Sources. — Twesten, Matthias Flacius Illyricus, 1844. — Salig, Historié der Augsburgischen Confessions, I, 648-651. — Planck, IV, 553 ; V, 285. — Schmidt, Zeitschrift für historische Theologie, 1849.
Dans les premières années de sa carrière théologique, Mélanchthon, dominé par l’ascendant irrésistible du génie de Luther, avait nié comme lui jusqu’à l’existence du libre arbitre, pour mettre en relief la toute-puissance de la grâce divine. Plus tard, lorsqu’il obéit au profond instinct moral de sa nature et aux résultats de ses études historiques si variées et si sérieuses, sa pensée théologique subit des modifications profondes. Déjà, dans la confession d’Augsbourg, il passe presque entièrement sous silence le dogme de la prédestination, reconnaît le libre arbitre dans les affaires de la vie civile, et met l’accent sur l’impuissance spirituelle de l’homme et sur l’universalité des promesses. Tous ces axiomes n’éveillèrent aucune méfiance du vivant de Luther. L’organisation du parti des luthériens purs, composé en grande partie de théologiens de la Thuringe, tels que Gallus, Amsdorf, Flacius, Wigand, qui rachetaient l’unité et la qualité par la quantité, et qui trouvèrent dans la nouvelle université d’Iéna un point de ralliement et d’appui, fit naître une opposition de plus en plus violente contre la personne, et les principes de Mélanchthon. La présence à Iéna d’un disciple de Mélanchthon, Victorin Strigel, fit éclater bientôt une controverse passionnée.
Déjà un autre disciple de Mélanchthon, Pfeffinger, dans son traité de libre arbitre (1555), avait affirmé l’existence dans l’âme humaine d’une disposition innée, qui pousse les uns à accepter, et les autres à rejeter la grâce, que Dieu offre à tous sans distinction. Flacius et Amsdorf entrèrent en lice contre lui. S’il appartient, dirent-ils, à l’homme de choisir, ou de repousser la grâce, on doit admettre le libre arbitre de l’homme dans le domaine des choses spirituelles ; on dénature ainsi le dogme du péché originel, en assignant à l’homme un rôle dans l’œuvre de son propre salut. On devrait enseigner bien plutôt que l’homme repousse naturellement la grâce, et que c’est à elle seule que l’âme doit son bonheur éternel, sans qu’elle y ait en rien contribué. Flacius réussit à s’assurer le concours du prince Jean-Frédéric, et le pouvoir séculier fit expier en prison à Strigel ses erreurs dogmatiques. Les partisans de Flacius abusèrent de leur victoire et se conduisirent avec une telle brutalité à l’égard du pieux et savant juriste Wesenbeck, que les étudiants désertèrent en foule l’université.
Pour conjurer un schisme déplorable et rétablir la paix compromise, Jean-Frédéric convoqua un colloque à Weimar, en 1560. Strigel y parut. Tout en repoussant le pélagianisme et le semi-pélagianisme, il affirma que la chute n’a pas détruit, mais seulement atteint et paralysé le libre arbitre. En éloignant du membre la maladie qui le rend inerte, on lui rend sa santé et sa vigueur. Le péché originel n’est pas une corruption radicale de la substance, il n’est qu’un accident à la surface de la substance. Flacius répliqua que, si le péché n’est qu’un accident extérieur, la nouvelle naissance n’est que le dégagement des forces qui ont survécu en principe à la chute, et il n’y a aucun élément nouveau dans le christianisme. On doit professer, au contraire, que l’homme n’est pas seulement un corps paralysé par le froid, mais une statue inerte et glacée. Son attitude vis-à-vis de la grâce est constamment passive et réceptive, bien plus, on doit admettre qu’il lui résiste en vertu de sa nature perverse, et qu’il est converti malgré lui. Avant d’avoir reçu la grâce, l’homme naturel ne peut que lutter contre Dieu lui-même. Strigel demanda si le péché originel, n’étant pas un simple accident de la nature, doit être envisagé comme une substance ? Flacius refusa d’abord de répondre à cette question, qu’il considérait comme un simple problème théologique ; poussé à bout, il répondit, que le péché était une substance, puisque autrement la sainteté ne