à l’occasion de quelques travaux récentso
o – Paru dans la Revue Chrétienne, 1884.
« D’où es-tu ? » demandait Pilate à Jésus. « Et Jésus ne répondit rien. » C’est que Pilate l’interrogeait ainsi comme juge ; or un juge n’a pas à s’occuper de l’origine de l’accusé, mais seulement de la question de sa culpabilité. Sur ce dernier point la conviction de Pilate était formée ; il avait déclaré lui-même « qu’il ne trouvait aucune faute en cette homme. » D’où que vînt l’accusé, il n’avait plus qu’une chose à faire, le renvoyer absous. C’est là sans doute ce que Jésus voulut lui faire sentir par son silence. Nous ne sommes pas dans la position de Pilate et lui-même aurait pu en prendre une toute différente. Lorsque, comme hommes et avec le désir de former notre foi, nous interrogeons Jésus sur son origine, il répond autrement que par son silence. Il sait combien il importe à chaque homme d’être au clair sur la question que Pilate lui posait mal-à-propos ; quelle étroite relation existe entre l’appréciation de son œuvre et celle de sa personne ; comment, son origine céleste acceptée ou niée, sa naissance, sa vie, sa mort, chacune de ses paroles, chacun de ses actes, tout prend pour nous une signification et une valeur différentes ; combien Dieu, le péché, le salut nous apparaissent sous un autre jour, selon que, dans le don que Dieu a fait à l’humanité, dans la victime immolée pour nous délivrer du péché, dans celui qui consomme notre salut, nous voyons uniquement un être terrestre comme nous, ou un être venu d’en haut, un pain vivifiant descendu du Ciel.
Que l’on se représente le soleil perdant tout à coup le tiers de sa lumière et de sa chaleur ! Que deviendrait la végétation, que deviendrait l’humanité ? La vie commence par se retirer des régions polaires, puis elle abandonne les zones tempérées ; elle s’affaiblit graduellement dans les contrées tropicales. Quelques rayons solaires éclairent et réchauffent encore l’atmosphère. Mais une nouvelle époque glaciaire ne peut tarder à envahir la terre : Otez à la personne du Christ cette origine supérieure qui a surtout contribué à saisir la conscience et le cœur de l’homme ; le christianisme ne sera pas détruit sans doute, mais il sera paralysé chez la plupart, affaibli chez les meilleurs. Il ne leur fournira plus les forces suffisantes pour lutter contre les puissants intérêts de la vie, contre l’ingratitude du cœur, contre les séductions de l’orgueil et les entraînements du plaisir. C’est ce que voulait dire le patriarche chrétien qui avait puisé la vie nouvelle à sa source, dans le sein même du Christ, quand il écrivait ces mots : « Quel est celui qui est victorieux du monde, sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ? » (1 Jean 5.5). Et par le Fils de Dieu il entendait, nous le savons bien, non pas seulement un homme inspiré au plus haut degré, ou l’homme choisi de Dieu pour amener ici-bas le triomphe du bien, mais « la Parole qui était avec Dieu et qui était Dieu. » (Jean 1.1)
Mais, dira-t-on, il ne s’agit pas ici d’impressions ou même de conséquences pratiques, mais uniquement d’une vérité de fait : « Nous ne voulons pas des émotions, » écrivait M. le professeur Holtzmann, dans un article relatif à une discussion récente sur le sujet qui nous occupep ; « ce que nous voulons, c’est un exposé historiquement correct du fait réel ; car il nous faut une conviction religieuse qui tienne bon à l’heure de l’examen de nous-mêmes le plus sobre, le plus calme et le plus sincère » (traduction libre). — Assurément ; et c’est ce que cherche également celui qui écrit ces lignes. Aussi est-ce avant tout à ce point de vue de l’investigation historique qu’il désire apprécier maintenant les résultats de quelques travaux modernes sur cette question qui semblait résolue par les âges précédents et que notre siècle pose de nouveau avec une intensité fiévreuse.
p – Compte rendu de la discussion entre M. le professeur Lobstein et, M. le pasteur Wennagel sur la préexistence de Christ, dans la Protestantische Kirchenzeitung, 1883, N° 47 et 48.
C’est jusqu’à Kant qu’il faut remonter pour découvrir les vraies origines du travail relatif à la question christologique, qui s’accomplit actuellement au sein de l’Eglise. Ce grand esprit s’efforçait de retrouver quelque part la terre ferme qu’après sa critique de l’entendement humain aucune métaphysique ne pouvait plus lui fournir. Ce fut dans le domaine moral qu’il espéra la trouver. La loi écrite dans la conscience fut la base sur laquelle il fonda l’édifice des croyances religieuses qu’il ne pouvait plus établir sur aucun principe rationnelq. Trop sérieux et trop profond pour juger le péché avec la légèreté optimiste du rationalisme vulgaire, Kant y reconnut un mal radical dont toute l’humanité est atteinte et qui résulte d’une fausse détermination de la volonté appartenant à une sphère d’existence supérieure à la vie phénoménale. De là ce penchant inné, en lutte avec la loi morale gravée en nous. Celle-ci cependant s’impose à nous avec le caractère de la nécessité. Comment obtiendra-t-elle la victoire ? C’est ici que le penseur cherche à s’approprier le christianisme, dans la mesure où son point de vue philosophique lui rend possible cette assimilation. Notre vrai moi n’est point celui qui incline au mal ; c’est celui qui en nous donne son assentiment à la loi morale et s’appuie sur elle pour résister à l’homme charnel. C’est là le moi créé à l’image de Dieu : voilà le vrai Fils de Dieu descendu du Ciel. A mesure qu’il engage sérieusement la lutte avec le mal inné, ce moi véritable obtient l’approbation divine et par là le pardon de tous ses péchés passés ; c’est là la justification gratuite. Mais l’homme ne parvient à cet état de grâce qu’à travers bien des souffrances et par un rude travail intérieur. Ces douleurs, c’est le vrai moi qui les subit, lors même que ce n’est pas lui qui les a méritées. Il souffre pour les péchés de l’homme charnel auquel il est lié : c’est là la souffrance de l’innocent pour le coupable, l’expiation. Et comme l’homme spirituel ne peut lutter isolément contre le vieil homme, mais qu’il a besoin de s’associer avec d’autres êtres semblables à lui et engagés dans le même combat, il se forme ainsi au sein de l’humanité une société dont le but est le règne de la loi morale sur la terre : c’est l’Eglise.
q – Voir surtout Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft, 1793.
Quelle relation Kant établissait-il exactement entre ce christianisme de construction exclusivement morale, et la personne historique du fondateur du christianisme, Jésus de Nazareth ? Je ne sais s’il s’est jamais exprimé tout-à-fait clairement sur ce sujet. Il voyait probablement dans le Jésus de l’histoire l’homme qui avait été l’initiateur du retour au bien dans l’humanité, et qui, en vertu de ce rôle éminent, demeurait comme le symbole du Christ idéal, la personnification du vrai moi dans chacun de nous. On sait quelle influence a exercée sur la théologie allemande, cette distinction entre le Christ idéal et le Jésus de l’histoire.
Il est impossible de méconnaître la relation de filiation, au moins médiate, entre Kant et Ritschl, le professeur de Gottingue dont le nom jette en ce moment un si grand éclat. Ce dernier repousse comme Kant, toute connaissance religieuse d’origine purement rationneller. En général nous ne connaissons d’un être quelconque que l’impression que nous recevons de lui et que les relations qu’il soutient avec nous. Nous n’avons aucun accès jusqu’à sa réalité même. Si sous la multiplicité des sensations qui constituent pour nous la perception d’un objet, nous croyons discerner une substance réelle et permanente, en dehors de nous, c’est une illusion due à la continuité du sentiment que nous avons de notre propre moi. Et cette loi de la connaissance humaine ne s’applique pas seulement aux êtres matériels, mais aussi à ceux du monde spirituel ; car elle provient de la nature subjective de notre faculté de connaître. Ainsi nous ne pouvons par aucun moyen discerner ce que Dieu est en lui-même ; nous ne pouvons affirmer de lui que ce qu’il est dans sa relation avec nous. Et cela même nous ne le connaissons que par le moyen de la révélation que Dieu nous donne de lui. Cette révélation a eu lieu d’une manière parfaite en la personne de Jésus-Christ. Jésus est l’organe choisi pour révéler Dieu aux autres hommes. Par cette révélation il a fondé le royaume divin, but de l’existence de l’humanité et mesure de la valeur de toutes choses. Or l’apparition d’un tel être, en qui se réalise le but de l’univers, ne peut être accidentelle. C’est ici le point où Ritschl nous paraît dépasser Kant. Jésus est positivement à ses yeux l’Elu éternel de Dieu pour accomplir cette œuvre suprême : c’est là ce que signifie le titre de Fils de Dieu, que lui donne l’Ecriture. Ici, comme en tout, il ne faut point sortir du domaine de la relation morale entre lui et nous. Nous devons chercher dans ce titre, non ce qui oppose le Christ à l’humanité, mais ce par quoi il lui est uni et lui appartient. Puisque le royaume de Dieu est le bien parfait, objet suprême de la volonté divine, et que ce royaume est inséparable de la personne du Roi qui le fonde, l’apparition de l’homme Jésus était également voulue de Dieu pour la réalisation de ce royaume lui-même. L’homme éternellement choisi de Dieu pour réaliser le souverain bien dans l’humanité, voilà donc ce qu’est Jésus-Christ, ni moins, ni pluss.
