La confession d’Augsbourg (1530) et son apologie, tout en assurant aux chrétiens évangéliques de l’Allemagne un symbole officiel et commun à tous, n’avaient point pu organiser une Église solide et durable, car les dissidents espéraient encore pouvoir s’entendre avec Rome et étaient prêts à se soumettre à l’autorité des évêques, dans le cas où ceux-ci permettraient la libre prédication du pur Évangile et l’administration des sacrements sous les deux espèces. Le demi-siècle qui s’écoula entre la confession d’Augsbourg et la Formule de concorde (1530-1580) éclaira les dissidents sur les dispositions de Rome. Le parti évangélique se vit contraint par la nécessité d’organiser de sa propre autorité l’Église, puisque le concile, qu’il avait réclamé, ne semblait pas devoir être jamais convoqué. Il sut tenir compte tout à la fois des égards dus à un passé respectable et des besoins de la cause de l’Évangile. Dès 1560, nous voyons s’élever en face de l’Église romaine une Église nouvelle, dont les usages et les coutumes ne pouvaient pas revêtir une valeur dogmatique absolue, en vertu des déclarations mêmes de l’article 7 de la confession d’Augsbourg, et dont on ne pouvait pas réclamer à ce titre la suppression, comme nous le verrons dans la controverse adiaphoristique. Le concile de Trente opéra d’une manière définitive la séparation dogmatique entre le catholicisme et la Réforme, en élevant à la hauteur de dogmes des questions, que les réformés étaient disposés à traiter comme adiaphora, c’est-à-dire comme indifférentes. Mélanchthon, obéissant à son vif amour de la paix et de la modération, et à son respect pour l’autorité, ne renonça qu’avec peine à l’espérance de voir la Réforme recevoir droit de cité au sein du catholicisme, en supporter toutes les antiques institutions, et pénétrer le corps vieilli de l’Église d’un souffle puissant et irrésistible de vie, qui transformerait insensiblement l’ancien état de choses, et cela sans schisme et sans violence. Assurément, il était loin de vouloir sacrifier ses principes à son égoïste tranquillité.
Mais ses études approfondies, sa connaissance parfaite des usages de la primitive Église, son érudition patiente et sévère lui permettaient d’assigner une valeur spirituelle à une foule d’usages, que le catholicisme avait laissé dégénérer en œuvres mortes et superstitieuses. Malheureusement ses explications échappaient à l’intelligence du vulgaire, et ne pouvaient satisfaire que les lettrés. Il ne s’était pas assez rendu compte de la puissance traditionnelle et séculaire, que des usages et des pratiques, enracinés dans l’esprit des générations, devaient exercer sur l’Évangile primitif pour le transformer en le dénaturant. Il n’avait pas compris à quel danger se trouvait exposée la Réforme, si elle était réduite à ne plus être qu’une doctrine idéale, renfermée dans un corps étranger et antipathique à son essence, véritable prison, qui aurait fini par l’étouffer. Il s’abusait aussi étrangement sur le caractère sérieux des dispositions réformatrices des Contarini et des Jules Pflug, et ne voyait pas combien il était joué par les hauts dignitaires de l’Église romaine. On doit reconnaître que Luther déploya dès le début plus de perspicacité et de jugement, qu’il sut mieux saisir toutes les conséquences du principe qu’il avait posé, et entrevit avec plus de netteté l’abîme infranchissable qui séparait le catholicisme de la Réforme. Ses plus ardents disciples se laissèrent guider dans la controverse adiaphoristique plus par leur haine contre Mélanchthon que par le sentiment vrai de la situation, et nous n’aurons plus de longtemps à nous occuper des controverses entre évangéliques et catholiques.
On peut dire que l’Église évangélique fut distraite en Allemagne de ses controverses avec l’Église romaine par ses propres divisions intérieures. Planck n’a fait qu’exagérer une idée vraie en leur assignant comme mobile principal les plus basses passions humaines, mais nous pouvons aussi les apprécier à un point de vue supérieur et plus réjouissant. Commençons par examiner les circonstances et les causes extérieures des six grandes controverses de cette époque, les controverses antinomienne, de Major, d’Osiander, synergistique, de Flacius, et adiaphoristique.
