Deux traits principaux me paraissent distinguer cet écrit, sous ce premier rapport.
1. La prépondérance de l’élément didactique sur l’élément narratif : plus de la moitié du livre contient des discours et des entretiens. Et cette préférence ne se manifeste pas seulement dans l’ensemble du récit, mais encore dans la manière dont sont racontés les traits particuliers. On est frappé à chaque instant de l’absence de tous détails propres à décrire les faits et à en reproduire la couleur locale. Il suffit de comparer le récit de la guérison du paralytique de Capernaüm (Matthieu 9.1 et suiv.) avec le récit du même fait dans Marc 2.1 et suiv. et dans Luc 5.17 et suiv., ou celui de la guérison du domestique du centenier Matthieu 8.5 et suiv. avec le récit correspondant de Luc 7.1 et suiv., pour constater combien le premier évangéliste se préoccupe peu de la description des faits qu’il rapporte et comment il court dès l’abord à la parole finale de Jésus comme à la chose vraiment essentielle qui dévoile le sens religieux du fait rapporté. De là également l’absence de toute prétention à l’exactitude chronologique. Les formules : après cela, voici, en ce temps-là sont de simples transitions sans valeur historique, et on ne peut commettre de plus grande erreur que celle d’Ebrard, qui a essayé de reconstituer ce qu’il appelle l’acoluthie (la suite historique) des faits au moyen de telles formules. Pour peu que l’auteur eût prétendu observer un ordre chronologique, il n’eût pas divisé la partie centrale du ministère galiléen, d’après un ordre de matières, en deux groupes, l’un, d’actes de puissance, l’autre, de paroles de sagesse, deux éléments qui alternaient à chaque instant dans l’activité du Christ.
2. Cette négligence apparente, au point de vue historique, montre que l’évangéliste était dominé par une préoccupation supérieure à celle du simple récit des faits. Ce qu’il voulait, c’était de faire ressortir le sens des faits plutôt que d’en décrire le détail. C’est ici le second trait particulier de cette narration. L’auteur tient surtout à montrer dans les faits de l’histoire de Jésus la réalisation du tableau messianique réparti en traits disséminés dans les révélations de l’ancienne alliance. En comparaison avec ce but principal, la peinture minutieuse des faits n’avait à ses yeux qu’un intérêt secondaire. Il y a constamment une thèse à la base du premier évangile ; c’est ce qui le rapproche du quatrième et ce qui le distingue des deux autres synoptiques. Cette thèse, c’est la dignité messianique de Jésus.
Baur et son école ont cru pouvoir constater deux points de vue contradictoires dans cet écrit. D’un côté, ils y trouvent les traces d’un étroit particularisme judaïque : la loi mosaïque maintenue au sein de l’Église jusque dans ses moindres prescriptions (5.17-18) ; l’observation rigoureuse du sabbat (24.20) ; la défense de prêcher aux païens et aux Samaritains, qui sont comparés à des chiens et à des pourceaux auxquels il ne faut pas jeter les perles évangéliques (7.6 ; 10.5) ; la prédication du salut limitée à la maison d’Israël (15.24) ; la condamnation de Paul et de ses adhérents comme de gens qui pratiquent l’iniquité, tout en ayant à la bouche le nom du Seigneur (7.21-23) ; Paul lui-même représenté comme l’ennemi qui sème l’ivraie dans le champ (13.28), et menacé d’être relégué à la dernière place dans le Royaume pour n’avoir pas respecté les commandements de la loi, même jusqu’aux plus petits (5.19). – Et puis, d’autre part, dans ce même évangile, une foule de faits et de paroles empreints du plus large esprit évangélique : la loi ne devant durer que jusqu’à Jean-Baptiste (11.12-13) ; la miséricorde préférable au sacrifice (9.13 ; 12.7) ; le Fils de l’homme maître du sabbat (12.8) ; la souillure morale provenant non de ce qui entre dans l’homme, mais de ce qui sort du cœur (15.18-19, parole qui renferme en principe l’abolition de toute la législation lévitique) ; l’annonce de la destruction prochaine du temple, et par conséquent de l’abrogation de tout le système des sacrifices (24.2) ; les pierres du Jourdain pouvant être transformées par la grâce divine en enfants d’Abraham (3.9) ; le Royaume prêt à être transféré à une autre nation plus fidèle (21.43) ; les étrangers venus d’Orient et d’Occident, remplaçant les Juifs non croyants à la table patriarcale (8.11-12) ; le pardon des péchés accordé à la foi seule (9.2) ; l’Evangile destiné à tous les peuples (24.14) ; toutes les nations admises dans l’Église à la condition unique du baptême et de l’acception des commandements de Jésus, sans qu’il soit plus question de la circoncision et d’aucune prescription légale (18.19) ; enfin, quiconque est travaillé et chargé, invité à venir chercher le repos auprès de Jésus, sans avoir à se charger d’un autre joug que du sien (11.28-30). Comment concilier deux points de vue en apparence si contradictoires ? L’école de Baur a résolu cette question admettant que notre évangile était composé de deux touches ; l’une, la primitive, appartenant à un écrit strictement judéo-chrétien ; la seconde, résultant d’un remaniement dans le sens paulinien, et destinée à faire pénétrer cet écrit dans les églises de la gentilité.
Cette solution peut-elle satisfaire ? Elle supposerait de la part de l’auteur un procédé peu admissible. S’il voulait justifier, sans se démasquer, l’enseignement paulinien au judéo-christianisme légal, qui formait le fond de l’écrit primitif, aurait-il laissé subsister telles quelles les déclarations appartenant à la tendance légale, en y en ajoutant simplement d’autres qui les contredisaient ? N’eût-il pas é plus naturel et plus efficace, sinon de supprimer entièrement les premières, du moins de les modifier assez pour faciliter leur conciliation avec les secondes ? Mais placer purement et simplement à côté les unes des autres les déclarations appartenant aux deux tendances opposées, n’était pas élever l’Eglise à un point de vue supérieur ; c’était jeter sa conscience dans la perplexité. Il y a plus : il est entièrement faux que les paroles alléguées par l’école de Baur, que nous avons citées plus haut, soient l’expression d’un judéo-christianisme légal. La parole 24.20 n’implique point le maintien de l’observance légale du sabbat pour les croyants. La difficulté pour ceux-ci d’émigrer en un jour de sabbat pouvait provenir, non d’un scrupule légal, mais de l’opposition indignée des Juifs présents, qui les verraient se mettre en marche en un tel jour. La difficulté, ainsi comprise, s’accorde mieux avec l’autre obstacle mentionné ensuite et provenant de la circonstance extérieure d’un voyage en plein hiver. D’ailleurs Jésus avait toujours lui-même jusqu’à ce moment respecté le sabbat, et lorsqu’il parlait sur la montagne des Oliviers, il ne pouvait devancer les temps et supposer ses disciples convaincus déjà de l’abolition du sabbatd.
d – C’est à tort que Reuss et Réville prétendent que Jésus s’est, émancipé de l’observation sabbatique. Le joug qu’il a repoussé, n’a jamais été celui du IVe commandement ; il n’a foulé aux pieds que les absurdes superfétations dont l’avait surchargé le pharisaïsme. Quant à lui, il est resté toute sa vie, comme dit Paul, soumis à la loi et serviteur de la circoncision (Romains 15.8 ; Galates 4.4).
La défense de prêcher l’Evangile aux païens et aux Samaritains (10.5) n’était que temporaire, conformément au caractère purement préparatoire de cette première mission des Douze. De plus elle est adoucie dans Matthieu même par le mot μᾶλλον (plutôt) dans le verset suivant et complètement levée 28.19 dans l’instruction apostolique définitive. La limite que Jésus imposait momentanément aux apôtres, n’était autre que celle qu’il s’était imposée à lui-même durant tout le cours de son séjour terrestre (15.24), et jusqu’à ce que la résurrection l’eût affranchi du mode d’existence juif sous la forme duquel il s’était approprié l’humanité (Romains 1.4-5 ; Galates 3.4-5). L’application du mot l’ennemi à Paul, dans la parabole de l’ivraie (13.25,28), est selon Keim « une pure fable. » Jülicher rappelle avec raison qu’au v. 39 Jésus explique lui-même cette image en disant : « L’ennemi, c’est le diable. » Il est absurde de trouver dans la défense 6.7 de jeter les choses saintes aux chiens une interdiction de prêcher l’Evangile aux païens. Qu’aurait à faire un tel précepte dans un des premiers discours de Jésus ? – Enfin la menace Matthieu 7.22-23 ne s’applique pas au parti de Paul ; car elle se retrouve exactement la même dans l’évangile paulinien (Luc 6.46 ; 13.25-27).
