(1526 à octobre 1532)
Les Vaudois s’enquièrent de la Réformation – Morel et Masson chez Œcolampade – L’Antichrist – Origine des Vaudois. Mariage – Travail. Messe. Forces naturelles – Fraternité d’Œcolampade – Proposition d’un synode – Persécutions vaudoises – Dangers de Farel – Farel écrit aux Français ; il part – Il arrive aux Vallées – Conversations – Le synode s’ouvre – L’élection. Les œuvres – Aller rondement en besogne – Débats sur les accommodations – Accord des Vaudois et des réformateurs – Vieux manuscrits vaudois – La traduction de la Bible est votée – Farel veut aller à Genève
Le vendredi 12 juillet Farel arriva de Morat à Grandson, où devait se tenir un tranquille colloque. Quatre disciples de l’Évangile demandaient à recevoir l’imposition des mains. Farel et ses collègues les examinèrent et les ayant trouvés propres à l’œuvre évangélique, ils les chargèrent d’annoncer l’Évangile dans les villages environnants, Gy, Fy, Montagny, Noville, Bonvillars, Saint-Maurice, Champagne et Concise. Mais une affaire plus importante devait occuper cette conférence.
Depuis deux ou trois ans, une étrange nouvelle s’était répandue parmi les jeunes Églises qui se formaient entre les Alpes et le Jura. On y entendait parler de chrétiens qui appartenaient à la Réformation, sans avoir jamais été réformés. On disait que dans quelques vallées retirées des Alpes du Piémont et du Dauphiné et dans certains quartiers de la Calabre, de la Pouille, de la Provence, de la Lorraine et de plusieurs autres paysv, il se trouvait des fidèles, qui depuis plusieurs siècles résistaient au pape et ne reconnaissaient d’autre autorité que la sainte Écriture. Les uns les appelaient « Vaudois, » les autres « pauvres de Lyon, » d’autres luthériens. » Le bruit des victoires de la Réformation arrivant jusque dans leurs vallées, ces hommes pieux y avaient prêté une oreille attentive ; l’un d’eux surtout, le pasteur d’Angrogne, Martin Gonin, en avait été vivement ému. D’un caractère décidé, entreprenant, prêt à donner sa vie pour l’Evangile, le pieux barbe (nom donné par les Vaudois à leurs pasteurs) avait senti le plus vif désir d’aller voir de près ce qu’était la Réformation. Cette pensée le suivait partout ; soit qu’il parcourût les petits vallons qui partagent la vallée, comme un arbre en plusieurs branchesw, soit qu’il suivît le cours du torrent, soit qu’il s’assît au pied des Alpes de la Cella, de la Vachera et de l’Infernet, Gonin soupirait après Wittemberg et Luther. Enfin il se décida ; il partit en 1526, se rendit vers les réformateurs, et rapporta dans ses vallées beaucoup de bonnes nouvelles et de livres pieux. Dès lors la Réformation fit le sujet principal des conversations des barbes et des pâtres de ces montagnes.
v – Froment, Gestes de Genève, p. 2.
w – Léger, Hist. des Eglises vaudoises, p. 3.
En 1530, plusieurs d’entre eux franchissant les sommités de leurs Alpes, arrivaient sur les versants français, et suivant les bords pittoresques de la Durance, se dirigeaient vers Mérindol où un synode de chrétiens vaudois avait été convoqué. Ils marchaient, animés de la joie la plus vive. Ils s’étaient crus seuls, et en un jour il leur était né dans l’Europe des milliers de frères qui écoutaient humblement la Parole de Dieu, et faisaient trembler le pape sur son trône… Ils s’entretenaient de la Réformation, de Luther, de Mélanchthon, des Suisses, en descendant les rudes sentiers des montagnes. Le synode se forma ; il résolut d’envoyer des députés aux évangéliques de la Suisse, de leur montrer que les doctrines vaudoises sont semblables à celles des réformateurs et d’engager ceux-ci à leur donner la main. En conséquence, deux d’entre eux, George Morel et Pierre Masson partirent pour Bâle.