serait plus qu’un accident ; l’âme, s’écria-t-il avec véhémence, est un miroir de Satan, elle est péché elle-même, bien que sa dégradation se soit accomplie avec la permission d’un Dieu justement irrité. Comme on le voit, Flacius et ses amis Heshus, Amsdorf, Spangenberg, Cœlestin, Irénée, étaient des prédestinatiens absolus. Il fut facile à Strigel de faire découler de ces axiomes monstrueux la non-culpabilité des incrédules. Il obtint du colloque une sentence en sa faveur, en présentant une formule plus modérée de ses principes, formule reconnue orthodoxe en 1562 par les théologiens souabes, Andreæ et Binder, et qui déclarait que la puissance de l’homme pour le bien est entièrement paralysée par le péché originel, et ne peut rien pour son salut. L’homme a perdu l’image divine, mais sa conversion s’opère sous la double forme de la volonté et de la conscience ; sa faculté de recevoir la grâce n’est point exclusivement passive, mais aussi active dans une certaine mesure. Flacius, par un juste retour des choses d’ici-bas, se vit attaqué avec une extrême violence. Il n’avait nullement voulu enseigner le manichéisme, il distinguait dans l’homme deux formes substantielles, l’une physique restée debout, l’autre théologique perdue après le péché. Il n’admet pas une essence mauvaise, mais seulement une forme mauvaise, devenue la substance de l’homme ; le corps humain n’a subi aucune réformation radicale. Flacius se propose surtout d’établir ce double principe, que la sainteté appartient à l’essence de l’homme, et que, par conséquent, le péché doit être envisagé, non pas comme un simple accident, mais comme une puissance infernale, qui a porté une atteinte mortelle à l’essence morale de l’homme. Les controverses subtiles, dans lesquelles il se lança imprudemment, prouvaient surtout l’insuffisance des catégories abstraites de substance et d’accident dans le domaine de la morale. Son caractère irritable, égoïste, altier, inquisiteur, qui n’a pu être complètement justifié par ses récents apologètes, l’ardeur de ses ennemis et sa propre susceptibilité attirèrent sur sa tête un orage, devant lequel il succomba. Il fut condamné, déposé, ainsi que quarante-sept de ses partisans, et mourut en 1575 dans la plus grande détresse.
La Formule de concorde repousse également (581,11 ; 677, 77) le semi-pélagianisme, qui fait coopérer les forces de l’homme aux débuts de l’œuvre divine, et la théorie, qui, tout en assignant à Dieu le point de départ de la conversion, ne considère l’homme pécheur que comme gravement atteint, mais capable néanmoins, après avoir reçu l’appui de la grâce divine, de contribuer, bien que dans une faible mesure, à l’œuvre de sa propre sanctification, et d’assister le Saint-Esprit dans son œuvre de restauration spirituelle. Cette condamnation a en vue le synergisme, c’est-à-dire l’opinion qui veut que l’homme puisse accomplir seul une partie de l’œuvre rédemptrice, tout en en laissant, la plus large part à la grâce. Pfeffinger, en professant le synergisme, avait défini bien imparfaitement les rapports entre la volonté humaine et la grâce. Il n’envisageait pas, en effet, la volonté humaine comme simplement réceptive, mais comme féconde et active à côté de Dieu ; il n’établissait entre elle et la grâce, qu’une différence de degré, et retombait ainsi, sans s’en rendre compte, dans l’erreur fondamentale, du catholicisme. La Formule de concorde lui objecte avec raison, qu’on ne saurait assigner exclusivement à la volonté humaine la plus faible part de l’œuvre du salut, qui, depuis ses origines, jusqu’à son épanouissement parfait dans la vie éternelle, dépend tout entière de l’action de l’Esprit-Saint. Elle n’entend nullement par là nier le concours des facultés humaines graduellement affranchies des chaînes du péché, et qui ne procèdent pas de l’homme naturel, mais du fidèle régénéré.
L’œuvre du salut n’a rien d’arbitraire et contre nature ; elle se développe suivant les lois constitutives de la volonté et de la conscience, que l’Esprit de Dieu transforme en de zélés collaborateurs.