Le passage le plus difficile à expliquer est certainement parole Matthieu 5.17-19. Nous devons ici tenir compte d’un fait important : rien de plus délicat que la position dans laquelle se trouvait Jésus vis-à-vis de la loi mosaïque, dont il reconnaissait lui-même et dont tout le peuple proclamait avec lui l’origine divine. D’un côté, il avait la tâche d’en opérer ou du moins d’en préparer l’abrogation, de l’autre, il ne pouvait travailler efficacement à ce résultat qu’en témoignant en parole et en action le respect plus profond pour cette divine institution. Quelle prudence à la fois et quelle netteté de vue ne lui étaient pas nécessaires pour ne pas se compromettre en traitant cette question ! Il fut guidé, ici comme en tout, par l’œil pénétrant de sa conscience morale, qui lui fit discerner de bonne heure la distinction entre la forme du commandement juif, enveloppe temporaire et nationale de la volonté divine, et le fond universel, permanent, humain, dirai-je, de la loi véritable, de l’essence du bien réel et permanent. A ce second point de vue, il n’y avait pas un commandement de la loi, même le plus petit, le plus purement rituel, le plus insignifiant en apparence, qui n’apparût à sa conscience comme un élément de la sainteté parfaite à réaliser par l’homme. Ainsi, quand il lisait que tout gâteau l’offrande devait être saupoudré de sel, il discernait du premier coup d’œil la vérité morale, permanente, cachée sous cette forme passagère, le principe d’énergique sacrifice et d’austère sévérité qui doit dominer toute la vie humaine (Marc 9.49-50) ; ou bien, quand il étudiait tel autre de ces plus petits commandements, comme celui de ne pas mêler de miel au gâteau d’offrande ou celui de ne pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère, il découvrait aussitôt par l’œil du cœur l’élément de moralité humaine, permanente, reflet de la sainteté divine, qui en faisait le fond. Et ce fut en vertu de cette distinction entre la forme juive et le fond humain qu’il put à la fois enseigner la permanence et l’abolition de la loi, parce que, comme le dit Weiss, « il apprenait à la comprendre et à la pratiquer tout autrement que les Scribes et les Pharisiens. » Aimer Dieu et le prochain comme soi-même, c’était à ses yeux tout ensemble accomplir la loi dans son essence et posséder le moyen de s’en passer sous sa forme extérieure, exactement ce que dit Paul, Romains 13.8-10 et Galates 5.14. Jésus peut donc abolir le commandement légal, mais seulement en l’élevant à sa vérité supérieure. C’est encore ainsi qu’agissait Paul, lorsqu’il trouvait dans la défense d’emmuseler le bœuf au joyeux moment de la moisson (1 Corinthiens 9.10) l’obligation pour l’Eglise d’entretenir ceux qui l’avaient fondée par un douloureux travail, ou lorsqu’il appliquait aux chrétiens d’Asie-Mineure (Ephésiens 6.2-3) la promesse d’une longue vie dans la terre que Dieu leur avait donnée, comme s’ils habitaient eux-mêmes la terre de Canaan. On a souvent représenté – et c’est ce que font encore Holtzmann et Jülicher – le premier évangile comme l’expression d’un christianisme déjà affaibli et déchu de la vigueur primitive du spiritualisme paulinien et comme une transition au christianisme légal des siècles suivants. Mais il est dans cet écrit un enseignement qui devrait suffire à montrer jusqu’à quel point l’esprit du spiritualisme le plus primitif, l’esprit de Jésus lui-même, s’y est conservé intact et irréprochable. Ce sont les paraboles du vieux vêtement qu’il ne faut pas essayer de raccommoder avec une pièce de drap neuf, et du vin nouveau il ne faut pas vouloir conserver dans les vieilles outres. Il est vrai que cet évangile insiste fortement sur la nécessité de l’œuvre morale. Mais Paul ne le fait-il pas aussi dans chacune de ses épîtres (Romains 2.6 ; 2 Corinthiens 5.10) ? La question que soulève le rapport entre la loi et l’Evangile n’est pas de savoir si les bonnes œuvres sont ou ne sont pas nécessaires, mais quel est le vrai moyen de les produire. La tâche difficile et délicate de Jésus a été d’opérer sans révolution la transition du régime légal à la pure spiritualité évangélique, ou, comme dit Paul (Romains 7.6), de la vieillesse de la lettre à la nouveauté de l’esprit.
Son ministère a donc dû présenter constamment et simultanément deux faces, l’une respectueuse de l’ancienne économie, l’autre préparatoire de la nouvelle. Jésus lui-même a caractérisé cette position difficile, quand, à la suite de la parabole du vin nouveau et des vieilles outres, il a ajouté (Luc 5.39) cette remarque, au sujet des Juifs pieux sincèrement attachés à la loi, qu’il rencontrait en si grand nombre autour de lui : « Personne qui boit du vieux vin n’a goût immédiatement au nouveau, car il dit : Le vieux est doux. » Ainsi s’expliquent les égards avec lesquels la traité la question de la loi, ne cessant de tenir compte des scrupules des Israélites bien disposés. Nous sommes donc parfaitement d’accord avec Jülicher, quand il déclare « qu’il n’y a rien de plus faux (verkehrt) que d’envisager l’écrivain judéo-chrétien, respectueux de l’Ancien Testament, qui a écrit notre évangile, comme un judaïsant étroit, un rigoureux antipaulinien. » Il s’est tenu, au contraire, sur la ligne étroite qu’avait tracée le Seigneur, respectant la loi, mais en même temps semant à pleines mains les germes qui devaient, quand le temps serait venu, faire éclater ce moule temporaire et surgir la vie nouvelle dans sa pure et éternelle spiritualité.
Weizsæcker me paraît avoir exprimé excellemment la vraie manière d’envisager cette question difficile, quand il développe ceci : Le principe de l’amour, vrai accomplissement de la loi, s’applique aux plus petites choses de la vie, comme aux plus grandes. Dans le sermon sur la montagne Jésus ne veut ni confirmer les institutions légales, ni les attaquer ; il les explique de manière à élever la pensée de ses auditeurs au-dessus d’elles ; et il peut agir ainsi à leur égard parce qu’elles renferment réellement une vérité qui les déborde ; bien plus, il a dû agir ainsi, parce qu’il devait tenir compte du respect profond qui retenait encore la conscience juive attachée à la constitution mosaïque (Unters., p. 336-352).
Un grand fait historique confirme ce que nous venons d’exposer et prouve que l’enseignement de Jésus a réellement dû présenter simultanément cette double face d’un particularisme qui se meurt et d’un spiritualisme, naissant qui achève de lui donner le coup de mort. C’est le spectacle des trois partis qui se dessinèrent dans l’Eglise apostolique après le départ de Jésus. On voit trois branches pousser presque simultanément sur le tronc de son enseignement : le judéo-christianisme étroit qui prétend maintenir l’observance légale dans l’Eglise ; le spiritualisme de Paul qui, rompant avec les formes mosaïques, déploie hardiment toutes les richesses du spiritualisme définitif ; et, comme lien entre les deux, le christianisme mitigé de l’Eglise judéo-chrétienne apostolique, qui, sans entraver le puissant mouvement paulinien, se prévaut à bon droit de l’intérim de grâce, accordé encore pour un temps au judaïsme fidèle à la loi, jusqu’à ce que, par la ruine de Jérusalem, Dieu ait mis fin à ce régime théocratique institué par lui et pieusement respecté par Jésus lui-même.
Keim a nié énergiquement « le conflit domestique » que ’école de Baur a prétendu trouver dans notre évangile ; il l’appelle même « un attentat à l’organisme vivant de ce livre. » Quant à lui, il admet uniquement quelques interpolations peu importantes et, à mes yeux, trop arbitraires pour que je croie devoir m’y arrêter.
M. Réville rejette aussi l’idée d’un conflit doctrinal intérieur ; il trouve seulement une contradiction entre 10.23, où Jésus annonce que le Fils de l’homme viendra avant que les disciples persécutés aient fait le tour des villes d’Israël, et le ch. 24, où il parle de la prédication de l’Evangile dans tout le monde. Mais cette contradiction disparaît si, par la venue du Fils de l’homme dont Jésus parle au ch. 10, il entend le jugement d’Israël, la destruction de Jérusalem, jugement qui mettra fin à la mission apostolique palestinienne, inaugurée par le discours contenu dans ce chapitre. Les mots suivants : « Vous n’aurez pas achevé de faire le tour des villes d’Israël…, » ne permettent pas de supposer que Jésus pense à la prédication universelle qui doit précéder la Parousie.