Arrivés dans cette ville, ils s’enquirent de la demeure d’Œcolampade, ils entrèrent dans sa chambre, et les temps anciens, représentés par ces barbes si naïfs et si vaillants, saluèrent les temps nouveaux dans la personne de l’aimable et ferme réformateur. Celui-ci ne pouvait voir devant lui ces hommes rustiques et courageux sans éprouver un mouvement de respect et de sympathie. Les Vaudois sortirent de leur sein les documents de leur foi, et les présentèrent au pieux docteur : « Nous détournant de l’Antichrist, disaient ces feuilles et répétaient Masson et Morel, nous nous tournons vers Christ. C’est lui qui est notre vie, notre vérité, notre paix, notre justice, notre berger, notre avocat, notre victime, notre sacrificateur, mort pour le salut des croyantsx. Mais, hélas ! comme la fumée précède le feu, la tentation de l’Antichrist précède la gloirey. Au temps des apôtres, l »Antichrist n’était qu’un enfant ; mais il a maintenant grandi jusqu’à devenir un homme fait. Il ôte à Christ le mérite du salut et l’attribue à ses propres œuvres. Il enlève au Saint-Esprit la puissance de la régénération, et l’attribue à ses rites. Il conduit le peuple à la messe, triste tissu de cérémonies judaïques, païennes et chrétiennes, et le prive de la manducation spirituelle et sacramentelle de notre Seigneurz. Il hait, il persécute, il accuse, il pille, il met à mort les membres de Jésus-Christa. Il se vante de sa longue durée, de ses religieux, de ses vierges, de ses miracles, de ses jeûnes, de ses vigiles, et s’en sert comme d’un manteau pour cacher sa malice. Toutefois, ce rebelle vieillit et décroît et le Seigneur tue ce félon, par le souffle de sa boucheb. » Œcolampade admirait la simplicité de cette foi. Il n’eût voulu ni d’une doctrine sans vie, ni d’une vie apparente sans doctrine ; mais il trouvait l’une et l’autre dans les barbes vaudois. « Je rends grâces a à Dieu, leur dit-il, de ce qu’il vous a appelés à une si grande lumièrec ! »
x – Que Christ es la nostra vita, e verita, e paça, e justitia, e pastor… » (Confession de foi des Vaudois.)
y – « Enayma lo Cum vai derant lo fuoc… » (L’Antichrist.)
z – « Priva lo poble de l’espiritual e sacramentel manjament. » (Ibid.)
a – « El eyra, e persec, e acaisonna, roba e mortifica li membre de Christ. » (Ibid.)
b – « Lo Segnor Jesus occi aquest felon. » (Ibid.)
c – Lettre d’Œcolampade du 13 octobre 1530.
Bientôt les docteurs et les fidèles de Bâle voulurent voir ces hommes des temps anciens. Assis au foyer domestique, les Vaudois racontaient les souffrances de leurs pères et décrivaient leurs troupeaux répandus sur les deux versants des Alpes. « Quelques-uns, disaient-ils, attribuent notre origine à un riche bourgeois de Lyon, Pierre de Vaux ou Waldo, qui se trouvant en un festin avec ses amis, vit l’un d’eux tomber tout à coup mortd. Emu et troublé dans sa conscience, il invoqua Jésus, il vendit ses biens et se mit à prêcher et faire prêcher partout l’Évangilee. Mais, ajoutaient les barbes, nous descendons de temps plus anciens, de l’époque où Constantin introduisant le monde dans l’Église, nos pères se mirent à part, ou même de l’âge des apôtresf. »
d – An 1170
e – « Suis omnibus venditis, officium apostolorum usurpavit. » (Stephanus de Borbone, dominicain de Lyon en 1225.)
f – « Aliqui enim dicunt quod duraverit a tempore Sylvestri, aliqui a tempore apostolorum. » (Reinerius, 1250, contra Waldenses, ch. IV.)
