La marche du récit est toute naturelle ; l’histoire est divisée en sept parties :
- les récits de l’enfance, ch. 1 et 2
- l’avènement messianique, 3.1 à 4.11
- le ministère galiléen, 7.12 à 18.35
- le voyage de Galilée à Jérusalem, 19.1 à 20.34
- le ministère à Jérusalem, 21.1 à 25.46
- la Passion, ch. 26 et 27
- la Résurrection, ch. 28
Le premier verset de l’évangile en indique le sujet et en caractérise nettement l’esprit. Jésus y est présenté, d’abord, comme descendant de David et héritier de sa royauté, puis comme celui qui doit réaliser le salut promis à Abraham et à sa postérité pour toutes les familles de la terre. Le fruit mûr du particularisme théocratique va devenir la semence de l’universalisme qui en a été le but dès le commencement.
Cette première partie comprend trois morceaux :
- la généalogie de Jésus, 1.2-17
- le fait de sa naissance, 1.18-25
- quelques circonstances des premiers temps de sa vie par lesquelles il a été signalé comme le Messie promis, 2.1-23
A. La généalogie (1.1-17).
En raison du lien étroit qui vient d’être signalé (v. 1) entre l’apparition de Jésus et celle de ses deux grands ancêtres, il n’est pas étonnant que le récit commence par une généalogie destinée à constater la réalité de ce lien providentiel.
Il est certain que l’auteur de ce document généalogique en a tiré les deux premières parties des généalogies de l’Ancien Testament. La troisième, portant sur les générations entre le retour de l’exil et Joseph, père adoptif de Jésus, a peut-être été empruntée aux tableaux publics (δημόσιαι δέλτοι), dont parle l’historien Josèphe au commencement de son autobiographie, et d’où il dit avoir tiré la sienne propre ; ou bien l’auteur aurait-il eu en sa possession quelque document de famille ? En tout cas il n’a pas tiré de son imagination ces 12 noms, ce qui serait un jeu indigne d’un écrivain sérieux. A l’égard de ce document, observons :
1°) Que la forme des noms propres est le plus souvent tirée des LXX, non de l’hébreu : ainsi Phares (Matthieu et LXX) pour Pérets (hébr.) ; Naasson pour Nachson (hébr.), Zara pour Zérach, etc.
2°) L’auteur s’écarte de la forme des généalogies hébraïques par le fait singulier que quatre fois des noms de femmes sont introduits par lui dans la liste généalogique (Thamar, v. 3 ; Raab et Ruth, v. 5 ; et Bathséba, cette dernière mentionnée comme femme d’Urie (v. 6), de manière à rappeler expressément son adultère). On peut expliquer de plusieurs manières la mention exceptionnelle de ces quatre femmes. Trois d’entre elles, Thamar, Raab et Bathséba, ayant eu une vie entachée d’impureté, on pourrait supposer que leur mention est destinée à faire pressentir le caractère de compassion miséricordieuse de l’œuvre du Messie ; mais la quatrième ? D’autre part, Raab la Cananéenne et Ruth la Moabite, étant étrangères au peuple hébreu, on pourrait admettre qu’elles sont mentionnées comme ayant préludé à l’entrée des païens dans le règne de Dieu ; elles seraient nommées comme types de l’universalisme futur. Mais cette explication ne convient pas aux deux autres femmes. Il vaut mieux supposer peut-être que la mention exceptionnelle de ces quatre femmes dans la généalogie du Messie est en rapport avec le rôle particulier de la femme dans le fait de sa naissance.
3°) L’auteur a divisé la généalogie en trois périodes de même durée, mesurées chacune par quatorze générations. Scandant en quelque sorte l’histoire de la royauté Israélite jusqu’à la naissance du Messie, il compte la première phase d’Abraham à David, c’est la préparation de la royauté ; la seconde, de David à la captivité, est le temps de sa réalisation typique, mais aussi de sa déchéance ; la troisième, enfin, est le temps de sa disparition momentanée, mais qui fraie la voie à sa réapparition réelle et définitive.
C’est là le rythme ingénieux sous lequel l’auteur contemple tout le cours de l’histoire théocratique ; il en résulte évidemment que l’heure du relèvement du trône de David a maintenant sonné. Il est bien vrai que, pour arriver à une telle symétrie, il est obligé de retrancher quatre noms de la liste des rois de Juda et de compter à double le roi qui fut emmené captif à Babylone et sous lequel eut lieu le retour de l’exil. Mais deux ou trois générations importent peu dans une histoire qui comprend plus de deux mille ans, et cette intuition, en grand, du cours des choses n’en reste pas moins frappante et approximativement exacte.
4°) Cependant ce récit tout entier paraît reposer sur une contradiction : d’un côté, en effet, la filiation davidique de Joseph n’a d’importance qu’autant qu’il a été le père réel de Jésus. Et d’autre part, tout le morceau suivant, en attribuant à Jésus une naissance exceptionnelle, sans le concours d’un père humain, semble démentir cette filiation si soigneusement démontrée. Les adversaires de la naissance miraculeuse ont profité de cette contradiction pour nier le fait. C’est ce que faisait déjà Cérinthe, et l’on peut aussi constater une tendance semblable dans la traduction syriaque des évangiles, récemment découverte au couvent du Sinaï par Mme Lewis. Au v. 16 cette traduction lit en effet au lieu des mots : « Joseph, le mari de Marie, de laquelle est né Jésus, » les mots suivants : « Joseph, auquel la vierge Marie enfanta Jésus » ; puis au v. 21, au lieu de : « Elle enfantera un fils », elle « t’enfantera » un fils ; enfin au v. 25 : « Et elle lui enfanta un fils qu’il appela Jésus. » Évidemment le traducteur, n’osant ouvertement changer le texte, l’a modifié de manière à supprimer la naissance surnaturelle. Mais tout le reste du récit, les anxiétés de Joseph, l’intervention de l’ange et la citation d’Ésaïe, condamne ces changements manifestement intentionnels. Quant à la contradiction apparente signalée plus haut, elle se résout par le fait que, d’un côté, Jésus, pour pouvoir être reconnu par le peuple et ses chefs comme le Messie, devait nécessairement être envisagé comme descendant de David, opinion qui régna en effet, et que d’autre part, comme le prouve le récit évangélique, le mystère de sa naissance miraculeuse ne pouvait être publié avant un temps plus avancé, où la foi en lui serait déjà fondée. Jusqu’alors celui qui était tenu pour son père devait être reconnu comme issu de la famille royale. Autrement la foi en lui eût été rendue presque impossible au peuple juif. Le fait même de l’adoption de Jésus par Joseph ne pouvait conférer au premier la qualité de fils de David qu’à la condition que le second possédât lui-même cette qualité.
B. La naissance miraculeuse (1.18-25).
1°) Il faut remarquer qu’à proprement parler le fait même n’est pas raconté ; il est tacitement supposé par les premiers mots de 2.2. Ce qui importe au narrateur, c’est moins le côté historique du fait que sa valeur religieuse. Ici est la différence entre la narration de Matthieu et celle de Luc. C’est ce qui ressort aussi de l’expression : « la naissance du Christ » (1.18), au lieu de : « la naissance de Jésus. »
2°) Le récit de l’annonce de cette naissance est présenté uniquement au point de vue de ce qui s’est passé pour Joseph, et non pour Marie ; autre différence avec Luc. Il y a ici deux traditions provenant de côtés différents.
3°) On a prétendu que l’idée de la naissance surnaturelle de Jésus était due à la prophétie d’Ésaïe rappelée v. 23. Mais les détails relatifs à la conduite de Joseph ne se rattachent à rien dans cette prophétie ; c’est donc plutôt le fait lui-même qui a attiré l’attention sur la prophétie.
4°) Dès le commencement du second siècle, on constate l’effort de maintenir la virginité de Marie ; ainsi dans le Protévangile de Jacques, tandis que Matthieu 1.25 montre combien le premier évangile est encore étranger à cette tendance.
5°) Il n’y a pas, comme nous l’avons vu, à s’étonner de la différence des généalogies dans Matthieu et dans Luc. D’un côté Jésus ne pouvait être reconnu comme Messie qu’à la condition d’être envisagé comme fils, d’un descendant de David ; c’est là ce que constate la généalogie de Joseph (Matthieu). Et en même temps, pour que cette apparence ne fût pas mensongère, la filiation davidique de Jésus ne pouvait être réelle que si elle était une vérité en même temps du côté de Marie, par laquelle seule le sang de David coulait réellement dans ses veines. Dans ces conditions une double généalogie était nécessaire, l’une provisoire, valable aux yeux des contemporains immédiats de Jésus, l’autre réelle et définitive pour la foi de l’Eglise, lorsque le mystère de cette naissance exceptionnelle pourrait être dévoilé.
C. Quelques signes messianiques dans le cours de l’enfance (2.1-23).
Les quatre faits énumérés dans ce qui suit ne sont nullement un récit suivi de l’enfance. L’auteur n’est point préoccupé de raconter l’histoire de cette période, mais uniquement de faire ressortir le caractère messianique de quelques-uns des faits qui l’ont signalée. C’est là la différence essentielle entre le récit de Matthieu et celui de Luc (ch. 1 et 2).
1°) L’adoration des Mages (2.1-12).
Le nom de Bethléem n’avait point encore été mentionné ; c’est ici seulement que ce lieu de la naissance de Jésus est nommé, à l’occasion de l’arrivée des Mages et en raison de la prophétie de Michée 5.1 et du rôle qu’elle joua à cette occasion. Hilgenfeld fait ressortir, sans doute avec raison, l’importance de tout ce récit comme prélude, d’un côté, de la disposition à la foi dans le monde païen, et, de l’autre, de l’incrédulité et de la haine qui se développeront dans le peuple juif. Ce premier fait est ainsi comme le prélude de toute l’histoire du Messie.
2°) La fuite en Egypte (2.13-15).
Elle est relevée également en rapport avec la prophétie d’Osée 11.1. On en a conclu que c’était là une circonstance fictive imaginée à l’occasion de ce texte du prophète. Cela est peu vraisemblable, car il a fallu soit substituer la forme mon fils, à celle de ses fils (de Jacob) dans les LXX, soit détourner d’une manière forcée sur l’enfant Jésus le sens de l’hébreu mon fils (Jacob). Ce n’est donc pas le texte d’Osée qui a pu faire penser à une fuite de Jésus en Egypte ; c’est le fait bien connu de cette fuite qui a fait penser à la parole du prophète.
3°) Le massacre des enfants (2.16-18).
Même observation que pour la citation précédente. La prophétie de Jérémie 31.15 n’a pu donner lieu à l’idée du massacre des enfants de Bethléem. Ce crime, qui avait fait sensation, a rappelé à l’auteur une parole du prophète qui présentait avec lui une analogie éloignée.
4°) L’établissement à Nazareth (2.19-23).
Les efforts des interprètes pour expliquer ce passage ne me paraissent pas avoir réussi. Le nazir de Genèse 49.26, que cite Hilgenfeld, ne convient point, puisque « nazir » (distingué) renferme une notion d’élévation, et que le mot Nazaréen en renferme, au contraire, une d’abaissement. Le mot netser (rejeton), Esaïe 11.1, ne conduit qu’à des explications compliquées et peu naturelles. Je pense que le nom de Nazaréen, tout comme celui de Galiléen donné à Jésus par ses contemporains (Matthieu 26.71 ; Actes 24.5), a été un terme de mépris, une espèce de sobriquet qui correspondait aux nombreux passages annonçant les humiliations du Messie et qui avaient aux yeux des chrétiens une valeur prophétique.
Ce morceau renferme trois faits : le ministère de Jean-Baptiste, le baptême de Jésus et sa tentation.
A. Le ministère de Jean (3.1-12) devait, en éveillant dans le peuple le sentiment de sa déchéance morale et par là le besoin de pardon et de relèvement, le préparer à accueillir favorablement le salut que Dieu lui envoyait. Il fallait pour cela que le désir de la délivrance spirituelle se substituât dans le cœur d’Israël aux espérances de grandeur politique qui se rattachaient à l’attente du Messie (comp. Luc 1.77).
1°) L’expression singulière : Dans ces jours-là (v. 1), n’embrasse pas moins de trente années. L’auteur se préoccupe moins du côté chronologique des faits que de leur valeur religieuse.