Nous terminons l’étude de ce point particulier par ce mot frappant de Jülicher : « Quelle ironie ne serait-ce pas dans l’histoire, si un évangile de tendance judaïsante ou essénienne avait conquis si rapidement les cœurs des chrétiens païens qu’il fût demeuré jusqu’à aujourd’hui l’évangile capital de la chrétienté, sur le type duquel l’image de Jésus-Christ est gravée dans tous nos cœurs ! »
1. La première question qui se pose ici est celle de savoir si notre premier évangile a été écrit primitivement en grec ou s’il est la traduction d’un original hébreu ou araméen. Cette question nous met en face d’un des conflits les plus étranges entre la tradition et la critique interne. Depuis Papias (vers 120), en effet, jusqu’à Jérôme (vers 400), les Pères affirment unanimement que Matthieu a écrit en hébreu ; voir plus haut (paragraphe sur Papias, dans formation du recueil). D’autre part, la majorité des critiques affirme, d’après les critères internes, l’originalité grecque de notre évangile. J’en nomme ici quelques-uns : Erasme, Calvin, Bèze, Hug, Credner, Thiersch (voir plus loin), Bleek, Tischendorf, Anger, Ewald, Zahn, Weiss, Keil, Jülicher, Morison, Salmon, etc., tandis que les suivants restent fidèles à l’opinion des Pères : Grotius, MM, Storr, Eichhorn, Olshausen (voir plus loin), Sieffert, Guericke, Harless, Thiersch (voir plus loin), de Wette, Ritschl, Holtzmann, Tholuck, Luthardt, Güder, Meyer (voir plus loin), Westcott, etc. La raison la plus apparente avancée par les premiers est le caractère du style, qui est à la fois ferme, précis et parfaitement coulant, ce qui indique plutôt un écrit original qu’une traduction. Keim l’appelle lapidaire et va même jusqu’à dire qu’on y trouve souvent « la fine tournure grecque. » – De plus, on allègue certaines compositions de mots, comme βαττολογεῖν (6.7), πολυλογία. (ibid.), et quelques paronomasies, comme ὄψονται… καὶ κόψονται (24.30), ἀφανιζουσι ὅπως φανῶσι. (6.16), κακοὺς κακῶς ἀπολέσει (21.41), formes qui ne conviennent qu’à la langue grecque. Enfin on insiste sur le fait que, dans le récit de la naissance de Jésus, le Saint-Esprit est désigné comme le principe paternel, ce qui ne conviendrait point à un récit hébreu, langue dans laquelle le mot rouach, l’esprit, est du genre féminin ; cette remarque est confirmée par les passages de certains apocryphes judéo-chrétiens, où Jésus appelle l’Esprit « sa mère » ou « sa sœur. »
D’entre ces raisons, la première, tirée des caractères généraux du style, est certainement la plus forte. Elle l’est cependant pas décisive ; car un écrivain, même juif, qui, comme dit Keim, possède souvent « la fine tournure grecque », pouvait bien, même en traduisant un texte sémitique, être conduit de lui-même à ces tournures qui rendaient d’une manière piquante les formes plus lourdes de l’araméen. B. Weiss reconnaît lui-même que ces compositions et ces jeux de mots peuvent se concilier avec la liberté de style d’un traducteur (Einl., p. 537). On en voit un exemple dans l’expression fel cum mette misceri, par laquelle le traducteur du Fragment de Muratori a rendu nous ne savons quelle expression de l’original grec. Et puis, d’autre part, il faut tenir compte des termes araméens qui se trouvent de temps en temps dans notre premier évangile, et qui semblent être les restes d’un original sémitique, comme raca (5.22), δικαιοσύνη, justice (6.1), pris, tout comme l’hébreu tsedaka, dans le sens de bienfaisance, mamonas (6.24), géhenna (5.22), auxquels on doit ajouter le pluriel hébraïque οἱ οὐρανοι (les cieux), dans tout le cours du livre. – Quant à l’argument tiré du genre féminin du mot hébreu rouach, lors même qu’on ne se lasse pas de le répéter (voir encore Holtzmann, Jülicher, etc.), il ne me paraît pas sérieux. Le mot πνεῦμα, l’Esprit, n’est pas plus masculin que féminin ; il est neutre, c’est-à-dire dénué de genre ; aussi, dans le récit de Luc, tiré pourtant d’un texte évidemment sémitique, le rôle attribué à l’Esprit dans la naissance de Jésus est-il celui du père, non celui de la mère ; comparez les expressions employées Luc 1.35. En raison de ce passage parallèle, l’argument en question devrait, me semble-t-il, disparaître de la critique. En général, la sublime conception biblique du Saint-Esprit, conception à la hauteur de laquelle se sont constamment tenus Jésus et les apôtres, défend d’attribuer un sexe à cet être divin. Qu’on se rappelle Genèse 1.2, l’Esprit planant sur le chaos et coopérant avec Elohim à l’acte créateur, et la formule du baptême, Matthieu 28.19.
Depuis la brillante démonstration, de Hug, dans son Introduction au N.T., il est universellement reconnu qu’au temps de Christ l’usage de la langue grecque était très répandu en Palestine. A la suite des conquêtes d’Alexandre, puis de la domination romaine et spécialement par l’influence de la famille des Hérodes, le grec était devenu le langage régnant dans les classes élevées ; c’était la langue judiciaire et commerciale, que devaient naturellement connaître tous ceux qui faisaient des affaires avec l’étranger. Des villes nombreuses, Césarée, Ptolémaïs, Scythopolis, Pella, Dora, etc., avaient une population en grande partie grecquee. Et l’on a profité de cette circonstance pour soutenir que le premier évangile avait fort bien pu être écrit en grec. Toutefois la masse du peuple dans les campagnes, et même à Jérusalem, paraît avoir conservé l’usage de l’araméen, comme langue de la vie ordinaire. C’est ce qui ressort clairement du récit Actes 22.2, d’après lequel, dès qu’on eut entendu que Paul parlait en langue hébraïque, on fit silence pour écouter. Il est remarquable que, suivant Actes 26.14, Paul, racontant sa conversion à Festus et Agrippa, déclare que ce fut en langue hébraïque que Jésus lui adressa la parole sur le chemin de Damas.
e – Voir Gloag, Introd. to the syn. Gospels, p. 426.
Pour se convaincre que Jésus parlait ordinairement en cette langue, il faut se rappeler les surnoms araméens de Céphas et de Boanerges, donnés par lui aux trois premiers d’entre les apôtres ; puis les termes araméens conservés par Marc : Ephphata, Talitha koumi, Abba (dans la prière de Gethsémané), et surtout le cri suprême d’angoisse sur la croix : Eloï, Eloï, lema sabachthaneï. Le livre des Actes (1.19) appelle positivement l’araméen la langue des habitants de Jérusalem (ἡ ἰδία διαλεκτος αὐτῶν). Comment douter après cela que le langage habituel de Jésus ait été l’araméen ? Lorsque Josèphe fut appelé par l’empereur Tite, dont il était le prisonnier, à parler de sa part à ses concitoyens, il raconte qu’il le fit en langue hébraïquef.
f – Guerre Juive, VI, 2, 1.
Nous pouvons certainement conclure de là avec Schürer, (Gesch. des jüd. Volks im Zeitalter Jesu Christi, II, p. 43) : que les classes inférieures en Palestine ne savaient pas ou ne savaient qu’insuffisamment le grecg. Quant au sujet qui nous occupe, il n’y a rien à conclure de cette grande diffusion de la langue grecque en Palestine à cette époque. Car, comme l’observe avec raison H.-W. Meyer, si même cette diffusion avait été plus complète qu’elle ne l’était réellement, elle prouverait seulement que le premier évangile a pu être composé dans cette langue, mais non qu’il l’a été.
g – Malgré ces raisons, la thèse contraire a été soutenue par Roberts dans l’écrit : Greek, the language of Christ and his Apostles. Cette question a été traitée avec beaucoup de soin par Arnold Meyer dans l’écrit Jesu Muttersprache, 1896.
Somme toute, il me paraît que si un grand nombre des critiques, qui soutenaient autrefois énergiquement l’originalité grecque de notre premier évangile, avaient pour motif principal la crainte d’ébranler l’autorité de ce livre en en faisant une simple traduction, la raison qui exerce aujourd’hui le plus d’influence sur les partisans de cette thèse est plutôt le désir de trouver dans le texte grec de Matthieu un moyen d’expliquer le rapport de dépendance mutuelle qui existe, selon eux, entre les synoptiques ; ainsi Holtzmann dit (Einl., p. 388) : « Toute supposition d’une traduction tombe devant le fait que le premier évangéliste n’a fait que remanier soit un écrit qui est à la base de Marc et de Luc, soit Marc lui-même. » Jülicher (Einl., p. 191) énumère sans hésiter parmi les arguments contre l’authenticité de notre Matthieu le fait « qu’un apôtre en aurait difficilement copié un autre, encore bien moins un disciple d’apôtres » (Marc).
Ces citations prouvent que la question de la langue originale de notre premier évangile n’est pas aujourd’hui traitée pour elle-même, mais qu’aux yeux de plusieurs critiques elle se complique de la solution d’une question toute différente, celle de la relation entre les synoptiques. – Que serait-ce, si nous étions conduits à ce résultat : que les deux opinions ont chacune sa part de vérité et que notre premier évangile est en partie un écrit hébreu et en partie un écrit original grec ? En tout cas, n’est-il pas évident que, si Jésus a parlé en araméen, toute reproduction grecque de sa parole est par conséquent une traduction soit de sa parole parlée, soit de sa parole mise par écrit ? Or, comment se prononcer avec certitude sur une pareille alternative ?
Nous devons mentionner encore une hypothèse qui paraît avoir été avancée pour la première fois par Bengel (Gnomon, p. 2)h : c’est que Matthieu après avoir, comme le disent les Pères, écrit son évangile en hébreu, le publia de nouveau en grec. On peut citer comme exemple d’un procédé semblable ce que Josèphe nous raconte de lui-mêmei, « qu’il avait d’abord écrit son livre en hébreu, sa langue maternelle (τῇ πατρίῳ γλώσσῃ), pour les barbares (τοῖς ἄνω βαρβάροις), – c’est ainsi qu’il désigne son propre peuple, – et qu’ensuite il l’a traduit en langue grecque (ἑλλάδι γλώσσῃ) pour ceux qui sont sous la domination romaine. ». Gloag cite encore le procédé de l’historien Ihne, qui a publié une excellente histoire romaine en allemand, puis en anglais, sans que l’ouvrage anglais fût précisément une traduction de l’allemand. L’hypothèse de Bengel a été admise par Olshausen, Thiersch, Guericke et par Schaff, qui explique la disparition de l’écrit araméen primitif en disant : « Quand le Matthieu grec fut répandu dans l’Eglise, il l’emporta naturellement sur l’hébreu. » Mais, comme, nous l’avons déjà observé, cette supposition d’un apôtre se répétant lui-même dans un second ouvrage est peu naturelle.
h – Il s’exprime ainsi : « D’après eux (les Pères les plus anciens) Matthieu doit avoir écrit en hébreu ; mais qu’est-ce qui empêche qu’il ait écrit ensuite le même livre en grec, sans pourtant le traduire littéralement ? »
i – Guerre Juive, Præmium, 1.
