Les hôtes de Valbonne fondèrent bientôt leur Journal : le Mistral (puis Valbonne).
Pour faire intime connaissance avec la Chartreuse et ses pensionnaires nous ne possédons pas de meilleure source d’informations …
Ces riens sont aussi précieux que des instantanés.
Delord comparait ces petits articles du Journal de Valbonne à une gamme de joies insoupçonnées.
Il y en a dans toutes les tonalités.
« On a transformé ma cellule en un coquet pavillon. Une voisine chante sur un rythme de guitare hawaïenne. Un voisin a ouvert la porte de son jardin, un délicieux parfum envahit ma chambre. »
« Je me sens chez moi. Oh ! que j’avais souhaité cela !… »
« Mes doigts retrouvent un peu de sensibilité. J’ai pu élever des animaux, nourrir des poules, soigner des lapins. Ce matin, j’ai eu le bonheur de cueillir une très belle rose, de l’effleurer de mes lèvres, et d’en respirer le parfum. Une larme est tombée dans son calice. »
« J’ai retrouvé quelque chose qui me rattache à la vie. Je sens des élans qui m’élèvent au-dessus de mon mal … ».
« On m’appelait un « lépreux » et l’on sait ce que cela suppose ! Il paraît que je suis affligé de la maladie de Hansen ; je suis Hansénien ! Me voilà presque décoré ! … »
La gamme monte en crescendo ; voici son aboutissement :
« Je suis lépreux et décidé à le crier aussi fort que possible. Je vais essayer de l’expliquer dans notre petit journal.
« J’ai tu ma maladie pendant plus d’un an. J’avais décidé de mourir pour ne plus faire partie du troupeau des lépreux. Mes croyances s’élevaient contre cette décision, mais j’ai failli passer outre.
« J’ai lu des reportages sur la lèpre qui recherchent la sensation au moyen de photos truquées et d’articles aux mises en pages effarantes : on nous montrait comme des morts-vivants, des êtres en décomposition. Je prouverai que ces récits sont préjudiciables à la vérité et nuisibles aux malades.
« Oui, certains d’entre nous sont durement touchés. Mais qui est responsable ?
« Le plus souvent nous sommes soignés pendant des années pour une autre maladie, et lorsqu’on découvre la vraie cause, il est trop tard.
« A ceux qui se cachent je dirai :
– Relevez la tête !
« Nous sommes des malades comme les autres, moins contagieux que beaucoup. Il y a loin des lépreux d’Afrique aux Hanséniens de Valbonne. Quel personnel et quels soins !
« Je regarde ces malades : ils surveillent leurs maux sans blasphème, ils attendent avec calme et patience. Ici l’entr’aide est monnaie courante. Nous revivons.
« Je serai heureux de voir, sur le fronton de l’entrée de Valbonne, notre nouvelle devise inscrite en lettres énormes :
DÉFENSE DE DÉSESPERER
Parfois la Revue mensuelle d’information du Sanatorium transmet les encouragements que tel pensionnaire a reçu en particulier.
– Ecrivez-nous, imploraient les malades.
On leur répondait et ils faisaient circuler les réponses.
Ces lettres nous permettent, de mesurer la qualité d’âme de ceux qui cherchaient un appel d’air (comme disait Delord) et la hauteur de vues de ceux qui le leur envoyaient.
On devine avec quelle conscience de bénédiction, un patient – avec ses doigts malades – a dû recopier le message suivant, que lui avait adressé l’abbé Simon, l’aumônier de l’hôpital Saint-Louis, à Paris :
« Chers amis,
Ne rougissez pas de votre maladie. Honteuse ? Pourquoi ? Acceptez, mais n’abdiquez pas. La nature (Dieu si vous préférez) nous a transmis la volonté de vivre. Mobilisez toutes vos forces physiques et morales. Espérez toujours ! Comme les savants, que des échecs répétés ne désarment pas ; grâce à leur persévérance, le vrai remède de l’hansénisme sera découvert. Vous n’êtes pas séquestrés. Je pense aux aveugles ; même pour un mendiant frappé de cécité – dit un proverbe japonais – il y a encore le parfum des fleurs. Enfin cette solitude relative a ses avantages : elle permet de découvrir notre vrai moi, d’aller à la conquête des cimes de notre être. Du plan animal vous vous élèverez au plan divin. Il est si bon de vivre en soi-même. Nous avons tant de choses à nous dire en privé. Les moines de Valbonne n’étaient-ils pas des sages ? Il me semble que vous devez entendre leurs pas réguliers et lents. Comme eux, chers Hanséniens, tournez-vous vers votre âme et vivez surtout par elle. Défendez-vous, sans vous révolter contre rien ni contre personne. Exprimez de la vie tout ce qu’elle peut encore vous offrir et vous donner. Après cela, “attendez et voyez venir.” »
D’autres encouragements accompagnent chaque jour ces lettres occasionnelles : à la salle de pansement, au réfectoire, à la ferme, à la promenade. Un mot de l’infirmier, du jardinier, du médecin, du prêtre, du pasteur … et voilà une bonne journée pour les lépreux !
Pas un seul n’eût osé dire : « Je n’ai personne ! »
Si tous ne recevaient pas de si belles épîtres, chacun pouvait compter sur la visite du maître de maison.
« Il est venu aujourd’hui, tout simplement, avec sa franchise et son élan. Il m’a regardé avec bonté. Ça m’a fait plus d’effet que des paroles. Je me sentais mieux parce qu’il était là.
« J’avais préparé des tas de complaintes et quand il est parti je me suis aperçu que je ne lui avais rien dit :
« Cet homme doit porter Dieu en son cœur. »