(1531)
Pierre Viret va à Paris – Converti, il revient à Orbe – Ses luttes – Conversion de ses parents – Farel et Viret – Viret prêche à Orbe – Le saint Pierre, le saint Paul, le saint Jean de la Suisse – Conversion d’Elisabeth d’Arnex – Conversion d’un prêtre – La sainte cène à Orbe – Toutes les images abattues – Les prêtres arrêtés – Le banneret en appelle au peuple – Les prêtres libérés, les iconoclastes emprisonnés
Un bourgeois d’Orbe, nommé Guillaume Viret, « tondeur de draps et couturier, » avait eu, en l’an 1511, un fils, qu’il avait nommé Pierre. L’enfant avait grandi au milieu des lainiers, et avait vu sans y prendre goût les ouvriers de son père presser, catir, fouler les draps sortis des mains des tisseurs. Il n’était pas fait pour être industriel. C’était l’homme intérieur qui devait se développer dans cet enfant ; il y avait en lui un besoin de trouver Dieu qui le poussait vers le ciel. Il recherchait la société des bourgeois les plus instruits, il avait même quelques rapports avec les noblesp, mais ce qu’il voulait avant tout c’était Dieu. S’il se promenait seul, ou avec l’un de ses frères, Antoine et Jean, sur les rives pittoresques de l’Orbe, dans les contrées délicieuses que baignent ses eaux, et jusqu’au pied du Juraq, il regardait autour de lui avec délice, mais il levait ensuite les yeux en haut. « De ma nature, dit-il, j’étais adonné à religion, laquelle, toutefois j’ignorais alors… Je me préparais pour le ciel, dit-il encore, voyant que c’était la droite voie du salutr. » Il résolut de se consacrer au service des autels ; son père ne s’y opposa pas, les bourgeois et les paysans de cette époque regardant comme un honneur d’avoir un prêtre parmi leurs fils. Pierre, doué de beaucoup d’intelligence et de mémoire, eut bientôt appris tout ce qu’on enseignait dans les écoles d’Orbe, et il tourna ses regards vers l’université de Paris, cette grande lumière qui douze ans auparavant avait attiré les regards et les pas de Farel. Son père, que son commerce avait mis à son aise, consentit à l’y envoyer et le garçon s’y rendit l’an 1523, ayant alors un peu plus de douze ans. La même année, au même moment, arrivait dans cette capitale et entrait au collège de la Marche Jean Calvin de Noyon, plus âgé que Viret de deux ans. Ces deux garçons qui devaient être un jour étroitement unis, se rencontrèrent-ils alors, et leur amitié date-t-elle de leur enfance ? Nous n’avons pu nous en assurer.
p – « Moy qui suis nay, et ay esté dès mon enfance nourry au milieu de vous. » (Ép. de Viret aux nobles et bourgeois d’Orbe, p. 13)
q – Ces contrées ont été admirablement décrites dans un livre récent. (Horizons prochains.)
r – Disputations chrestiennes, par Pierre Viret. Genève, 1544, Préface.
Viret se distingua au collège par son amour de l’étude, « il profita fort bien aux lettres ; » mais aussi par son dévouement aux pratiques de l’Église romaine. « Je ne puis pourtant pas nyer, dit-il, que je n’aye esté assez profond en ceste Babylones. » Farel, dans l’un des derniers séjours qu’il fit à Paris, paraît avoir remarqué Viret, dont l’aimable modestie gagnait facilement les cœurs, et l’avoir aidé à se tirer des ténèbres où le jeune Suisse se trouvait encore. L’Évangile pénétra dans l’âme de l’écolier d’Orbe presque au même instant où il éclairait la grande intelligence de l’écolier de Noyon. La douceur de son caractère modéra les luttes qui avaient été si vives pour Farel et pour Calvin. Toutefois, lui aussi passa par le chemin de l’angoisse pour arriver à la paix. Apercevant au-dessous de lui un affreux abîme et une nuit éternelle, il se jeta dans les bras du Libérateur qui l’appelait. « Estant encore aux escoles, dit-il, Dieu m’a retiré de ce labyrinthe d’erreurs avant que j’aye esté plongé plus profond en ceste Babylone de l’Antichristt. » Le moment étant arrivé où l’on devait lui donner la tonsure, il sentit qu’il fallait se décider ; le combat ne fut pas long ; il la refusa ; aussitôt « il fut noté de tenir la religion luthérienneu. » Comprenant ce qui l’attendait, il quitta précipitamment Paris et la France, « et revint en la maison de son père, » et plus tard, il s’écriait : « Je rends grâce à Dieu que le caractère et le signe de la beste n’aient pas esté imprimés sur mon frontv ! »
s – Disputations chrestiennes. (Préface.)