r – Theologie und Metaphysik. 1881.
s – Lehre(von)der Rechtfertigung und Versohnung, vol. III, 1874.
Avant Ritschl, Beyschlag, professeur à la Halle, avait déjà exprimé une idée analoguet. Seulement il cherchait à se rapprocher davantage du dogme traditionnel de la divinité du Christ en attribuant à la préexistence idéale de l’Elu, telle que l’enseigne Ritschl, une sorte de réalité. Il voyait dans le Christ préexistant un principe, en quelque sorte un germe divin, restant à l’état impersonnel, jusqu’au moment où, par son entrée dans l’existence matérielle et son apparition en l’homme Jésus-Christ, il devient une personne réelle. M. Sabatier, dans son St-Paul, paraît attribuer à l’apôtre une idée qui se rapproche de celle-ci, quoiqu’en différant à certains égards. « Christ, dit-il, était dès l’origine en puissance, ce qu’à la fin il devient en réalité. » (p. 236). Le sens de cette formule est celui-ci : Le Christ préexistant eût pu s’emparer de l’état divin par un acte de volonté propre ; mais il s’en est abstenu. Au lieu de cela il s’est anéanti lui-même en prenant l’existence humaine, et c’est par ce dépouillement qu’il a obtenu la divinité. Ce serait là la théorie exposée dans le passage Philippiens 2.6-11. Une pareille manière d’agir de la part du Christ préexistant supposerait évidemment la personnalité et la liberté. Par conséquent le point de vue attribué à l’apôtre par M. Sabatier dépasse celui de Beyschlag. Cependant, on statue ainsi dans la personne du Christ un progrès dû à l’incarnation et cette théorie se rapproche de la précédente par ce côté là. La manière de voir de l’auteur allemand n’a pas trouvé d’écho. Car que serait-ce qu’un principe ou un germe divin qui ne devient personnel qu’en s’humanisant ? Quant à l’idée que M. Sabatier trouve chez l’apôtre, elle ne me paraît nullement conforme au vrai sens du passage cité. Paul ne veut point dire que le Christ préexistant est descendu volontairement d’un état de demi-divinité et a par là mérité d’obtenir la divinité à l’état complet. Comment avec son ferme monothéisme l’apôtre se serait-il jamais figuré rien de pareil ! Sa vraie pensée est bien plutôt celle-ci : Le Christ qui possédait l’état divin dans son existence céleste, aurait pu, s’il l’eût voulu, faire usage de cette prérogative et se présenter ici-bas comme Dieu. Mais il n’a point usé de cet avantage. Consultant, non son intérêt, mais le nôtre, il s’est dépouillé de son état divin (la forme de Dieu) pour entrer dans l’état humain (la forme de serviteur) ; et après avoir rempli la tâche morale de l’humanité par son obéissance et par sa mort, il a été élevé, comme homme, à l’état divin qu’il possédait auparavant comme Dieu. C’est ainsi que son exemple peut servir de modèle aux Philippiens dans le sens indiqué par le v. 4 : « Que chacun de vous regarde non point à son propre intérêt, mais aussi à celui des autres ». « Lui qui était riche, dit ailleurs Saint-Paul, il s’est appauvri lui-même, afin que par sa pauvreté nous soyons rendus riches » (2 Corinthiens 8.9). Revenons à la théorie de Ritschl. Rien ne paraît agacer davantage ce théologien que l’idée de l’union mystique entre le Seigneur et l’Église ou ses membres. La glorification de Christ, simple homme, ne le met en effet en aucune relation personnelle avec les croyants. Le Saint-Esprit qui émane de lui, n’est autre chose que la connaissance que l’Eglise possède de Christ au moyen du souvenir de sa personne et de sa parole. C’est l’impression qui s’est conservée de lui et se transmet de siècle en siècle dans la communauté des siens. L’idée d’une communication personnelle entre lui et les fidèles n’est qu’une imagination piétiste ; c’est la maladie dont doit se guérir le protestantisme. Voilà le terme auquel aboutit la phase la plus récente de la théologie allemande.
t – Die Christologie des Neuens Testamentes, 1866.
C’est avec un profond regret, le disons-nous en toute franchise, que nous devons assigner ici sa place à un homme que nous admirons et aimons, M. Secrétan. Comme Ritschl et comme Kant, le philosophe vaudois fait reposer toute notre connaissance religieuse sur la conscience morale ; c’est en elle qu’il faut chercher le fond des dogmes, et d’après elle qu’il faut les jugeru. C’est donc à elle seule aussi qu’il appartient d’apprécier le Christ et de taxer la dignité réelle de sa personne. Pesé dans cette balance, Jésus-Christ ne peut être envisagé que comme un simple homme, car l’arrêt de la conscience est que celui qui doit nous servir de modèle ne saurait participer à une nature supérieure à la nôtre. Le Christ ne peut être quelque chose d’autre que nous-mêmes. L’homme tel qu’il doit être, voilà tout ce que la conscience a intérêt à trouver dans sa personne. Ce qu’on pourrait lui attribuer de plus, ne ferait que diminuer son prix pour l’humanité.
u – Théologie et religion, par Charles Secrétan, 1883.
M. Secrétan, tout en se rencontrant ici sur un même terrain avec Kant et Ritschl, diffère cependant de l’un et de l’autre par une nuance assez marquée. Ritschl fait consister la divinité relative qu’il croit encore devoir attribuer à Jésus, dans la souveraineté universelle qui lui appartient par sa glorification et que son Église a mission de réaliser, en lui assujettissant graduellement le monde à son esprit par les moyens dont elle dispose. M. Secrétan identifie plutôt la divinité de Jésus avec sa sainteté. « La parfaite sainteté du Christ, dit-il, telle est sa divinité que nous affirmons toute entière. » (p. 40). Il n’y a rien à chercher de plus sous le titre de Dieu attribué à Jésus que la parfaite conformité de sa volonté humaine à sa volonté divine. Jésus a commencé à devenir Dieu, le jour où il a pris sa première détermination libre dans le sens de la volonté divine. Il en est de même de nous dès le moment où nous le suivons sur cette voie ; chaque homme se déifie en adoptant pour sa volonté celle de Dieu. M. Secrétan ne recule point devant cette conséquence extrême. « Chacun doit devenir par Jésus-Christ ce qu’est Jésus-Christ, en reconstituant l’humanité véritable. Par là le mystère de l’incarnation subsiste en entier. » Ainsi, affirme M. Secrétan (p. 43 et 44). La différence entre cette manière de voir et celle de Ritschl n’est pas essentielle, car la souveraineté du Christ sur le monde, dont parle Ritschl, étant purement morale, elle se confond en réalité avec le fait de sa sainteté proclamé et accepté.