2. Une seconde question a été soulevée à l’occasion d’une différence que l’on a remarquée entre les nombreuses citations de l’A.T. contenues dans notre évangile. Bleek (Einl., § 106) a relevé un fait déjà signalé par Jérôme : c’est l’existence d’une différence entre les citations appartenant à l’évangéliste, qui les aurait empruntées directement au texte hébreu, à savoir celles dans lesquelles il constate l’accomplissement de certaines prophéties par la formule : afin que fût accompli …, et les citations qui se trouvent dans les discours de Jésus, lesquelles seraient empruntées plutôt au texte des LXX. Ce serait là l’indice d’une dualité dans notre évangile, non point dans le sens de Baur, mais dans un sens purement littéraire. Le fait lest-il exact ? Le contrôle des citations de Matthieu a été fait plusieurs fois, en particulier par Angerj et par Massebieauk. Le résultat de ces travaux est que la distinction établie par Bleek n’est vraie que partiellement. Le résultat que j’ai obtenu moi-même est à peu près conforme à celui-là.
j – Ratio quâ loci V. T. in evangelio Matthei laudantur, 1864.
k – Examen des citations de l’A.T. dans l’évangile selon saint Matthieu,1885.
On compte environ 45 citations de l’A.T. dans le premier évangile ; il est difficile de faire ce compte d’une manière rigoureusement exacte, tant sont différentes les formes d’allusions ou de citations : « N’avez-vous pas vu que…, il est écrit…, afin que fût accompli… Vous avez entendu qu’il a été dit, » ou d’autres formes qui indiquent une simple allusion. Somme toute, je m’arrête avec Massebieau au nombre 44 ou 45, en faisant abstraction de 2.23 qui me paraît être une citation tout à fait générale.
Ces 45 citations se répartissent en deux groupes :
Celles qui ont pour auteur l’évangéliste lui-même et qui rapprochent un événement de la vie de Jésus d’une prophétie, par une formule comme : afin que fût accompli, ou : et alors fut accompli… ; on peut les appeler citations apologétiques ; elles sont au nombre de 11. Sur ces 11, 8 ne peuvent avoir été rédigées qu’en employant ou du moins en consultant le texte hébreu. Ce sont 1.22 ; 2.15 ; 4.14-16 ; 8.17 ; 12.17-21 ; 13.35 ; 21.4 ; 13.14 ; 27.9-10. La citation 11.10 appartient proprement au groupe suivant.
Le second groupe comprend toutes les citations qui se trouvent dans les discours de Jésus lui-même ; elles sont au nombre de 34 ; on peut les appeler citations de contexte.
15 me paraissent provenir purement des LXX ; dans 6 à 7 le texte des LXX est combiné avec le texte hébreu. 12 me semblent incertaines, soit parce que la traduction ne pouvait se formuler de deux manières différentes, soit, parce que le rapport des textes n’est pas clair, soit parce que le rédacteur peut avoir cité de mémoire.
Quoi qu’il en soit, on voit que la distinction de Bleek, tout en ayant une certaine vérité, n’est pas assez tranchée pour fonder la conclusion critique, qu’il en a tirée, d’une double origine de notre évangile.
3. Mais, si le dualisme admis par ce savant ne peut se soutenir, il n’en est pas moins vrai que l’on peut constater dans notre évangile un certain dualisme bien réel, si réel que, si je ne me trompe, l’auteur l’a intentionnellement signalé lui-même. Nous avons remarqué, en effet, à certains points de la narration, quelques grands discours (ou plutôt corps de discours) placés comme une sorte de clôtures au terme de chacun des groupes que renferme le récit :
- le sermon sur la montagne, couronnant le tableau des débuts de la prédication de Jésus en Galilée (ch. 5 à 7) ;
- l’instruction donnée aux apôtres en vue de leur première mission, terminant le recueil des actes de pouvoir messianique (ch. 10) ;
- la collection des paraboles du Royaume qui clôt le recueil des paroles de sagesse messianique (ch. 13) ;
- le discours d’instruction sur les relations qui doivent unir les membres de la société nouvelle, terminant le tableau du ministère en Galilée (ch. 18) ;
- le grand discours eschatologique, dévoilant le cours de l’économie qui va s’ouvrir à la suite départ de Jésus et annonçant, avec la destruction de Jérusalem, la fin de l’économie actuelle ; ce dernier discours servant comme de solennel point final à tout l’enseignement du Seigneur (ch. 24 et 25).
Nous avons de plus constaté que le mode de composition de tous ces discours est sensiblement le même : un fond historique, qui forme le commencement du discours et qui se rattache à une situation bien déterminée, situation signalée de la même manière chez Marc et chez Luc ; puis l’addition à ce noyau primitif d’autres matériaux, hétérogènes quant à la situation, mais homogènes quant à la matière. Ces cinq grands groupes d’enseignements se distinguent nettement du genre anecdotique qui règne dans la narration et qui lui est commun avec les deux autres synoptiques, ce qui est d’autant plus remarquable que la plus grande partie des paroles ainsi groupées dans Matthieu se retrouvent disséminées dans le récit de Luc. Enfin nous avons vu que l’auteur lui-même a marqué avec soin la relation entre ces cinq grands morceaux par la formule de transition à peu près identique par laquelle il reprend, après chacun d’eux, le fil de sa narration : « Et il arriva que, lorsque Jésus eut achevé ces discours…… » (7.28 ; 11.1 ; 13.53 ; 19.1 ; 26.1). N’est-on pas naturellement conduit, par ces analogies qui relient ensemble ces cinq morceaux, à y voir les parties d’un tout, antérieur à notre évangile, qui a été démembré et réparti dans le cours de cette narration évangélique ? Il suffit, en effet, de les rapprocher pour y discerner les cinq chapitres d’un ouvrage unique et complet, destiné à instruire les jeunes églises des points fondamentaux de l’enseignement et de la volonté de Jésus. Ces cinq chapitres peuvent s’intituler, comme l’a fort heureusement proposé M. Réville :
- Περὶ τῆς δικαιοσύνης, De la justice
- Περὶ τῆς ἀποστολῆς, De l’apostolat
- Περὶ τῆς βασιλείας, Du Royaume
- Περὶ τῆς ἐκκλησίας, De l’Église
- Περὶ τῆς συντελείας τοῦ αἰῶνος, De la consommation des choses.
Le but d’un tel ouvrage était évidemment didactique, plutôt qu’historique ; ce qui explique aisément le procédé de l’auteur, qui ne s’est pas fait scrupule de réunir dans le même discours des paroles prononcées dans des situations très diverses. En les rédigeant, il a suivi, avant tout, conformément à son but d’instruction et d’édification, un ordre de matières et n’a pu compte que secondairement de l’ordre des temps. De ces faits il me paraît naturel de conclure que, comme l’a dit Reuss, « ces discours ont primitivement appartenu à un ouvrage antérieur, d’où l’auteur de l’évangile les a introduits dans le sien. »
Le plan de cet écrit était simple et grand. L’idée générale était : la fondation par Jésus du Royaume des cieux sur la terre. Il comprenait les cinq chapitres suivants qui forment un tout :
- Jésus législateur (ch. 5 à 7) ;
- Jésus fondateur (au moyen de ses envoyés, les apôtres ch. 10) ;
- Jésus souverain (les paraboles, ch. 13) ;
- Jésus organisateur (de l’Eglise, son instrument pour préparer ici-bas le Royaume, ch. 18) ;
- Jésus consommateur (du Royaume, comme juge d’Israël, de l’Eglise et du monde, ch. 24 et 25).
J’ai fait remarquer l’accord général dans lequel je me prouve au sujet du livre des Discours avec MM. Reuss et Réville, deux auteurs avec lesquels je ne suis pas souvent la même route. Cependant je dois observer que cet accord est loin d’être complet. Ces deux critiques font entrer dans l’ouvrage préexistant d’autres discours que cinq dont j’ai uniquement parlé ; ainsi, selon Reuss : la prédication de Jean-Baptiste (ch. 3), le discours de Jésus sur le Précurseur (11.7-13) et d’autres ; selon Réville, le discours 12.25-45, sur l’expulsion des démons par les exorcistes et le discours du ch. 23, où Jésus prononce la condamnation des scribes et des pharisiens (en tout donc, selon lui, sept Logia). D’autres, comme Hollzmann et Weizæcker, font rentrer dans ce livre antérieur tous les discours de Jésus rapportés dans notre évangile. Mais n’est-ce pas là méconnaître le signalement très spécial dont l’auteur a marqué lui-même les cinq grands corps de discours ? Et n’est-ce pas d’ailleurs rompre le bel ensemble que présente le livre des Discours ? Ne saute-il pas aux yeux en effet que les autres discours, que l’on met sur une seule et même ligne avec les cinq principaux, en différent complètement par la nature des sujets qui y sont traités ? Ce sont des allocutions qui se rapportent à certaines circonstances particulières, mais non des enseignements consacrés à exposer l’œuvre de Jésus dans ses points fondamentaux. Par exemple, n’est-il pas faux de réunir en un seul tout, comme le font Reuss et Réville, le ch. 23 (la condamnation des scribes et des pharisiens, sujet spécial et temporaire) avec la grande prophétie eschatologique renfermée dans le discours des ch. 24 et 25 ? L’erreur sur ce dernier point est d’autant plus évidente que l’auteur a séparé lui-même ces morceaux par l’indication d’un changement de situation et par un nouveau préambule (24.1-8).
En général les autres discours renfermés dans le premier évangile ne semblent pas participer à ce mode de composition par voie d’agglomération d’éléments hétérogènes, que nous avons remarqué dans les cinq dont nous faisons un tout à part. Il va de soi que l’auteur de l’évangile, en insérant dans son écrit grec la traduction de l’écrit antérieur, n’a pas entendu se priver du droit de rapporter aussi, tout comme les deux autres synoptiques, les divers discours ou entretiens de Jésus sur d’autres matières, dont il avait connaissance par la tradition ou autrement. Pour distinguer dans son écrit ces deux espèces de matériaux, il faut, je pense, à moins de risquer de tomber dans l’arbitraire, s’attacher au critère que l’auteur a donné lui-même dans la formule identique par laquelle il a terminé les cinq discours, qu’il empruntait au recueil des Discours.