L’action divine, essentiellement vivante, transforme l’opposition de l’homme en une obéissance active. La conversion peut donc être envisagée, en dehors du point de départ qui procède de Dieu seul comme l’œuvre tout à la fois de l’homme et de Dieu (F. C., 654).
L’Esprit de la Réforme est tout entier contraire à une conception magique de l’œuvre rédemptrice. Mélanchthon avait admis trois causes agissantes de la régénération, l’Esprit-Saint, le Verbe, la volonté de l’homme. En excluant cette dernière, la Formule de concorde comprend sous le nom de causes les agents créateurs, sans exclure pour cela de l’œuvre rédemptrice les causes secondes, comme on le voit par la condamnation, qu’elle a formulée contre la théorie de Flacius. Le prédicateur, dit-elle, doit réclamer pour l’œuvre de la repentance le concours de la volonté, qui se transforme chez les âmes régénérées en un coopérateur actif et vivant du Saint-Esprit (F. C., 582). On ne doit pas enseigner, que la volonté de l’homme résiste à Dieu avant la conversion, et que la grâce ne soit offerte qu’à des âmes qui luttent contre elle. Nous ne pouvons concilier cette assertion avec les dogmes du péché originel et de la résistance coupable de l’homme pécheur, tels qu’ils sont établis dans d’autres passages de la Formule de concorde, qu’en admettant une grâce prédisposante, qui paralyse dans les âmes préparées par elle ces conséquences déplorables du péché. Il en résulterait que la grâce supprime, non pas la possibilité, mais la nécessité de la résistance au bien, et fait naître la foi dans les âmes qui ne lui opposent pas cette résistance, dont elles disposent (580, 8 ; comparer avec une déclaration contradictoire, 621, 20). Jean Musæus, Quenstaedt, Hollaz, donnant à ce principe une forme définitive, enseignèrent que la volonté de Dieu et l’action toute puissante de sa grâce font naître nécessairement dans nos âmes une vie nouvelle, d’où découle la liberté de nous prononcer pour Dieu ou pour le mal. Déjà, du reste, la Formule de concorde condamne formellement la négation métaphysique du libre arbitre, et l’assertion que le péché constitue la substance de l’homme, et que la conversion crée un homme entièrement nouveau. Le péché originel a laissé subsister dans l’âme quelques étincelles de vie divine, mais qui sont impuissantes et sans efficace sur l’œuvre de la régénération. Les rédacteurs de la Formule de concorde ont commis la faute grave de n’établir aucun lien entre ces faibles traces de la bonté primitive de l’homme et les premiers germes de la vie nouvelle du chrétien.
[Formula concordiæ, 579-583, 617-622, 797-823. Une controverse violente s’éleva en 1561 à Strasbourg entre Zanchi, disciple de Bucer et de Martyr, qui affirmait avec eux la prédestination et l’impossibilité de la rechute des élus, et Marfach, qui, d’accord avec les théologiens de Tubingue, affirmait une rechute possible des croyants. Il en était de même de Mélanchthon et de Luther (voir Luthers Briefe von de Wette, V, 40-44. Corpus Reformatorum, V, 296-306). C’est de cette période que date la réaction toujours plus accentuée contre les idées de Calvin, auquel se rattachèrent, cependant, quelques disciples de Mélanchthon.]
Examinons avec quelque détail leur attitude en face des problèmes que soulève la question redoutable de la prédestination. L’influence des théologiens souabes avait pu transformer les anciens symboles, plus rapprochés des théories calvinistes, sans pourtant parvenir à rédiger une formule harmonique et définitive. Les ultra-prédestinatiens luthériens entraînèrent dans leur chute le dogme du décret de réprobation sous sa double forme, soit que la condamnation des uns par Dieu procède de l’incrédulité, fruit de l’acte libre d’Adam, soit qu’elle précède la chute et provienne, d’un acte divin antérieur à la création. La Formule de concorde déclare simplement que les mérites de Christ sont universels, aussi bien que l’influence de la grâce. Seule, l’obstination des pécheurs entraîne leur condamnation et leur chute[a]. On ne doit assigner pour cause à l’incrédulité ni la volonté de Dieu et l’action négative de l’Évangile, ni la vocation particulière[b] et l’absence du libre arbitre[c], mais le mauvais vouloir de l’homme et du diable[d], mauvais vouloir qui ne procède pas fatalement et nécessairement du péché originel. L’appel de Dieu est sincère, universel[e], ne fait défaut à personne et fait naître la foi dans l’âme qui l’accepte sans résistance.