La différence avec Kant est plus sensible. Celui-ci paraît voir en Jésus le symbole de la perfection humaine, plutôt que son apparition proprement dite, tandis que M. Secrétan traite l’histoire de Jésus et sa parfaite sainteté comme une incontestable réalité. On sent que ce dernier est sorti d’un milieu décidément chrétien, tandis que le premier vivait dans un entourage rationaliste. Mais le philosophe de Lausanne ne s’embarrasse-t-il pas par là même dans une contradiction à laquelle échappait celui de Kœnigsberg ? Si le Christ des évangiles est une réalité, est-il logique de ne tenir aucun compte de la manière dont il s’est taxé lui-même, et d’abandonner l’évaluation de sa personne à notre propre appréciation morale ? Le témoignage qu’un être parfait s’est rendu à lui-même doit faire partie de sa perfection. S’il s’est surfait, c’est plus qu’une erreur : c’est une tache. Or M. Secrétan ne recherche pas comment Christ s’est apprécié lui-même. Semblable au mathématicien, il travaille dans l’espace vide, sans tenir compte des données positives du problème à résoudre. Qu’il nous soit permis de demander aussi à M. Secrétan si, en bonne logique, il est possible de restreindre la divinité d’un être à sa sainteté. La sainteté, l’amour du bien, est une qualité du sujet qui la possède, non ce sujet lui-même. Il y a dans celui-ci autre chose que la détermination de sa volonté. Sa volonté prendrait une direction différente, que le sujet n’en persisterait pas moins. Bien plus, si l’essence de la personne se confondait entièrement avec la volonté du bien, il résulterait de là que tous les sujets animés de la volonté du bien se confondraient en un seul et même sujet, ce qui serait : 1° la suppression de leur personnalité ; 2° celle du bien lui-même. Car comme l’a bien fait voir M. E. Navillev, le bien n’est pas un être, une chose ; c’est un rapport, le rapport normal entre les êtres personnels. Ceux-ci disparus, le bien disparaîtrait avec eux. Etre quelque chose, Dieu ou homme, c’est donc être autre chose encore que saint ; et c’est par conséquent un abus de langage et de pensée que d’attribuer la déité à un homme en raison de sa sainteté. Ce n’est pas là seulement immoler la métaphysique sur l’autel de la morale ; c’est supprimer la personnalité, et avec elle la morale elle-même, cette terre ferme sur laquelle on prétendait tout rebâtir.
v – Le Problème du Mal, 1868.
Ne vaudrait-il pas mieux se séparer nettement de la tradition chrétienne sur ce point comme sur tant d’autres, et renoncer à parler de la divinité du Christ, plutôt que d’en arriver à réduire Dieu, avec Fichte, à l’ordre moral impersonnel qui régit l’univers ?
En réfléchissant à la prétention de la conscience humaine de construire en quelque sorte a priori l’idée du salut et celle de la personne du Rédempteur, il me revient sans cesse à l’esprit ce mot apostolique : « Dieu est plus grand que notre cœur. » Partant de nos besoins, nous statuons le nécessaire, de même que Philippe calculait ses deux cents deniers de pain comme pouvant suffire aux cinq mille hommes qu’il voyait devant lui. Mais si Dieu avait peut-être en vue une œuvre dépassant de beaucoup le nécessaire et s’élançant dans les espaces infinis du superflu ? Il serait sage, après nous être écoutés nous-mêmes, de l’entendre aussi, lui, avant de conclure.
Par le titre de sa brochure, M. Secrétan établit un contraste entre la religion et la théologie, celle-là renfermant les éléments vraiment essentiels de l’enseignement chrétien, celle-ci tout le bagage métaphysique qu’y ont ajouté l’Eglise, ses docteurs et ses conciles. Mais quand on y regarde de près, on reconnaît bientôt que ce que notre éminent penseur repousse sous le nom de théologie, n’est autre chose que le pur christianisme apostolique, et que ce qu’il décore du nom de religion, n’est autre chose que son propre système de philosophie morale. Serait-ce dans les écrits de quelque Père de l’Eglise ou dans les canons de quelque concile qu’on lit ces mots : « La parole a été faite chair ? » Ou ceux-ci : « Lui qui était en forme de Dieu, il s’est anéanti lui-même » Voilà pourtant ce que M. Secrétan oppose sous le nom de mal famé de théologie à la religion ; il eût fallut dire : ma religion. Pour être dans le vrai, il faudrait précisément intervertir l’application des deux termes de son titre.
L’écrit de M, Lobstein, professeur à Strasbourgw, est comme le terme dans lequel convergent les pensées exposées par les trois penseurs que nous venons de citer. Mais il se distingue des travaux de ces devanciers par le domaine scientifique auquel il appartient, qui est essentiellement celui de la théologie biblique. M. Lobstein se pose avant tout une question dont Kant et M. Secrétan, à leur point de vue de philosophes, n’ont tenu, au moins ostensiblement, aucun compte ; il demande ce qu’ont pensé les écrivains du Nouveau Testament de la personne de Jésus, spécialement quelle est leur manière de résoudre la question d’une existence du Christ antérieure à sa vie terrestre. Et, résultat remarquable assurément et qui est constaté avec la plus honorable loyauté par le jeune savant, il se trouve que les trois branches de la théologie Apostolique que nous constatons dans le Nouveau Testament, la branche du judéochristianisme primitif, la branche pauliniennne et la branche johannique, sont d’accord sur ce point : que Jésus a été, non un homme sorti, ainsi que nous, du néant, mais un être qui existait divinement avant de paraître ici bas. Cette conception ressort, pour la première des trois branches, de l’apocalypse ; pour la seconde, des épîtres de Paul et de celle aux Hébreux ; pour la troisième, des écrits johanniques. Ce résultat conduit nécessairement à une question plus grave encore : cet accord procède-t-il d’une autorité antérieure ? En d’autres termes, Jésus s’est-il prononcé lui-même sur cette question ? M. Lobstein ne trouve chez les synoptiques aucune parole de Jésus impliquant la notion de sa préexistence. Mais il reconnaît sans hésiter qu’il en est autrement dans le quatrième évangile. Les discours mis dans la bouche du Seigneur par cet écrit lui attribuent le sentiment d’avoir préexisté à Abraham et au monde lui-même. M. Lobstein ne se débarrasse point, comme tant d’autres, de ce fait surprenant, en niant l’authenticité de cet écrit. Ici encore nous constatons son entière loyauté scientifique. Le IVe évangile est bien pour lui l’œuvre de l’apôtre Jean ; seulement — car il faut bien qu’il y ait un seulement — les discours que l’apôtre met dans la bouche de son Maître, sont l’exposé de ses propres idées sur la personne de Jésus, non la rédaction des paroles qu’il lui a entendu prononcer. Il pousse cette thèse jusqu’à prétendre — c’est en effet le seul moyen de sauver la bonne foi de l’apôtre — que c’est se méprendre entièrement sur la pensée de Jean que de supposer qu’il ait voulu faire croire à ses lecteurs que Jésus avait réellement parlé comme il le fait parler. Nullement ! M. Lobstein va jusqu’à affirmer que « la supposition de l’authenticité historique des discours rapportés par le IVe évangile, va à l’encontre des intentions de l’évangéliste lui-même » (p. 85).
w – La notion de la Préexistence du Fils de Dieu, par M. Lobstein, professeur à la Faculté de théologie de Strasbourg, 1883.
Ces diverses assertions ont quelque chose de bien surprenant. Si Jésus n’avait jamais rien dit qui pût conduire à l’idée de sa préexistence, comment expliquer que, de l’aveu même de notre auteur, les trois branches de la littérature apostolique s’accordent à attester ce fait si mystérieux ? Quoi ! le judéochristianisme primitif provenant des douze, le christianisme paulinien, d’origine absolument indépendante du premier, le christianisme johannique d’une empreinte si différente de l’un et de l’autre, sont unanimes sur ce point ; et cet accord ne prouve rien ? Il ne repose pas sur l’enseignement du maître ? La même sève vivifie les trois branches, et cette sève ne provient pas du tronc commun ? Rappelons-nous combien l’idée de la divinité essentielle d’une personne humaine était opposée au sentiment monothéiste juif. Considérons surtout combien il devait être difficile à des hommes qui avaient vécu en relation journalière avec Jésus pendant trois ans, de lui attribuer l’existence divine et de transmettre à l’Eglise une pareille conviction, à supposer qu’aucune parole sortie de sa bouche ne les eût mis sur une pareille voie ! N’a-t-on pas, dans ces derniers temps, combattu l’authenticité du IVe Evangile en alléguant que jamais un apôtre, qui aurait vécu familièrement avec Jésus pendant des années, n’aurait pu le présenter comme Dieu, ainsi que le fait l’auteur de cet écrit ?