Reste l’opinion de Weiss, de Salmon et des très nombreux critiques qui appliquent, dans le témoignage de Papias, le mot Logia à notre premier évangile tout entier, ou à un ouvrage narratif analogue plus ou moins complet. Nous discuterons bientôt le sens du mot Logia dans cet antique témoignage.
Tout porte à croire que l’ouvrage primitif de Matthieu, s’il a réellement existé, comme je le pense, distinct de notre évangile, était écrit en hébreu ou en araméen. C’est l’affirmation de Papias et, d’après ce que nous avons dit plus haut de la langue populaire en Palestine au temps de Jésus, la supposition la plus naturelle. On n’aura pas commencé à écrire les enseignements de Jésus dans une langue différente de celle dont il s’était servi lui-même et qui était la langue usuelle des lecteurs les plus rapprochés. De plus, trouve quelques vestiges de la langue sémitique dans certains termes qui ont passé dans notre texte grec ; par exemple, raca (5.22) ; Mamonas (6.24) ; δικαιοσύνη (6.1), employé dans le sens d’aumône, de libéralité, comme parfois tsedaka dans l’A.T. ; on peut citer encore dans la sixième béatitude (5.8) l’expression purs de cœur (καθαροὶ τῇ καρδίᾳ) substituée d’après le terme hébreu, au terme grec des LXX (εὐθέσι τῇ καρδίᾳ, droits de cœur), Psaumes 73.1. Il est à remarquer que tous ces exemples se trouvent dans les cinq grands discours.
Je me suis proposé, dans ce travail sur le premier évangile, de chercher avant tout dans les données fournies par l’écrit lui-même la solution des questions que soulève sa composition, et de ne recourir au contrôle de la tradition que subsidiairement. Mais, comme le résultat auquel je viens d’être conduit par la série des indices internes ne dépasse pourtant pas la valeur d’une hypothèse, je sens le besoin, en raison de son importance, de rechercher immédiatement s’il ne serait point confirmé par quelque donnée traditionnelle. J’anticiperai donc en ce point sur le sujet traité à l’article : Données traditionnelles.
Nous avons étudié d’une manière générale le témoignage de Papias, dans sa relation avec la formation du recueil des quatre évangiles. Dans la partie de ce témoignage qui concerne spécialement l’écrit de Matthieu, se trouve un mot qui a trait directement au sujet qui nous occupe et qui a donné lieu à des discussions considérables. Eusèbe, après avoir dit (H. E. III, 39, 1) que Papias a écrit cinq livres qui sont intitulés : Explications des discours du Seigneur (λογιῶν Κυριακῶν ἐξηγήρεις), ajoute que ce Père disait en outre ceci : « Quant à Matthieu, il composa en langue hébraïque les discours (Μαθθαῖος μὲν οὖν Ἑβραΐδι διαλέκτῳτὰ λόγια συνεγράψατο). » Quel ouvrage voulait désigner Papias en intitulant ainsi l’écrit de Matthieu ? Etait-ce un évangile complet, contenant des faits et des paroles, ou seulement un recueil de discours proprement dits ? C’est une chose étrange que tous les Pères orientaux et occidentaux déclarent, d’accord avec Papias, mais non uniquement d’après lui, que Matthieu a écrit son livre en hébreu et que pourtant ils n’hésitent pas à appliquer cette tradition à notre premier évangile écrit en grec. Jérôme, le premier, paraît s’être préoccupé de cette inconséquence et il l’explique en déclarant que notre premier évangile était une traduction de l’araméen. « Matthieu, dit-il (de vir. III., c. 3), le premier composa en Judée l’évangile de Christ en caractères et mots hébreux, en vue de ceux d’entre les Juifs qui avaient cru. Quel est celui qui plus tard l’a traduit en grec ? On ne sait là-dessus rien de certain. » Au temps de la Réformation on s’aperçut bien de la contradiction qu’il y avait à attribuer à l’apôtre Matthieu un écrit grec que tous les Pères disaient avoir été composé par lui en hébreu ; mais afin de ne pas dépouiller notre évangile de son autorité apostolique, on crut prudent de nier l’existence de l’original hébreu attesté par toute la tradition patristique. Ainsi firent Erasme, Calvin, Bèze, etc., et une foule d’autres à leur suite, surtout dans l’église protestante. Il a fallu Schleiermacher, non pour s’apercevoir que de l’hébreu n’est pas du grec et qu’un recueil de discours n’est pas un Evangile, mais pour tirer énergiquement la conséquence de ces deux faitsa. Cette conséquence, qui a inauguré sur ce point une nouvelle phase de la critique, est tout simplement : que le témoignage de Papias, sur lequel l’Eglise avait fondé jusqu’alors sa croyance à la composition de notre premier évangile par l’apôtre Matthieu, ne s’applique point à notre évangile canonique, qui est écrit dans une langue différente et qui a un contenu tout autre que l’écrit dont a parlé Papias.
a – Dans le journal Studien und Kritiken, 1832, 4tes Heft : Ueber die Zeugnisse des Papias von unseren beiden ersten Evangelien, S. 735-768.
Nous aurons à rendre compte plus tard du premier de ces deux points (celui de la langue) ; nous ne nous occuperons ici que du second (le contenu de l’écrit). Il s’agit du sens du mot Logia, employé par Papias pour désigner le contenu de l’Écrit de Matthieu. Le mot λόγιον est un diminutif de λόγος parole ou discours) et désigne une parole brève et sentencieuse, comme étaient d’ordinaire les oracles. Aussi, chez les écrivains grecs (Hérodote, Thucydide, Euripide, Diodore, Plutarque, etc.), ce mot désigne-t-il toujours une déclaration divine. Il paraît donc naturel d’appliquer la parole de Papias à un écrit renfermant les discours de Jésus, comme autant de sentences divines, et en quelque sorte d’oracles, mais non à un récit des faits de sa vie, tel qu’un évangile. Comme dit Jülicher : « C’eût été une manière de s’exprimer singulièrement propre à égarer que de désigner comme des discours un évangile complet. » Cependant un grand nombre d’auteurs ne pensent pas pouvoir admettre ce sens restreint du mot Logia et prétendent que ce terme désigne bien ici un évangile complet renfermant faits et discours, mais tout en accordant cependant que, si Papias a désigné cet écrit évangélique du nom de discours, c’est en vertu de l’adage : A potiori parte fit dedominatio ; ainsi Lücke, Hug, Luthardt, Zahn, Anger, Keim, Weiss, etc. Ces auteurs s’appuient sur certains passages du N.T. et des Pères ; ainsi Romains 3.2, où Paul dit « que le privilège des Juifs est d’avoir reçu en dépôt τὰ λόγια τοῦ θεοῦ (les oracles de Dieu), » c’est-à-dire l’A.T., – puis Hébreux 5.12, où l’auteur dit à ses lecteurs « qu’ils ont besoin d’apprendre les premiers éléments du commencement des oracles de Dieu, τὰ στοιχεῖα τῆς ἀρχῆς τῶν λογίων τοῦ θεοῦ ; » – Actes 7.38 : « Moïse a reçu des oracles vivants (λόγια ζῶντα) de Dieu pour nous les donner ; » – 1 Pierre 4.11 : « Que ceux qui parlent dans l’assemblée, parlent comme énonçant les oracles de Dieu (εἴ τις λαλεῖ, ὡς λόγια θεοῦ). » On allègue aussi un passage de Philon où cet auteur cite comme λόγιον θεοῦ le récit du fait rapporté Genèse 4.15 et un passage d’Irénée où ce Père accuse les hérétiques « d’égarer l’esprit des simples en falsifiant les oracles du Seigneur (λόγια τοῦ θεοῦ). » (Comp. Salmon, Introd., p. 98 et 99). Puis on affirme qu’une série de discours qui ne seraient pas accompagnés de la mention des circonstances dans lesquelles ils ont été prononcés est une chose tout à fait invraisemblable, Salmon va même jusqu’à dire : « absurde ». On invoque enfin le témoignage de Papias lui-même sur Marc, dans lequel ce Père définit la matière d’un évangile par ces deux mots : « Les choses dites ou faites par le Seigneur, » ce qui prouve bien qu’à ses yeux les faits ne pouvaient manquer d’être joints aux discours.