2°) Le nom de Jean-Baptiste, employé ici sans explication aucune, suppose des lecteurs déjà instruits de l’existence et de l’office de ce personnage.
3°) La citation d’Ésaïe 40.3 (v. 3) constate de nouveau le caractère messianique et divin de celui qui va succéder à Jean.
4°) Le discours que l’auteur met dans la bouche de Jean paraît être plutôt le sommaire général de sa prédication, que la reproduction d’une de ses allocutions particulières. Jean fait pressentir le triage que la venue du Messie opérera dans la masse du peuple juif ; mais ce jugement est présenté, comme dans l’A.T., sous la forme d’un acte extérieur et subit. Cependant le caractère moral de ce triage préparatoire est fortement rappelé (3.9-12). Jean fait pressentir l’imminence et la gravité de cette crise messianique, en la décrivant d’après la prophétie Malachie 3.2-3, qui servait en même temps de base à sa propre mission (3.1 ; 4.5).
B. Le baptême (3.13-17)
Jésus reçoit par la communication de l’Esprit les dons, c’est-à-dire la lumière et les forces qui lui sont nécessaires pour opérer dans l’humanité la fondation du Royaume de Dieu. C’est ici son installation solennelle dans le ministère messianique. Deux traits distinguent le récit de Matthieu de ceux des deux autres synoptiques :
1°) L’entretien entre Jésus et Jean, qui précède l’acte du baptême, et dont Marc et Luc ne parlent pas. Il faut se rappeler que Jean et Jésus ne se connaissaient point encore personnellement (Jean 1.31, 33), le premier ayant vécu, jusqu’à son apparition en Israël, dans les déserts. Mais nous savons par Matthieu 2.6 et Marc 1.5 que ceux qui demandaient le baptême faisaient avant tout auprès de Jean une confession de péché. Que dut être celle de Jésus ? Il n’avait pas de péché propre à raconter. Il dut exposer le péché du monde qui pesait sur son cœur et qu’il commençait déjà alors à faire sien. On comprend ainsi comment, plus tard, Jean put désigner Jésus à deux de ses disciples comme : « L’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde, » et l’on peut s’expliquer aussi par là son exclamation immédiate : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi ! »
2°) L’allocution divine est adressée, dans Matthieu, non à Jésus, mais à Jean-Baptiste : « C’est ici… (οὗτός ἐστιν) celui en qui… (ἐν ᾧ…) ; » et non pas, comme dans Luc et aussi dans Marc : « Tu es… (σὺ εἶ…) ; en toi… (ἐν σοί…). » Jean, appelé de Dieu à rendre officiellement témoignage de la mission divine de Jésus, devait en recevoir, aussi directement et personnellement que Jésus lui-même, la révélation divine. Cette révélation eut lieu simultanément, au moment du baptême, dans la conscience de l’un et de l’autre. Le récit de Matthieu paraît provenir d’une tradition émanant du Précurseur lui-même.
C. La tentation (4.1-11).
Il semble qu’une fois revêtu des forces divines et conscient de son union filiale avec Dieu, Jésus n’eût plus qu’à commencer immédiatement son œuvre auprès du monde. Mais son humanité n’est pas une pure apparence. Comme un simple homme, il doit être initié non seulement à la beauté sainte de l’œuvre qu’il accomplira (le ciel ouvert), mais encore aux formes du mal qu’il rencontrera et aux ruses diverses par lesquelles son grand adversaire cherchera à le détourner de la vraie voie messianique. Ce second côté de sa préparation s’est réalisé par la tentation, lutte dans laquelle il a remporté une victoire préalable sur toutes les séductions particulières qui devaient se rencontrer plus tard à chaque pas sur sa route. Le récit de Matthieu diffère de celui de Luc en ce que la tentation relative à la souveraineté messianique universelle, qui dans celui-ci est la seconde, est chez Matthieu la troisième et forme le point culminant de l’épreuve. Cet ordre est si conforme au caractère messianique général du premier évangile que l’on peut se sentir disposé par là à préférer celui de Luc.
Cette partie comprend dans notre évangile trois groupes de récits : les débuts, la partie centrale et les excursions finales.
A. Première période : Les débuts (4.12 à 7.29).
1°) Le premier soin de l’auteur en commençant le récit du ministère galiléen est de le placer sous le patronage d’une prophétie messianique qui doit lui servir de programme, Ésaïe 9.2.
2°) Le retour de Jésus des bords du Jourdain en Galilée est motivé (4.12) par la nouvelle que reçoit Jésus de l’emprisonnement de Jean-Baptiste. En consultant le quatrième évangile (Jean 3.22-24 ; 4.1-3), nous trouvons que dans cette donnée sont confondus en un le premier retour en Galilée, immédiatement après le baptême (Jean 1.44), et le second (Jean 4.3), qui fut séparé du premier par un assez long séjour de Jésus en Judée, séjour dont ne parlent, ni Matthieu, ni Marc.
3°) Matthieu rappelle spécialement le changement de domicile de Jésus, qui vint de Nazareth s’établir à Capernaüm. Cette ville, par sa situation plus centrale et sa position sur la route importante qui conduisait de l’Asie intérieure à la mer et à l’Egypte, était plus propre à devenir le point de départ de l’œuvre de Christ ; elle répondait exactement à la description du théâtre messianique tracée par Ésaïe.
4°) Le v. 17 résume les premières prédications de Jésus qui se rattachent étroitement à celle de Jean-Baptiste. Ici se place le premier acte messianique du Seigneur, la vocation de quatre disciples, appelés à l’accompagner désormais dans ses courses d’évangélisation.
5°) Ces prédications itinérantes, et surtout les guérisons miraculeuses qui les accompagnent, attirent, des contrées environnantes, de la Syrie, de la Pérée et même de la Judée et de Jérusalem, un grand concours de peuple, et c’est ainsi que se trouve formé l’auditoire considérable auquel Jésus adresse son premier grand discours public rapporté par l’évangéliste : Le sermon sur la montagne.
Le premier discours : La vraie justice (ch. 5 à 7).
C’est ici le programme de la vie morale qui doit devenir celle du nouvel état de choses, du Royaume céleste : c’est l’exposé de la vraie justice qui doit remplacer la justice tout extérieure, actuellement enseignée et pratiquée en Israël. Ce discours, tel que nous le possédons dans notre premier évangile et en partie aussi dans l’évangile de Luc (Luc 6.20-49), soulève bien des questions :
Première question : A qui ce discours fut-il adressé ? Est-ce aux disciples ou à la foule tout entière ? – On pourrait conclure du fait que, d’après Luc, Jésus venait précisément de choisir ses douze apôtres, que ce fut pour ces derniers que Jésus le prononça, afin de les installer dans leur mission auprès du peuple et du monde entier (comp. Luc 6.20). Mais Matthieu n’a pas même raconté l’élection des apôtres et il dit en commençant (v. 1) : « Jésus, voyant les foules. » Sans doute, ses disciples l’entourèrent de plus près, comme les représentants attitrés de tous les croyants présents ou futurs ; mais le discours a trop en vue la vie morale en général pour pouvoir se rapporter à la charge apostolique en particulier ; c’est au chapitre 10 que Jésus traitera ce sujet dans un discours absolument différent. Le sermon sur la montagne est, non l’installation des Douze, mais celle du peuple nouveau qui va surgir à la parole de Jésus pour remplacer l’ancien. La montagne où parle Jésus est comme le Sinaï de la nouvelle alliance. Jésus y proclame trois choses : d’abord, la condition d’entrée dans ce nouvel ordre de choses ; puis le nouveau principe de vie qui y régnera ; enfin la responsabilité de ceux qui se présenteront pour en faire partie.
Deuxième question : A quelle époque ce discours a-t-il été tenu ? – Notre évangile paraît le placer dans les premiers commencements du ministère galiléen, car il ne mentionne auparavant que trois faits : la prédication générale de Jésus, qui n’est encore qu’une confirmation de celle de Jean, la vocation des quatre premiers disciples, et une activité de prédication et de guérisons qui attire les foules auxquelles il adressera ce discours. Au lieu de ces trois faits, Marc en mentionne treize avant le passage 3.13, où est clairement marquée la place du sermon sur la montagne, qu’il omet. Il place ici, à côté des trois mentionnés par Matthieu :
- la guérison du démoniaque dans la synagogue de Capernaüm
- la guérison de la belle-mère de Pierre
- la soirée de ce premier jour de sabbat
- la première course d’évangélisation aux environs de Capernaüm
- la guérison du lépreux
- le retour à Capernaüm
- la guérison du paralytique
- la vocation du péager Lévi avec le repas et les entretiens qui la suivent
- deux guérisons sabbatiques
- enfin l’élection des Douze
Luc, avant le sermon sur la montagne (ch. 6), présente les mêmes faits que Marc et à peu près dans le même ordre. Tout cela suppose évidemment une activité beaucoup plus prolongée que ce qui résulterait du seul récit de Matthieu. De plus, certaines paroles dans le discours même supposent des circonstances non justifiées par les récits précédents ; ainsi les soupçons élevés sur le respect de Jésus pour l’accomplissement de la loi (5.17), soupçons qui ne peuvent avoir été provoqués que par les guérisons sabbatiques racontées plus tard par Matthieu lui-même, ou bien les avertissements donnés aux croyants contre la profession purement extérieure (5.13 ; 7.21-23). De pareilles paroles supposent naturellement une époque plus avancée.
Troisième question : Ce discours a-t-il été tenu, dans toutes ses parties, tel que nous le lisons dans le premier évangile ? – L’analyse attentive du discours lui-même ne permet pas de le penser. L’on y constate à chaque instant soit des solutions de continuité, soit des paroles qui sont dans le contexte des additions évidentes. Déjà dans les béatitudes, qui ouvrent le discours, on est frappé de la disparate entre les quatre premières, posant, comme condition d’entrée dans le nouvel état de choses qu’inaugure Jésus, le sentiment de tout ce qui manque à l’homme pour le salut, et les quatre dernières, qui supposent au contraire le salut déjà possédé ; non que celles-ci ne soient sorties aussi de la bouche de Christ, mais ce dut être dans quelqu’autre moment, car elles font ici disparate avec les premières. Aussi manquent-elles dans Luc, où elles sont remplacées par les malédictions prononcées sur ceux qui ne ressentent pas les besoins exprimés dans les quatre premières. – L’exhortation à la réconciliation (5.25) interrompt la suite des antithèses entre l’ancienne et la nouvelle justice. Il en est de même de l’exhortation à la sévérité envers soi-même (5.29-30), et de l’interdiction du divorce (5.31-32). Dans la condamnation des prétendues vertus pharisaïques (6.1 et suiv.), la mise en garde contre les vaines redites païennes et l’enseignement de l’oraison dominicale (6.7-10) sont en dehors du sujet. Le morceau relatif au mépris des richesses (6.19 et suiv.) et à la confiance en la Providence (v. 24 et suiv.) pourrait bien à la rigueur être une continuation de la polémique contre la justice pharisaïque (comp. Luc 16.14). Mais rien dans le texte n’indique une pareille intention, et tout ce morceau ne paraît pas se lier à ce qui précède. Il ne se lie pas mieux au passage suivant (7.1 et suiv.) sur les jugements hautains que se permettent ceux qui croient valoir mieux que leurs frères.
Il semble plutôt qu’ici recommence, après une longue intercalation de préceptes divers, la critique de la justice pharisaïque qui avait pour caractère particulièrement repoussant le jugement d’autrui. L’invitation à la prière, qui suit (v. 7), ne peut être rattachée à cet avertissement que d’une manière forcée. Le manque de liaison naturelle continue dans tout ce qui suit jusqu’au verset 14. L’avertissement de se défier des faux prophètes (7.15-20) peut sans doute avoir trait au danger du pharisaïsme ; mais celui contre la profession des lèvres de la part des croyants (v. 21-23) suppose, comme nous l’avons dit, un temps plus avancé. En échange, la parabole qui termine le discours, celle du constructeur prudent ou imprudent, est certainement une conclusion convenable de cet appel solennel adressé au peuple en cette circonstance mémorable, qui a le caractère d’une réelle prise de position et même, en quelque sorte, d’une déclaration de guerre adressée aux conducteurs d’Israël. Cette conclusion se trouve également dans Luc.