[a] Formula concordiæ, 618, 5 ; 821, 88 ; 822, 90.
[b] Id., 617-620.
[c] Id., 580, 8 ; 677, 74.
[d] Id., 617, 4 ; 621, 19 ; 799, 7.
[e] Id., 617, 4 ; 621, 19 ; 799, 7.
Voyons comment la Formule de concorde cherche à résoudre la contradiction établie par elle-même entre ses deux affirmations, également accentuées, de la puissance du péché originel et de la responsabilité des damnés ? Sans doute, dit-elle, tous les hommes ont une égale animosité naturelle contre Dieu, mais ils possèdent la faculté d’écouter, ou de repousser la parole de Dieu au même titre, qu’ils exercent leur libre arbitre dans tous les actes de la vie civile. L’homme qui prête à la prédication de l’Évangile une oreille attentive, est bien près du salut, puisqu’il reçoit par elle la révélation de l’Esprit-Saint, dont la puissance transforme sa volonté rebelle et fait naître la foi dans son âme. La Formule de concorde ne veut à aucun prix assigner quelque mérite à cet acte d’attention de l’homme et se borne à affirmer la culpabilité des âmes rebelles. On peut, dès lors, se demander comment elle rattache à la naissance de la vie spirituelle la liberté civile, indifférente et nulle à ses yeux dans les questions religieuses ? Comment elle peut surtout enseigner la culpabilité des incrédules, qui ne savent ce qu’ils font, puisque à ses yeux la raison naturelle est incapable de s’élever jusqu’aux vérités religieuses ? L’on est en droit de lui montrer par l’histoire que tous les hommes n’ont pas, en fait, eu l’occasion d’entendre la bonne nouvelle. Si l’on maintient la nécessité de la parole extérieure dans la genèse de la foi, on ne peut chercher la solution du problème que dans une double affirmation, et montrer que l’appel sera réellement adressé à tous un jour ou l’autre, sous une forme ou sous une autre, et que l’Esprit-Saint, agissant sur toutes les âmes, rendra possible pour toutes l’acceptation du salut et neutralisera par sa puissante efficace l’action funeste du péché. Mais c’est rendre en même temps impossible l’élection particulière de Dieu, bien qu’on ait acquis ce point important, que les croyants auraient pu persister dans leur incrédulité première. Cela nous amène à étudier l’autre côté de la question.
La Formule de concorde met l’accent sur l’élection absolue et exclusive du petit nombre, et considère cette doctrine comme la source de toute consolation et de toute certitude[f]. Elle condamne l’opinion, qui rattache l’élection à la prescience, que Dieu possède de la foi du fidèle, bien qu’il n’y ait pas d’élection en dehors de la foi, et de Christ. La foi n’est, à aucun titre, une des causes efficientes de l’élection[g]. La Formule de concorde redoute assurément, et veut éviter le piège des œuvres méritoires, mais elle ne tient pas assez compte de la réceptivité du fidèle, qu’elle ne saurait séparer de la possibilité d’un refus, sans retomber dans la prédestination absolue. Or, si l’on enseigne que la voie du salut est la même pour tous les hommes, et que tous sont également placés dans l’alternative de persister dans leur incrédulité, ou d’embrasser librement la foi qui leur est offerte, on ne doit plus envisager simplement la foi de l’élu comme une œuvre impérative et fatale de la grâce irrésistible. Sous peine de retomber dans la théorie calviniste que l’on repousse, on doit sur ce point substituer la prescience à la prédestination. Telle est, en effet, la marche tracée par la logique, et suivie par les théologiens luthériens du dix-septième et du dix-huitième siècle.
[f] Id., 617, 620, 798, 3.
[g] Formula concordiæ, 621, 20. On condamne l'opinion, qu'il y ait en nous quelque cause de l'élection divine.
