter que, de temps en temps, la prédication chrétienne ne conduise pas les chrétiens, comme par la main, des plus hauts principes jusqu’aux dernières conséquences. Mais pour que les individus appliquent ainsi le christianisme dans leur conduite personnelle, qu’ils le transportent tout entier dans les détails extérieurs et matériels de leur vie, il faut d’abord qu’ils l’aient reçu, et en attendant que cela soit fait, la société souffre et meurt. Le temps presse ; attaquons donc le mal avec toutes les armes qui sont à notre disposition ; appliquons à la société, par charité chrétienne et dans un esprit chrétien, les moyens qui sont à la portée de tous, les motifs que tous acceptent, et qui, après tout, étant légitimes et vrais, sont réellement une partie de la vérité. N’oublions jamais que le bien a pourtant sa raison en soi, que le mal porte sa condamnation en soi, que le christianisme n’est pas venu créer la morale, mais lui donner le plus irrésistible des motifs, sans mettre au rebut, sans accuser d’inefficacité absolue tous ceux qui peuvent se tirer de la conscience et de la nature des choses. — Il est bien vrai que les motifs de cet ordre n’opèrent pas le renouvellement intime, la résurrection morale de l’homme ; ils font moins, mais ce moins a son prix, et vaut mieux assurément que le néant auquel nous réduirions notre action à l’égard de beaucoup d’hommes, en ne leur alléguant pas ces motifs. Il ne convient pas, à peine arrivé d’attaquer en face tout le mal qu’on a pu constater. Outre qu’il faut se donner le temps de le bien connaître, on effarouche et l’on repousse par cette impatience et cette indiscrétion. Il vaut mieux commencer par se ménager, dans la paroisse même, des appuis et des auxiliaires, qui, quand ils auront conscience du mal comme nous, partageront avec nous l’initiative, ou la prendront même à notre place. — C’est une excellente et chrétienne politique chez le pasteur que de ne pas tout faire mais d’en inspirer à d’autres le désir et de leur en apprendre l’art ; non seulement il a besoin d’aides dans sa paroisse, mais il fera d’autant plus de bien qu’il ne fera pas tout lui-même.
3. Sollicitude pour les intérêts spirituels. — Nous ne la nommons ainsi que pour fermer le cercle des sollicitudes pastorales ; car, d’ailleurs, elle domine et enveloppe toutes les autres. Elle doit être l’âme de toutes nos démarches, de toute notre activité. C’est, avant tout, le bien spirituel, c’est-à-dire éternel, des membres de notre paroisse que nous devons avoir en vue ; et s’il est vrai qu’un ministre, préoccupé de cet ordre d’intérêts, peut perdre de vue jusqu’à un certain point les autres intérêts, il est encore plus constant qu’un pasteur qui ne serait pas pasteur dans le sens le plus élevé du mot, serait en général peu propre à avancer le bien purement moral, et même le bien matériel de la communauté.
Nous n’avons encore considéré que la paroisse en général ; nous allons arriver aux familles et aux individus ; mais entre la paroisse en général et les familles ou les individus, il y a une institution dont il faut parler, c’est l’école.
On aura beau la séculariser. Elle restera attachée à l’Eglise où à la religion. Je parle de l’école populaire, de celle où l’on apprend plus ou moins, mais toujours, pour autant que l’école mérite son nom, tout ce qu’il faut pour être homme et chrétien. L’école a besoin de la religion, la religion a besoin de l’école. Il n’y a pas d’Eglise sans école, ni d’école sans Eglise. — Le pasteur, à cause de cela, doit s’intéresser à tout ce qui fait essentiellement partie de l’instruction populaire, mais y ajouter, ou plutôt y mêler partout la religion. Il ne peut jamais oublier qu’il en est le ministre, ni faire jamais abstraction de cette qualité dans sa coopération à la direction de l’école ; ce qui ne suppose pas une préoccupation exclusive et ne signifie point que le ministre n’embrassera point, aussi bien que tout autre, l’ensemble des intérêts qui sont engagés dans cette grande œuvre de l’instruction populaire.
Je n’entends pas qu’il faille enlever au régent l’enseignement religieux, mais lui apprendre à l’enseigner, et l’y aider sans l’annuler.
Comme membre ou président des commissions d’école, le ministre usera de l’influence qu’il peut avoir, mais ne cherchera pas à dominer ou à tout faire ; il jugera plus convenable et plus utile d’apprendre aux autres à bien faire, et, selon les cas, de l’apprendre d’eux à son tour ; si les circonstances ou sa supériorité relative lui donnent la prépondérance, lui assurent de l’ascendant, il saura condescendre ou déférer ; il ne fera pas de ses collègues des instruments ou de simples points d’appui, mais, autant que possible, des collaborateurs.
On doit étendre ce conseil à toutes les institutions, à toutes les œuvres où le pasteur peut être appelé à prendre un rôle principal.
Arrivons aux rapports du pasteur avec les familles et les individus.
J’ai parlé des familles, parce que c’est surtout par les familles que le ministre arrive aux individus, dont nous parlerons ci-après ; et puis aussi parce qu’il est important qu’il soit en relation avec les familles comme familles. La famille, le seul groupe qui soit resté dans la société au-dessous du groupe national, la famille, faisceau naturel, trop relâché peut-être, mais non pas dissous, est un fait précieux pour le ministère, qui, par elle, embrasse sans effort plusieurs individus à la fois, assez indirectement pour ne pas effaroucher leur liberté, assez directement pour agir de fort près sur eux. J’ajouterais volontiers que le ministre doit avoir affaire aux familles, pour constater, consacrer, affermir autant qu’il est en lui cette institution divine.