Il résulte de cette analyse que le compte-rendu que nous trouvons dans Matthieu renferme bien des éléments étrangers au discours primitif. Ce qui confirme cette manière de voir, c’est que nous retrouvons tous ces éléments qui nous ont paru douteux, soit dans Luc, soit dans Marc, soit dans Matthieu lui-même, en des situations différentes dans lesquelles ils ont tout leur à-propos. Ainsi le passage 5.25-26, sur la réconciliation entre frères, est, Luc 12.58-59, appliqué tout différemment, comme invitation à la prompte réconciliation avec Dieu ; celui sur la sévérité envers soi-même (5.29-30) se retrouve Marc 9.43-50, où il est très naturellement amené ; bien plus, il reparaît encore une fois dans Matthieu lui-même (18.8-9), dans une occasion toute différente. L’oraison dominicale, si peu naturellement placée dans Matthieu (6.9-13), est au contraire fort bien motivée dans le récit de Luc 11.1-4. Pour le sel sans saveur, comp. Luc 14.34 et Marc 9.50. Les préceptes sur la confiance en la Providence sont beaucoup plus naturellement placés dans Luc 12.13-31, à la suite du tableau du riche insensé, ce tableau où la mention des greniers et des celliers débordants contraste si bien avec celle des corbeaux et des lys des champs qui, sans semer ni moissonner, sans filer ni tisser, vivent pourtant et prospèrent. Ce contraste, qui donne à ces préceptes un si grand charme dans Luc, est entièrement perdu dans le sermon sur la montagne, où les place Matthieu. Il en est de même de l’encouragement à la prière : « Demandez, cherchez, heurtez » (7.7-11, que cite aussi Luc 11.5-10), mais en rattachant ces images à la parabole de l’ami qui, lui aussi, s’en va demander, chercher, heurter à la porte de son ami et finit par obtenir.
L’à-propos de ces images est encore cette fois perdu dans Matthieu. Nous ne continuerons pas ces citations ; notons seulement que dix-huit fois des paroles placées dans le sermon sur la montagne par Matthieu se retrouvent mentionnées ailleurs, en particulier chez Luc, où elles figurent avec l’avantage d’une situation spéciale qui en fait ressortir le gracieux à-propos. Nous pouvons conclure de ces observations avec une sorte de certitude que le compte-rendu de ce discours dans Matthieu est une œuvre d’ordre composite, dans laquelle ont été réunis bien des éléments hétérogènes ; ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait eu réellement un grand discours de Jésus tenu dans les commencements de son ministère devant une foule considérable, et que nous ne puissions aisément dégager du milieu de ces éléments divers le sujet réel de ce discours. Nous y reconnaissons l’installation du vrai peuple de Dieu sur la terre, par la proclamation de la seule justice conforme à la sainte nature de Dieu, qui doit caractériser les vrais membres de son peuple, en opposition à la justice formaliste prônée par l’enseignement traditionnel et par l’exemple des docteurs. Cette justice, bien loin d’être contraire à la loi, en est le véritable accomplissement, puisque le sens de la loi a été faussé par ceux qui s’en disent les interprètes.
Voici, me paraît-il, d’après Matthieu, la marche du discours inauguratif réel, dans lequel Jésus a développé cette opposition fondamentale. La condition première de la vraie justice que Dieu reconnaît est le sentiment d’en manquer, et le besoin ardent de l’obtenir (5.3-6). Si ceux qui suivent cette voie ont à souffrir de la part des hommes (v. 10-12), ils n’en doivent pas moins persévérer à donner l’exemple de la pratique du bien (v. 14-16). Ils ne doivent pas se laisser troubler par le reproche de porter atteinte à la loi par ce nouveau mode de justice, qui est au contraire l’accomplissement de la loi bien comprise (v. 17-20). Il faut en effet s’abstenir non seulement du meurtre, mais de la haine ; non seulement de l’adultère, mais de la convoitise ; non seulement du parjure, mais du mensonge ; non seulement de la vengeance, mais de l’absence de support ; et, au lieu de rendre haine pour haine, répondre à l’inimitié par la charité. Ainsi l’on ressemble au suprême modèle, Dieu. Dans ces cinq antithèses « Jésus n’oppose pas sa loi à la loi », mais son interprétation de la loi, identique au sens de la loi elle-même, à l’interprétation tout extérieure des rabbins (voir Weizsæcker, Untersuchungen uber die evang. Gesch., p. 348). Jésus passe ensuite à la critique des bonnes œuvres pharisaïques si admirées, aumônes, prières, jeûnes (6.1-48). Puis, 7.1-6, il stigmatise la manie orgueilleuse de juger autrui dont sont atteints ces prétendus justes, et il met le peuple en garde contre les faux, prophètes actuels (les scribes et les rabbins), en recommandant de les apprécier d’après leurs œuvres et non d’après leurs paroles (v. 15-20). La conclusion (v. 24-27) est une exhortation pressante à ne pas écouter seulement ses enseignements, mais à les retenir et aies mettre en pratique.
Quatrième question : Quel est le rapport de ce discours avec celui que Luc nous a conservé (Luc ch. 6.1) ? – On a pensé que Luc reproduisait un autre discours que Matthieu. Lange, dans sa Vie de Jésus (II, 566-570), a appelé l’un la Kulm-Predigt, qui aurait été une allocution de nature ésotérique, adressée aux disciples seulement ; l’autre, la Staffel-Predigt, adressée à tout le peuple. Mais les deux discours commencent et finissent de la même manière, par les béatitudes et par la parabole du constructeur prudent ou imprudent. Et au fond le sujet est essentiellement le même. La différence principale est que Luc substitue à la notion de la justice, qui est proprement israélite, l’idée plus généralement humaine de l’amour. Il fait ainsi, pour ses lecteurs grecs, du contenu de la dernière des cinq antithèses de Matthieu (5.43 et suiv.), le sujet principal de tout le discours, en omettant les antithèses relatives à l’altération du vrai sens de la loi. Nous nous bornons ici à ce peu de mots que complétera l’analyse du discours dans Luc.
Matthieu achève le compte-rendu du discours et reprend le cours de la narration par une formule que nous retrouverons plusieurs fois dans la suite, au terme de plusieurs autres discours semblables : « Et il arriva que, quand Jésus eut achevé ces discours… » Le pluriel ces discours est remarquable. Peut-être trahit-il le sentiment de la pluralité d’enseignements qui se trouvent réunis dans le grand tout que nous venons d’étudier.
B. Deuxième période : La partie centrale du ministère galiléen (ch. 8 à 13).
Dans cette partie sont rapportés les faits principaux qui ont rempli le ministère galiléen. La narration ne suit point un ordre chronologique ; elle est au contraire divisée systématiquement en deux groupes : le premier, comprenant une série d’actes de souveraineté messianique ; le second, une série de paroles de sagesse messianique. Un tel groupement est évidemment l’œuvre de la réflexion et non la reproduction de l’histoire ; car les actes et les discours n’ont point formé dans l’œuvre de Jésus deux périodes successives ; ils en ont été les facteurs constamment unis et coopérants.
Deux traits confirment le fait du groupement dont nous parlons :
- Chacun des deux recueils aboutit à un grand discours qui en forme le point culminant, à savoir le ch. 10 (l’instruction donnée aux Douze) et le ch. 13 (la collection des paraboles sur le Royaume des cieux).
- Chacun des deux recueils a pour thème une prophétie qui lui imprime le caractère messianique ; le premier, Esaïe 53.4 : « Il a pris sur lui nos infirmités et porté nos maladies » (Matthieu 8.17) ; le second, Esaïe 42.1-4 : « Voici mon serviteur que j’ai choisi… Je mettrai mon Esprit sur lui… Il ne disputera point et ne criera point… Il ne brisera point le roseau froissé et n’éteindra point le lumignon qui fume… » (Matthieu 12.17 et suiv.).
Cette symétrie est certainement intentionnelle.
a) Le premier groupe (ch. 8 à 10).
Ce groupe renferme douze faits :
- la guérison du lépreux ;
- celle du domestique du centenier ;
- celle de la belle-mère de Pierre ;
- les injonctions adressées à trois disciples hésitants ;
- l’apaisement de la tempête ;
- la guérison de deux démoniaques à l’orient de la mer ;
- la guérison du paralytique ;
- la vocation du péager et les entretiens qui ont suivi ;
- la guérison de la femme malade et la résurrection de la fille de Jaïrus ;
- la guérison de deux aveugles ;
- celle d’un possédé sourd-muet ;
- la compassion dont Jésus est saisi à la vue de l’abandon du peuple de Dieu, ce qui amène naturellement la mission des Douze.
Cette série de faits a pour conclusion le grand discours du ch. 10, qui leur est adressé à cette occasion. Nous remarquons, au sujet de cette série :
- que les faits 1,2 et 3 sont placés chez Luc et chez Marc déjà avant le sermon sur la montagne ;
- que la vocation de Matthieu et les injonctions données aux trois disciples, sans être des miracles, sont pourtant aussi des actes d’autorité messianique ;
- que chez Marc et chez Luc l’arrivée et la prière de Jaïrus suivent immédiatement le retour de Gadara et n’en sont point séparés par les récits de la guérison du paralytique et de la vocation de Matthieu ;
- que dans Matthieu Jaïrus parle de la mort de sa fille comme déjà arrivée ;
- que l’envoi des Douze, sans être un miracle, est aussi un acte décidément messianique, puisqu’il est en quelque sorte l’installation d’un nouveau patriarcat et par conséquent la substitution d’un nouvel Israël à l’ancien.
Le second discours : L’Instruction apostolique (ch. 10).
Le discours du ch. 10, qui clôt cette partie, présente les mêmes caractères que le discours sur la montagne. D’un côté, un discours, tel que celui-ci, a certainement été prononcé à l’occasion de cet envoi, et, d’autre part, ce compte-rendu contient de nombreuses additions empruntées à d’autres enseignements de Jésus. Ces deux points sont confirmés par la comparaison avec les discours analogues, mais beaucoup plus courts, placés en cette même circonstance par Marc 6.7 et suiv. et par Luc 9.1 et suiv. Huit à dix fois nous trouvons dans le discours du ch. 10 des paroles placées différemment chez Marc et Luc, et qui ont certainement plus d’à-propos chez ces dernierse. Nous ne parlons pas ici de certaines sentences que Jésus a pu prononcer plusieurs fois.
e – Par exemple, l’annonce des persécutions juridiques (v. 17-20) ; comp. Marc 13.9-13 ; Luc 21.12-15 et 12.11-12 ; les hostilités domestiques (v. 24-22) ; comp. Marc 13.12 ; Luc 12.51-53 et 21.16-17. Porter sa croix (v. 38-39) ; comp. Marc 8.34-35 ; Luc 9.23-24 ; 14.27. Encouragements (v. 40-42) ; comp. Marc 9.41 ; Jean 13.20.
Malgré ces intercalations, il n’est pas difficile d’indiquer la marche du discours primitif. Weizsæcker l’a bien résumée en ces trois points :
- l’instruction proprement dite (1-15) ;
- l’annonce des souffrances que les disciples rencontreront sur ce chemin (16-25) ;
- les encouragements (26-42).
Les derniers versets (41 et 42) sont d’une originalité frappante et ont leur parallèle dans Marc 9.41. Ils ont sans doute formé la vraie conclusion de ce discours. Quel plus grand encouragement, en effet, pour les apôtres, que l’espoir d’être les porteurs d’une bénédiction qui se communiquera à tous ceux qui les accueilleront avec bienveillance ! Ainsi donc l’entrée et la fin de ce discours, aussi bien que celles du sermon sur la montagne, ont certainement été exactement rendues.
L’auteur termine la reproduction de ce discours par une remarque tout à fait semblable à celle par laquelle il avait clos le sermon sur la montagne : « Et il arriva que, lorsque Jésus eut achevé de donner ses ordres aux douze disciples….. » Il faut conclure de ce qui précède que ces discours ont été rédigés dans un but d’instruction et d’édification plutôt qu’avec une intention d’exactitude historique.
b) Le second groupe (ch. 11 à 13.53).