De nouvelles controverses démontrèrent avec éloquence, combien l’œuvre de conciliation, entreprise par la Formule de concorde, était encore imparfaite et prématurée. La réaction luthérienne contre le calvinisme revêtit depuis 1561 un caractère particulier d’acharnement. Le colloque de Montbéliard (1586)[h], entre Andreæ et Théodore de Bèze, en fut l’éclatante manifestation. Le Bernois Samuel Huber, après, et pour avoir soutenu une polémique ardente contre l’Église de Genève, reçut un accueil favorable dans le Wurtemberg, et plus tard en Saxe, et professa vers 1590 l’universalisme de l’élection de la justification, fondé d’après lui sur la libre grâce de Dieu, et sur les mérites tout puissants de Jésus-Christ. Il repoussait comme entaché de pélagianisme le rôle assigné par les luthériens à la foi dans l’élection, tout en en rattachant à elle seule les bienfaits. La foi, disait-il, n’est possible que pour celui qui connaît son élection. S’il persiste néanmoins dans son incrédulité, il s’exclut lui-même du royaume des deux, et Dieu n’a pas à prononcer un double décret. On lui objectait avec raison, qu’il ne devait pas employer le mot d’élection, puisque ce mot ne désignait pas dans son système la réalisation d’un but marqué à l’avance. En outre, ajoutaient les théologiens du Wurtemberg, l’élection s’accomplit en tenant compte de la foi du fidèle, et en se proposant son bonheur éternel. On en restait donc à l’unité de la volonté divine, à laquelle Huber attachait une grande importance. Ægidius Hunn, originaire de la Souabe, d’abord professeur à Marbourg, ensuite à Wittemberg, dont il fut, depuis la rédaction de la Formule de concorde, le théologien le plus éminent, rejetait, de son côté, d’accord avec la Formule de concorde, l’universalisme de l’élection, et limitait aux rachetés l’octroi inconditionnel et absolu de l’élection divine. La prescience que Dieu possède de la foi du fidèle, fait pour lui partie intégrante de l’élection[i].
[h] Acta Colloquii Montis Belligartis. Tubingue, 1581, p. 502, 560.
[i] Hunn, Articuli de Providentia Dei, et æterna prædestinatione, seu electio filiorum Dei ad salutem, 1595, contre Rossanus et Huber. De provid. Dei tractatus, I, 562.
Hunn et la théologie luthérienne doivent assigner à l’incrédulité et à l’impénitence des pécheurs une influence décisive sur le caractère spécial et exclusif de la grâce divine. Par contre, on ne reconnaît pas avec assez de netteté, que la foi réceptive de l’homme influence, elle aussi, l’élection, et fait une large brèche au caractère absolu du décret spécial de Dieu, en limitant la certitude du bonheur éternel à ceux qui prêtent une oreille attentive à la prédication de l’Évangile, et qui persévèrent dans l’état de grâce. Hunn[j] comprend bien que la simple audition extérieure de la Parole ne suffit point, s’il ne s’y joint l’attention de l’âme, mais, ajoute-t-il, ceux qui prêtent cette simple attention extérieure, sont plus près du salut que ceux qui lui opposent une résistance passive, et c’est ce qui explique la différence de leurs destinées finales. Cette affirmation, si elle a un sens précis, tend à assigner une valeur spirituelle aux œuvres de la justice civile, et, en laissant de côté l’influence prévenante du Saint-Esprit, à reconnaître à l’homme, en dépit du péché originel, la puissance de préparer la grâce par les bons mouvements de son âme. Théorie aussi contraire que le synergisme aux livres symboliques. Les théologiens du dix-septième siècle ont saisi, et en partie conjuré cette erreur, en admettant pour les élus le relèvement de leur libre arbitre par l’action combinée du Saint-Esprit et de la Parole. Depuis les controverses entre Huber et Hunn, les théologiens luthériens appliquèrent le mot élection, non plus au plan général de rédemption de Dieu et à l’appel adressé indistinctement à tous, mais aux élus eux-mêmes, c’est-à dire à ceux qui sont réellement sauvés par l’action de la puissance et de la volonté divines.
[j] Ægidius Hunn, dans son traité de libero arbitrio, 1598. Voir Sdrweizer, Protestantische Centraldogmen, I, 568. Fraude, Concordienformel, I, 113 ; VI, 121.
