Préparation évangélique

LIVRE II

CHAPITRE VI
CE QUE L’ON APPELA LES TEMPLES DES DIEUX N’ÉTAIT AUTRE CHOSE QUE LES TOMBEAUX DES MORTS

« Issue d’une pareille origine, la superstition devait nécessairement être la source d’une infinité d’horreurs. Ensuite, loin d’être coupée dans sa racine, elle prit au contraire, de jour en jour de nouvelles forces, acquit une puissance toujours croissante, créa des démons en grand nombre, offrit des hécatombes, célébra des fêtes solennelles, érigea des statues, construisit des temples. Mais il faut le dire et ne pas craindre de le révéler, ces édifices pompeusement décorés du nom de temples n’étaient que des tombeaux : ainsi ce furent en réalité des tombeaux qui reçurent le nom de temples. Abjurez donc maintenant vos superstitions : ne fût-ce que par la honte d’offrir à des tombeaux un culte divin.

« Voyez à Larisse le temple de la citadelle, dédié à Minerve, n’est-il pas le tombeau d’Acrisius ? Dans la citadelle d’Athènes, c’est celui de Cécrops, suivant le témoignage d’Antiochus au neuvième livre de son histoire. Ne voit-on pas le tombeau d’Erichthonius dans le temple de Minerve Poliade ? Celui d’Ismare, fils d’Eumolpe et de Daïra ne se voit-il pas au milieu de l’enceinte du temple élevé au pied de la citadelle d’Eleusis ? Les filles de Celée ne sont-elles pas aussi ensevelies à Éleusis ? Ces femmes hyperboréennes, connues sous le nom d’Hyperoche et de Laodice ne sont-elles pas l’une et l’autre ensevelies sous l’autel de Diane, dans le temple d’Apollon à Délos ? Léandre nous apprend que Cléomaque est enseveli dans le temple d’Apollon Didyme à Milet. N’oublions pas ici le tombeau de Leucophryne, ensevelie dans le temple de Diane à Magnésie, selon que le rapporte Zénon de Mynde. L’histoire ne nous apprend-elle pas aussi que l’autel d’Apollon à Telmesse est élevé sur la pierre tumulaire d’un devin nommé Telmessus. Ptolémée, fils d’Agésarque, rapporte au premier livre de l’histoire de Philopator, que Cynire et ses descendants sont ensevelis dans le temple de Vénus à Paphos. Je ne finirais pas si je voulais passer en revue tous les tombeaux auxquels vous offre votre culte. Parcourez plutôt vous-même les divers pays pour vous en convaincre, si vous n’avez pas honte de vos propres œuvres, pauvres mortels qui mettez votre confiance dans des morts. Infortunés ! pourquoi vous condamnez-vous vous-mêmes à toutes ces misères ? »

Puis il ajoute plus loin : « Un empereur romain a fait recevoir à l’Égypte, peu s’en est fallu même qu’il ne la fît adopter à la Grèce, une nouvelle divinité, Antinoüs, jeune homme d’une rare beauté, qui lui avait inspiré une violente passion. Il en fit un dieu, comme Jupiter avait fait de Ganymède. On n’enchaîne pas aisément une passion, lorsqu’elle n’a rien à craindre : ainsi maintenant on célèbre les nuits sacrées d’Antinoüs, en mémoire de celles que son impudique amant avait passées avec lui dans de honteuses débauches. »

Ensuite il ajoute : « Et aujourd’hui le tombeau du favori d’Adrien est devenu le temple et la ville d’Antinoüs. Aussi, à mon avis, les tombeaux méritent la même vénération que les temples ; car les pyramides, les mausolées, les labyrinthes, sont des temples de morts, comme les temples dont nous avons parlé sont des tombeaux de dieux. »

Plus loin encore il ajoute : « Disons maintenant quelques mots de vos jeux, et réduisons au néant toutes ces fêtes qui se célèbrent sur des tombeaux : vos Jeux isthmiques, les Jeux néméens, les Jeux pythiques, et surtout les Jeux olympiques. Pour les Jeux pythiques, ils sont ainsi appelés, parce qu’à Pytho on honore le serpent Python, qui donne son nom à la fête. Les Jeux isthmiques furent institués à cette occasion : la mer avait jeté sur le rivage de l’Isthme un misérable cadavre ; des jeux furent institués pour pleurer la mort de Mélicerte. Némée est le tombeau d’un autre jeune homme nommé Archémore : de là les fêtes qui se célèbrent sur son tombeau sont appelées jeux néméens. Vous avez encore à Pissa un autre tombeau. Vous tous qui portez le nom de Grecs, c’est le tombeau d’un cocher de Phrygie. Enfin vos Jeux olympiques, dont le Jupiter de Phidias s’est emparé, ce sont les sacrifices funèbres de Pélops. »

Ainsi parle notre auteur.