Dans ce groupe sont réunis les enseignements messianiques de Jésus. Ce sont :
- son témoignage sur la personne et l’œuvre de Jean-Baptiste, à l’occasion de la question que lui adresse celui-ci par deux de ses disciples (11.1 et suiv.) ;
- les adieux adressés aux villes incrédules de la Galilée et l’appel plein de tendresse à ceux qui sentent le besoin de consolation et de pardon ;
- deux enseignements à l’occasion de deux scènes sabbatiques ;
- ici est placé le thème prophétique qui forme le centre de ce groupe ;
- le grand discours apologétique de Jésus, en réponse à l’accusation des pharisiens, de taire ses miracles, et en particulier ses guérisons de possédés, par le secours de Béelzébul ;
- la condamnation de l’incrédulité juive par la comparaison avec les Ninivites et la reine du Midi ;
- à l’occasion de l’arrivée de la mère et des frères de Jésus, la révélation de la nouvelle famille spirituelle, supérieure à celle qui ne repose que sur le lien du sang.
Mais tous ces enseignements occasionnels ne faisaient encore que préparer les esprits à la grande révélation du prochain établissement du Royaume divin sur la terre. Ce sujet capital est exposé sous ses différentes faces dans le grand discours auquel aboutit cette série.
Le troisième discours : La révélation du Royaume des cieux (ch. 13).
Ce discours contient sept paraboles dans lesquelles Jésus dévoile pour la première fois à ceux qui ont reçu avec des dispositions convenables ses premiers enseignements, la vraie nature et les divers aspects de l’œuvre divine qu’il vient fonder. Et d’abord, son origine humble et paisible, dans la parabole du semeur. La prochaine création divine ne s’opérera pas par un grand acte extérieur et sensible, comme les conquêtes et les révolutions politiques, mais uniquement par l’adhésion d’un petit nombre de cœurs honnêtes et droits à la vérité divine, prêchée par Jésus et les apôtres. Puis, le mode de son développement ; ce ne sera point, comme on pourrait s’y attendre, une société pure et irréprochable ; il s’y associera des éléments hétérogènes dont il faudra savoir tolérer la présence (parabole de l’ivraie). Deux autres paraboles, celles du trésor et de la perle, font ressortir la valeur suprême de cet-état de choses nouveau que Jésus institue et qui est digne qu’on s’efforce d’y participer, au prix des plus grands sacrifices terrestres. Deux autres décrivent la puissance irrésistible de ce principe divin que Jésus introduit dans le monde, sous l’image de deux faits sensibles : l’action, profonde du levain, qui, sans bruit ni apparence, déploie une efficacité merveilleuse de transformation interne, et la croissance du grain de sénevé, qui lentement grandit et s’étend extérieurement. Enfin, la parabole du filet annonce le triage final qui doit clore ce développement en écartant les faux membres et en élevant les vrais fidèles à l’état parfait et glorieux que Dieu à eu en vue en créant l’homme.
Cette série de tableaux se termine par une image gracieuse, que Jésus s’applique à lui-même, celle d’un père de famille, qui, pour instruire et intéresser ses enfants, tire d’une armoire mystérieuse toute espèce d’objets anciens et nouveaux, jusqu’ici tenus cachés et comme en réserve.
Il est clair que toutes ces paraboles n’ont pas été prononcées d’une haleine. Jésus était trop bon pédagogue pour accumuler ainsi des images difficiles à comprendre et dont chacune devait être méditée à part. Ces tableaux ne sont donc pas placés ici comme se trouvent réunies les œuvres d’un maître dans son atelier ; ils sont rassemblés et coordonnés, comme en une sorte de galerie. Ce qui achève de le prouver, c’est que leurs parallèles dans Marc et dans Luc sont placés dans des situations toutes différentes. Marc n’en possède ici que trois (4.1-32), toutes les trois empruntées au règne végétal, la parabole du semeur, à laquelle il ajoute celle de l’épi omise par Matthieu, et celle du grain de sénevé ; les cinq autres de Matthieu sont omises. Luc omet celles de l’ivraie, du trésor, de la perle et du filet. Il a celle du semeur dans la même situation que Matthieu et celles du grain de sénevé et du levain (13.18 et suiv.) dans une situation toute différente, à l’occasion de la joie de la foule qui triomphe de voir les adversaires de Jésus confondus par sa réponse victorieuse à un chef de synagogue.
Mais, lors même que cette réunion des sept paraboles sur Royaume des cieux est l’œuvre de l’évangéliste, il n’en reste pas moins vrai qu’il y a eu dans le ministère de Jésus un moment décisif où ce mode d’enseignement a non pas absolument commencé, mais à partir duquel il a joué son rôle. Ce rôle était de dévoiler d’une manière ineffaçable à l’esprit des nouveaux croyants la vraie nature de l’œuvre au service de laquelle ils devaient consacrer leur vie. La nature de cette œuvre était en effet l’antipode de l’idée qu’ils s’en étaient faite jusqu’alors ; nous l’avons vu en exposant rapidement le sens des paraboles. Il n’en était aucune qui ne renversât de fond en comble ce qu’on leur avait appris sur le Royaume à venir. Aussi Jésus leur dit-il en commençant son explication (Matthieu 13.14) : « Il vous est donné, à vous, de connaître les mystères du Royaume des cieux. » Jusqu’alors il avait essayé par ses enseignements essentiellement moraux, dont le sermon sur la montagne demeure le type, de réveiller en Israël la vraie notion du bien moral, afin de conduire ainsi le peuple à la repentance nationale qui avait été le but poursuivi par le Précurseur et le sien propre dans les premiers temps. Il constate que, comme son Précurseur, il a échoué, mais non pourtant auprès de tous. Il en est un certain nombre qui, aussi bien que ses disciples, sont entrés dans la voie nouvelle qu’il leur a ouverte. Le moment est venu maintenant de les conduire plus avant et de les initier à la connaissance de l’état de choses supérieur en vue duquel il se les est attachés. Quant aux autres, qui persistent dans leur impénitence et leur travail purement terrestre, il ne reste plus qu’à les abandonner à leur endurcissement. Car s’ils en apprenaient davantage sur l’œuvre à venir de Jésus, cela ne leur servirait de rien et ne ferait que leur fournir des prétextes pour s’en moquer. C’est pourquoi le triage doit enfin commencer, et l’enseignement par paraboles en est le moyen. C’est ce qu’explique Matthieu dans le passage dont se sont à tort scandalisés tant d’interprètes (13.11-16). Il y a dans la parabole, lorsqu’elle est bien comprise, à la lumière de l’explication que Jésus en donne pour les croyants, le moyen de graver dans leur cœur d’une manière ineffaçable les vérités du Royaume qu’un enseignement abstrait ne leur ferait point saisir. Il y a en même temps dans ce mode d’enseignement figuré, qui demeure inintelligible pour la foule grossière restée charnelle, de quoi l’éloigner de celui auprès duquel elle ne saurait trouver ce qu’elle cherche. C’est le prélude du jugement final. Jésus cite ici la prophétie d’Ésaïe 6.9 et suiv., que ce prophète avait prononcée également au début d’une époque de sérieux triage pour l’ancien Israël.
C. La dernière période du ministère galiléen (13.54 à 18.35).
Jusqu’alors le ministère de Jésus s’était en général exercé dans les environs de Capernaüm, que Matthieu appelle pour cette raison sa ville (9.1). Dès maintenant il entreprend une série d’excursions plus ou moins considérables et visite le pays tout entier jusqu’aux confins extrêmes de la Galilée. Avant tout :
- une visite à Nazareth, au sud-ouest, visite à laquelle est rattachée
- l’expression des sentiments d’Hérode à l’occasion de la renommée de Jésus qui va croissant et qui rappelle à ce roi la personne et le meurtre de Jean-Baptiste ;
- la parole d’Hérode fournit à l’évangéliste l’occasion de raconter le meurtre du Précurseur ;
- une excursion vers la côte nord-est de la mer de Génézareth, près de l’embouchure du Jourdain, où a lieu la première multiplication des pains ;
- l’apaisement de la tempête et le retour à Capernaüm ;
- la discussion sur les purifications ;
- une excursion vers l’extrémité nord-ouest de la Galilée, jusqu’aux confins de la Phénicie, et la guérison de la fille de la femme cananéenne ;
- le retour au sud par la contrée située à l’est de la mer de Tibériade, la seconde multiplication des pains ;
- l’arrivée dans la plaine de Génézareth et divers entretiens avec les Juifs et avec les disciples ;
- une nouvelle excursion vers l’extrémité septentrionale du pays, jusqu’aux sources du Jourdain, et l’entretien de Césarée de Philippe : Jésus le Messie, mais le Messie souffrant ;
- la transfiguration ;
- la guérison de l’enfant lunatique ;
- la seconde annonce de la Passion ;
- le retour à Capernaüm et le paiement du didrachme ;
- la leçon d’humilité donnée aux disciples.
Cette série de faits se retrouve à peu près la même dans Marc jusqu’au n° 8 et dans Marc et Luc à partir de là jusqu’à la fin. Elle aboutit, comme les parties précédentes, à un grand discours destiné à régler les relations entre les membres de la nouvelle communauté spirituelle formée autour de Jésus.
Le quatrième discours : L’Église et les rapports entre ses membres (ch. 18).
Ce discours, comme les précédents, renferme un certain nombre d’éléments hétérogènes et, comme eux, se rattache à la narration suivante par la formule : « Et il arriva que, lorsque Jésus eut achevé ces discours… » Il commence par une leçon d’humilité donnée aux disciples à l’occasion d’une altercation qui avait eu lieu entre eux et que Matthieu n’avait pas mentionnée, mais dont parlent positivement Marc 9.33-34 et Luc 9.46. Il s’agissait de savoir lequel d’entre eux serait le plus grand dans le Royaume du Maître. L’avertissement qui suit sur les scandales donnés aux faibles se rattache peut-être à un autre fait que Marc et Luc placent à ce même moment (Marc 9.38-39 ; Luc 9.49) : l’esprit de jalousie qu’avaient montré les disciples envers l’homme qui chassait les démons au nom de Jésus sans les accompagner. La parabole de la brebis perdue, qui suit sous une forme très abrégée, ne se rattache que difficilement ce contexte. Sa vraie place et sa vraie forme ressortent de Luc 15.1. Si l’on pense au conflit entre les disciples qui avait eu lieu sur le chemin, on peut bien supposer que la personne de Pierre y avait joué le rôle principal, et l’on comprend la question de cet apôtre sur le pardon des offenses et la parabole qui termine le discours (18.21-35). Mais le passage essentiel de ce discours se trouve dans les v. 15 à 20. Jésus, contemplant le groupe de ceux qui se font réunis spontanément autour de lui, le désigne pour la première fois du nom d’Eglise (« assemblée convoquée » par lui) et donne des directions sur la manière d’apaiser les conflits qui peuvent s’élever dans son sein.
Ce moment et ce discours montrent d’une manière très remarquable le rapport d’emboîtement, si l’on peut ainsi dire, qui existe entre nos trois récits synoptiques. Plusieurs paroles de Jésus dans Matthieu ne peuvent s’expliquer qu’en les rapprochant de faits racontés uniquement dans Marc et dans Luc.
Cette dernière période du ministère galiléen prend une importance toute particulière par l’entretien de Césarée de Philippe (Matthieu 16.13 et suiv.). Jésus, après avoir constaté par une interrogation et par la réponse de Pierre le degré de foi auquel les disciples sont déjà arrivés, c’est-à-dire leur croyance en lui comme Messie, ouvre un tout nouveau chapitre de son enseignement, et commence à leur dévoiler la manière dont il doit réaliser ce rôle, en leur découvrant pour la première fois la perspective inattendue et redoutable du Messie souffrant et, comme corollaire, celle de l’Eglise de la croix. C’est la troisième phase de l’enseignement de Jésus. La première avait été l’essai d’amener le peuple au sentiment de sa déchéance morale, en rétablissant dans sa conscience la connaissance des vrais rapports entre l’homme et Dieu (ch. 5 à 7). Puis, avec l’enseignement en paraboles (ch. 13), avait commencé la révélation du vrai Royaume des cieux, découlant de cette notion de la sainteté. A Césarée de Philippe commence celle de la manière douloureuse dont doit se réaliser le salut messianique. Dans la première phase Jésus avait appelé le peuple entier ; dans la seconde il avait instruit les croyants ; dans la troisième il prépare les apôtres à ce qui doit suivre.