Mélanchthon, qui comptait de nombreux disciples, parmi lesquels nous pouvons citer Jean Camérarius, P. Eber, P. Crell, Peucer, Pezel, Cruciger, Pfeffinger. Major, Ménius, vit s’élever contre son influence et ses principes des adversaires aussi nombreux qu’opiniâtres : Agricola, Nicolas de Amsdorf, Mathias Flacius, Gallus, Judex, Wigand, qui, s’attachant à la lettre étroite des enseignements de Luther, sans posséder ni son génie ni sa grandeur, réagirent avec une violence extrême contre les tendances plus libérales de Mélanchthon. Le grand réformateur possédait une humilité assez profonde, une assez grande largeur d’esprit, pour reconnaître les qualités de ses collègues, et s’incliner devant le génie de Mélanchthon. Mais ses faux admirateurs s’efforcèrent de le restreindre de plus en plus, et de transformer l’apôtre plein d’ardeur en un scolastique méticuleux, bien qu’ils n’aient pas réussi entièrement à l’abaisser au-dessous de lui-même. Sans doute ils l’irritèrent souvent contre Mélanchthon, éveillèrent ses scrupules, le rendirent plus opiniâtre dans ses propres affirmations. Mais, en dépit de toutes les provocations, il n’a jamais rompu avec Mélanchthon ; bien loin de là il maintint avec lui jusqu’à sa mort les rapports les plus affectueux, et continua à avoir recours à ses connaissances philologiques pour la révision de sa traduction de la Bible. Après la mort de Luther (1546), Mélanchthon put, dans un moment de faiblesse, se réjouir d’être délivré du joug écrasant d’un esprit dominateur, oubliant que l’amitié du grand docteur l’avait souvent préservé de bien des attaques et de bien des amertumes.
Les partisans de Luther, qui n’avaient pas eu les mêmes relations intimes avec Mélanchthon, et qui étaient sous tous les rapports infiniment au-dessous de ces deux hommes de génie, se crurent appelés à jouer le rôle de Luther, et estimèrent devoir, pour réaliser le rêve secret de leur ambition, pousser à outrance les conséquences absolues des théories les plus exagérées de leur maître, et condamner comme hérésie les principes, auxquels Mélanchthon était plus particulièrement attaché. Ils furent poussés dans cette voie par l’attitude de Mélanchthon pendant la controverse adiaphoristique, attitude qui leur inspira la composition des célèbres centuries de Magdebourg, et par le triomphe officiel de sa dogmatique (Corpus doctrinæ philip-picum), qui tendit à devenir, après la mort de Luther, le symbole définitif de l’Allemagne évangélique. Ils constituèrent un parti résolu et compact, dont le but était de réagir avec la dernière vigueur contre les tendances de Mélanchthon. Nous pouvons citer comme en faisant partie, outre les théologiens que nous avons déjà nommés, Mœrlin, Irénæus, Tileman Heshus, Westphal et plusieurs autres. L’accord vivant et intime de Mélanchthon et de Luther dans l’œuvre de la Réforme fut plus puissant qu’eux-mêmes, et les entraîna par une juste rétribution historique à leur perte, en élevant sur les ruines de leur école un troisième parti, celui des Souabes et des Bas-Saxons, dirigé par Martin Chemnitz, et J. Brenz qui, sans réhabiliter entièrement la mémoire de Mélanchthon, surent exclure de la Formule de concorde, demeurée cependant strictement luthérienne, les excès du parti des ultra-luthériens, et subirent dans une large mesure l’influence de Mélanchthon dans les dogmes de la loi, du libre arbitre, de la prédestination, et de l’assimilation du salut.
La paix de religion de Passau et d’Augsbourg affranchit l’Église évangélique des graves difficultés de l’intérim, pendant lequel Mélanchthon s’était laissé entraîner aux concessions les plus graves sur le terrain rituel et ecclésiastique, concessions dont l’Église anglicane supporte, aujourd’hui encore, les conséquences. La rétractation officielle faite par Mélanchthon de sa trop grande faiblesse dans les questions secondaires, enleva toute leur importance aux luttes intérieures qui en furent la conséquence.
