Histoire de Je-Veux. – Les caractères particuliers de la propre volonté – Les pèlerins sont mis en garde.
Après que M. Grand-Cœur eut fini son rapport concernant M. Je-Crains, la conversation fut amenée sur d’autres sujets. C’est ainsi que M. Franc commença par entretenir ses amis d’un certain personnage, nommé Je-Veux : Cet individu, dit-il, prétendait être pèlerin ; mais je suis persuadé qu’il n’est jamais entré par la Porte-Étroite.
Grand-Cœur : – N’avez-vous jamais eu de conversation avec lui à ce propos ?
Franc : – Oui, plus d’une fois ; mais il me faisait l’effet de quelqu’un qui n’aime que ce qu’il veut, comme le porte son nom. Il ne tenait compte de personne, il ne pesait aucune raison, et ne voulait suivre aucun exemple. Il était résolu de faire tout ce que lui dictait son esprit, et rien d’autre.
Grand-Cœur : – Dites-moi un peu quels étaient ses principes, car je présume que vous les connaissez.
Franc : – Il soutenait qu’il est permis à un homme de partager les vices aussi bien que les vertus des pèlerins, et que celui qui pratiquerait les premiers, et imiterait les secondes, pourrait être certain de son salut.
Grand-Cœur : – Comment ? S’il avait dit simplement qu’il est possible pour les personnes les mieux intentionnées de participer aux défauts des pèlerins tout en possédant leurs vertus, il n’aurait pas été, à coup sûr, bien blâmable, vu que nous ne pouvons pas être absolument exempts de péché ; mais nous nous trouvons sous l’obligation de veiller et de combattre le mal. Au reste, ce n’est pas là vraisemblablement qu’est la question. Si je comprends bien ce que vous avez voulu dire, c’est que, d’après son opinion, il est permis à quelqu’un d’être vicieux.
Franc : – C’est précisément cela. Il le croyait ainsi, et se conduisait en conséquence.
Grand-Cœur : – Mais, sur quoi s’appuyait-il quand il parlait de la sorte ?
Franc : – Eh bien ! il prétendait avoir l’Écriture pour lui.
Grand-Cœur : – Mais, de grâce, quels sont les passages qu’il faisait valoir en sa faveur ?
Franc : – Je veux bien vous les indiquer. Il alléguait, par exemple, les relations illicites que David entretint avec les femmes d’autrui, et disait que si le bien-aimé de Dieu a ainsi agi, il pouvait par conséquent faire de même. Il disait que parce que Salomon a eu plusieurs femmes, il était autorisé, lui, à pratiquer le concubinage. Il disait que puisque Sara et les sages-femmes d’Égypte avaient menti, ainsi que Rahab, il pouvait faire de même. Il se croyait justifié en commettant un vol par le fait que les disciples allèrent, sur l’invitation de leur Maître, prendre un âne qui était la propriété d’autrui. Il disait encore que pour s’emparer de l’héritage de son père, Jacob employa la ruse et la fraude, et que pour cette raison il ne se rendait pas coupable en suivant son exemple.
Grand-Cœur : – Que c’est mesquin et indigne ! Mais êtes-vous sûr qu’il avait de telles opinions ?
Franc : – Je l’ai entendu moi-même citer l’Écriture, et formuler des arguments pour les faire prévaloir.
Grand-Cœur : – C’est une misérable doctrine qui, après tout, ne peut pas avoir grand crédit dans le monde.
Franc : – Il faut bien me comprendre. Il ne disait pas que chacun doit faire ces choses, mais que ceux qui ont la piété de ces hommes, peuvent se laisser aller aux mêmes penchants qu’eux.
Grand-Cœur : – Mais quoi de plus faux qu’une pareille conclusion ? Cela revient à dire que parce que des hommes d’une piété reconnue, ont eu leurs infirmités, et sont tombés dans quelque péché notoire, il peut, lui, commettre présomptueusement la même faute, et tant d’autres encore ; ou bien, parce que l’enfant qu’un vent de tempête fait chanceler sur sa base, viendra à heurter contre une pierre, ou même se trouvera tout à coup renversé et sali par la boue, il croit, lui, être justifié en se plongeant volontairement et se vautrant comme la truie dans le bourbier. Qui aurait pensé qu’un tel individu eût été aveuglé à ce point par les erreurs de sa propre convoitise ? Mais il faut bien que ce que dit l’Écriture soit vrai : « Lesquels heurtent contre la parole, et sont rebelles, à quoi aussi ils ont été destinés. » (1Pier. 2.8,11 : Ils s’y heurtent, n’obéissant pas à la Parole, à quoi aussi ils ont été destinés.) De plus, quand il s’imagine qu’un homme peut être sincèrement pieux tout en vivant dans le péché, il est dans une illusion aussi étrange et aussi funeste que la première. C’est tout comme le chien qui, parce qu’il se nourrit des immondices d’un enfant, prétendrait en avoir aussi les qualités. « Manger les péchés du peuple de Dieu, » (Osée. 4.8 : Ils vivent des péchés de mon peuple et ne demandent que ses iniquités.) n’implique pas que l’on en possède les vertus. Il m’est également impossible de croire que celui qui partagea une telle opinion, puisse avoir la foi et l’amour demeurant en lui. Or, je sais que vous lui avez opposé de fortes objections ; mais, je vous en prie, comment cherchait-il à se justifier ?