Jésus avait annoncé l’Evangile du Royaume à Capernaüm et dans les contrées avoisinantes ; puis il avait étendu son travail par une série d’excursions de plus en plus lointaines à l’est et à l’ouest, et enfin jusqu’aux extrémités nord de la Galilée. Le temps était venu maintenant de visiter les autres parties de la Terre-Sainte, et enfin de se rendre à Jérusalem où il savait bien que serait le terme de son activité terrestre (Luc 13.33). Mais il n’avait pas à se hâter. On était en automne (comp. Jean 7.1-2 ; Matthieu 17.24, où on réclame de lui le tribut arriéré depuis la Pâque précédente). Plusieurs mois lui restaient encore jusqu’à la prochaine fête de Pâques, que devait signaler sa mort. Il partit alors de Galilée ; ce moment important de sa vie est fortement marqué dans Matthieu, aussi bien que dans les deux autres synoptiques (comp. 19.1 ; Marc 10.1 et surtout Luc 9.51). Si ce départ eût été celui d’un voyage de fête ordinaire, Jésus se fût dirigé droit au sud, afin de traverser la Samarie, car c’était là le chemin le plus ordinaire des Galiléens quand ils se rendaient aux fêtes (Jos., Antiq. XX, 6, 1 ; Jean 4.4). Mais, comme il avait cette fois du temps devant lui, il en profita pour annoncer la Parole dans la partie méridionale de la Galilée, adjacente à la Samarie, puis en Pérée, de l’autre côté du Jourdain. Là se trouvaient les descendants des tribus de Gad, de Ruben et de la demi-tribu de Manassé, qui n’avaient point encore connu sa présence. Dans le passage d’Esaïe 8.23, cité comme programme prophétique de l’œuvre messianique, se trouvaient les mots : au delà du Jourdain (πέραν τοῦ Ἰορδάνου). L’auteur les reproduit expressément, 19.1,6 ; pour montrer sans doute que l’accomplissement de la prophétie continue, même après le départ de Galilée. Le récit de ce voyage de Galilée à Jérusalem remplit chez Luc environ dix chapitres, 9.51 à 19.28. Dans Matthieu sept traits seulement sont mentionnés :
- un entretien sur le divorce, avec les pharisiens ;
- la bénédiction des petits enfants ;
- l’entretien avec le jeune homme riche et les discours qui suivent ;
- la parabole des ouvriers successivement appelés et également rétribués ;
- une nouvelle annonce de la Passion ;
- la demande de la mère de Jacques et de Jean ;
- la guérison de deux aveugles à Jéricho.
Le premier trait se retrouve dans Marc ; les deux suivants sont communs aux trois ; le quatrième est propre à Matthieu ; le cinquième se trouve dans les trois ; le sixième est commun à Matthieu et Marc ; le septième à tous les trois, avec cette réserve que Marc et Luc ne mentionnent la guérison que d’un seul aveugle. C’est avec le trait de la bénédiction des enfants que Luc, après avoir suivi sa marche particulière depuis le départ de Galilée (9.51), rentre dans le courant de la narration commune.
Les trois jours de la dernière semaine (de lundi à mercredi), compris sous ce titre (voir mon Commentaire sur le 4e évangile 3e éd., III, p. 266), renferment une série de faits détachés (ch. 21 à 23). Cette série aboutit, comme plusieurs des sections précédentes, à un grand discours (ch. 24 et 25). Les faits mentionnés sont :
- l’entrée dans Jérusalem avec l’expulsion des vendeurs (dans les trois récits) ;
- la malédiction du figuier stérile (Matthieu et Marc) ;
- l’interrogation officielle du Sanhédrin (les trois) ;
- la parabole des deux fils (Matthieu seul) ;
- celle des vignerons (les trois) ;
- celle du grand repas (Matthieu ; comp. Luc 19) ;
- le tribut à payer à César (les trois) ;
- la résurrection des corps (les trois) ;
- le premier commandement (les trois) ;
- la question de Jésus sur le fils de David (les trois) ;
- l’allocution aux scribes et aux pharisiens (les trois).
Le ch. 23 contient une sévère apostrophe aux autorités théocratiques actuelles et annonce la condamnation qui les attend. Comme dans d’autres cas, le commencement du discours se retrouve dans Marc (12.38-40) et dans Luc (20.45-47) ; il est donc probable qu’il appartient réellement à la situation indiquée. Jésus s’adresse d’abord au peuple (Marc) ou à ses disciples devant tout le peuple (Luc). Après cela suit dans Matthieu une véhémente apostrophe adressée aux chefs eux-mêmes (23.13 et suiv.), où sont énumérés sept sujets de condamnation. Luc rapporte un passage analogue (11.37 et suiv.), mais en Galilée, dans un repas auquel Jésus a été invité par un pharisien, ce qui s’accorde avec les v. 24-26 de Matthieu qui présentent des images conformes à la situation d’un repas. La vivacité du ton et des censures qui suivent convient à cette situation, mieux peut-être qu’à celle de Matthieu. Il paraîtrait au premier coup d’œil que l’allocution saisissante à « Jérusalem qui tue les prophètes » (au terme du discours), convient mieux à une scène dans le tempe qu’à un repas en Galilée. Je n’en persiste pas moins à croire, comme je l’ai développé dans mon Commentaire sur l’évangile de Luc, que la situation indiquée par Luc est préférable.
Ce ch. 23 est souvent rattaché étroitement aux discours des ch. 24 et 25, comme s’il ne faisait qu’un seul tout avec eux, de sorte que Reuss, Réville et d’autres font rentrer avec ceux-ci dans les Logia. A mon point de vue c’est une erreur ; le ch. 23 est positivement séparé d’avec le ch. 24, par le récit de la sortie du temple et de l’annonce de sa destruction, ainsi que par une toute nouvelle introduction.
On a appelé avec raison la première partie du séjour de Jésus à Jérusalem le temps de son règne dans le temple ; il y exerce en effet par son ascendant personnel et par sa parole souveraine une absolue domination. Et maintenant, au soir du dernier de ces jours qui était, si je ne me trompe, le mercredi, avant-veille de sa mort, il se retire ses quatre disciples les plus intimes (Marc) sur la montagne des Oliviers ; là, assis avec eux en face de ce temple dont il vient d’annoncer la ruine, il leur dévoile les perspectives de l’avenir qui suivra son prochain départ, d’abord pour eux-mêmes, puis pour le peuple juif, enfin pour l’Eglise et le monde entier.
Le cinquième discours : Le temps qui doit s’écouler entre le départ de Jésus et son retour futur (ch. 24 et 25).
Quelques mois auparavant, lorsque Jésus avait, annoncé aux disciples ses prochaines souffrances, il avait affermi la foi ébranlée des trois principaux d’entre eux en les associant à sa prière intime et au spectacle anticipé de sa glorification (17.1-8). Aujourd’hui, en vue de la mort ignominieuse qu’il va subir sous leurs yeux, il les fortifie d’une manière semblable en leur dévoilant dans un tableau prophétique son retour glorieux comme roi et comme juge, mais aussi les circonstances pénibles que l’Eglise aura à traverser jusqu’à ce moment. Du milieu de cet avenir se détache spécialement l’événement tragique dont ils lui ont demandé l’époque : le jugement de Jérusalem, premier acte du jugement du monde.
Le discours du ch. 24 contient cinq morceaux, et non pas seulement quatre, comme on le pense souvent :
1°) Dans les 14 premiers versets sont décrites d’une manière générale les circonstances extérieures qui seront, après son départ, les conditions de la vie de l’Eglise. Il y aura comme une sorte d’accumulation des fléaux ordinaires de la vie terrestre (guerres, famines, tremblements de terre), calamités auxquelles participera naturellement l’Eglise. Outre cela, elle aura ses épreuves propres, essais de séductions provenant de faux Christs et persécutions de la part des Juifs et des païens. Mais l’Eglise n’en accomplira pas moins sa tâche de rendre témoignage à l’Evangile devant tous les peuples.
Les quarante années qui se sont écoulées entre la mort de Jésus et la ruine de Jérusalem, en l’an 70, ont été en effet l’une des époques les plus troublées de l’histoire de l’humanité. Il s’éleva de faux Christs (v. 5) et de faux prophètes (v. 11), comme Simon le Magicien, qui se prétendait la grande puissance de Dieu (Actes ch. 7), Dosithée, qui s’appelait le fils de Dieu et prétendait être le Christ promis par Moïse (Origène, Cont. Cels. I, 57 ; VI), Ménandre, disciple de Simon, qui se disait l’envoyé des puissances invisibles ; puis des émeutiers, comme l’Egyptien dont il est parlé Actes 21.38 et plus tard Bar-Cochéba ; ce sont là quelques exemples de ces faux prophètes et de ces imposteurs messianiques qu’annonçait Jésus. Les fléaux du temps justifiaient également sa prophétie : des guerres sévissaient soit au près (entre Hérode et Arétas), soit au loin, dans les provinces (en Gaule) soit aux extrémités de l’empire (Parthie). La famine amenait aussi parfois ses détresses ; de fréquents tremblements de terre maintenaient les peuples dans une angoisse continuelle. « Le globe lui-même, dit Renan, traversait une convulsion parallèle à celle du monde moral. Jamais les tremblements de terre ne furent plus communs qu’au premier siècle ; en 63 Pompéï fut presque détruite, l’Asie-Mineure était dans un ébranlement perpétuel, quatorze villes furent détruites dans la région du Tmole. A partir de 59, pas une année qui ne soit marquée par quelques désastres ; en l’an 60 Laodicée et Colosses sont abîmées ; on ne se souvenait pas d’un temps où l’écorce du vieux continent eût été si fort agitée » (L’Antéchrist, ch. XIV). Les persécutions ne manquèrent pas non plus, ni de la part des Juifs (Actes ch. 4 à 8 ; 12 ; martyres de Jacques et des chefs de l’Eglise en 62, racontés par Josèphe), ni de la part des païens (Néron, en 64). Enfin la prédication de Paul a réalisé, autant que cela était possible en si peu de temps, la commission, donnée par Jésus, d’offrir le salut en son nom à tous les peuples.
2°) Ce discours de Jésus avait été provoqué par la question des disciples (v. 3) relative à l’annonce de la ruine prochaine du temple. Or cette question est ainsi formulée dans notre évangile : « Dis-nous quand ces choses arriveront et quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde. » Elle se rapportait donc, d’abord, à la ruine du temple et de l’Etat juif ; mais les disciples paraissent avoir pensé que cet événement coïnciderait avec le retour glorieux de Jésus et la fin des choses ; de là les derniers mots de leur question. C’est uniquement sur le premier de ces deux sujets que Jésus répond dans ce qui suit (v. 15-22). Du milieu du cours des choses extrêmement troublé qui vient d’être décrit, surgit, comme d’un fond obscur, un événement plus sombre encore, la destruction de ce qu’ils ont envisagé, jusqu’à présent comme ce qu’il y a de plus sacré et de plus inviolable. Matthieu parle d’un lieu sacré envahi par une abominable dévastation ; mais la suite, où Jésus recommande aux siens de s’enfuir de Judée, ne permet pas de penser qu’il s’agisse du temple dévasté par une armée ennemie, car il eût été trop tard pour fuir lorsque le pays était envahi tout entier, Jérusalem prise et le temple occupé. Aussi Marc emploie-t-il une expression plus vague : « L’abomination de la désolation se tenant où il ne faut pas. » Luc dit encore autrement : « Lorsque vous verrez l’armée ennemie entourant Jérusalem. » Jésus aurait désigné par là, non la prise de la ville et du temple, mais l’envahissement graduel de la Terre-Sainte par l’armée ennemie ; à ce moment il était encore temps de se sauver, et le terme de Daniel, cité par Jésus, peut s’appliquer à la profanation de ce sol sacré par les étendards romains, symboles d’idolâtrie adorés par les soldats. Cela est si vrai que d’après Josèphe (Antiq. XVIII, 5, 3), lorsque Vitellius voulut conduire son armée d’Antioche à Pétra, au lieu de lui faire traverser directement la Terre-Sainte, il lui fit faire un grand détour, pour ne pas être arrêté dans sa marche. – L’auteur interrompt ici, tout à fait exceptionnellement, le discours de Jésus pour accentuer énergiquement l’avertissement du Seigneur (v. 15).