t – Ibid.
u – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 37.
v – Disputations chrestiennes. (Préface.)
Viret trouva Orbe bien changé ; les combats que se livraient alors l’Évangile et la papauté l’intimidèrent au premier abord. Il était de ces âmes recueillies, absorbées par les luttes du dedans, qui se retirent volontiers de celles du dehors. Il avait, comme les autres réformateurs, de la peine à sortir du corps de la catholicité, mais une conscience sévère le portait à rechercher à tout prix la vérité. Quelquefois Rome, son Église, ses abus, ses erreurs, frappaient seules son imagination, et il s’écriait tout ému : « C’est la citadelle de la superstition, c’est la forteresse de Satanw ! » Puis tout à coup, et sans qu’il eût le temps de s’en défendre, l’ancien système du catholicisme reprenait en lui sa puissance ; et il se trouvait dans l’angoisse et dans les ténèbres. Il luttait, il priait ; la vérité, un instant voilée, reparaissait à ses yeux, et il se disait : « Rome prétend que c’est l’antiquité qui est la vérité ? Mais qu’y a-t-il de plus ancien au monde que mensonge, rébellion, homicide, extorsion, paillardise, idolâtrie et toute méchanceté et abomination ?… Suivre la doctrine de Caïn et de Sodome c’est suivre certes une doctrine fort ancienne… Mais, ô vérité, ô vertu, ô sainteté, ô innocence, ô toi, Dieu, qui en es le Père ; vous êtes plus anciens encorex ! »
w – « Arcem illam superstitionis et idolatriæ, et Satanæ propugnacula. » (Viret, De Verbi Dei ministerio, Senatui Lausan. Ep.)
x – Disputations chretiennes, p. 9.
Les prêtres d’Orbe, fort dévoués à la doctrine romaine, voyant le fils du tondeur souvent solitaire et soucieux, commencèrent à s’inquiéter à son sujet, l’abordèrent, lui parlèrent des anciens docteurs, des témoignages des saints, de saint Augustin, de saint Cyprien, de saint Chrysostome, de saint Jérôme. Ces témoignages avaient beaucoup de poids dans l’esprit de Viret. Sa tête tournait, son pied glissait, et il était sur le point de retomber dans l’abîme, mais saisissant de nouveau la Parole de Dieu, il s’y cramponnait, et disait : « Non, je ne veux pas croire à cause de Tertullien ou de Cyprien, d’Origène ou de Chrysostome, de Pierre Lombard ou de Thomas d’Aquin, pas même d’Érasme ou de Luther… Si je le faisais, je serais disciple des hommes… Je ne veux croire que Jésus-Christ, mon Pasteury ! »
y – Disputation chrestiennes, p. 195 et 196.