Voici comment M. Lobstein cherche à expliquer cet accord des trois branches apostoliques. Jésus ne s’est pas déclaré un être divin, mais il a constamment parlé de lui avec le sentiment d’être celui que Dieu avait éternellement élu pour établir son royaume parmi les hommes. Or, comme ce royaume est le but de la création éternellement voulu de Dieu et que la notion du roi est impliquée dans celle du royaume, le Christ doit avoir possédé une sorte de préexistence idéale dans l’entendement divin, aussi bien que le royaume lui-même. But de la création, il en est la cause morale. Mais le génie sémitique n’aime pas les abstractions. De la préexistence logique du Messie, la pensée apostolique a donc passé promptement et nécessairement à celle de sa préexistence réelle. Ce théorème est ainsi une conclusion métaphysique, déduite par un travail de réflexion, du sentiment religieux que les premiers croyants portaient à Jésus comme à l’Elu éternel de Dieu. L’accord qui existe entr’eux tous sur ce point, ne prouve qu’une chose : la nécessité de l’opération logique par laquelle le résultat commun s’est produit.
Nous rendons pleinement hommage au sérieux scientifique et à l’esprit profondément religieux qui règne dans l’écrit de M. Lobstein ; et, s’il était permis d’appliquer à son travail une distinction qu’il fait lui-même en parlant des écrivains sacrés, entre leur sentiment religieux et leur théorie scientifique, nous lui serrerions la main avec une complète et cordiale sympathie. Nous admirons aussi la marche méthodique et parfaitement graduée de l’investigation, la connaissance approfondie de tous les travaux qui ont paru récemment sur le sujet traité, la netteté de la pensée, et dans bien des pages l’attrait du style. Il y a là une réunion de qualités qui promettent certainement à la France un théologien éminent. Nous ne méconnaissons pourtant pas, dans cet écrit, un défaut frappant que son premier critique, M. Wennagel, a vigoureusement fait ressortirx.
x – La logique des disciples de M. Ritschl et la logique de la Kénose. par R. Wennagel, pasteur à Strasbourg, 1883.
C’est une sorte de disposition sophistique en vertu de laquelle M. Lobstein trouve fréquemment le moyen de tirer de certaines prémisses précisément la conclusion opposée à celle qu’en déduisait le simple bon sens ou la saine logique. M. Wennagel a donné une douzaine d’exemples de ce singulier procédé. Mettons qu’il y en ait quelques-uns qui soient peut-être un peu forcés ; il nous parait qu’il en reste toujours assez de réels pour motiver cette grave critique.
Dès l’abord nous nous trouvons en face d’une contradiction logique qui n’est pas, croyons-nous, une simple apparence. M. Lobstein déclare admettre l’inspiration des apôtres et « son rôle capital dans la formation de leur théologie » (p. 84). Et cependant, tout en reconnaissant que la préexistence de Christ est enseignée par presque tous les livres du Nouveau Testament, il écarte cette notion comme étrangère au vrai enseignement chrétien. N’a-t-on pas le droit de lui demander ce que signifie dans ce cas l’inspiration apostolique et à quoi elle a servi ? Si « le rôle capital qu’elle a joué chez les apôtres, « dans la formation de leur théologie » ne les a pas empêchés d’arriver à une conception complètement fausse de la personne de leur Maître, conception qui exclut, prétend M. Lobstein, la réalité même de son humanité, et de la transmettre à l’Eglise pour devenir l’un des éléments les plus influents de sa croyance, on se demande s’il n’eût pas mieux valu qu’ils eussent été laissés à eux-mêmes. Ils seraient peut-être restés plus modestes, et ne se fussent pas permis, par un enseignement de propre invention, de ramener l’Eglise sur les confins du paganisme, en substituant à l’image du vrai Christ « l’idole métaphysique » qui est demeurée debout jusqu’à cette heure. Quel étrange langage que celui-ci : Les Douze ont cru à la préexistence ; Paul y a cru ; Jean y a cru également : les Douze, Paul et Jean sont inspirés. Mais tous se sont trompés, et moi, théologien du dix-neuvième siècle, je déclare leur enseignement faux sur ce point.
Quelles sont les raisons assez puissantes pour engager M. Lobstein à affronter un tel paradoxe ? Il en énonce trois principales : L’idée de la préexistence n’a pas ses racines dans la conscience de Jésus lui-même ; c’est ce que nous constatons par le silence des synoptiques. Ce premier fait se lie naturellement à un autre, qui est allégué comme seconde preuve : l’absolue indifférence de ce dogme pour la vie religieuse. Il y a plus : La thèse de la préexistence est incompatible avec la réelle humanité de Jésus. Elle est plus qu’indifférente ; elle est nuisible.
A l’égard de la première objection, nous avons a constater d’abord notre accord avec M. Lobstein sur les points suivants :
- Le fait décisif et capital dans la question est et reste la conscience que Jésus a eue de lui-même (p. 116). On est généralement d’accord sur ce point, et M. H. Meyer vient de le remettre encore en pleine lumière dans son beau et solide travail sur le Christianisme du Christ.
- Nous accordons à M. Lobstein que la préexistence n’est point expressément enseignée dans les synoptiques.
- M. Lobstein accorde de son côté qu’elle est positivement affirmée dans le IVe évangile, soit dans le prologue, soit dans les discours que l’évangéliste met dans la bouche du Seigneur (p. ex. Jean 8.58 : « Avant qu’Abraham devînt, je suis » ; Jean 17.58 : « Glorifie-moi de la gloire que j’ai eue auprès de toi avant que le monde fut fait »).
- Enfin M. Lobstein admet franchement la composition du IVe évangile par l’apôtre Jean.
Dans cet état des choses la question revient à celle-ci : Qu’y a-t-il de plus aisé à admettre : Que les synoptiques ont omis certaines paroles de Jésus relatives à sa préexistence ou que Jean lui a prêté ces déclarations qu’il n’a jamais prononcées ? Il me semble que la réponse à la question ainsi posée ne peut rester longtemps douteuse. Combien de paroles importantes de Jésus, que l’un des trois synoptiques nous a seul conservées et qui sont omises par les deux autres ? On peut dire que le tiers de l’enseignement du IIIe évangile serait perdu si ces précieux matériaux ne fussent tombés, nous ignorons comment, entre les mains de son auteur. Si, par exemple, un heureux accident ne lui eût fait rencontrer la parabole de l’Enfant prodigue, ce joyau n’existerait plus pour nous. Et pourtant la perte d’un tableau si populaire et si touchant serait un fait bien plus difficile à concevoir que l’omission de deux ou trois paroles, comme celles que nous venons de citer chez Jean, dont le sens élevé et mystérieux ne devait laisser qu’une trace bien peu claire dans l’esprit de la majeure partie des auditeurs de Jésus. Ajoutons que de ces deux témoignages les plus explicites, que nous ait conservés Jean, le premier appartient à l’un de ces séjours à Jérusalem dont le récit est entièrement passé sous silence dans les synoptiques, le second aux entretiens de la dernière soirée avec les apôtres qui ne figurent pas non plus dans leur narration. Il ne reste chez Jean qu’un témoignage positif sur le fait de la préexistence qui ait été prononcé en Galilée ; c’est cette parole : « Que sera-ce si vous voyez le Fils de l’homme montant là où il était auparavant ? » (Jean 6.62). Mais la forme interrogative et dubitative de cette parole explique aisément qu’elle ait pu échapper au souvenir des disciples. Il fallait un cœur bien recueilli, une oreille très attentive pour la conserver après le moment d’ardente discussion où elle avait été prononcée. D’ailleurs le discours tout entier du ch. 6, dont l’authenticité est garantie, comme nous le verrons, par ses conséquences historiques incontestables, est omis aussi dans la narration synoptique. Du reste, si les synoptiques n’ont conservé aucune déclaration expresse de Jésus relative à la préexistence du Sauveur, ils n’en renferment pas moins bien des paroles qui impliquent indirectement chez lui la conscience de ce fait. Quand, à la suite de la première mission des disciples, Jésus veut expliquer à ces chétifs instruments la cause des victoires qu’ils viennent de remporter jusque sur les démons eux-mêmes, il prononce cette parole : « Nul ne connaît quel est le Fils que le Père et quel est le Père que le Fils, et celui à qui le Fils veut le faire connaître ; » (Luc 10.22), ou, selon Matthieu 11.27 : « Nul ne connaît le Fils que le Père, etc. Jésus parle ici de la nature du Fils comme d’un fait mystérieux insondable pour tout autre que le Père. Il n’ajoute pas relativement à la connaissance du Fils, ce qu’il ajoute à l’égard de celle du Père : « Et celui à qui le Fils voudra le faire connaître. » Se fût-il exprimé de la sorte si le Fils n’eût été à ses yeux qu’un simple homme ? Et remarquons que Jésus ne dit ni : le Fils de l’homme, ni : le Fils de Dieu, mais le Fils, sous la même forme absolue sous laquelle il dit le Père. La corrélation entre ces deux termes implique la plus étroite solidarité d’existence entre les deux êtres ainsi désignés. L’un ne serait pas plus le Père sans le Fils, que l’autre ne serait le Fils sans le Père Jésus s’envisageant comme une simple créature née dans le temps, n’eût pas parlé de la sorte. La formule de l’institution du baptême (Matthieu 28.19), où ce nom absolu « le Fils » est placé entre le Père et l’Esprit, implique également en Jésus la conscience d’une relation surhumaine avec l’être divin. Pourquoi ne dit-il pas : « Au nom de Dieu, du Christ et de l’Esprit ? » Par là la divinité eût été clairement réservée au Père, à l’exclusion du Fils et de l’Esprit. Il s’exprime autrement. Au lieu de dire : Dieu, il dit : le Père, de manière à réunir sous un même nom le Père, le Fils et l’Esprit. Or on sait ce que c’est que le nom appliqué à Dieu : C’est la révélation de son être. Le Père, le le Fils et l’Esprit, tels sont donc, selon Jésus les trois éléments essentiels de la révélation du Dieu de la nouvelle alliance et de la profession de foi par laquelle on devient membre de l’Eglise. Si de telles paroles conservées par les synoptiques sont authentiques, elles ne permettent pas de penser que Jésus n’ait eu d’autre conscience de lui-même et de sa relation avec Dieu que celle que pouvait avoir un simple Juif qui s’était senti appelé à réaliser ici-bas la victoire du bien.