Quelles que soient les imperfections de la Formule de concorde, et bien que l’on se voie contraint de condamner les moyens mis en œuvre, pour lui assurer une valeur légale, on ne saurait sans injustice méconnaître la nécessité historique et logique de son apparition. Sans doute l’Église luthérienne, outre les grands symboles des apôtres, d’Athanase et de Nicée, possédait déjà ses propres livres symboliques, tout au moins la Confession d’Augsbourg et son Apologie. Mais ces livres, nés de la nécessité des temps, ne pouvaient, dans la concision de leurs formules, suffire à la solution des nombreuses controverses, qui suivirent l’âge héroïque de la Réforme, et cette insuffisance fit naître dans chaque État particulier et dans chaque ville importante une confession de foi nouvelle, appelée dans l’esprit de ses rédacteurs à assurer l’unité de la foi, et la paix durable de l’Église. Ces confessions de foi furent dues surtout à la nécessité des formules d’examen et de consécration des ecclésiastiques. Mélanchthon introduisit le premier cet usage en Saxe malgré la vive opposition d’Osiander. Les codes ecclésiastiques des diverses Églises réservèrent aussi une large place à l’élément dogmatique. Nous pouvons y joindre la formation officieuse d’un corps de doctrine, composé des ouvrages dogmatiques qui, à divers titres, avaient acquis une influence marquée, en particulier les corps de doctrine de Misnie, de Brunswick, de Saxe, de Wurtemberg, auxquels se joignirent plus tard les articles de Visitation ecclésiastique de la Saxe, etc.
Luther exerça jusqu’à sa mort le prestige de sa puissante individualité ; l’Allemagne luthérienne réussit à satisfaire son besoin d’unité ecclésiastique et dogmatique dans de grandes assemblées de théologiens et de princes rattachés à la Réforme. Mais le schisme, qui sépara bientôt en deux camps hostiles le parti de la Réforme, le passage au calvinisme du prince palatin, de la Hesse, de Brême, du Anhalt, de la Frise, du Brandebourg et du Hanovre, non moins que les controverses passionnées, qui déchirèrent le sein de l’Église luthérienne, rendirent toute pensée de conciliation irréalisable. L’union intime de l’Église et de l’école introduisit les controverses les plus subtiles, les plus absurdes dans la masse même des fidèles, à une époque, où l’on considérait comme une condition sine qua non de l’existence de l’Église l’accord absolu de tous sur les questions les plus secondaires, non pas de la religion, mais de la théologie. Trop souvent, hélas ! la haine théologique invoqua l’appui du bras séculier, et substitua la force à la science. Le morcellement extrême des circonscriptions politiques porta la confusion à son comble. A l’idée première et grandiose de l’unité vivante et sérieuse de tous les protestants opposée à l’unité factice de Rome, succéda, vers 1550, la tendance à laisser chaque contrée particulière régler ses intérêts et ses destinées. Il en serait résulté en peu d’années un affaiblissement matériel et moral incalculable, qui aurait livré les mille sectes du protestantisme à la discrétion du sacerdoce et de l’empire, si une autorité morale supérieure n’était pas venue rapprocher les esprits, et vivifier le sentiment d’intérêts communs, et d’une même origine.
Deux voies étaient ouvertes, pour opposer avec succès au particularisme égoïste et mesquin des Églises territoriales la grande unité luthérienne. Ces deux voies furent suivies par les Bas-Saxons et par les Souabes. Ceux-là, ayant à leur tête Jacques Andreæ, prennent pour point de départ l’unité de l’Église luthérienne, et cherchent à rédiger une confession de foi commune à toutes les Églises particulières, et résolvant pour toujours les contradictions internes et locales d’organisation, de discipline, et de doctrine. Ceux-ci, et parmi eux Chemnitz, se proposent simplement de donner à chaque corps d’Église une organisation complète, dans l’espoir que l’exemple, le contact amèneront tôt ou tard un accord véritable et une unité morale. Comme on le voit, cette conception rappelle au point de vue religieux l’organisation fédérale de la Suisse. Chemnitz déploya au début plus que de la froideur à l’égard des plans d’Andreæ, et ne s’y rattacha plus tard que grâce à l’influence du duc Jules de Brunswick, et de l’électeur palatin Auguste de Saxe, défenseurs zélés de l’unité luthérienne, et à la modération d’Andreæ, qui déclara ne vouloir tenir le succès de ses idées que de l’assentiment unanime des Églises, loyalement et ouvertement consultées.