Enfin la Parole divine délivra Viret de la domination théocratique de Rome, il se mit alors à regarder tout autour de lui… Hélas ! que voyait-il ?… Partout des chaînes, des prisonniers retenus « dans la citadelle d’idolâtrie. » Il éprouvait l’affection la plus tendre pour ces captifs. « Depuis que le Seigneur m’en a mis dehors, disait-il, je ne puis oublier ceux qui sont dedansz. » Il y avait deux de ces prisonniers qui ne sortaient jamais de sa pensée : son père et sa mère. Tantôt absorbés par leurs laines et leurs foulons, tantôt prenant part machinalement aux offices, ils ne recherchaient pas la seule chose nécessaire. Le fils pieux se mit à prier ardemment pour ses parents, à redoubler à leur égard de respect, à leur lire quelques passages de la sainte Écriture, à leur parler doucement du Sauveur. Le père et la mère se sentirent attirés par la conduite de leur fils, et la foi qu’il professait prit possession de leurs cœurs. Viret reconnaissant put dire : « J’ai grande occasion de rendre grâces à ce bon Dieu de ce qu’il lui a plu se servir de moi pour amener mon père et ma mère à la cognoissance du Fils de Dieu… Ah ! quand il n’aurait point fait servir mon ministère à autre chose, j’aurais bien occasion de le bénira ! »
z – Ibid. (Préface.)
a – Du vrai ministère. (Préface.)
Dès que Farel et Viret se trouvèrent ensemble à Orbe, le second fut aussitôt l’un des auditeurs du premier, et bientôt il mena avec lui son père. L’union la plus intime s’établit entre les deux hommes de Dieu. L’un complétait l’autre. Si Farel était ardent, intrépide, presque téméraire, Viret était « d’un naturel merveilleusement débonnaireb. » Il y avait en lui une grâce qui gagnait les cœurs, une sensibilité chrétienne vraiment touchante ; et pourtant comme Farel, comme Calvin, il était ferme dans la doctrine et la morale. Farel, toujours empressé à envoyer des ouvriers dans la moisson, engagea son ami à prêcher, non seulement dans les campagnes, mais à Orbe même. Jeune et timide, Viret recula devant la charge que Farel lui proposait ; mais le réformateur le pressa, comme d’autres avaient pressé Luther et Calvin ; il pensait que Viret étant de la ville même, aimé de tous, trouverait un accueil plus favorable. La pensée de la grâce divine, dont il connaissait la force, décida Viret. « Que ce ne soit pas ma bouche qui persuade, disait-il, mais la bouche de Jésus-Christ ; car c’est Jésus-Christ qui transperce les cœurs par les flèches du feu de son Espritc. »
b – Théod. de Bèze.
c – Viret, Du vray ministère de la vraye Eglise de Jésus-Christ, p. 47, 57.
Le 6 mai 1531, une foule inaccoutumée, venue non seulement de la ville, mais des environs, se pressait dans Orbe ; le fils d’un des bourgeois les plus considérés, un enfant de l’endroit devait monter en chaire. On l’accusait bien un peu d’hérésie, mais il était si inoffensif, que personne n’y voulait croire, et d’ailleurs plusieurs des jeunes gens d’Orbe qui avaient joué avec lui sur les bords de la rivière, voulaient voir en chaire le compagnon de leurs ébats. L’assemblée, qui attendait avec impatience, vit paraître enfin un jeune homme de petite taille, de complexion faible, la figure fine et allongée, le regard vif, l’expression douce et insinuanted ; âgé de vingt ans, il paraissait en avoir moins encore. Il prêcha. Sa parole était accompagnée de tant d’onction et de savoir, son langage était si persuasif, son éloquence si intime et si pénétrante, que les hommes même les plus mondains furent attirés par son discours, et comme suspendus à ses lèvrese. Le proverbe : « Nul n’est prophète en son pays, » ne se réalisa pas pour Viret. Le 6 mai fut pour lui un grand jour. Il garda toute sa vie le souvenir de ses premières prédications. « Votre Église, disait-il trente ans plus tard aux nobles et bourgeois de la ville d’Orbe, a été la première en laquelle Dieu, dès ma jeunesse, et quand elle était encore elle-même au temps de sa naissance, a voulu se servir de mon ministèref. »
d – « Fuit corpusculo imbecillo, moribus suavis. » (Melchior Adam, Vitæ erudit.)
e – « Oris præcipue facundia excellens, ut hommes eliam religioni minus addictos, faciles tamen auditores habuerit, cum omnes ab ejus ore penderent. » (Ibid.)
f – Du combat des hommes contre leur propre salut, p. 7 et 8.