Jean renferme trois paroles ; en voilà deux significatives dans les synoptiques. Nous pourrions en ajouter d’autres, ainsi celle de la parabole des vignerons où Jésus, après avoir décrit l’envoi des serviteurs (les prophètes), ajoute : « Ayant encore un Fils bien aimé, il l’envoya » ou la question adressée aux Scribes dans laquelle il se présente comme étant non pas seulement le fils de David, mais son Seigneur.
Il y a quelque chose de vrai dans l’observation que fait M. Holtzmann (art. cité) : que ce n’est pas la même chose de se désigner soi-même comme un être préexistant ou d’attribuer cette qualité à un autre. Sans doute ce que veut dire par là cet écrivain, c’est que Jésus ne saurait avoir été assez insensé pour faire la première de ces deux choses, tandis que l’auteur du IVe évangile a plus aisément pu faire la seconde. Néanmoins cette observation est juste en ce sens qu’elle fait comprendre la rareté relative des déclarations dans lesquelles Jésus a laissé percer distinctement la conscience qu’il avait de son existence antérieure. Un fait, qui suffirait à prouver que le sentiment de sa préexistence a difficilement pu être étranger au cœur de Jésus, c’est qu’il s’envisageait comme le Messie, et que l’Ancien Testament, qu’il recevait comme venant de Dieu, enseigne la divinité et la préexistence du Messie. C’est ce que reconnaît M. Lobstein (p. 37), d’accord avec Schürer et d’autres, qui ne sont pas en ce point des témoins suspects ; (comp. Michée 5.1 et Daniel 7.13-14). Si Jésus connaissait ces prophéties — et comment en douter, — il devait être conduit, indépendamment de la lumière intérieure qui le révélait lui-même à lui-même, à admettre sa propre préexistence. Il me paraît que dans ces conditions nous n’avons pas le droit de suspecter le caractère historique des quelques déclarations expresses que l’auteur du IVe évangile nous a conservées. M. Lobstein cherchée en infirmer la crédibilité en disant que dans cet écrit « l’idée théologique et l’élément historique se pénètrent d’une manière intime et organique ». Et il cite avec éloge à l’appui de cette assertion une parole de M. Sabatier, qui dit que « dans l’écrit de Jean, l’histoire s’idéalise dans la foi et la foi s’incarne dans l’histoire » ; ce qui signifie sans doute que l’histoire racontée et la foi professée dans ce livre, sont l’une et l’autre le produit de la conception personnelle de l’évangéliste. Cette appréciation de la valeur historique du IVo évangile convient sans doute à l’hypothèse de la non-identité de l’auteur avec l’apôtre Jean ; mais au point de vue de M. Lobstein qui admet l’authenticité du livre, elle soulève une difficulté qu’il ne parviendra jamais à résoudre d’une manière satisfaisante ; et sa critique, nous le craignons, ne supportera pas bien longtemps le démenti que lui inflige sa théologie.
Pour le moment, afin de n’être pas forcé d’inculper la bonne foi de l’apôtre, il prétend que « la supposition de l’authenticité historique des discours rapportés par le quatrième évangile va à l’encontre des intentions de l’évangéliste lui-même ». Donc lorsque Jean s’exprime ainsi : « Jésus dit ces paroles dans le trésor, enseignant dans le temple », (Jean 8.20) ; ou bien : « Au milieu de la fête Jésus monta au temple et enseigna » (Jean 7.14) ; ou encore : « Il faisait mauvais temps, et Jésus se promenait dans le portique de Salomon » (Jean 10.22), l’apôtre raconte de la sorte afin que le lecteur ne croie pas à la réalité historique des paroles qu’il fait prononcer à Jésus dans les situations ainsi précisées ! Quand, à la suite de cette parole : « Avant qu’Abraham devînt, je suis, » il ajoute ce trait : « Ils levèrent donc des pierres pour le lapider », c’est pour que le lecteur ne s’imagine pas qu’il y ait quelque chose d’historique dans la parole qui, d’après le récit, a provoqué cet acte de violence ! Quand, à la fin du récit du ministère de Jésus (ch. 13), l’évangéliste donne un résumé des miracles et des enseignements qu’il a retracés jusqu’ici, pour faire ressortir l’inconcevable endurcissement des Juifs et motiver leur rejet, c’est afin que l’on comprenne bien que ni ces enseignements, ni ces miracles ne sont à ses yeux des réalités, mais que tout cela n’est qu’histoire idéale ou idée traduite en histoire ! Quand, dans la dernière soirée, Jean met nommément en scène quatre de ses condisciples, Pierre, Thomas, Philippe, Jude, avec cette explication « non pas l’Iscariot » (ch. 14), et qu’il leur attribue à chacun certaines questions, c’est pour faire bien comprendre que les discours de Jésus amenés par ces questions n’ont point un caractère historique, et que l’auteur n’a voulu, en nous communiquant tous ces derniers entretiens, que nous débiter sa propre théologie ! etc., etc. Vraiment, avancer sérieusement une pareille thèse, n’est-ce pas compromettre sa réputation d’homme sensé ? Le fait est que l’étude de plus en plus approfondie du IVe évangile, n’aboutit qu’à faire toujours mieux ressortir l’exactitude historique de cet écrit. Sur tous les points où il y a désaccord, sa supériorité sur le récit synoptique paraît de plus en plus incontestable. Dans une conversation récente publiée il y a quelques moisy, M. Renan disait : « Le caractère historique du IVe évangile me frappe toujours plus. En le lisant, je me dis : C’est cela ! Incontestablement il nous fournit la vraie trame de la vie du Christ »… Or, comme les discours qui sont dans ce livre, sont inséparablement liés aux faits, puisqu’ils expliquent ceux-ci et sont expliqués par eux, ainsi que nous venons de le rappeler, le caractère historique des uns sert de garantie à celui des autres. Comment comprendre, par exemple, la grande crise de la foi en Galilée, décrite au ch. 6 et reconnue comme un fait pleinement historique et décisif dans la vie de Jésus par M. Sabatier, sans admettre la réalité des discours contenus dans ce même chapitre, qui ont provoqué cette crise ?
y – Le Christianisme au XIXe siècle, 4 avril 1884.
Il résulte de là que nous pouvons chercher le témoignage de la conscience de Jésus sur sa personne avec non moins de confiance dans le IVe Évangile que dans les trois premiers, et que, comme les enseignements de ceux-ci se complètent mutuellement sur une multitude de sujets, ainsi leur témoignage réuni est complété sur ce point-ci par celui du quatrième.
