« Il savait que de bonnes lois, tendant à inspirer des goûts honnêtes, sont ce qui rend une ville pieuse, sage, zélée pour la justice, courageuse dans la guerre. Son premier et principal soin fut donc de régler, dès le commencement, ce qui concernait le culte des dieux et des génies. Il éleva en leur honneur des temples et des autels, leur érigea des statues qui les représentaient et qui étaient le symbole de leur puissance, ou des bienfaits que leur devait le genre humain. Il institua des fêtes spéciales pour chacun des dieux et des génies, et des sacrifices par lesquels ils aiment à être honorés des hommes. Il établit encore des fêtes, des assemblées solennelles, fixa des jours ou la religion interdisait le travail : enfin il fit plusieurs autres règlements de ce genre, qu’il emprunta aux meilleures institutions des Grecs. Mais pour les fables qui sont reçues chez eux, et qui contiennent pour la plupart des choses outrageantes et honteuses pour la divinité, comme il en voyait le vice, la vanité et les turpitudes, convaincu qu’elles étaient si peu dignes des dieux, qu’elles auraient dû même faire rougir des hommes vertueux, il les exclut totalement, et s’appliqua à donner à ses citoyens les plus pures idées de la divinité, ayant soin de ne leur mettre sous les yeux aucun enseignement qui fût indigne de la nature divine. Ainsi, chez les Romains, vous n’entendrez point parler d’un Uranus mutilé par ses propres enfants, ni d’un Saturne dévorant les siens, de peur d’être détrôné par eux, ni d’un Jupiter renversant du trône Saturne, son père, et le renfermant dans la prison du Tartare. Vous n’y verrez ni des dieux se faisant la guerre les uns aux autres, recevant des blessures ou jetés dans les fers, ni des dieux se faisant mercenaires chez des mortels. On ne voit point chez eux de ces fêtes funèbres qui se célèbrent en habits de deuil, où l’on entend les gémissements et les lamentations des femmes qui pleurent des dieux enlevés par la mort, comme on en trouve chez les Grecs, à l’occasion de l’enlèvement de Proserpine, des malheurs de Bacchus, et tant d’autres de ce genre. Vous n’y verrez même maintenant, malgré la corruption des mœurs actuelles, ni ces hommes qui s’agitent sous l’action de la divinité qui les possède, ni ces folies des Corybantes, ni ces Bacchanales, ni ces initiations mystérieuses, ni ces réunions nocturnes dans les temples, où les deux sexes peuvent se livrer impunément aux plus honteuses infamies, ni quelque autre chose que ce soit qui approche de ces horreurs. Mais tout ce qui se dit ou se fait en l’honneur des dieux est réglé par une gravité et une décence qu’on chercherait en vain chez les Grecs ou chez les Barbares. Mais ce qui m’a toujours surtout frappé d’admiration, c’est que dans une ville où ont afflué tant de nations diverses, chacune sans doute avec une puissante inclination à honorer ses dieux d’après les usages de sa patrie, jamais la masse du peuple n’a embrassé le culte de ces divinités étrangères ; chose qui est cependant arrivée à un grand nombre de villes. Si quelquefois des décisions d’oracles l’ont contrainte d’admettre de nouvelles cérémonies religieuses, elle les a acceptées, mais en y changeant tout ce qu’il y avait de fabuleux, pour les mettre en rapport avec son culte. C’est ce qui eut lieu par rapport aux fêtes de la déesse sacrée. Les généraux romains lui offrent chaque année des sacrifices et célèbrent en son honneur des jeux publics selon les lois de la ville. Mais la déesse a pour prêtres un Phrygien et une Phrygienne, qui parcourent la ville en demandant l’aumône chaque mois, suivant l’usage de leur pays, portant sur la poitrine de petites images de la déesse, battant le tambour et exécutant sur la flûte des airs que la multitude accompagne en dansant. Mais vous ne verrez pas un Romain d’origine demander cette aumône, ni parcourir la ville en jouant de la flûte en l’honneur de la déesse, ni se revêtir d’habits de diverses couleurs, ni participer aux orgies phrygiennes, qui ne sont autorisées par aucune loi ni par aucun sénatus-consulte. Telle est la sage conduite que tient la ville à l’égard de toute coutume étrangère par rapport au culte des dieux. Elle voit une sorte de mauvais présage dans toute fable qui blesse tant soit peu la décence. Ce n’est pas que je refuse à quelques fables grecques une certaine utilité. Ainsi, par exemple, il en est qui représentent sous des voiles allégoriques, les œuvres de la nature. D’autres sont là pour la consolation des misères humaines ; il y en a qui dissipent les troubles et les frayeurs de l’âme ; ou qui réprouvent les opinions dangereuses : il en est d’autres enfin qui peuvent procurer quelque autre avantage. Cependant, bien que je nie moins que personne ces avantages, je suis toujours sur la réserve à l’égard de ces fables, et je préfère infiniment la théologie des Romains : parce que, à mon avis, les avantages qui peuvent résulter des fables grecques sont d’abord assez faibles ; ensuite, c’est qu’ils n’existent réellement que pour le petit nombre : car ils sont à la portée de ceux-là seulement qui peuvent comprendre la fin pour laquelle les fables ont été créées : or ce n’est certes pas la majorité qui est susceptible de cette philosophie. Eh bien ! quant à la multitude sans lettres, elle prendra toujours le mauvais sens de ces contes vulgaires sur les dieux : et il arrivera infailliblement de deux choses l’une, ou qu’elle concevra du mépris pour des dieux ainsi soumis à tous les genres de misères, ou qu’elle se permettra les excès les plus honteux et les plus infâmes, enhardie par l’exemple de ses dieux. Mais laissons ce sujet à traiter à ceux qui font de la philosophie spéculative l’objet spécial de leurs études. Je ne voulais que rapporter dans cette histoire les institutions que Romulus légua à sa république. »
Voilà donc ce que pensaient de la théologie grecque, tant les grands philosophes que les premiers fondateurs de l’empire romain. Ainsi, il est évident qu’ils n’admettaient pas dans les fables qui concernent les dieux, ces allégories physiques non plus que tout ce merveilleux, imaginé pour en imposer aux hommes et les tromper. Mais puisque la suite de ce traité nous a conduit à réfuter ce système des allégories, allons plus loin et voyons ce qu’il y a donc de si imposant et de si digne de la Divinité dans ces théories et ces interprétations arbitraires. Ici, encore, nous ne parlerons pas nous-même. Nous citerons textuellement les auteurs grecs : c’est d’eux-mêmes que nous voulons apprendre les secrets et les merveilles de leurs mystères.