3°) Ici se trouve un morceau de transition (v. 23-28), dont on ne tient pas assez compte, et qui est cependant de la plus grande importance. Holtzmann le partage même en deux fragments (v. 23-25 et 26-28) ; mais comment séparer le v. 26 des v. 23-25 ! Le morceau précédent exprimait l’idée que les jours de la tribulation décrits plus haut seraient abrégés pour la conservation des élus (v. 22)a. Le morceau qui suit décrit l’état des choses qui doit succéder à cette fin mise brusquement par la Providence aux jours de tribulation (v. 23-28). A la ruine du peuple juif succédera une période de luttes religieuses et de séductions spirituelles (faux Christs et faux prophètes), et pour les fidèles, d’attente anxieuse du Christ, qui tardera à paraître : (« Voici, il est ici où il est là »)b. Le tableau très bref de cet intervalle entre la ruine de Jérusalem et la Parousie a ses parallèles dans Marc 13.21-23 et dans Luc 17.22-23. Mais il doit surtout être complété par beaucoup d’autres paroles rapportées dans Matthieu lui-même et dans les deux autres synoptiques, qui ne peuvent s’appliquer à aucun autre temps que la période dont il s’agit. Ainsi l’annonce de l’état de mondanité et de sécurité charnelle dans lequel tombera le monde, semblable à celui de l’humanité avant le déluge (v. 37-39) ou à celui de Sodome avant sa ruine (Luc 17.28-30), état à l’influence générale duquel l’Eglise elle-même n’échappera pas (comp. dans Matthieu ch. 24 le sommeil des dix vierges, des sages comme des folles, et cette parole dans Luc 18.8 : « Quand le Fils de l’homme viendra, pensez-vous qu’il trouve la foi sur la terre ? »). C’est aussi le temps où les serviteurs qui ont reçu des talents (Matthieu) ou des marcs (Luc) ont mission de les faire valoir en travaillant pour les intérêts de leur maître et déterminent ainsi eux-mêmes le degré de leur récompense ou de leur punition au moment de la reddition des comptes, quand ce Maître arrivera comme roi et juge, après un long temps, μετὰ πολὺν χρόνον (Matthieu 25.19). La longueur de son absence est figurée Luc 19.12 par la durée du voyage (εἰς χώραν μακράν). C’est le temps où (Matthieu 24.48) le serviteur infidèle se dit à lui-même : « Mon maître tarde à venir, » et se met à manger et à boire avec les ivrognes. C’est le temps où les fidèles serviteurs, dans l’anxiété où les jette cette longue attente, soupirent après le bonheur de voir un des jours (une manifestation sensible) du Fils de l’homme afin de fortifier leur foi chancelante, mais ne le verront pas (Luc 17.22). C’est le temps du cri persévérant de la veuve qui demande longtemps en vain à être mise en possession de son héritage et qui, malgré tout, persévère jusqu’à ce qu’elle ait été exaucée. Seulement le Seigneur se demande si l’Eglise aura jusqu’au bout cette foi aux promesses divines (Luc 18.4-8). C’est le temps de cette longue attente dont Jésus parle dans Marc 13.35 et Luc 12.38, attente commençant dès le soir, continuant jusqu’à minuit, se prolongeant jusqu’au chant du coq et même peut-être jusqu’au matin, quand tout espoir de voir arriver le Maître semblera perdu. N’est-ce pas enfin le temps nécessaire pour que le grain de semence puisse devenir un arbre dont les branches abritent les peuples, et pour que le levain pénètre la totalité de la vie humaine ?
a – La tribulation, dont parle Jésus v. 21, ne peut pas aboutir directement à la Parousie ; car il ajoute qu’après elle il n’y en aura plus de semblable, ce qui suppose à sa suite la continuation de l’histoire. Quant à la parole : « Ces jours-là seront abrégés, autrement tout le monde périrait, » je pense qu’elle se rapporte aux horreurs sanglantes du siège et de la guerre proprement dite, qui, s’il n’y eût été promptement mis fin, auraient achevé la destruction du peuple juif. Paul dit dans ce sens : « Nous serions devenus comme Sodome et Gomorrhe, » des villes dont aucun habitant n’était demeuré de reste (Romains 9.29). Mais ce sort ne pouvait être celui du peuple élu, puisque le reste qui lui est assuré (τὸ κατάλειμμα v. 27) ne saurait manquer.
b – Les faux prophètes annoncés par Jésus pour la période qu’il place entre la ruine de Jérusalem et la Parousie, sont les faux docteurs inspirés de l’esprit de ce monde, comme dit Paul (1 Corinthiens 2.12), qui dans tous les temps de l’Eglise ont falsifié l’Evangile de Christ et de ses apôtres. Quant aux faux Christs on dit qu’il s’en est élevé un assez grand nombre dans la Synagogue, qui n’ont pas acquis de notoriété. L’histoire de l’Eglise ne présente pas des personnages de ce genre bien connus, ce qui n’empêche pas que de pareilles prétentions n’aient pu surgir sans avoir laissé de traces. Je me suis trouvé trois fois moi-même en face de personnages qui se disaient être le Christ. L’un, avocat hongrois, admirait l’œuvre spirituelle de Jésus, mais, estimait qu’elle était restée incomplète parce qu’il n’y avait pas ajouté la réforme sociale. Moïse, disait-il, a écrit l’Ancien (das alte) Testament ; Jésus le Nouveau (das neue) ; à moi défaire le tout nouveau (das neueste). De Constantinople, sa future résidence, il voulait faire régner sur le monde la justice et la paix. Le second, un Alsacien, doué d’une grande beauté et de grands talents, se rendait à la première exposition universelle, à Londres, en 1881, où devait avoir lieu sa manifestation. Le troisième, un vénéré frère, que beaucoup d’entre nous ont connu, pensait être venu pour sauver ceux qui n’avaient pas cru en Jésus, et pour communiquer de nouvelles forces spirituelles à ceux qui l’avaient reçu. On peut supposer que le point de départ de cet état d’aliénation mentale était l’expérience bien réelle, mais mal interprétée par un esprit déséquilibré, de la vérité formulée par Paul en ces mots : « Je vis, non plus moi, mais Christ vit en moi » (Galates 2.20). – Combien de faits semblables ont pu se. passer dans l’Eglise sans avoir été notés par l’histoire ! Et il est à présumer que plus les temps avanceront, plus ils se multiplieront.
Voilà la somme des faits, de plus ou moins longue durée chacun, qui, d’après les paroles de Jésus disséminées dans nos synoptiques, doivent se placer entre son départ et son retour, et par conséquent avoir lieu parallèlement à ce troisième morceau du discours, qui nous occupe. C’est donc une erreur bien grave que celle de passer légèrement sur ces quelques versets qui renferment en réalité toute la période de la vie de l’Eglise, en l’absence actuelle du Seigneur, cet intervalle appelé par Luc de ce nom frappant : les temps des païens (καιροὶ ἐθνῶν). « Jérusalem, dit-il (21.24), sera foulée par les Gentils, jusqu’à ce que les temps des Gentils soient accomplis. » Cette expression ne peut pas désigner le temps de la domination des Gentils, car la phrase serait tautologique : Les Gentils domineront sur la Terre-Sainte aussi longtemps qu’il leur sera donné d’y dominer ! Elle prend au contraire tout son sens si on l’explique par les deux paroles parallèles Matthieu 21.41-43 : « Il louera sa vigne à d’autres vignerons qui lui en rendront les fruits en leurs saisons (ἐν τοῖς καιροῖς αὐτων)… Le royaume vous sera ôté et donné à une nation qui en rendra les fruits. » Le mot καιρός indique une occasion favorable, et le pluriel du mot, une occasion qui se prolonge en une série de périodes. C’est pour les nations païennes le temps de la libre acceptation successive du salut, temps qui correspond, pour l’expression, à ce que Luc appelle pour Israël (19.44) le temps de sa visitation, c’est-à-dire le temps de la présence de Jésus au milieu de son peuple pour lui ouvrir la porte du Royaume. On pourrait objecter, sans doute, que toute cette série de faits que nous venons d’énumérer se plaçaient, dans la pensée de Jésus, avant le jugement de Jérusalem et du peuple juif. Mais comment la fête de noces qui termine la parabole des dix vierges aurait-elle rien de commun avec la ruine de la théocratie ? Qu’aurait à faire le règlement des comptes entre Jésus et ses serviteurs avec la catastrophe israélite ? Et que signifieraient le long cri de la veuve et la lente pénétration de la vie humaine par le levain de l’Evangile, s’il ne s’agissait que de l’intervalle entre la mort de Jésus et la ruine du peuple juif ? C’est certainement avant son retour final que Jésus a placé tous les faits énumérés ci-dessus, de sorte que, dans sa pensée, une longue période, celle de l’Eglise, devait s’interposer entre la fin de la théocratie et la quatrième phase, renfermée dans le morceau suivant.
4°) Le quatrième morceau (Matthieu 24.29-31) présente tableau de la Parousie. Les premiers mots de ce passage renferment la principale difficulté de tout le discours : « Aussitôt après la tribulation de ces jours-là (εὐθέως μεθὰ τὴν θλίψιν τῶν ἡμερῶν ἐκείνων) dit Matthieu (v. 29), le soleil s’obscurcira… » Cette expression : la tribulation de ces jours-là, se trouvait déjà aux v. 21 et 22 où elle se rapportait aux jours qui suivront immédiatement la ruine Jérusalem. Il semble donc qu’au v. 29 elle doive désigner ces mêmes jours-là. Mais alors comment comprendre es mots : « aussitôt après » ?
Jésus ne peut avoir rattaché immédiatement sa Parousie à la grande tribulation israélite, à moins de supprimer tout intervalle dans lequel seul peuvent se placer tous les faits appelés plus-haut et de se mettre ainsi en pleine contradiction avec lui-même. Une telle supposition est impossible. Il ne reste par conséquent que cette alternative : Ou admettre une inexactitude dans le compte-rendu du discours tenu par Jésus en une autre langue ; cette supposition serait confirmée par l’omission dans Marc 13.24 du mot aussitôt, εὐθέως, qui fait la principale difficulté du texte de Matthieu. Ce mot a-t-il été ajouté par l’un à la source orale ou écrite, ou retranché par l’autre ? Mais, même en admettant que ce mot ait été retranché chez Marc, la relation entre la ruine de Jérusalem et la Parousie reste toujours, chez lui aussi, fort étroite.
Ou bien, sans vouloir décider quels ont été les termes exacts dont s’est servi Jésus, il faut supposer, si nous ne voulons pas le mettre en contradiction avec lui-même, que dans ce passage du discours nos deux textes ne répondent pas exactement à sa forme primitive. Et, si l’on y réfléchit, ce fait n’aurait rien d’inexplicable. Dans la question adressée à Jésus par les disciples- (v. 3), on voit que, dans leur pensée, la ruine de Jérusalem devait être le signal du retour glorieux de Jésus et de la fin de l’économie actuelle. Cette intuition résultait chez eux de la prophétie de l’A.T., dans laquelle le jour du Seigneur comprenait à la fois le jugement final d’Israël et le châtiment décisif des peuples païens avant l’établissement du Royaume divin (Zacharie ch. 13 et 14 ; Malachie ch. 3 et 4). La ruine d’Israël leur paraissait donc devoir être suivie immédiatement de la consommation des choses. C’est dans cet esprit qu’ils interrogeaient et dans cet esprit qu’ils écoutaient. Quand un contenant trop étroit doit recevoir un contenu qui le dépasse, ce contenu, pour y entrer, doit naturellement être plus ou moins fortement comprimé et resserré. Peut-être en a-t-il été ainsi de la pensée de Jésus qui débordait infiniment l’attente de ses disciples et, en général, de tous les autres Israélites. Ajoutons que, quand Jésus disait aux apôtres : « Veillez, car ce jour-là tombera sur vous comme un filet, » ils ont pu facilement s’appliquer à eux-mêmes, comme individus, ce que Jésus leur recommandait comme représentants de toutes les générations de croyants, dont il déclare lui-même qu’il ignorait le nombre.