Ce résultat toutefois serait gravement compromis si, comme le prétend M. Lobstein, la notion de la préexistence de Christ était absolument indifférente à la vie religieuse du croyant. S’il en était ainsi, il serait réellement à craindre qu’elle ne fut autre chose qu’un corollaire métaphysique, faussement déduit du sentiment d’adoration que les premiers témoins portèrent à Jésus, une forme philosophique empruntée aux écoles du temps par laquelle les apôtres et les premiers chrétiens cherchèrent à se rendre compte d’une impression de nature purement religieuse. — Nous savons, en effet, que le sentiment de la divinité du Sauveur exista dès le commencement. Il s’exprimait dans cette dénomination par laquelle se désignaient entr’eux les croyants tôt après la Pentecôte : « Ceux qui invoquent le nom du Seigneur » (Actes 9.14, 21). Comp. aussi Actes 7.59 où il est dit d’Etienne mourant « invoquant et disant : Seigneur Jésus reçois mon esprit. » Ce fait moral et religieux d’une gravité unique, l’adoration de Jésus, dut laisser son empreinte dans l’enseignement chrétien, aussi tôt que celui-ci vint à se produire, par conséquent à Jérusalem même, dès les premiers jours ; comp. Actes 2.42, où il est parlé de l’enseignement des apôtres. M. Lobstein prétend que ce fait religieux n’impliquait pas la notion théologique de la préexistence. Voici son argumentation : La notion de la préexistence n’est point enseignée pour elle-même par l’apôtre Paul. Elle n’est avancée par lui « qu’incidemment », « au service d’une intention pratique et parénétique ; ainsi, 2 Corinthiens 8.9, pour exciter le zèle et la charité des lecteurs. Il en est de même dans le passage Romains 8.3 ». « Cette simple circonstance ajoute notre auteur, aurait dû empêcher les théologiens d’en faire la base d’une construction christologique. » J’avoue ne pas sentir la force de cet argument, ou plutôt il me paraît prouver juste le contraire de la conclusion qu’en tire M. Lobstein. Si St-Paul n’emploie la notion de la préexistence que dans un but pratique, cela ne prouve-t-il pas plutôt qu’elle est la formule d’un fait religieux admis et reçu comme tel, et nullement un corollaire métaphysique déduit après coup par un travail. de réflexion ? Dans tous les cas, l’apôtre lui-même, en se servant ainsi de la préexistence, croyait alléguer un fait réel. Il invite ses lecteurs à la bienfaisance, à l’humilité, à l’oubli d’eux-mêmes, au nom de l’abaissement volontaire du Fils de Dieu qui s’est appauvri pour nous enrichir. Cette exhortation n’a de sens que s’il reconnaît là, quant à lui, un fait historique, et nullement un théorème de spéculation chrétienne. A ce premier argument M. Lobstein en ajoute un second qui ne nous paraît pas plus solide : Il fait observer que les apôtres négligent entièrement de s’occuper des questions théologiques secondaires que fait naître la doctrine de la préexistence et qui ont passionné l’Eglise pendant des siècles, telles que le mode de l’incarnation, l’état du Fils de Dieu avant son apparition, la naissance naturelle ou miraculeuse du Christ, le rapport de ses deux natures humaine et divine. Et il conclut de là — ce sont ses propres expressions — « que la thèse de la préexistence n’est pour l’apôtre qu’une ligne auxiliaire tracée par la réflexion du penseur par delà l’expérience du croyant… » Dans ce dernier cas, il est tout naturel, selon lui, que Paul n’ait pas enchaîné de nouvelles déductions à ce corollaire, (p. 51). Mais encore sur ce point, la conclusion à tirer du fait signalé me paraît être l’opposé de celle qu’en déduit M. Lobstein. Si l’idée de la préexistence était d’origine et de nature métaphysiques, c’est justement alors que tous les problèmes secondaires qui s’y rattachent auraient dû surgir pour la réflexion une fois mise en travail, et être résolus tant bien que mal dès le début. C’est là ce que nous observons chez Justin, dès que cette doctrine commence à tomber réellement dans le domaine de la réflexion théologique. C’est alors que l’on commence à rechercher, par exemple si le Logos est distinct du Père « numériquement ou moralement » et autres questions semblables ? Et c’est précisément le fait qu’aucune question secondaire de ce genre n’a surgi dans l’esprit des apôtres et des premiers fidèles, qui prouve que la thèse principale appartenait au domaine religieux et pratique et non au système théologique.
L’objection tirée de l’inutilité prétendue de la foi à la préexistence pour la vie spirituelle est une assertion que l’on ne répétera plus si lestement après les admirables pages que M. Wennagel a consacrées à cette question dans sa réponse à M. Lobstein. Nous avons effleuré ce sujet en commençant ; c’est le moment de l’envisager de plus près. Serait-il vraiment indifférent pour le sentiment que nous portons à Jésus-Christ, qu’il soit à nos yeux une simple créature, pour qui l’existence terrestre est un gain, comme pour tout être qui passe du néant à l’être, — ou que sa vie humaine soit envisagée par nous comme le résultat d’un abaissement volontaire et d’un sacrifice sans pareil, comme un acte d’amour dans lequel tout a été perte pour lui-même, gain pour nous ? Dans ce second cas, chacun des sacrifices particuliers qui constituent la trame ordinaire de sa vie, replacé sur le fond de ce sacrifice initial, prend quelque chose d’insondable. Chaque acte d’abaissement grandit à la lumière de cet abaissement général. Chaque œuvre de dévouement, chaque parole de tendresse saisit plus vivement le cœur et la conscience : « C’est le Fils de mon Dieu qui me parle ainsi, qui m’aime ainsi ! Pourra-t-il me demander un sacrifice dont j’aie droit de me plaindre, et que je puisse lui refuser, en face de celui que je le vois consommer en sa personne ? — Serait-il indifférent pour l’idée que nous nous faisons du caractère de Dieu, de son cœur, si l’on peut ainsi dire, que notre Sauveur soit pour nous un de nos frères auquel Dieu a inspiré le besoin de nous parler de l’amour de notre Père commun, puis d’accepter et de souffrir patiemment la mort que le monde méchant lui fait subir, ou que, dans celui qui nous sauve, nous contemplions un être qui ne nous parle pas seulement de Dieu, mais en qui Dieu nous parle lui-même, nous aime lui-même, en un mot, comme dit St-Paul, faisant allusion au sacrifice d’Abraham, « son propre Fils que Dieu n’épargne point, mais que pour nous il livre » au châtiment du péché ? Dans le second cas, chacun le sent, le cœur de Dieu s’est en lui rapproché de nous, ouvert à nous ! Par un tel don, l’amour de Dieu a désormais pris le caractère d’infini, et la seule réponse que nous puissions y faire, est le don absolu de nous-même. Ou bien sera-t-il indifférent, pour l’appréciation que nous avons à faire du péché, que le châtiment auquel nous pouvons mesurer la gravité de cet acte, tombe sur l’un de nos semblables, simplement choisi pour servir d’exemple à tous les autres, ou que celui qui remplit cette tâche, soit l’être qu’a éternellement entouré l’amour du Père ? Le cœur de l’homme est léger ; il a besoin d’être placé sous le poids d’une incalculable responsabilité. L’expérience a prouvé que la croix ne produit cet effet que lorsqu’elle est comprise au point de vue apostolique. Alors c’en est fait du « cœur léger. » Racheté à ce prix, le pécheur est renouvelé par la foi à un tel sacrifice. On ne boit plus « le péché comme l’eau » quand on croit au Fils de Dieu mort pour le péché. Est-il indifférent pour l’Eglise, que son Chef lui apparaisse comme un simple homme que Dieu a retiré auprès de lui glorifié, mais qui n’a plus d’autre relation avec les siens que celle qu’entretient entre lui et eux son souvenir et la connaissance de sa doctrine, ou que l’Eglise croie en lui comme en celui qui est pour elle à tous les instants une source de force et de vie divine et dans la communion duquel elle trouve la communion de Dieu même ? Chaque vrai chrétien ’ dira que lui ôter cette relation vivante et personnelle avec le Fils glorifié, c’est lui arracher l’âme.