Dès lors, Viret prit place dans cette noble bande de hérauts de la Parole que le Seigneur levait parmi les peuples. Son rôle y fut modeste, mais bien marqué. Le collège des réformateurs, ainsi que celui des apôtres, renfermait les caractères les plus divers. Comme la sève est partout la même dans la nature, l’Esprit de Dieu est partout le même dans l’Église, mais partout aussi, l’un et l’autre produisent des fleurs variées et des fruits différents. L’ardent Farel fut le saint Pierre de la Réforme, le puissant Calvin en fut le saint Paul, et le doux Viret le saint Jean.
Farel, Viret, Romain, Hollard et les autres évangéliques attendaient les effets de la prédication dans Orbe. Ils voyaient bien « quelques légères pointes et piqûres ; mais il y en avait peu qui fussent navrés et percés jusqu’au fond » et tellement accablés du sentiment de la mort éternelle, qu’ils ne pensassent à chercher leur secours que dans la grâce de Jésus-Christ. Tout à coup, un mois seulement après l’arrivée de Farel, le bruit d’une conversion inattendue remplit Orbe d’étonnement et devint l’objet de toutes les conversations. On disait, — et à peine celui qui le racontait, pouvait-il y croire, — on disait que Madame Elisabeth, la femme du seigneur d’Arnex, celle qui avait ourdi la conspiration des femmes et donné de tels coups à Farel, était entièrement changée ; que son mari lui-même, Hugonin, qui s’était porté caution du moine Juliani et l’avait fait mettre en liberté, avait changé comme elle. Les dévots et les dévotes ne pouvaient nier le fait. « Vraiment, disaient-ils, elle est devenue une des pires luthériennes qui soient en la ville. » Plus tard, ils firent grand bruit de ce qu’à la Toussaint ou à une fête de Notre-Dame, Elisabeth faisait faire la buée (la lessive) ou autre travail mécaniqueg. Ils branlaient la tête, ils levaient les épaules, ils riaient. Les évangéliques ne faisaient pas de même ; ils pensaient, selon l’expression d’un de leurs chefs, que ces gens à cœur de fer riaient, mais d’un ris d’hôtelier, parce qu’ils se sentaient comme étranglés au dedans… Ils savaient que la Parole de Dieu est un marteau ; qu’il n’y a rien si dur, si massif, ou si caché dans l’homme, que sa puissance n’atteigne… Paul, comme Elisabeth et Hugonin, n’avait-il pas été un persécuteur ?
g – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 133-134.
Bientôt il advint pis encore, au gré des catholiques. Un des ecclésiastiques de l’endroit, qui était grand musicien, et qu’on avait fait chantre, George Grivat, dit Calley, élevé par une mère fervente romaine, avait été très bien appris à l’égliseh. Pour qu’il fût encore mieux enseigné, ses parents l’avaient envoyé à Lausanne, où il était devenu enfant de chœur et avait surtout fort profité dans la science de la musique. A son retour à Orbe, les seigneurs et les prêtres lui avaient fait la plus flatteuse réception. Il s’en était rendu digne ; il ravissait le peuple par ses chants ou l’électrisait par ses discours. Mais le 10 mai 1531, le même mois où Viret fit son premier sermon, Grivat étant monté en chaire étonna tout son auditoire en prêchant de la manière la plus claire la doctrine évangélique. C’était trop ; son père et ses frères étaient dans le désespoir ; les nobles et les prêtres qui l’avaient si bien reçu, dans la plus grande irritation : « Ne lui a-t-on pas donné bon gage, disait-on ; l’Église ne l’a-t-elle pas nourri et endoctriné ? et il veut ressembler au coucou qui mange la mère qui l’a élevéi !… »
h – Ibid., p. 263.
i – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 41.