Ces raisons ne me paraissent pas fondées. Si le mot Logia dans Romains ch. 3 comprend l’Ancien Testament tout entier, c’est qu’au point de vue de l’inspiration, telle que la comprenaient les Juifs, ce livre était tout entier un oracle divin. Or à l’époque de Papias on n’envisageait pas encore les évangiles de cette manière. Ce qui le prouve, c’est le manque d’ordre qu’il constate dans Marc et qu’il excuse par les circonstances de sa composition. Sans doute on pouvait citer une parole de Jésus comme parole divine, ainsi que le fait l’épître dite de Barnabas (4, 14) ; mais ce pouvait être en considération de l’autorité de Celui qui l’avait prononcée. – Dans le passage de l’épître aux Hébreux, il est question non des premiers éléments de l’histoire sainte, mais de ceux de la doctrine évangélique. – La parole d’Etienne (Actes ch. 7) s’applique non à des récits, mais aux commandements du Sinaï. – La parole de 1 Pierre ch. 4 oppose le ministère des docteurs qui enseignent, aux fonctions actives de ceux qui travaillent administrativement pour l’Eglise, opposition qui prouve clairement que l’expression : les oracles de Dieu, se rapporte à des enseignements. Quand Philon appelle oracle le récit de Genèse 4 où Dieu met un signe sur le front de Caïn pour que personne ne le tue, c’est que ce fait est accompagné d’une déclaration divine, d’un λόγιον. Et d’ailleurs ce trait est raconté, selon Philon, sous la garantie de la même inspiration que tout le reste de l’A.T. – Quant au passage d’Irénée, ce Père entend évidemment par les Logia que falsifiaient les hérétiques, les enseignements de Jésus et non les faits de sa vie, comme le prouvent les mots suivants où il dit de ces mêmes hérétiques « qu’ils se font mauvais interprètes de choses bien dites. » – Il y a un an j’aurais cru nécessaire de réfuter l’assertion de Salmon qui envisage comme une impossibilité un recueil de discours dénués de toutes circonstances historiques. Un fragment récemment trouvé en Égypte, où les paroles sont mentionnées à la suite l’une de l’autre sans autre transition que : Jésus dit, me dispense de prouver à cet auteur que l’idée d’un tel écrit n’est pas « un pur rêve. » – Enfin le passage de Papias sur Marc dit précisément le contraire de ce qu’on prétend y trouver. Après avoir décrit livre de Matthieu comme « une collection de discours » (σύνταξις λογίων), il oppose à cet écrit l’évangile de Marc, qui, composé d’après les récits de Pierre, contient soit les choses faites par Jésus, soit les choses dites par lui (τὰ ὑπὸ τοῦ χριστοῦ ἢ λεχθέντα, ἢ πραχθέντα).
Le vrai sens du mot Logia me paraît ressortir, non seulement de l’emploi ordinaire qui en est fait dans le grec classique, mais aussi des passages de Clément et de Polycarpe où les enseignements évangéliques orthodoxes sont désignés par ce terme. Le titre même de l’ouvrage de Papias : Explications des Discours du Seigneur (Explanatio sermonum Domini, comme traduit Jérôme), suffirait au besoin pour décider la question et prouver la nature didactique de l’écrit dont Papias donnait l’explication. On raconte des faits ; on explique des paroles. Sans doute Papias a mentionné certains faits de l’histoire de Jésus ; mais nous avons montré (p. 20) qu’il les citait occasionnellement, comme moyens d’illustration de certaines paroles.
Nous pouvons conclure de tout cela, me paraît-il, que par ces Logia dont il s’efforçait de donner l’explication véritable, en opposition aux falsifications hérétiques, Papias entendait bien les enseignements de Jésus rédigés par Matthieu en araméen, et non une histoire complète de son ministère. Et je crois, par conséquent, avoir le droit de citer dès maintenant son témoignage comme confirmation de l’hypothèse à laquelle j’ai été conduit par l’étude du livre lui-même.
Resch est récemment arrivé au même résultat que ceux que nous combattons ici, mais par un tout autre chemin. Dans un travail remarquable, faisant partie des Theologische Studien (recueil d’études présenté au professeur B. Weiss pour son 70e anniversaire), il rapproche le terme de Logia, employé par Papias, du terme hébreu Debarim, dans les titres de plusieurs ouvrages historiques de l’A.T. où ce mot, traduit par les LXX par λόγοι (paroles), signifie cependant histoire ; par exemple, Diberé Schemouel, histoire de Samuel, Diberé David hammélech, histoire du roi David, et autres cas semblables (comparez 1 Rois 11.41 ; 1 Chroniques 29.29-30, etc.). A toute rigueur le mot λόγια aurait pu avoir ce sens large chez Papias (comparez Actes 1.1) ; mais il est impossible, d’après l’usage bien établi des écrivains grecs, d’expliquer ainsi le mot λόγια chez un écrivain dans lequel on ne trouve aucune trace de la connaissance de l’hébreu. D’ailleurs dans les termes hébreux cités par Resch, le sens n’est pas paroles (et faits) de Samuel, paroles (et faits) de David, etc., mais récits touchant Samuel, touchant David. Comment l’expression [λόγια Κυριακά], oracles du Seigneur, équivaudrait-elle à celle de récits sur le Seigneur ? Resch me paraît s’être laissé éblouir, dans ce cas comme dans d’autres, par une séduisante apparence.
Il nous reste à traiter plus spécialement du style grec de notre évangile, et cela en le comparant avec celui des autres synoptiques.b
b – Voir Gersdorf, Beiträge zur Sprachcharakteristik der Schriftsteller des N.T. – Holtzmann, Die drei synopt. Evangelien. – B. Weiss, Einleit. in das N.T., § 37 ; das Evang. Matthæi und seine Lukas-Parallelen, p. 44-47.
D’une manière générale on peut dire que, si le grec du premier évangile participe en quelque mesure du coloris araméen qui est le caractère des trois synoptiques, le style de cet écrit est, pour ainsi dire, à égale distance et de la simplicité souvent lourde et prolixe de Marc et de l’élégance presque classique de Luc (du moins dans les parties où celui-ci ne reproduit pas intentionnellement et presque littéralement un texte araméen).
Entrons dans le détail : Le style du Ier évangile présente, soit quant au vocabulaire, soit quant aux tournures grammaticales, de nombreuses particularités qu’il importe de noter. Le terme le plus caractéristique est celui de royaume des cieux (βαιλεία τῶν οὐρανῶν), qui se lit 37 fois dans cet évangile et pas une seule dans les deux autres synoptiques ; le terme usité chez ces derniers, Royaume de Dieu (βασιλεία τοῦ θεοῦ), ne se trouve que 5 fois dans Matthieu (une fois sous la forme Royaume du Père, βασιλεία τοῦ πατρός). Il n’y a pas de différence à cet égard entre les diverses parties du livre (voir ch. 3, 4, 5, 7, 11, 13, 16, 18, 19, 20, 22, 23, 25, passim)c – L’expression : le Père céleste (ὁ πατὴρ ἐπουράνιος ou ὁ ἑν τοῖς οὐρανοῖς), se lit 20 fois et se trouve dans les diverses parties du livre, tandis qu’on ne la prouve qu’une fois chez Marc (11.25) et jamais chez Luc, pas même dans l’oraison dominicale (11.2) ; – Consommation du siècle (συντέλεια τοῦ αἰωνος), 5 fois (13.39, 40, 49 ; 14.3 ; 28.20) ; ce terme ne se trouve pas dans les autres synoptiques ; – Ἱεροσόλυμα (toujours sauf 23.37, où se trouve Ἱερουσαλήμ) ; sur 30 cas Luc n’emploie que 4 fois la forme Ἱεροσόλυμα (texte de Tischendorf) ; – fils de David (υἱὸς Δαυΐδ, 7 fois) ; ce terme ne se trouve qu’une fois dans chacun des deux autres.
c – Nous renvoyons à l’appendice suivant l’étude de cette notion fondamentale, dans notre évangile.
Certaines locutions fréquentes chez Matthieu sont, étrangères ou presque étrangères aux deux autres : ἀναχωρεῖν se retirer, 10 fois (1 fois dans Marc, jamais dans Luc) ; – μαθητεύειν, faire disciple, 3 fois et chez Matthieu seul ; συμβούλιον λαμβάνειν, tenir conseil, 5 fois (Marc, 2 fois : συμβόλιον ποιεῖν) ; – διστάζειν, douter, 2 fois ; – τάφος, sépulcre, 6 fois (les autres : μνημεῖον ou μνῆμα ; – σφόδρα, extrêmement, 7 fois et toujours avec des verbes (Marc et Luc, chacun 1 fois, et seulement avec des adjectifs). Schaff cite encore 7 termes employés par Matthieu, qui ne se trouvent ni dans les autres synoptiques ni dans le reste du Nouveau Testament. On trouve enfin dans Matthieu des tournures particulières : προσκυνεῖν, se prosterner, 14 fois avec le datif de la personne (Marc 9 fois et Luc toujours avec l’accusatif) ; – ῥηθείς, ἐῤῥέθην), 18 fois, pas ailleurs dans les évangiles ; – ἐγείρεσθαι ἀπὸ, au lieu, de ἐκ ; – λέγων employé comme le lémor hébreu ; – τότε, comme transition, 90 fois (Marc 6 fois, Luc 14 fois).
« Ces contextures favorites, conclut M. Réville, enlacent le livre entier d’un réseau évidemment tendu d’une même main. » Credner, en terminant son étude du style de Matthieu, dit dans le même sens (§ 37) : « Ces manières de s’exprimer particulières, qui se retrouvent uniformément dans tout le cours de l’écrit, constatent l’unité de l’auteur, » et, ajouterai-je, rendent peu vraisemblable l’emploi par l’évangéliste d’une pluralité de sources, du moins de sources grecques.
Je joins ici deux appendices sur deux points particuliers qui réclament une explication.
Comme l’idée du Royaume des cieux est la notion centrale de cet écrit, ce terme est aussi celui qui en caractérise le plus particulièrement le style. La locution grecque βασιλεία τῶν οὐρανῶν peut s’expliquer de deux manières. On peut faire du génitif τῶν οὐρανῶν un complément subjectif : « La royauté qu’exercent les cieux, » ou bien un complément d’origine : « Le Royaume qui, préexistant dans les cieux, doit en descendre sur la terre, afin de se substituer ici-bas au règne du mal et de faire de la terre une province du ciel. » Dans ce dernier sens, ce Royaume désigne l’état céleste d’obéissance, d’ordre et de paix qui doit résulter du salut apporté au monde par Jésus-Christ. Le premier de ces deux sens se rattache à l’usage fréquent, dans le langage rabbinique, de la paraphrase les cieux, pour désigner Dieu, comme quand nous disons familièrement : « Le ciel me préserve ! » ou : « Aide-toi, le ciel t’aidera. » Ce sens a été défendu avec beaucoup d’habileté et d’érudition par Schürer dans un article très remarqué (Jahrbücher fur protest. Théologie, 1876). Mais après réflexion il me semble difficile de croire qu’une manière aussi abstraite de désigner Dieu ait pu être celle de Jésus qui vivait avec Lui dans un rapport si intime et si personnel. Ce serait à tort qu’on citerait en faveur ; de cette manière de parler Luc 15.21 : « J’ai péché contre le ciel et devant toi. » La différence des prépositions prouve à elle seule que les deux régimes ne sont pas synonymes.