Maintenant résumez dans votre esprit toute l’histoire de l’idolâtrie, et voyez dans quel abîme elle s’est précipitée. D’abord, en écoutant la voix de la nature, en nous laissant gouverner par les impressions que nous trouvons innées en nous, ou plutôt qui y ont été gravées de la main du Créateur, nous ne pouvons nous empêcher d’attacher au nom et à la nature de Dieu l’idée d’un être bon et bienfaisant. C’est là un sentiment universel parmi les hommes, un sentiment naturel dont le germe a été placé par l’auteur de toutes choses dans toutes les âmes douées d’intelligence et de raison. Mais les hommes ont fait violence à la raison pour se créer une religion. Les livres des Hébreux font mention d’un ou deux hommes sages ou de quelques autres encore peut-être, mais toujours en très petit nombre, qui n’ont point attribué la nature divine, telle qu’ils la concevaient, à aucun être visible, mais qui ont, par un raisonnement bien naturel, remonté des objets visibles à l’Auteur de l’univers, au puissant Créateur de tous les êtres, et l’œil pur de leur intelligence a vu en lui le Dieu unique et conservateur de toutes choses, le seul auteur de tous les biens. A ces rares exceptions près, tout le reste du genre humain, l’esprit enseveli dans d’épaisses ténèbres, se laisse entraîner au fond de l’abîme de l’impiété, au point de ne voir comme les brutes, rien de beau, rien d’utile, rien de bon que ce qui pouvait flatter les yeux ou la chair. De là comme nous l’avons remarqué, tous ceux qui surent inventer les arts réputés utiles au bien-être du corps, ou qui connurent les secrets de la magie et des enchantements, certains rois ou tyrans, quoique mortels de leur nature, et exposés à toutes les vicissitudes de la vie humaine, furent décorés du nom de sauveurs ou de dieux, à cause des services que leur devaient Ies hommes : parce que ceux-ci transportèrent sur eux en qui ils voyaient des bienfaiteurs le sentiment de religieuse vénération qu’ils tenaient de la nature envers la Divinité. L’excessive admiration qui captiva leurs esprits alla jusqu’à leur faire oublier les crimes de ceux qu’ils divinisaient : elle ne leur permit pas de rougir des excès honteux que la renommée en publiait : Ils ne savaient voir dans ces hommes que les bienfaits qu’ils en avaient reçus, ou la puissance et la tyrannie auxquelles ces princes étaient parvenus : voilà ce qui commandait la vénération. Puis, comme nous l’avons dit, la vie humaine n’était point encore réglée par des lois fixes : des châtiments certains n’étaient point encore décernés au crime. De là il résultait nécessairement qu’aucun opprobre n’était attaché à l’adultère, aux abominations, aux mariages honteux et illégitimes, à l’assassinat, au parricide, au meurtre d’enfants ou de frères, aux guerres et aux expéditions entreprises par des princes, dans lesquels les peuples étaient accoutumés à voir des dieux. Toutes ces actions prenaient au contraire aux yeux des hommes des couleurs de vertu et de courage qui les faisaient transmettre comme de belles actions au souvenir et à la vénération de la postérité.