M. Secrétan dit dans sa brochure, qui renferme de très belles pages, « que, même pour les âmes les plus pures et les plus innocentes, il y a une grande révolution à accomplir ; il s’agit, pour elles aussi, de se déraciner du sol où elles végètent, de déplacer leur centre de gravité, de ne plus se vouloir elles-mêmes, afin de vouloir Dieu et de vivre en Dieu. » C’est saintement parler. Mais celui qui dit ces choses, pense-t-il qu’elles s’exécutent à volonté ; que, pour opérer cette transplantation, il suffise de la contempler chez un autre et de la désirer pour soi-même ? Je ne connais, quant à moi, qu’un moyen de l’opérer : Je suis sur le trône, je suis mon Dieu. Qu’on me présente le plus admirable exemple d’humilité, j’applaudirai ; je ne descendrai point pour cela le premier degré de mon trône royal et judicial. Mais qu’un être existant en forme de Dieu descende pour moi de son trône, prenne la forme de serviteur, accomplisse ma tâche, lave mes pieds, subisse ma mort… Je ne suis pas seulement disposé à descendre ; j’y suis moralement contraint. Devant Dieu qui se fait homme, mon frère, mon serviteur, mon garant, je ne puis rester mon propre Dieu. La révolution voulue s’opère comme contre-coup de celle que je vois accomplie pour moi en la personne du Christ. Le fait humain n’est plus que l’appropriation croyante du fait divin. L’amour invétéré de moi-même ne peut céder à l’amour pour Dieu que par une commotion qui ébranle les dernières profondeurs de mon être, et la seule cause suffisante d’une telle commotion — l’expérience de dix-huit siècles l’a montré — ne saurait être que le divin sacrifice en faveur d’une coupable créature.
La foi à la préexistence du Seigneur n’est donc pas chose si indifférente à la vie de l’Eglise ! Ce fait nié, un modèle nous reste ; mais comment le reproduire ? Ce fait affirmé, le modèle ne disparaît pas, mais il devient en même temps une force divine chez celui qui reçoit en lui l’être divin qui nous l’a donné.
Mais enfin, nous dit-on, l’utilitarisme spirituel, fût-il même coalisé avec la tradition doctrinale la plus enracinée, ne suffit pas pour nous autoriser à accepter un dogme illogique et renfermant des éléments contradictoires. Comment concevoir dans un même sujet la coexistence de deux natures ayant des attributs opposés et dont chacune nie l’autre ? L’unité de la personne du Christ est nécessairement brisée par la simultanéité de deux modes d’être incompatibles.
Certes, je ne nie point que nous ne soyons ici en face du plus profond des mystères. St-Paul parle du mystère de piété, et c’est à l’occasion de l’incarnation. Mais ne rendons pas le mystère plus incompréhensible encore qu’il ne l’est en le présentant sous un jour anti-scripturaire. Deux natures de caractères opposés, dit-on, ne peuvent coexister dans la même personne. Mais écartons ce terme si peu précis de nature, que l’Ecriture n’emploie point en révélant le fait dont il s’agit et qui ne permet d’arriver à aucune notion distincte. Au lieu de parler de la réunion de la nature divine et de la nature humaine en une seule personne, disons plutôt : une personne d’origine divine entrant dans un mode d’être humain et s’y développant. Il n’y a rien là de contradictoire si, comme les paroles de Jésus et de ses apôtres ne nous permettent pas d’en douter, en venant ici-bas le sujet divin a commencé par se dépouiller de tous les attributs qui constituaient son mode d’être divin. De la toute-puissance ; autrement pourquoi Jésus prierait-il ? De la toute-science ; sinon que seraient ses questions autre chose qu’une ignorance feinte ; et comment affirmerait-il lui-même qu’il ignore le moment de sa venue ? On a la toute-science ou on ne l’a pas ; et si on l’a, rien n’y échappe. De la toute-présence ; Jésus n’était pas à Béthanie quand Lazare y mourait ; autrement comment dirait-il à ses disciples : « Et je me réjouis de ce que je n’étais pas là. » De la sainteté divine elle-même ; car il a été tenté et il a lutté, et par la tentation et la lutte il a cru en sainteté. « Je me sanctifie moi-même pour eux. » Lutte, progrès, tout cela est incompatible avec la sainteté divine. De l’amour divin enfin ; car l’amour du Fils de l’homme pour ses frères diffère certainement de l’amour paternel de Dieu pour nous. Son amour a été grandissant. Le cercle que Jésus serrait dans son cœur d’enfant, était assurément plus restreint que celui qu’il embrassa dans son cœur de jeune homme, et celui-ci s’élargit encore quand Jésus, homme fait, aima l’humanité, comme sauveur. Il n’a donc conservé aucun des attributs qui constituaient son mode d’être divin. C’est en se dépouillant, comme dit l’Écriture, qu’il a pu se revêtir, c’est-à-dire entrer dans un mode d’être et à un développement vraiment humains. Ainsi s’explique la prière par laquelle, sa tâche terrestre une fois accomplie, il redemandait sa gloire première, son état divin. Le verbe divin n’a donc pas seulement revêtu la chair, mais, comme dit Jean, il s’est fait ou est devenu chair, c’est-à-dire vrai homme. Toutes ces expressions bibliques, aussi bien que celles de s’appauvrir, s’anéantir, que nous avons déjà rappelées, prouvent suffisamment que les apôtres eux-mêmes ont vu dans le renoncement du Fils à l’état divin, la condition indispensable de son incarnation et de son humanité.
Sans doute, il est de mode dans l’école de Ritschl de taxer toute cette conception biblique de mythologie, Holtzmann lui-même n’y manque pas dans l’article déjà plusieurs fois cité. Il dit sans doute : « Si l’on veut accorder une place à l’article de la préexistence, il faut reconnaître que l’apologie géniale de M. Wennagel en faveur de la Kénosez est supérieure aux argumentations de l’orthodoxie. Pour moi, du moins, si j’acceptais la pensée de la préexistence, j’adhérerais plutôt à cette forme d’enseignement qu’à la forme traditionnelle » Mais il ajoute immédiatement ce mot écrasant : « Rechute dans la mythologie ! » Ce qui m’étonne, c’est que ces mêmes théologiens, qui traitent l’abaissement du Fils de Dieu de mythologie, enseignent sans sourciller la déification du Fils de l’homme dès le moment de sa mort et de sa résurrection. M. Schultz, à qui revient, si je ne me trompe, la découverte de cette expression appliquée au fait du dépouillement, a publié une dissertation célèbre dans laquelle il prouve sans réplique que l’expression : « Dieu au-dessus de toutes choses béni éternellement » (Romains 9.5), ne peut, d’après une exégèse impartiale, s’appliquer qu’à Jésus-Christ ; seulement, ajoute-t-il, à Jésus-Christ glorifié. Mais quoi ? Un homme déifié serait moins mythologique qu’un Dieu fait homme ? Un être qui a commencé, changé en un être qui n’a point commencé, vous paraît plus rationnel qu’un être éternel entrant dans le temps ? Vous ne voyez pas que si ce second fait est un sublime miracle d’amour, le premier est une monstruosité dont il faut chercher l’exemple chez les poètes païens et qui, au lieu d’allumer chez les hommes le feu de l’amour divin, ne peut aboutir à autre chose qu’à exalter leur orgueil. Mythologie pour mythologie, celle de l’abaissement volontaire du Fils me paraît donc de tous points préférable à celle de la déification d’un homme. Aussi ne doutons-nous pas que ceux qui opposent à la déité primordiale du Christ sa divinisation subséquente, ne renoncent bientôt ouvertement à sa conception impossible et anti-biblique. Le plus grand obstacle que voie M. Holzmann à la préexistence du Christ, est tiré de la contradiction de cette notion avec les résultats de la physiologie moderne. La science actuelle prouve que l’âme ne préexiste point au corps, mais qu’elle se développe graduellement avec l’organisme. C’est ainsi que la vie psychique s’est développée dans l’univers jusqu’au moment où, sous l’action d’un souffle divin, la personnalité humaine est apparue affranchie de la matière et capable de la dominer. — Mais, si l’esprit ne préexistait pas virtuellement au corps, il serait difficile de comprendre comme il pourrait s’en dégager. M. Secrétan a dit avec justesse : « Si Platon est sorti de sa cellule, c’est que Platon était dans la cellule. » Et comment, si l’esprit se développe de l’organisme sans y avoir préexisté, pourrait-il lui survivre ? Nous sommes trop ignorants des mystères de la naissance humaine pour affirmer ou pour nier a priori quoi que ce soit dans ce domaine. Dire que l’être divin a pu entrer dans l’humanité, tout aussi bien qu’il a pu la créer et la créer à son image, me paraît en tout cas plus logique que de nier le premier de ces faits, tout en affirmant le second. Quoi qu’il en soit, c’est ici ou nulle part qu’il convient à l’homme de se rappeler le ignoramus. Mais une chose que nous pouvons affirmer sûrement : c’est que le pouvoir de Dieu n’a d’autre limite que son amour et que son amour est infini.
z – La doctrine du dépouillement des attributs divins.