Le terme de Royaume de Dieu, dont se servent souvent les deux autres synoptiques, diffère à peine, quant au sens, de celui de Matthieu. Il oppose l’état de choses ainsi désigné aux royaumes païens, tandis que le terme de Matthieu l’oppose à toute organisation politique et d’origine terrestre. On s’explique aisément la prédilection de l’apôtre pour cette expression. En suivant Jésus, il se trouvait à chaque instant en face d’un état de choses dégénéré et devenu presque entièrement terrestre, prêt par conséquent à crouler, et tout son cœur s’élançait vers un ordre de choses nouveau, céleste de nature et d’origine, qui viendrait en la personne de son Maître glorifié remplacer tout ce qu’il avait sous les yeux. Ainsi Jésus, au soir du jour des Rameaux, après avoir jeté un dernier et long regard sur le sanctuaire visible (Marc 11.11), contemplait en esprit le sanctuaire nouveau, non fait de main d’homme, mais spirituel et impérissable, qui devait remplacer l’ancien (Jean 2.19).
Une question a été fort agitée récemment, celle de savoir si, quand Jésus parle du Royaume des cieux, il pense à quelque chose d’actuel ou d’uniquement futur. Il est bien évident, d’après le rôle dominant que jouait à cette époque dans la pensée juive l’attente du Royaume messianique, attente qui se retrouve énoncée dans toutes les Apocalypses juives de l’époque, que, quand Jésus parlait au peuple du Royaume des cieux, la pensée de ses auditeurs se portait aussitôt vers le grand renouvellement qu’on espérait du Messie. On voyait le monde subitement transformé par un coup de la puissance divine, le peuple juif exalté et les puissances païennes abaissées devant lui et forcées de lui céder l’empire du monde. Philon lui-même, avec tout son spiritualisme, n’est pas entièrement étranger à ces espérances charnelles de son peuple. Lui aussi, dans certains passages, voit dans le Messie un grand guerrier qui remporte la victoire sur les nations (voir Schürer, Geschichte des jüd. Volks im Zeitalter J. C, II, p. 435) ; et c’est ici que nous pouvons mesurer l’élévation de la pensée de Jésus au-dessus des conceptions religieuses des meilleurs penseurs de son temps et de son peuple. Il est bien loin sans doute de nier la grande catastrophe, provenant du ciel, qui ébranlera le monde pour déterminer l’avènement du Royaume divin. Mais sa vue du cours, des choses est trop profondément morale et spirituelle pour qu’il ne tienne pas compte du concours de l’action humaine dans cette transformation finale. Il comprend parfaitement qu’un acte purement extérieur serait impuissant à produire le Royaume, tel qu’il le conçoit et qu’il le décrit dans la troisième demande de l’oraison dominicale. Il faudra pour cela une préparation morale, opérée de longue main au sein de l’humanité et qu’il représente sous les images du grain de sénevé, grandissant peu à peu jusqu’à devenir un vrai arbre, ou du levain transformant graduellement la masse entière de la pâte. Jeter le fondement de cette préparation, c’est la tâche son séjour ici-bas. L’Eglise de ses rachetés aura à la continuer après lui, et cette préparation, il l’envisage certainement comme un travail qui appartient déjà au Royaume lui-même, s’est dans ce sens qu’il dit : « que le Royaume des cieux s’est approché » (4.17), qu’il déclare à ses adversaires que l’expulsion des démons, accomplie par lui avec la puissance de l’Esprit divin, doit leur prouver que le règne de Dieu est déjà venu sur eux (ἔφθασεν ἐφ’ ὑμᾶς), parole aussi menaçante pour eux qu’encourageante pour ses disciples. Il prononce même cette parole Luc 17.21 : « Le Royaume de Dieu est au dedans de vous. » Il me paraît, en effet, difficile, malgré l’opinion de la plupart des interprètes, d’admettre que le ἐντός, au dedans de, soit simplement synonyme de ἐν, dans, non seulement parce que le sens des deux prépositions est en soi différent, mais en vertu même du contexte, que l’on oppose au sens propre de la préposition au dedans de. En réponse à la question des pharisiens, Jésus veut montrer que la venue du royaume de Dieu ne peut être l’objet de l’observation sensible il le prouve par la nature même de ce Royaume qui est un fait intérieur et par conséquent inaccessible aux sens. Pour le sens précis de ἐντός, comparez Psaumes 39.4 : « Mon cœur s’échauffe au dedans de moi, » passage dans lequel, comme dans plusieurs autres, le sens propre de ἐντός est fortement accentué. Le Roymme est donc aux yeux de Jésus futur et pourtant déjà présent dans sa personne, d’abord, et dans son travail, puis dans les croyants, premiers fruits de ce travail. C’est une erreur fâcheuse, commise par l’excellent Meyer et ceux qui le suivent, de donner invariablement à ce terme un sens eschatologique, et cela même dans un passage tel que Romains 14.17 : « Le Royaume de Dieu est justice, paix, joie par le Saint-Esprit. »
Toute la période préparatoire de l’établissement du règne de Dieu dans l’ancienne alliance se résume dans ce mot des prophètes : « L’Eternel vient. » Comp. Zacharie 2.10 et 9.9 : « Fille de Sion, dit l’Eternel, réjouis-toi, ton Roi vient à toi. » Malachie 3.1 : « Voici, il vient ; » et enfin cette menace, dernier mot de l’Ancien Testament : « De peur que je ne vienne, et que je ne frappe cette terre d’interdit » (4.6). En tant que promesse, c’est également la venue de l’Eternel qui est présentée à Israël comme le sens et le but de son histoire nationale. Dès l’instant où l’homme a chassé Dieu d’auprès de lui en péchant volontairement, Dieu a cherché à se rapprocher de lui et à retrouver l’entrée de son cœur. Aussi lui ouvre-t-il immédiatement la perspective de la victoire finale sur l’ennemi qui venait de le blesser à mort (Genèse 3.15) et lui donne-t-il bientôt deux gages de ce salut final : l’enlèvement d’Enoch et la délivrance de Noé.
Avec Abraham commence la série des mesures destinées à réaliser ce retour de l’Eternel et à opérer ici-bas le rétablissement de son règne. Le premier acte de ce long travail est le rapport personnel que Dieu établit entre lui et Abraham, et la promesse solennelle qu’il lui fait, de bénir en lui et en sa postérité toutes les familles de la terre (Genèse 12.3). C’est là comme le premier pas de la venue de l’Eternel au sein de l’humanité. La glorieuse délivrance d’Egypte, la mise d’Israël sous la tutelle de la loi, l’établissement du peuple en Canaan, la carrière laborieuse de David et son élévation à la souveraineté, les sérieux rappels à l’ordre adressés sous ses successeurs par les prophètes au peuple déchu, les visions messianiques, semblables à des éclairs illuminant subitement les ténèbres d’un présent idolâtre et corrompu, le coup épouvantable de l’exil, le rétablissement du peuple, le commencement de sa diffusion parmi les nations païennes au milieu desquelles il apporte son monothéisme, ses livres sacrés, sa moralité supérieure et son attente d’un glorieux avenir que doit réaliser un envoyé divin, enfin l’apparition d’un précurseur proclamant la présence du Christ attendu : ce sont là les anneaux d’une chaîne de divines manifestations qui constituent, dans le langage de l’Ancien Testament, la venue de Jéhova, l’approche graduelle de son arrivée en la personne du Messie. Ce terme annoncé, Malachie le décrivait ainsi dans la vision qui termine son livre et la prophétie de l’Ancien Testament, 3.1 : « Et aussitôt le Seigneur que vous cherchez, l’Ange de l’alliance que vous désirez, entrera dans son temple ; voici il vient, dit l’Eternel des armées. » C’était 400 ans avant l’ère chrétienne que ce Il vient était prononcé. Car chaque moment hâtait son arrivée. Depuis la chute du premier homme jusqu’à Jean-Baptiste, toute l’histoire se résume dans ce mot : L’Eternel vient.
Mais Israël a refusé de l’accueillir. « Il est venu chez soi et les siens ne l’ont point reçu » (Jean 1.11). Ils l’ont même banni du milieu d’eux et de la terre des vivants. Ici commence de la part de Dieu un nouveau : Je viens. Le départ de Jésus par sa mort et son ascension est le moment d’où date cette nouvelle venue divine. C’est ce que Jésus déclare avec serment au sein du Sanhédrin : « Tu l’as dit, » répond-il au grand sacrificateur qui l’adjure par le Dieu vivant ; « et même je vous dis, que dès maintenant (ἀπ’ ἄρτι) vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance et venant sur les nuées du ciel » (Matthieu 26.64). Le mot : dès maintenant, montre que Jésus envisage tout le temps qui va s’écouler désormais jusqu’à la fin des choses comme la période tout à la fois de sa souveraineté céleste et de son invisible retour ici-bas. De même que l’histoire l’ancienne alliance n’avait d’autre sens que ce mot : Il vient, celle de la nouvelle, après qu’on a banni Dieu d’ici-bas une seconde fois, se résume tout entière dans celui-ci : Il revient.
Ainsi s’expliquent les applications si multiples de cette notion la venue de Christ que nous trouvons dans l’Ecriture.