Ces conversions successives donnant aux évangéliques plus de courage, ils firent un pas important. Ils sentaient le besoin d’être affermis dans la foi par la célébration de la Cène ; ils la demandèrent, et Farel, qui était alors à Morat, revint aussitôt à Orbe. Le jour de Pentecôte, 28 mai, à six heures du matin (heure qu’on avait choisie pour assurer la tranquillité de l’acte qu’on allait accomplir), il annonça à une assemblée nombreuse réunie dans l’église même, la rémission de tous les péchés par la rupture du corps de Christ sur la croix ; et la prédication finie, huit disciples se présentèrent pour rompre le pain. C’étaient Hugonin d’Arnex et son épouse, C. Hollard et sa vieille mère, Cordey et sa femme, Guillaume Viret, père de Pierre, et George Grival, plus tard pasteur à Avenches ; plusieurs évangéliques ne se croyaient pas assez avancés dans la foi pour prendre part à cet acte, et Pierre Viret était sans doute absent. Deux des huit disciples étendirent modestement un linge blanc sur un banc, ils y placèrent du pain et du vin ; Farel se mit à genoux, pria et tous suivirent de cœur sa prière. Puis le ministre se releva et dit : « Vous pardonnez vous tous les uns aux autres ?… Les fidèles dirent oui. Lors ledit Farel rompit à chacun un morceau de pain, disant qu’il le leur donnait en mémoire de la passion de Christ, et ensuite il donna la coupe. » Ce ministre et ces vrais disciples possédaient par la foi la présence réelle de Jésus dans leurs cœurs. A peine avaient-ils fini que les prêtres indignés entrèrent précipitamment dans l’église et chantèrent la messe de toute leur voix. Le lendemain, lundi de Pentecôte, nouveau scandale ; les fidèles travaillent… « Ah ! disait-on avec indignation, ils ne font nulle fête, hors le dimanchej ! »
j – C’est le catholique de Pierrefleur qui nous transmet ces détails (Mémoires, p. 44.)
Si l’évangélisation avait continué dans une voie paisible d’édification chrétienne, sans doute la ville eût été bientôt entièrement gagnée ; mais la Réformation eut aussi « ses enfants terribles. » En vain Calvin disait-il : « Ceux qui sont sages selon Dieu sont modestes, paisibles, humains. Ils ne dissimulent point les vices ; ils tâchent plutôt de les corriger, mais pourvu que ce soit dans la paix, c’est-à-dire avec une telle modération que l’unité demeure en son entier. Les représentations paisibles et aimables, ne doivent point être mises hors d’usage et ceux qui veulent être médecins ne doivent pas être bourreauxk. »
k – Calvin, Op. sur Jacques 4.18.
Déjà une belle croix de pierre, qui était sur le cimetière de Saint-Germain, avait été abattue et une autre, élevée à une croisée de chemin près de la ville, avait été dérochée ; mais cela s’était fait de nuit, sans que l’on sût par qui. Bientôt les ardents réformateurs s’enhardirent ; en particulier Christophe Hollard, vrai iconoclaste de la Réforme, qui pensait plus à abattre qu’à édifier. Un jour que Farel prêchait devant les députés de Berne et de Fribourg, Hollard, se jeta sur une image de la Vierge et la brisa. Un autre jour il abattit le grand autel de l’église de Notre-Dame. Ce n’était pas assez.
Selon cette âme droite, pieuse même, mais ardente, extrême, et manquant un peu de jugement, la Réformation c’est-à-dire la destruction des images et des autels n’allait pas assez vite. Hollard résolut de l’accomplir en grand ; il prit avec lui douze compagnons ; la bande alla de rue en rue, de temple en temple, et ces exécuteurs des jugements de Dieu, (c’est ce qu’ils pensaient être) dérochèrent tous les « autels » dans les sept églises de la ville ; vingt-six monceaux de décombres attestèrent leur triomphe. Ils pouvaient dire sans doute que tout culte rendu à une image était un reste de paganisme ; mais leur faute était de prétendre que les catholiques adorassent Dieu, non selon leur conscience catholique, mais selon celle des réformés. Les gens effrayés, regardaient et ne disaient rien. « Vraiment, dit le sire de Pierrefleur, je me donne grande admiration en voyant la patience de ce pauvre peuple. — Monsieur le banneret, répondirent quelques catholiques, si nous ne portions grande loyauté à nos seigneurs de Berne, le corps du sieur Christophe Hollard n’eût pas touché terre. » C’est-à-dire qu’ils l’eussent pendu. Ces combattants n’étaient guère plus doux les uns que les autres. Les catholiques mirent à la place des autels des tables sur lesquelles on chanta petitement la messel.
l – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 41, 48, 50, 51.