Franc : – Hélas ! il n’avait pas honte de dire qu’il vaut mieux être conséquent dans le mal que l’on fait, que d’agir d’une manière contraire aux opinions que l’on professe.
Grand-Cœur : – Voilà, en vérité, une bien triste réponse. C’est déjà bien mauvais que de lâcher la bride à une passion que l’on condamne chez soi aussi bien que chez les autres ; mais commettre le péché pour s’en glorifier, c’est le pire de tout. Dans le premier cas, c’est être accidentellement une occasion de chute à ceux qui vous observent ; dans le second, c’est les attirer dans le piège.
Franc : – Il y en a beaucoup qui, sans avoir le langage de cet homme, ont pourtant le même sentiment que lui, ce qui fait que la profession de pèlerin tombe en discrédit.
Grand-Cœur : – Ce que vous dites est vrai ; et c’est bien là une chose tout à fait déplorable. Mais celui qui craint le Roi de la cité, viendra toujours à bout de tout.
Christiana : – Il y a des idées étranges dans le monde. J’en connais un qui pense qu’il aura toujours le temps de se repentir quand viendra le moment de la mort.
Grand-Cœur : – Ce ne sont pas les plus sages qui pensent ainsi. Il serait pris singulièrement au dépourvu celui qui, ayant toute une semaine pour faire vingt-huit kilomètres de marche à seule fin de sauver sa vie, se trouverait avoir différé jusqu’à la dernière heure de se mettre en route.
Franc : – Vous avez raison. Et cependant la généralité de ceux qui se disent pèlerins, agissent ainsi. Je suis ancien, comme vous le voyez, et j’ai fait bien des pas sur ce chemin dans le cours de ma vie. J’ai remarqué bien des choses. Il m’est arrivé d’en rencontrer quelques-uns qui, à leur début, agissaient comme s’ils eussent voulu entraîner tout le monde avec eux, et qui cependant ont péri misérablement comme tant d’autres dans le désert, au bout de quelques jours. Ainsi, ils ne sont jamais parvenus à la terre promise. J’en ai vu par contre, qui promettaient très peu dès leur entrée dans la carrière de pèlerin ; tellement qu’on aurait pu penser qu’ils n’avaient qu’un jour à vivre ; et, cependant, ils ont montré par la suite qu’ils étaient de bonne race. Il en est d’autres qui se sont mis d’abord à courir, et qui, après un certain temps d’épreuve, sont revenus en arrière aussi vite qu’ils s’étaient mis en avant. Vous en trouverez encore qui, après avoir parlé très avantageusement de la vie de pèlerin, en diront tout autant de mal. J’en ai entendu quelques-uns se flatter d’avance de ce qu’ils feraient dans le cas où il surviendrait de l’opposition ; et néanmoins, ces gens-là ont fui au bruit même d’une fausse alarme, « et ayant fait naufrage quant à la foi, ils ont abandonné le chemin de la vie. »
Comme ils s’entretenaient ainsi, ils aperçurent un homme qui s’avançait à grands pas. Il s’approcha d’eux, et leur parla en ces termes : Messieurs, et vous qui êtes d’un tempérament plus faible, si vous tenez à la vie, prenez garde à vous, car les voleurs sont là à quelques pas d’ici. – Tenez, dit aussitôt Grand-Cœur, ce doivent être les trois scélérats qui ont naguère attaqué Petite-Foi. Oh bien ! Nous les attendons de pied ferme. Sur cela, ils continuèrent leur chemin. Mais ils eurent la précaution de regarder attentivement à chaque détour, parce qu’ils s’attendaient à les rencontrer par là. Toutefois, les voleurs n’approchèrent pas de nos pèlerins, soit que la voix de Grand-Cœur les eût effrayés, soit qu’ils eussent détourné leur attention pour la porter sur quelque autre proie.