Après cela, il reste cependant une autre possibilité qu’on ne doit pas taire : c’est que l’expression : la tribulation de ces jours-là, renferme dans la pensée des évangélistes non seulement la catastrophe elle-même, mais cet événement avec tout l’état de choses qui en est résulté : la disparition d’Israël du nombre des peuples, l’occupation de son pays par les nations païennes et la transmission à celles-ci du Royaume de Dieu. Quel cœur juif ne reconnaîtrait pas dans cet état qui dure encore, la continuation de la grande tribulation qui a commencé avec la ruine de Jérusalem. Dans ce sens large du mot tribulation, la parole de Jésus dans Matthieu et Marc s’accorde complètement avec le terme employé par Luc : « Les temps des Gentils. » Le mot aussitôt ne signifierait pas dans ce cas tôt après, comme lorsqu’il est précédé de la mention d’un fait particulier, mais serait pris dans le sens qu’il doit avoir après la description d’un état de choses : subitement, soudain. Il correspond ainsi exactement au terme ἐξαίφνης, subit, de Marc 13.36 et à celui de αἰφνίδιος, imprévu, rapide, de Paul 1 Thessloniciens 5.3. Ce mot tranche énergiquement avec les termes εἰρήνη et ἀσφάλεια, paix et sûreté, par lesquels l’apôtre caractérise l’état moral de la société à ce moment-là. On peut comparer l’expression εὐθέως μετὰ σπουδῆς de Marc 6.25, à la suite de l’interruption du repas, causée par la délibération d’Hérodias et de sa fille.
5°) Le cinquième morceau, v. 32-36, contient l’application pratique de tout le discours ; elle se résume dans ce mot : Veillez ! Les trois synoptiques développent cette application chacun à sa manière. Mais tous trois s’accordent dans la teneur de la parole du v. 34, où Jésus déclare toutes ces choses s’accompliront du temps de cette génération. Comme le montre Holtzmann (Hand-Commentar, ad. h. l.), d’après Hérodote, on comptait trois générations par siècle, le temps d’une génération équivalant à 30-40 ans. Si on explique d’après cela la date du v. 34, Jésus aurait annoncé que l’événement auquel elle se rapporte aurait lieu, au plus tard, une quarantaine d’années après son départ. Quel est cet événement ? Holtzmann, Weiss et la plupart répondent : la Parousie. A l’objection que Jésus n’aurait pas pu espérer que l’Evangile serait prêché à tous les peuples dans un si court espace de temps, Weiss n’hésite pas à répondre que Jésus ne se rendait pas compte de la grandeur du globe. J’ignore quelle idée avait Jésus de la grandeur du globe. Esaïe parle déjà des Sinim, qu’il oppose aux peuples de l’extrême Occident (Ésaïe 49.12). S’agit-il des Chinois, comme on l’a parfois pensé ? Cela prouverait que l’on n’ignorait pas l’étendue du continent asiatique. Mais ce qui est certain, c’est que tous les autres passages que nous avons cités plus haut, supposent un bien plus long avenir de l’Eglise sur la terre que les quarante années qui se sont écoulées entre les années 30 et 70. Klostermann a proposé une explication qui ferait tomber la difficulté ; c’est d’appliquer les mots : cette génération, non pas à la génération contemporaine de Jésus, mais à celle qui vivra au commencement de la crise dernière. Les hommes qui assisteront aux signes précurseurs de la Parousie, en verront aussi la fin, tant la marche des choses sera rapide. La parabole du figuier (v. 28) convient très bien à ce sens, mieux certes que l’interprétation ordinaire ; il semble même positivement exigé par l’expression : « Lorsque vous verrez » (Luc 21.31). Mais deux passages parallèles ne permettent pas d’accepter ce sens pourtant si séduisant. Jésus dit (Matthieu 23.36) : « que la punition de tout le sang innocent répandu depuis celui d’Abel viendra sur cette génération », et (Luc 11.50) : « que le sang de tous les prophètes, répandu depuis la création du monde, sera redemandé à cette génération, » ce qui ne peut s’appliquer qu’à la génération qui l’a crucifié et qui a ainsi comblé la mesure de l’hostilité du peuple contre son Dieu. C’est donc bien à la génération au milieu de laquelle il vivait que pensait Jésus en déclarant que l’événement dont il voulait parler aurait lieu avant qu’elle eût passé. Mais quel est événement ? L’opinion de Weiss, Holtzmann et de tant d’autres, qu’il s’agit de la Parousie, est sans doute le sens auquel conduit le plus naturellement le contexte. Mais le contexte ne peut pas décider la question ; car nous savons combien souvent il arrive aux évangélistes de déplacer les paroles de Jésus. Dans le récit apostolique traditionnel, on tenait moins à la situation dans laquelle les paroles avaient été prononcées qu’à la teneur des paroles elles-mêmes ; et un changement de situation pouvait certainement en modifier l’application. Ainsi l’exhortation à la réconciliation (Matthieu 5.25 et suiv.), qui dans ce contexte ne peut se rapporter qu’à la réconciliation entre frères, telle qu’elle est placée dans le contexte de Luc 12.58, s’applique évidemment à la réconciliation avec Dieu. Ainsi encore, le tableau de l’esprit impur qui revient dans la demeure et la trouve bien balayée et ornée, après l’avoir un moment quittée, s’applique (Matthieu 12.43) au peuple d’Israël tout entier, tandis que, d’après le contexte de Luc 11.24-25, il s’agit des rechutes qui suivaient les guérisons superficielles des possédés accomplies par les exorcistes juifs. Dans ces deux cas, l’application résultant du contexte de Luc est certainement préférable. Il en est peut-être autrement dans les cas suivants : La parole de Jésus sur le blasphème contre le Saint-Esprit paraît mieux placée dans le contexte de Matthieu 12.31, que dans celui de Luc 12.10. De même encore l’exhortation à ne pas descendre dans sa maison pour emporter ses meubles, etc., qui, dans le contexte de Luc 17.30-31, est rattachée au moment de la Parousie, dans Matthieu est rapportée avec plus de vraisemblance au moment de la fuite, lors de la ruine de Jérusalem, Matthieu 24.47-48.
Il peut donc s’être passé quelque chose de semblable à l’égard de notre v. 34 ; sa place a pu être intervertie et son application ainsi modifiée, et cela d’autant plus facilement que les deux discours que Jésus a prononcés, l’un, sur la fin de la théocratie (Luc ch. 21), l’autre, sur la fin de l’économie actuelle (Luc ch. 17), se trouvent fondus en un seul Matthieu ch. 24 et Marc ch. 13. Immédiatement après la parole du v. 34 (dans Marc v. 30) se trouvent dans Matthieu v. 36 (Marc v. 32) ces mots : « Mais quant à ce jour-là et à l’heure, personne ne le connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils, mais le Père seul. » Remarquons que :
- ce verset qui se rapporte à la Parousie – tout le monde en convient – commence par la particule adversative δέ, mais ; ce qui oppose nettement ce jour au jour précédent (v. 34) ;
- dans les deux textes (Matthieu v. 36 et Marc v. 32) est employé le pronom ἐκείνη, ce jour-là, en parlant du jour et de l’heure de la Parousie, en opposition au pronom αὔτη, cette génération-ci (Matthieu v. 34 ; Marc v. 30) ;
- et surtout, la connaissance que Jésus se refuse à lui-même, quant à la Parousie (v. 36 ; Marc v. 32), est absolument opposée à la connaissance dont il fait preuve par rapport à l’événement mentionné au v. 34. Cet événement ne peut donc être la Parousie et n’a pu être, dans la pensée de Jésus, que l’autre fait essentiel traité dans ce chapitre, c’est-à-dire la ruine de Jérusalem. Cette parole est donc parallèle à celle que nous avons déjà remarquée 10.23, où l’idée du retour de Jésus est appliquée aussi à cet événement. Les deux textes de Matthieu et de Marc présentent ici les mêmes particularités.
Colani, désireux de ne pas attribuer à Jésus, simple homme selon lui, l’espoir fantastique d’un retour glorieux du ciel et de la tenue des assises suprêmes de l’humanité, a proposé d’envisager ce chapitre comme une petite apocalypse composée par un écrivain du temps, peu avant la ruine de Jérusalemc. Cette feuille volante, d’origine juive selon Colani, judéo-chrétienne selon d’autres, serait tombée entre les mains de l’auteur de notre évangile qui l’aurait insérée dans son ouvrage, comme discours de Jésus. Cette hypothèse a obtenu l’assentiment de plusieurs d’entre les critiques modernes les plus éminents (Weizæker, Keim, Hilgenfeld, Weiffenbach, Mangold, Holtzmann, Renan, dans l’Antéchrist). On a même cru retrouver dans cette prophétie l’oracle dont parle Eusèbe (H. E. III, 5, 3), qui fut publié au commencement de la guerre juive et qui aurait déterminé l’exode de l’église judéo-chrétienne. C’est une manière d’épargner à Jésus l’accusation de demi-folie, qu’il n’est pas facile de lui éviter au point de vue dogmatique de ces critiques… Mais il est évident que, quant à l’évangéliste personnellement, il envisageait ce discours comme prononcé par Jésus, au même titre que ceux des chapitres 5 à 7, 10, 13 et 18 ; car à sa suite il reprend le récit par la même formule par laquelle il avait conclu tous les autres discours (26.1) : « Et il arriva que Jésus, après avoir terminé tous ces discours, dit à ses disciples. » Serait-il possible qu’il eût puisé ce discours à une source absolument différente de celle d’où il avait tiré les quatre précédents ? Cela est d’autant plus improbable que ce dernier discours est absolument semblable aux autres, soit quant au style, qui ne diffère en rien de celui du reste de l’évangile, soit quant au mode de composition, qui repose, comme celui des quatre précédents, sur le même procédé d’agglomération d’éléments divers. On ne comprendrait pas non plus, si ce discours était la reproduction d’un document écrit, les différences considérables qu’offre la rédaction de Marc, soit que l’une des deux rédactions ait été tirée de l’autre, soit que toutes deux proviennent du même document supposé. Puis, ce qui serait encore plus difficile à comprendre, c’est qu’au moyen de cet oracle unique, il fût venu à l’idée de Luc de composer deux discours complètement différents et de situation et de contenu (17 et 21). Enfin, comment croire que le premier évangéliste, qui a reproduit dans tout son écrit d’une manière incomparable l’enseignement de Jésus, tel que le transmettaient les apôtres, eût accordé sans scrupule une place si décisive au contenu d’une feuille volante qui serait tombée accidentellement entre ses mains ! C’est ce qu’une critique non prévenue ne saurait admettre. J’en trouve avec plaisir la preuve dans le travail récent de Titius, Das Verhältniss der Herrnworte im Marcus-Evangelium zu den Logia des Matthæus, publié dans l’écrit Theolog. Studien (p. 284-331), où l’auteur prétend que le discours de Marc (ch. 13) a été tiré des Logia de Matthieu, mais non d’une source étrangère. Enfin que gagne-t-on à une supposition aussi arbitraire que celle de cette « petite apocalypse » d’origine inconnue ? Ce que Jésus s’y attribue, n’est au fond que ce qu’il a déclaré sur lui-même en maints autres endroits. Ce fait de son retour en gloire pour juger l’humanité, nous le trouvons affirmé dans une foule d’autres paroles que nous citerons tout à l’heure. Et quant à l’oracle dont parle Eusèbe, il est assez naturel de penser qu’en voyant se préparer la guerre avec Rome, les chefs de l’Eglise reconnurent dans une délibération solennelle que le moment d’appliquer l’avertissement du Seigneur était arrivé. Peut-être une décision dans ce sens fut-elle prise alors et une prophétie prononcée à cette occasion. Le corps des Anciens communiqua-t-il cette décision aux églises en leur indiquant, comme lieu de refuge, la contrée de Pella au-delà du Jourdain ? Je pense avec Weiss que quelque fait de ce genre aura pu occasionner le rapport d’Eusèbe, sans qu’il faille recourir à l’hypothèse si étrange de Colani.
c – Jésus-Christ et les croyances messianiques de son temps, 1864, 2e éd.