Toutefois, c’est aux individus qu’il veut arriver, puisque ce sont les individus qui sont chrétiens ou qui ne le sont pas, qui reçoivent ou ne reçoivent pas la vérité ; nous ne nous arrêtons donc pas plus longtemps aux familles ; mais avant de nous attacher aux individus pour ne plus les quitter, nous dirons quelque chose d’un devoir important qui se rapporte aux familles et aux individus, et d’un moyen puissant d’atteindre les unes et les autres. Ce sont les visites pastorales.
Ces visites pastorales ne sont ni des visites purement sociales, telles que des gens bien nés s’en rendent les uns aux autres par bienséance ou par goût, ni de ces visites officielles, de ces visites domiciliaires pour ainsi dire, dont le caractère a quelque chose d’inquisitorial.
Elles doivent être pastorales, franchement pastorales, mais familières et affectueuses. Qu’on sente le pasteur, mais qu’on reconnaisse dans le pasteur l’ami et le père.
Qu’elles n’aient rien d’importun ; qu’elles laissent ou mettent à l’aise ceux qui les reçoivent ; qu’elles excluent toute idée de cérémonie et de politesse mondaine.
Tissot a très bien montré ce que devraient être, à la campagne, des visites pastorales, et comment un vrai pasteur sait en relever le prix et en assurer l’effet :
Quelles funestes influences la mollesse n’a-t-elle pas chez l’homme d’Eglise ? Je ne crains point de le dire, ce n’est ni de son savoir, ni de son éloquence, que dépend le bonheur du précieux dépôt qui lui est confié : c’est de sa vigilance, de son activité ; ce n’est point en ornant un sermon, dans l’ombre d’un cabinet, qu’on éclaire le peuple ; ce n’est point les sermons qu’on débite dans les temples qui sont pour lui les sermons les plus efficaces. Quand il n’entend les vérités saintes, quand il ne voit l’homme chargé de les lui annoncer, que dans le lieu sacré, il ne les en sort point, il vient leur faire une visite de cérémonie le dimanche suivant. C’est au milieu de son champ, c’est quand il répare ses haies, c’est quand il se repose sur la porte de sa grange, c’est quand la rigueur de la saison le retient dans sa maison, ou quand il arrive chez lui quelque événement un peu considérable, que vous pouvez espérer, hommes sacrés, de lui inculquer ces vérités qui doivent servir de guide à cette conduite qui s’élèvera un jour en témoignage pour ou contre vous.
Si vous voulez l’instruire, associez la vérité, ses devoirs, votre idée, à ses travaux journaliers ; que la récolte de son champ lui rappelle la conversation que vous eûtes avec lui, quand il ensemençait ; que la coupe de ses regains le ramène aux idées que vous développâtes chez lui dans le temps qu’il fauchait ses foins ; en un mot, qu’il vous retrouve partout, et que partout il aime à vous retrouver. Mais comment cela se peut-il, si vous n’osez aller nulle part ? Comment l’attacherez-vous à ses devoirs en paraissant si peu occupés du soin de les lui faire aimer ? Comment ne craindra-t-il pas son joug, et cette crainte est la peste des vertus, si vous craignez si fort d’y toucher ? Comment ne haïra-t-il pas son état, si ceux qu’il regarde comme les heureux, s’en éloignent avec tant de soin ?[r]
[r] Essai sur la vie de Tissot, par Ch. Eynard. Lausanne, 1839. Page 190.
Des visites comme celles-là ont plusieurs avantages. Elles procurent au pasteur la connaissance de bien des besoins moraux et matériels des familles de sa paroisse ; — elles nouent et resserrent des relations amicales ; elles ouvrent la voie à une action sur les individus.
Attendrons-nous, pour les faire, quelque occasion particulière ? Il est bon de les faire sans occasion, sans motif prochain, afin que, lorsqu’un cas donné les rendra particulièrement nécessaires, elles n’aient pas un caractère étrange et effrayant.
Toutefois, il est bon aussi de profiter des événements qui remuent l’âme, et qui disposent le cœur à s’ouvrir, les mollissima fandi tempora [s], –sans affectation et sans en abuser. Ayez la plus grande peur de la procrastination ou de l’habitude des délais. Combien de pasteurs, combien de chrétiens ont déploré d’avoir, de délai en délai, laissé se consommer des destinées dont ils avaient été maîtres, un moment du moins, de déterminer le cours !
[s] Les moments les plus propices pour parler. (Virgile Enéide Lib, IV, v. 298)
Tous les paroissiens, autant que possible, doivent recevoir les visites du pasteur ; tous, au moins, doivent être abordés, les amis de notre ministère et ses adversaires, [que nous ne devons, au reste, reconnaître comme tels qu’après avoir reçu d’eux des preuves éclatantes d’inimitié,] les riches comme les pauvres. Si le pasteur ne voyait que les riches, on pourrait dire hardiment, sans y regarder de plus près, que ce ne sont pas des visites pastorales, mais sociales ; s’il ne voyait que les pauvres, il ne faudrait pas dire ce qu’on a souvent entendu dire : que le pauvre seul a un pasteur ; car est-ce un vrai pasteur, celui qui ne sait l’être que du pauvre, c’est-à-dire de celui que sa pauvreté oblige à accepter, bon gré mal gré, les soins pastoraux ?