On objecte encore qu’en statuant la préexistence et l’incarnation, nous opérons sur l’être divin d’une part et sur la nature humaine de l’autre, comme sur des substances connues, tandis que l’homme ne perçoit jamais que certaines manifestations phénoménales, sans pouvoir se mettre en communication avec l’essence même des êtres. Substance, cause, ce sont là, assure-t-on, des notions appartenant à une fausse métaphysique, dont la théologie fera bien de se débarrasser le plutôt possible. La vraie métaphysique n’a plus besoin que d’une seule notion, celle de but, révélée dans le fait du royaume de Dieu, comme bien suprême. C’est de là qu’elle tire même la notion de Dieu. — Cette nouvelle théorie aura de la peine à justifier la préférence accordée par elle à la notion du but sur celles de cause et de substance. Car enfin, si nous allons au fond des choses, l’origine de toutes trois dans notre entendement est exactement le même : c’est une expérience journalière. Je veux une chose, et je la produis ; je me propose un but et je l’atteins. De tels faits n’appartiennent point seulement au domaine subjectif de la connaissance ; ils pénètrent dans la réalité objective, de l’être. En agissant, je modifie le cours des choses. Par là je constate la réelle objectivité des relations de causalité, de finalité, et je me révèle moi-même, à moi-même, comme une force réelle, et permanente, comme une substance. Enfin, sur ces degrés fermement posés pour mon entendement par cette expérience indubitable, je m’élève jusqu’à Dieu même. Déduire la foi en Dieu du fait du royaume de Dieu, c’est bien le plus étrange paralogisme que se soit jamais permis la pensée humaine. Saint-Paul, dans le premier chapitre de l’épître aux Romains (versets 19 à 21), a fait non seulement de la meilleure théologie, mais même de la meilleure philosophie que cette école moderne qui donne un démenti au bon sens en proscrivant sous le nom de fausse métaphysique toute théologie naturelle.
Si la préexistence du Christ, si l’essence divine de sa personne — le second de ces faits, pris au sérieux, suppose le premier — ne paraissent à plusieurs que des superfétations dans la religion chrétienne, n’est-ce point parce que l’on ne saisit pas dans toute son ampleur l’œuvre de salut accomplie par Christ ? L’apôtre, dans l’épître aux Ephésiens nous invite à mesurer la hauteur et la profondeur, la longueur et la largeur. Peut-être le terme de salut, tout biblique qu’il est, a-t-il contribué à restreindre l’idée qu’il faut se faire de l’œuvre divine et, par là, à diminuer celle de la personne qui en est l’agent.
Dire salut, c’est dire délivrance, affranchissement d’un mal, réhabilitation après la chute. Mais ce n’est là qu’un côté de l’œuvre du Christ, Elle a un côté positif qui va bien au delà d’une simple délivrance. L’homme n’a pas été créé dès l’abord ce qu’il devait être. Il devait le devenir de son libre consentement et avec son propre concours. La désobéissance a fait deux choses : elle l’a précipité dans un abîme et lui a fermé le chemin du progrès qui devait le conduire au terme voulu de Dieu, au sommet glorieux, but sublime de l’ascension qui lui était destinée.
L’œuvre du Rédempteur, pleinement comprise, est donc l’accomplissement simultané de deux taches : d’un côté celle de relever l’homme, de l’autre celle de l’élever. Elle répare et elle achève, Elle nous réconcilie avec Dieu et elle nous conduit à l’état glorieux auquel nous étions dès d’abord destinés. Jésus est tout à la fois l’humanité réhabilitée et glorifiée, et il appartient à chaque homme de se saisir lui-même réhabilité et glorifié en la personne de ce Christ.
« Nous annonçons une sagesse parmi les parfaits, » disait Saint Paul aux Corinthiens (1 Corinthiens 2.6). Et il ajoute : « Une sagesse cachée, en mystère, que Dieu avait pré-décrétée avant les siècles, pour notre gloire. » La gloire, c’est l’éclat divin. C’était donc l’état et l’éclat divin que nous destinait le Père en nous créant. Cette distinction, cachée jusqu’à Jésus-Christ, son apparition nous la révèle. C’est la participation de l’homme à la vie, à la force, à la perfection de Dieu. Pour y parvenir, il n’y a qu’un moyen : devenir l’habitation de Dieu même et par là le porteur de la force, reflet de sa lumière, organe de son amour. C’est pour posséder un tel agent que Dieu a créé l’homme.
Pour obtenir ce résultat, il fallait plus que la réconciliation après la faute. S’il n’eût fallu que la réconciliation et surtout une réconciliation dans le sens où l’entend Ritschl : un retour de l’homme à Dieu, uniquement sous l’action de ce divin message : que Dieu n’a jamais été irrité, qu’il n’a pas cessé d’aimer l’homme et qu’il lui pardonne de tout son cœur, il eût certainement suffi d’un Sauveur, tel que ce théologien se représente Jésus-Christ, d’un homme inspiré et saint apportant à ses frères, de la part de Dieu ce message tranquillisant, puis mourant des suites du conflit avec un monde méchant. Admettons même la réconciliation dans un sens plus profond et plus scripturaire. Acceptons l’intervention nécessaire d’un sacrifice expiatoire et d’une victime pour le péché. Même alors on pourrait, à la rigueur, se représenter cette tâche assignée à un homme saint qui se laisserait immoler alors pour tous les autres. Mais si l’on comprend la tâche du Rédempteur telle que nous venons de l’entrevoir, s’il ne s’agit pas seulement de réconcilier l’homme avec Dieu, mais de l’élever à Dieu et de faire vivre Dieu en lui, un sauveur simple homme ne suffit plus. Il faut que, comme l’a dit Irénée : « Jésus-Christ, notre Seigneur, devienne ce que nous sommes, pour nous faire devenir ce qu’il est lui-même. » Il faut non seulement un Fils de l’homme, mais un Fils de l’homme qui soit en même temps le Fils de Dieu. Ainsi seulement l’ouvrier cadre avec l’œuvre et l’œuvre avec l’ouvrier.
Saint Paul, dans ses premières épîtres où il avait à lutter contre l’esprit pharisaïque qui menaçait l’Église, n’avait développé expressément que le premier de ces deux, grands aspects du salut : la délivrance. C’est pourquoi il n’avait pas été amené à insister sur la divinité et la préexistence du Rédempteur. Mais, dans les dernières, où il a en vue une spéculation théosophique qui sent le besoin de dépasser ces limites et de s’élever à une sphère supérieure, en proposant pour cela des moyens trompeurs, l’apôtre se place expressément au second point de vue : la seconde création et la consommation de l’humanité ; et voilà pourquoi il insiste maintenant sur cette préexistence du Christ qu’il n’avait qu’indiquée dans les lettres précédentes. Quant à Jean, sa pensée se meut habituellement dans le domaine supérieur de l’œuvre de son maître et par conséquent dans l’intuition la plus élevée de sa personne, sans que cela porte la moindre atteinte à la réalité de son humanité.
Je suis heureux de me sentir un dans ces convictions avec des hommes tels que MM. Wennagel, H. Meyer et de Pressensé, qui vient de rendre un si ferme hommage, dans sa nouvelle édition de la Vie de Jésus, à la divinité du Sauveur.
Que l’Église réformée de France y prenne garde ! Sa mission est grave à cette heure. La France se sent attirée vers elle ; poussée par un besoin plus ou moins inconscient, elle réclame son aide. Mais quelle aide que la sienne si, au moment décisif, elle n’allait lui offrir qu’un christianisme mutilé et paralysé, un Evangile privé de ce qui lui a donné, dès le commencement, la victoire sur le monde, un christianisme dont chaque prêtre catholique pourrait dire avec raison : « J’ai mieux que cela ! »