L’intolérance de Christophe Hollard et de l’un de ses amis nommé Tavel menaçait ainsi de substituer une tyrannie nouvelle, à la tyrannie antique de la papauté. Hélas ! on a vu tel clergé protestant s’opposer aux disciples et aux doctrines de l’Evangile, comme le clergé romain a pu le faire. L’intolérance est un vice de la nature humaine que la piété même ne guérit pas toujours du premier coup. Les prêtres disant la messe sur leurs petites tables, offusquaient Hollard et Tavel. Agasse n’était plus châtelain ; il avait été déposé par l’influence de Berne ; un réformé, Antoine Secrétan, avait été mis à sa place. Les deux fougueux luthériens portèrent plainte devant lui contre tous les prêtres comme étant des meurtriers (des âmes) ; et selon la coutume ils se constituèrent eux-mêmes prisonniers. Le châtelain ordonna que l’on saisît les ecclésiastiques romains. Ce n’était pas très facile, car il y en avait de vigoureux ; trois sergents ayant voulu saisir dans la rue messire Pierre Bovey, ce prêtre, « vu sa force, les traîna en une entrée de maison, » et là les frappa, en sorte qu’ils furent tout aises de se sauver de ses mains. S’étant ainsi défendu comme un lion, il resta libre ; il n’en fut pas de même du curé Blaise Foret, qui « comme une brebis, alla droit à la prison. » Les officiers le mirent avec les autres, tous ensemble, bien traités de vie et de couche, ayant permission d’aller par tout le châteaum. » Quelques prêtres hardis (il en était resté) se mirent, malgré la défense, à chanter la messe à cinq heures du matin. Les catholiques s’y rendaient avec piques, hallebardes et autres bâtons ; quand on sonnait, c’était comme si le feu fût dans la ville. » Les protestants intolérants reçurent bientôt une forte et juste leçon.
m – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 52-53.
Le grand banneret Pierrefleur, homme du monde, versé dans les lettres, d’un esprit cultivé, d’une naïveté pleine de grâce, d’une profonde intelligence, joignait à la bonhomie vaudoise, une grande décision. Catholique convaincu, sachant que la majorité des habitants était pour la foi romaine, indigné de voir les prêtres mis en prison et les fidèles obligés d’entendre la messe presque eu cachette, il demanda un conseil général du peuple. « Voulez-vous, dit-il, avoir la messe et vivre et mourir en la sainte foi, comme nos anciens pères ? Si vous avez ce bon vouloir, que chacun lève le doigt, et si par fortune, il y en a un de contraire, qu’il sorte de la compagnie. » Chacun leva le doigt en signe de serment. Alors les Fribourgeois envoyèrent un héraut à Orbe. Les prêtres furent sortis de prison et l’on y mit à leur place tous ceux qui avaient déroché les autels. Ils étaient au nombre de quinze, et parmi eux était le mari d’Elisabeth, noble Hugonin d’Arnex. Ils ne furent pas si bien traités de vie et de couche que l’avaient été les prêtres ; on les mit au pain et à l’eau ; mais après trois jours ils purent retourner chez euxn. Pendant ce temps les prêtres et les fervents catholiques rétablissaient partout les autels. Il fallut plus de vingt ans, pour que la Réforme se relevât dans Orbe, du coup que l’intolérance de Hollard et de ses amis lui avait porté. Ce ne fut qu’en 1554, qu’une assemblée du peuple décida à la majorité de dix-huit voix l’établissement du culte évangélique. Les prêtres, les moines et les nonnes en sortirent alors pour toujours, au milieu des larmes de leurs partisanso.
n – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 56.
o – « Vicerunt nostri octodecim suffragiis. » (Viretus Calvino, 11 août 1554.) — Voir Pierrefleur, p. 297.