Le succès de cette hypothèse hardie est dû sans doute à la même cause que son origine, le désir de ne pas mettre au compte de Jésus des assertions qui auraient trahi chez lui, pense-t-on, un comble d’exaltation. Seulement cet effort ne sert absolument de rien, puisque les mêmes assertions se retrouvent dans le reste de l’évangile, et en si grand nombre qu’aucune opération arbitraire ne peut les en faire disparaître ; ainsi 7.22-23 : « Plusieurs me diront en ce jour-là, Seigneur, Seigneur !… mais je leur déclarerai… » 10.33 : « Quiconque me confessera… je le confesserai aussi… et quiconque me reniera,…, je le relierai aussi devant mon Père… ; » 16.27 : « Le Fils de l’homme viendra dans la gloire de son Père avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon son œuvre ;… » 13.30 : « Au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs… » et v. 41 : « Le Fils de l’homme enverra ses anges qui rassembleront ceux qui font l’iniquité et les jetteront hors de son royaume dans la fournaise de feu… ; » 19.28 : « Dans le renouvellement…, quand le Fils de l’homme s’assiéra sur le trône de sa gloire… » 25.31 : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous ses anges avec gui, alors il s’assiéra sur le trône de sa gloire, et toutes les nations seront rassemblées devant lui, et il séparera… » enfin 26.64 : « Dès maintenant vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance et venant sur les nuées du ciel » (Marc 14.62) Jésus revenant après une longue absence pour juger et tenir les assises finales : voilà le contenu du discours Matthieu ch. 24 à 25, et ce contenu se retrouve intégralement, point pour point, dans les paroles que nous venons de citer, de sorte que l’expédient proposé par Colani, malgré le succès qu’il a obtenu, est non seulement arbitraire et invraisemblable, mais encore complètement inutile.
Remarquons que, si 26.1 l’auteur reprend le cours de la narration après ce discours exactement comme après tous les précédents, par la formule ordinaire en pareil cas, il ajoute ici exceptionnellement le mot πάντας, tous, comme pour faire entendre qu’il arrive à la fin du recueil d’où il les a tirés.
Avant d’en venir à cette formule finale, l’auteur intercale encore quatre morceaux qui se rattachent à ce qui précède pour le sujet, mais non pour le moment où ils sont placés. L’un se retrouve dans Luc 12.41-48, où il se rattache à un avertissement donné aux futurs conducteurs de l’Eglise sur le jugement qu’ils auront à subir. A ce passage, transposé ici par Matthieu, se rattachent, deux paraboles décrivant le jugement de l’Eglise, celle des vierges et celle des talents (ch. 25), la première portant sur la nécessité d’une vie spirituelle non interrompue ; la seconde, sur l’obligation de l’activité pratique pour la cause de Christ. Celle-ci a un bref parallèle, Marc 13.34, dans la même situation. Enfin ce grand ensemble se termine, 25.31 et suiv., par le tableau du jugement universel : toutes les nations rassemblées devant le Christ glorifié pour être jugées par lui (v. 32). Il s’agit sans doute des nations déjà évangélisées, comme cela était, prédit 24.14. L’amour actif et pratique est posé dans ce tableau solennel comme condition du salut, la foi étant supposée comme son principe (v. 40).
Dans cette partie du récit, le fil des événements étant beaucoup plus serré, le parallélisme entre les trois narrations est aussi plus constant que dans tout le reste de la narration évangélique. Il se rapproche de celui que nous avons constaté dans la dernière période du ministère galiléen. Matthieu et Marc marchent en particulier dans un accord presque complet, sauf de petites adjonctions ou omissions qui distinguent les deux récits. La narration de Luc est absolument indépendante de celle des deux autres. Ce qui caractérise celle de Matthieu, ce sont les citations prophétiques qui accompagnent la plupart des faits rapportés. Il importait particulièrement à cet évangéliste de justifier par la prophétie tous les détails de cette mort de la croix, qui était le grand scandale pour les Juifs, et de changer ainsi en motif de foi la principale raison sur laquelle s’appuyait leur incrédulité.
Ici encore les récits de Matthieu et de Marc marchent étroitement unis, tandis que celui de Luc s’en écarte de plus en plus. Matthieu ne raconte que deux faits principaux : la visite des femmes au tombeau, qui occasionna la connaissance du grand événement, et l’apparition de Jésus en Galilée dans laquelle il annonça lui-même aux apôtres son élévation à la souveraineté universelle, promise au Messie (Psaumes 2 et 110). Il les assura aussi de son secours permanent pour l’accomplissement de la tâche qu’il leur confiait, celle d’amener toutes les nations à recevoir sa Parole. Cette affirmation solennelle dans la bouche de Jésus est le dernier mot de notre évangile ; c’est le sceau apposé à sa dignité messianique proclamée dès le premier mot de cet écrit. Le programme du livre est démontré accompli. Telle est l’unité fortement conçue et exécutée de cet ouvrage : commencement, milieu, fin, tout est pénétré d’une seule grande pensée. L’A.T. disait en terminant (Malachie 3.1) : « Il vient. » Le Nouveau, en s’ouvrant par le premier évangile, dit : « Il est venu. » Dans ces conditions on comprend sans trop de difficulté que l’auteur, dominé tout entier par cette solennelle pensée, n’ait pas senti le besoin de s’arrêter longuement à rapporter tous les faits de détail par lesquels les apôtres furent amenés personnellement à la conviction subjective de la réalité de la résurrection. Le détail des diverses apparitions qui avaient si inébranlablement relevé et fondé leur foi, ne rentrait pas nécessairement dans le cadre d’un récit aussi objectif que celui de Matthieu. Ce qu’il avait à rappeler après le fait de la résurrection, c’était la déclaration finale par laquelle Jésus avait annoncé son élévation suprême aux apôtres, en leur confiant leur tâche future.
La formule du baptême, que l’auteur place en ce moment dans la bouche de Jésus, est déclarée par plusieurs critiques postérieure au temps apostolique. D’après eux, la forme primitive aurait été simplement le baptême au nom de Jésus, comme le prouveraient les épîtres et le récit des Actes. Mais l’emploi du nom de Dieu (le Père) dans ce rite solennel était indispensable, car il servait à séparer le néophyte païen de son ancienne religion, tout comme le nom de Jésus séparait le néophyte juif du judaïsme. Et quant à la mention du Saint-Esprit, elle ne peut faire doute, car elle est positivement rappelée 1 Corinthiens 6.11, où la formule indiquée dans Matthieu est librement reproduite : « Vous avez été lavés… au nom du Seigneur Jésus et par l’Esprit de notre Dieu. » Un autre passage qui ne permet pas de douter de la mention du Saint-Esprit dans le baptême apostolique, c’est le fait raconté Actes 19.1 et suiv., où Paul s’étonne de ce que certains disciples de Jean, tout en ayant été baptisés, n’aient pas entendu parler d’un Saint-Esprit. L’étonnement de l’apôtre ne s’explique que si le nom du Saint-Esprit figurait expressément dans la cérémonie primitive du baptême. Si l’on compare 1 Corinthiens 12.4-6 et surtout 2 Corinthiens 13.13 : « La grâce de Jésus-Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit, » on se convaincra que la formule du baptême, telle que l’indique Matthieu, était bien conforme à la conscience de l’Eglise apostolique.
Ce plan est parfaitement clair ; il répond simplement à la marche de l’histoire sans prétendre l’expliquer ou en rendre compte : enfance, avènement, ministère galiléen, passage en Judée, ministère à Jérusalem, Passion, Résurrection. En outre, à certains moments de cette narration sont placés quelques grands discours, correspondant chacun à l’un des enseignements principaux prononcés à ce moment là, mais tous accrus par l’adjonction d’éléments homogènes au sujet central et appartenant à d’autres situations. Je ne pense pas qu’il y ait à chercher un plan plus systématique, comme le fait Wriss, qui divise en cinq parties : après les récits de l’enfance et les circonstances préparatoires (1.1 à 4.22)
- Jésus enseigne et guérit (4.23 à 9. 34) ;
- L’incrédulité se développe (9.35 à 14.12) ;
- Dès 14.13, suit une série de faits du ministère galiléen sans idée dominante jusqu’à 20.16 ;
- Dès 20.17, le départ pour Jérusalem et l’activité dans cette ville ;
- Passion et Résurrection (ch. 26 à 28).
Ce plan, habilement expliqué par cet auteur au moyen des deux sources qu’il croit combinées dans notre évangile, a le tort de méconnaître le point final du ministère galiléen, si nettement marqué dans le récit de Matthieu (19.1), aussi bien que dans les passages parallèles des deux autres synoptiques, après le dernier retour à Capernaüm (Marc 9.1 ; Luc 9.51). – Keim insiste surtout sur le parallélisme de 4.17 et de 16.21 ; le premier de ces passages indiquant le commencement de la prédication en général, et le second la première révélation du Christ souffrant, avec laquelle s’ouvre la seconde partie du livre, intitulée par lui « la marche à la mort. » – Boltzmann reconnaît la division bien marquée 19.1, où est indiqué le départ pour Jérusalem. Jusqu’alors, si je comprends bien, il répartit les faits du ministère galiléen en trois groupes qui se rattachent aux grands discours comme points d’appui ; le premier (4.23 à 9.34), au sermon sur la montagne ; le second (9.35 à 13.58), au discours du ch. 10 ; le troisième (ch. 14 à 18) aboutit à celui du ch. 18. Suivent les deux dernières parties de l’histoire : un, ch. 19 à 25, deux, ch. 26 à 28. C’est une répartition semblable à celle que j’ai proposée. Voir Hand-Commentar, p. 5 et 6.
La division suivante a été proposée récemment par M. E. Rœhrich dans son écrit : La composition des Evangiles, 1897. Après le préambule, six parties :
- Le royaume des cieux (5.12 à 12.52), subdivisé en :
- le chef ;
- les ouvriers ;
- les signes ;
- la marche ;
- L’opposition au royaume (13.53 à 16.4) ;
- L’Eglise (16.5 à 20.28) ; subdivision :
- son fondement ;
- le devoir de ses membres ;
- sa mission sociale ;
- ses prérogatives ;
- La prophétie du royaume (20.29 à 25.46) ;
- La Passion (25.1 à 27.66) ;
- La Résurrection (ch. 28).
Ce mode de groupement me paraît très artificiel. Il est aisé de voir que les morceaux ne rentrent que d’une manière forcée sous les titres indiqués. Puis, on retrouve ici la faute commise par Weiss, celle d’effacer la principale division marquée par l’auteur lui-même (19.1). Ce qu’il y a de vrai dans ce plan, comme dans celui de Weiss, c’est de bien distinguer des premiers et heureux commencements de l’œuvre de Christ le développement de l’opposition à cette œuvre. Mais c’était là un fait qui s’entendait de soi-même. Pour moi, je ne pense pas qu’un schématisme logique ait présidé dans l’esprit de l’auteur à la marche générale de son récit. Voici quel me paraît être le plan du premier évangile :
Les sept grandes parties ont été indiquées plus haut. Je ne reprends ici que la marche de la troisième, celle du ministère galiléen, la partie la plus compliquée, et je la résume comme suit :
A. Les débuts, aboutissant au sermon sur la montagne (4.12 à 7.29) et se groupant autour du thème prophétique 4.14-16.
B. La partie centrale, comprenant :
- Un groupe d’actes de souveraineté messianique (8.1 à 9.42), aboutissant au discours du ch. 10 et ayant pour thème prophétique la parole d’Esaïe citée 8.17 ;
- Un groupe de paroles de sagesse messianique (9.1 à 13.58), aboutissant aux discours du ch. 13 et ayant pour thème prophétique le passage d’Esaïe cité 12.17-21 ;
- Les voyages d’excursion aux extrémités septentrionales de la Terre-Sainte (14.1 à 18.35), aboutissant aux discours du ch. 18 et reposant encore sur le texte prophétique du ch. 4 relatif au ministère du Messie en Galilée. La marche des autres parties se comprend d’elle-même.
C’est donc avec raison que Weizsæcker s’exprime ainsi : « On ne saurait nier que l’évangile de Matthieu soit une composition bien conçue et bien exécutée d’un bout à l’autre » (Unters., p. 131) ; Keim dit également : « Le plan du livre est soigné, simple, d’une clarté frappante, transparent et très bien exécuté » (Gesch. Jesu, I, p. 52).