- Jésus appelle le don du Saint-Esprit sa venue, parce que c’est lui-même qui par le Saint-Esprit vient habiter dans le cœur du fidèle : « Je ne vous laisserai point orphelins ; je viendrai à vous…. Vous reconnaîtrez en ce jour-là que je suis en mon Père, et vous en moi et moi en vous…. Si quelqu’un m’aime…., mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure chez lui » (Jean 14.18, 20 et 23). Nous devons par conséquent envisager comme la venue constante de Jésus l’action toujours renouvelée de son Saint-Esprit dans les cœurs qu’il réveille et qu’il convertit, comme au sein des églises auxquelles il fait sentir sa présence par les commotions spirituelles par lesquelles il les tire de leur langueur et confond toujours de nouveau l’incrédulité déjà triomphante. « Je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un m’ouvre, j’entrerai chez lui et je souperai avec lui et lui avec moi » (Apocalypse 3.20). Cette parole est la révélation de la présence et de l’action incessante du Christ opérant journellement sa venue miséricordieuse dans l’Eglise et dans le cœur des individus.
- La mort de chaque croyant est présentée également comme une venue de Jésus. D’en haut, où il plane en souverain sur le cours des âges, sa main s’abaisse pour cueillir les épis arrivés à maturité : « Quand je vous aurai préparé le lieu, je viendrai, et je vous prendrai à moi, afin que, là où je suis, vous y soyez aussi » (Jean 14.3). « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? » (Jean 21.22). « Et vous, soyez prêts, parce que vous ne savez pas l’heure où le Fils de l’homme viendra ; heureux ce serviteur que son Seigneur trouvera veillant quand il viendra ; il l’établira sur tous ses biens… ; que vos reins soient ceints et vos lampes allumées » (Luc 12.36-40). Dans toutes ces paroles, Jésus pense à la mort des siens et à la réception qu’il leur prépare auprès de lui.
- La ruine de Jérusalem et le jugement du peuple juif sont également désignés par le Seigneur comme des faits qui rentrent dans celui de sa venue : « Vous n’aurez pas achevé de faire le tour des villes d’Israël, que le Fils de l’homme sera venu. » « Cette génération ne passera point que toutes ces choses ne soient arrivées » (Matthieu 10.23 ; 24.34).
- Le jugement du Seigneur sur les églises infidèles et dégénérées est annoncé dans l’Apocalypse sous cette forme : « Repens-toi…. ; sinon, je viens à toi et je renverse ton flambeau de sa place (2.15)… Repens-toi, sinon je viens à toi bien vite. et je combattrai contre les infidèles avec l’épée de ma bouche (2.6)… Repens-toi : si tu ne te réveilles, je viendrai comme un larron et tu ne sauras pas l’heure où je viendrai contre toi » (3.3) ; comp. encore 16.15, l’avertissement général adressé à tous les fidèles.
On voit par tous ces exemples combien est élastique la notion de la venue du Christ. Il vient, quand il touche un cœur à repentance pour l’attirer à lui ; il vient, quand il réveille une église qui se meurt peu à peu : il vient, quand il renverse le chandelier d’une église obstinément infidèle ; il vient, quand il retire à lui les serviteurs dont il veut couronner la fidélité. Sa venue a fait un pas de géant au dernier siècle, quand il a réveillé dans l’Eglise entière le zèle pour l’évangélisation du monde païen, et remis sur pied l’œuvre des missions, jusque-là négligée, mais si florissante dès lors. La prédication de l’Evangile à toutes les nations n’avait-elle pas été ordonnée par lui à l’Eglise comme la condition de son retour ? Et si ce retour a tant tardé, n’est-ce pas à elle-même, et non à lui, que l’Eglise doit s’en prendre, elle qui a si longtemps négligé de lui déblayer sa voie et de pousser à la roue de son char ? Il est une autre condition au sujet de laquelle l’Eglise a sans doute à s’adresser le même reproche. Privée, comme la veuve de la parabole, de la présence visible de son époux, l’Eglise avait à faire ce que Jésus raconte de cette femme désolée qui réclamait avec persévérance et même avec une insistance allant jusqu’à l’importunité, d’être mise en possession de l’héritage qui lui appartenait de droit. L’Eglise a droit à la possession de la terre (Matthieu 5.5), puisqu’elle a la tâche d’y réaliser l’état bienheureux du Royaume de Dieu. Obsède-t-elle suffisamment trône de celui qui seul peut accomplir cette œuvre ? Ne laisse-t-elle pas, sans en souffrir et sans en gémir assez, son bien entre les mains de la partie adverse, à tel point que Jésus, prévoyant cette négligence des siens, s’est lui-même demandé à l’avance si, à son retour, il trouverait encore la foi sur la terre (Luc 8.1-8) ?
Il importe, à l’égard du retour du Seigneur, de distinguer deux faits que l’on confond ordinairement : ce sont sa venue et son arrivée. Le mot grec (ἔρχεσθαι) réunit les deux idées. La venue embrasse tout l’intervalle entre l’Ascension et le dernier jour. C’est le temps du voyage, le temps dont Jésus disait : dès maintenant, et dont lui-même déclarait ignorer la durée (Matthieu 24.34 ; Marc 13.32), peut-être parce qu’elle dépendait en partie de la fidélité de l’Eglise à remplir les deux conditions dont nous parlions tout à l’heure. L’arrivée est le terme de la venue, la manifestation sensible de sa présence. Les apôtres, pressés par un sentiment d’impatience que Jésus avait bien prévu, quand il leur disait : « Des jours viendront où vous désirerez de voir un des jours du Fils de l’homme, » ont abrégé dans leur pensée l’intervalle qui devait séparer le départ de l’arrivée. Ce qui a pu influer aussi sur eux dans ce sens, c’est que Jésus, les envisageant comme les représentants des fidèles de tous les temps, leur avait recommandé d’attendre et de veiller continuellement, comme s’ils devaient assister personnellement à ce moment suprême de son retour. Ils se sont appliqué, comme doit d’ailleurs le faire chaque chrétien au point de vue purement moral, des paroles de Jésus, telles que celle-ci (Luc 21.34-35) : « Prenez garde à vous-mêmes, de peur que vos cœurs ne soient appesantis et que ce jour ne vienne subitement sur vous ; car il tombera comme un filet sur tous les habitants de la terre ; » et beaucoup d’autres exhortations semblables.
D’un côté, la durée de la venue était incertaine aux yeux de Jésus, et les apôtres paraissent l’avoir dans leur pensée trop abrégée ; mais, de l’autre, le fait de l’arrivée était certain aux yeux de Jésus et aux leurs, et ils l’ont fidèlement attesté. Le premier point, comme en général les questions de temps, était d’ordre secondaire ; ce qui le prouve, c’est l’ignorance de Jésus lui-même à cet égard. Le second seul appartenait à l’essence même du salut qui, sans le retour du Christ, resterait un édifice inachevé. Sur ce second point il n’y a eu d’hésitation ni dans la pensée de Jésus, ni dans celle des apôtres.
Quand, dans la nuit, nous apercevons devant nous un point lumineux qui se rapproche, nous ne pouvons mesurer la distance qui nous en sépare encore et le temps qu’il lui faudra pour arriver ; ainsi les apôtres contemplaient dans l’avenir l’arrivée du Maître annoncée par lui, et ils l’ont crue plus prochaine qu’elle ne l’était réellement. Cela était d’autant plus naturel que la notion de l’arrivée de Jésus se confondait plus ou moins pour eux avec celle de sa venue constante, telle que nous l’avons exposée plus haut. Quand Jacques disait : « Le Juge est à la porte ; » quand Paul disait : « Le Seigneur est proche ; » quand l’Eglise disait : « Maranatha, le Seigneur vient ! » c’est que dans le cœur de tous le sentiment de sa continuelle venue actuelle se confondait en partie, avec celui de l’arrivée future qui pouvait avoir lieu d’un instant à l’autre.
Ces notions de la venue et de l’arrivée du Seigneur, constituent ensemble celle de son retour qui est le grand, je pourrais dire l’unique sujet du dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse. Jésus y est nommé dès l’ouverture du livre : « Celui qui est, qui était, et qui vient (ὁ ἐρχόμενος 1.4. » Et l’apôtre ajoute immédiatement, 1.7 : « Le voici, il vient sur les nuées et tout œil le verra. » C’est là l’ouverture du livre, et en voici la conclusion : « Oui, je viens bien vite (ἔρχομαι ταχύ). » Nos versions disent bientôt, au lieu de bien vite, comme si le terme venir se rapportait à l’arrivée, et que le sens fût : « Je serai bientôt là ! » Mais dans son vrai sens cette promesse porte non sur l’arrivée, mais sur la venue : « Je viens rapidement ; je ne m’attarde pas, je ne ralentis pas ma marche (quoi qu’il puisse sembler). » Et l’Eglise en lui répondant : « Amen, viens, Seigneur Jésus ! » ne lui prescrit pas le moment de son arrivée, mais s’engage plutôt à faire elle-même tout ce qui est en son pouvoir pour dégager la voie et accélérer la marche du train qui le ramène. Tout ce que comprend le livre entre ce commencement et cette fin est, me paraît-il, le tableau de la marche de Jésus venant, c’est-à-dire de l’alternance toujours répétée des grâces croissantes répandues par lui sur l’Eglise et des jugements de plus en plus sévères dont le monde rebelle est frappé ; tel est, en deux mots, si je ne me trompe, le sens et l’unité du drame apocalyptique.
Quant à l’époque de l’arrivée du Seigneur, il est aussi vain que téméraire de prétendre déterminer une chose que Jésus a dû accepter d’ignorer lui même.