Le projet d’Andreæ, pour réaliser le but qu’il se proposait, devait avoir une valeur légale pour tous les luthériens, et se rattacher à la Confession d’Augsbourg et à son Apologie, avec l’intention formelle d’en défendre le sens véritable contre toutes les interprétations erronées et arbitraires, et de rendre dans l’avenir toute controverse impossible. Un semblable résultat ne pouvait être obtenu que d’une manière bien artificielle, et les développements donnés par la Formule de concorde aux dogmes de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ, de la sainte cène, de la prédestination ne pouvaient pas être envisagés comme une paraphrase nécessaire de la Confession d’Augsbourg. De plus, elle déploie à l’égard des réformés beaucoup plus d’exclusisme que, les premières confessions de foi luthériennes. L’école de Mélanchthon subit elle-même le contre-coup de ces tendances réactionnaires, et les représailles pouvaient paraître justes, puisqu’elle avait déployé, à l’apogée de son crédit, en favorisant les tendances cryptocalvinistes, une ligne de conduite suspecte, pour ne point dire déloyale, vis-à-vis de ses frères luthériens La Formule de concorde condamnait implicitement les points de la doctrine mélanchthonienne favorables à la réforme calviniste. Mais, si cela est vrai des conceptions christologiques et eucharistiques de Mélanchthon, nous devons reconnaître aussi, que la direction, imprimée à la dogmatique luthérienne par la Formule de concorde, fit triompher peu à peu ses vues sur la loi, le libre arbitre, le péché originel, et la prédestination, qui pénétrèrent aussi, grâce à l’influence de Petzel, Peuceer et Hardenberg, dans l’Église allemande réformée, qui n’avait point accepté sans réserve les théories prédestinatiennes de Calvin. On doit reconnaître que la Formule de concorde, malgré ses imperfections et ses lacunes, a déployé autant de modération que de tact, et a présenté la conception luthérienne du christianisme sous une forme assez large, pour être agréable à toutes les tendances. Aussi elle ne dut pas exclusivement la consécration officielle, qui lui fut promptement acquise, aux mesures arbitraires et violentes, employées par le pouvoir civil pour assurer son triomphe, mais surtout à sa valeur intrinsèque, et aux nécessités du moment. La tendance fondamentale de l’Église luthérienne à voir dans le dogme le salut de l’Église, et à ne point séparer la foi et la science, l’enseignement de l’école et la foi ecclésiastique, trouva dans la Formule de concorde son expression la plus nette et sa justification la plus spécieuse. C’est cette formule qui, par l’appui, qu’elle prêta aux dispositions contemplatives et intellectuelles du génie allemand, forma la transition entre la période vivante et féconde de l’âge héroïque de la Réforme, et la froide scolastique du dix-septième siècle.
Du reste l’Église réformée dut traverser la même crise, qui nous révèle la loi constitutive et vitale des Églises, et la destinée commune, qui leur est à certains moments réservée. Elle aussi voulut affirmer son unité en face des Églises catholique et luthérienne dans un synode général, et rédigea au synode de Dordrecht sa formule de concorde, qui fit naître les controverses les plus passionnées. Les événements, l’action des deux Églises l’une sur l’autre les préservèrent de la torpeur spirituelle et du formalisme vide, qui pouvaient être pour elles, comme pour l’Église grecque, la conséquence de leur évolution dogmatique complète. De plus, la Formule de concorde ne fut pas acceptée par un grand nombre d’Églises luthériennes, en particulier le Danemark, le Holstein, la Poméranie, l’Anhalt, la Hesse, le Brunswick, Nuremberg, etc. ; il en fut de même des canons de Dordrecht pour plusieurs Églises réformées. On ne pouvait pas, cependant, contester le titre et les droits d’Églises luthériennes aux communautés, qui refusaient de signer la Formule de concorde par respect pour la Confession d’Augsbourg.