[Cette rétractation n’a point préservé la mémoire de Mélanchthon d’accusations multipliées. Le fait que les représentants les plus purs de l’ultra-luthéranisme moderne réclament en partie l’état de choses créé par l’intérim, montre combien les noms changent, combien les farouches luthériens du dix-neuvième siècle diffèrent de ceux du seizième, puisqu’ils ont des idées communes avec Mélanchthon. Puissent-ils être amenés par là à juger plus impartialement ce grand homme. Nous les voyons défendre aujourd’hui les théories rituelles, considérées par Mélanchthon comme indifférentes, contre la tradition constante de ces ultra-luthériens, dont ils se déclarent les disciples, et qui combattirent à outrance, au nom de la tradition primitive, quelques-uns des usages pseudo-catholiques, dont les ultra-luthériens se constituent de nos jours les apôtres en présence des aspirations de la société moderne !]
Les controverses dogmatiques au sein de l’Église luthérienne jusqu’à la rédaction de la Formule de concorde, se groupent pour ainsi dire deux par deux : 1° les controverses d’Agricola et de Major ; 2° d’Osiander et Stancarus ; 3° de Strigel et Flacius. Elles présentent au premier abord l’apparence d’une confusion inextricable, au sein de laquelle tous les partis se croisent et se confondent. Les luthériens stricts sont avec Mélanchthon contre Osiander ; contre Mélanchthon qu’ils accusent de trop de condescendance pour les calvinistes ; avec ceux-ci enfin, contre Mélanchthon dans leur polémique ardente contre sa théorie du libre arbitre. On retrouve dans ce fait important une pensée consolante, car on peut constater que les partis obéirent bien plus à ce qu’ils croyaient l’intérêt de la vérité, qu’à un esprit mesquin de coterie. Ces luttes si ardentes jouent un rôle considérable dans l’évolution de la pensée dogmatique, et rapprochent les divers éléments de la vérité, en en usant les exagérations dans le choc réciproque des extrêmes, pour aboutir à l’épanouissement légitime et péniblement conquis, comme toute vérité, d’un système mûri par l’opposition, et rendu plus rigoureux et plus logique par les ardeurs mêmes d’une polémique sérieuse. On peut affirmer à ce point de vue, que ces controverses, dont, après trois siècles, nous ne comprenons pas les violences, ont rendu les plus grands services à la cause de la Réforme.
Le mouvement des esprits a suivi une marche logique et progressive, en dépit de l’acharnement des partis et des passions individuelles, car il aborde successivement toutes les questions vitales de la Réforme. La controverse antinomienne, à laquelle se rattache dans l’autre sens celle de Major, embrasse les prémisses mêmes de l’Evangile de la libre grâce divine, à savoir la loi et son rôle sur la naissance et les progrès de la foi. A ces prémisses nécessaires succède le côté objectif de l’Évangile lui-même, et les controverses d’Osiander et de Staucarus ont pour but de déterminer d’une manière plus précise le contenu objectif et divin de la foi justifiante, et la base du pardon des péchés, qui repose sur la personne et l’œuvre de Christ. Enfin, apparaît comme point culminant du débat, la question grave de l’assimilation individuelle du salut ; les controverses de Strigel et Placius traitent des rapports entre la liberté et la grâce, et terminent ainsi le cercle fécond et étendu des questions de principe. La Formule de concorde est le symbole de la tendance modérée, qui exclut tous les extrêmes, et qui, tout en méritant bien des critiques, acquiert la valeur d’un code dogmatique définitif. Les côtés extrêmes des dernières polémiques établissent une démarcation profonde entre la doctrine luthérienne et la doctrine réformée, qui subit plus longtemps l’influence exclusive du puissant génie de Calvin, sans avoir subi ces secousses, et traversé ces évolutions aussi variées que fécondes.