Tels étaient les principes de la théologie des anciens peuples, théologie entièrement dénaturée aujourd’hui par certains modernes, que le monde voit depuis quelques jours à peine. Ces nouveaux venus trouvent beau d’introduire une philosophie plus raisonnable, comme ils disent ; d’imaginer une histoire des dieux plus conforme à la nature : leur esprit s’est plu à inventer pour toutes ces fables des explications moins révoltantes, parce que sans avoir le courage d’abandonner entièrement les superstitions impies de leurs pères, ils ne peuvent cependant soutenir l’absurdité de leur honteuses divinités. Dans le dessein de porter remède aux erreurs de leurs aïeux, ils se sont donc mis à créer des explications et des théories physiques pour remplacer ces fables. Ils ont donné fièrement, comme la découverte d’un grand mystère, ce sentiment que les fables antiques ne sont que des allégories, représentant tout ce qui peut servir à l’entretien et à l’accroissement des corps. Parlant de ce principe, ils ont divinisé les divers éléments du monde. Par-là sont devenus des dieux, non seulement le soleil, la lune et les autres astres, mais la terre, l’eau, l’air et le feu, et tout ce qui résulte de la combinaison de ces divers éléments. Ils y ont même ajouté les fruits que produisent les diverses saisons ; toutes les substances sèches ou aqueuses qui servent à l’aliment de nos corps. Comme ils ont vu dans toutes ces substances les causes de la vie physique, ils en ont fait Cérès, Bacchus, Proserpine et les autres divinités de ce genre, faisant ainsi violence aux fables pour leur donner des couleurs fardées et sans vérité. Ainsi, comme ils n’ont pu s’empêcher de rougir de la théologie de leurs ancêtres, ils ont imaginé, chacun selon ses idées, des contes moins ridicules sur l’histoire des dieux ; mais cependant il n’y en a pas un seul qui ait osé toucher au culte de ses pères tant était grande la vénération qu’ils professaient pour les doctrines de l’antiquité, et pour une religion au sein de laquelle ils avaient été nourris. Mais, dans l’esprit de ceux qui les avaient précédés, s’il était permis d’ériger en dieux des hommes pour les services qu’ils avaient rendus ou pour quelqu’une des causes que nous avons énumérées plus haut, Il ne l’était pas moins de faire le même honneur à des brutes lorsqu’elles réunissaient les mêmes titres à la reconnaissance du genre humain. En conséquence, ils décernèrent aux animaux irraisonnables le même culte, des libations, des sacrifices, des mystères sacrés, des chants et des hymnes, en un mot les mêmes honneurs qu’aux hommes érigés en divinités. Et dans l’excès de leur passion furieuse pour les jouissances de la volupté, ils en vinrent à ce point de perversité qu’ils rendirent les honneurs divins aux membres honteux du corps humain et aux choses impudiques, parce que ceux qui se mêlaient des choses divines prétendaient qu’il ne fallait pas s’occuper en cela de la décence des termes.

Il reste donc constant que les anciens peuples s’attachaient purement aux fables, telles que l’histoire les leur présentait, sans y chercher un sens plus profond. Mais, puisque l’occasion nous a amenés à dire quelque chose des systèmes recherchés et subtils des grandes philosophies, continuons de les approfondir pour que nous ne passions pas du moins pour étrangers à leur merveilleuse philosophie. Mais, avant d’en venir à l’exposition de leurs doctrines, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de faire voir les contradictions de tous ces grands philosophes entre eux sur la matière qui nous occupe en ce moment : car ils sont loin d’avoir une manière uniforme d’expliquer la nature des choses. Il en est qui les exposent à tout hasard, et qui bâtissent des systèmes, chacun d’après ses idées personnelles. D’autres, au contraire, avec la prétention d’être plus sages, font table rase et excluent de leur république non seulement les histoires indécentes, accréditées dans leur patrie sur le compte des dieux, mais encore les interprétations que l’on y donne. Mais, comme les lois punissent sévèrement le mépris des fables reçues, ils sont quelquefois forcés de souscrire à ces croyances fabuleuses. Écoutons donc parler les philosophes grecs par la bouche de leur coryphée ; voyons ce prince de la philosophie, repousser bien loin aujourd’hui les fables de sa patrie, et demain les admettre religieusement. Voyez-le donc ce divin Platon lorsqu’il expose ingénument ses opinions privées, il enseigne hardiment qu’il faut bien se garder de penser ou d’écrire ce que les anciens admettaient sur la nature des dieux, soit qu’il faille y chercher un sens caché et allégorique, soit que ces fables doivent être prises à la lettre. Mais la sévérité des lois vient-elle mettre un frein à ses paroles, ce sont des dogmes qu’il faut respecter religieusement, en se gardant bien de croire qu’il y ait sous ces fables quelque sens figuré. Ce qui ne l’empêche pas d’omettre quelquefois des doctrines totalement opposées à toute la théologie des anciens sur le ciel, le soleil, la lune et tous les autres astres, comme sur le monde en général et sur chacune de ses parties ; et de professer ouvertement ses propres opinions, les théogonies admises par les anciens. Voici en quels termes il en parle dans son Timée.

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