Les chrétiens de Bâle aperçurent pourtant en s’entretenant avec ces frères, quelques points de doctrine qui ne leur paraissaient pas conformes à la vérité évangélique ; et un certain malaise fit place à leur première joie. Voulant s’éclairer, Œcolampade adressa aux deux barbes quelques questions. « Tous nos ministres, répondirent-ils, sur le premier point, vivent dans le célibat et travaillent à quelque honnête profession. — Le mariage, leur dit Œcolampade, est pourtant un état grandement convenable à tous les vrais fidèles, et en particulier à ceux qui doivent être en toutes choses le modèle des troupeaux. Nous croyons aussi, continua t-il, que les pasteurs ne doivent pas consacrer à des travaux manuels, comme ils le font chez vous, des heures qu’ils feraient mieux d’employer à l’étude de la sainte Écriture. Le ministre a beaucoup de choses à apprendre ; Dieu ne nous enseigne pas miraculeusement et sans travail ; pour savoir, il faut prendre de la peineg. »
g – Scultet, II, p. 294. - Ruchat, II, p. 320.
Les barbes furent d’abord un peu confus en voyant que les aînés avaient à apprendre de leurs cadets ; cependant, ils étaient des hommes humbles et sincères, et le docteur bâlois les ayant interrogés sur les sacrements, ils confessèrent que par faiblesse et par crainte, ils faisaient baptiser leurs enfants par des prêtres romains, et même… communiaient avec eux et assistaient quelquefois à la messe. Cet aveu inattendu effraya le doux Œcolampade. « Et quoi, dit-il, Christ, la sainte victime, n’a-t-il pas satisfait pleinement pour nous la justice éternelle ? Est-il besoin d’offrir d’autres sacrifices après celui de Golgotha ! En disant amen aux messes des prêtres, vous reniez la grâce de Jésus-Christ ! »
Œcolampade parla ensuite des forces de l’homme depuis la chute. Nous croyons, dirent modestement les barbes, que tous les hommes ont quelque vertu naturelle, comme en ont les herbes, les plantes, les pierresh. — Nous croyons, dit le réformateur, que ceux qui obéissent aux commandements de Dieu, le font, non parce qu’ils ont plus de force que d’autres ; mais à cause de la grande puissance de l’Esprit de Dieu qui renouvelle leur volontéi. — Ah ! dirent les barbes, qui ne se sentaient point ici en accord avec les réformateurs, rien ne nous trouble, nous autres gens faibles, comme ce que nous avons ouï dire de l’enseignement de Luther touchant le libre arbitre et la prédestination… Notre ignorance est la cause de nos doutes ; instruisez-nous, de grâce. »
h – Ecrit latin des barbes, 15e question. (Ruchat, 11, p. 324.)
i – « Nisi per spiritum sanctum reparemur, nihil vel velimus vel agamus boni. » (Œcolampadii Confessio, art. Ier.)
Le charitable Œcolampade ne crut pas que ces différences dussent le séparer des barbes. « Il faut éclairer ces chrétiens, disait-il, mais avant tout, il faut les aimer. » N’avaient-ils pas la même Bible et le même Sauveur que les enfants de la Réformation ? n’avaient-ils pas, depuis les siècles primitifs, conservé les vérités essentielles de la foi ? Œcolampade et ses amis, émus à cette pensée, tendirent la main aux députés des Vaudois : « Christ, dit le pieux docteur, est en vous comme il est en nous, et nous vous aimons comme des frères. »
Les deux barbes quittèrent Bâle et se rendirent à Strasbourg pour conférer avec Bucer et Capiton ; puis ils se préparèrent à retourner dans leurs vallées. Pierre Masson, étant originaire de Bourgogne, ils résolurent de passer par Dijon. Ce voyage n’était pas sans danger. On disait ça et là dans les cloîtres et dans les palais des évêques, que les anciens hérétiques étaient venus s’entendre avec les nouveaux. Les pieux entretiens des deux Vaudois attirèrent l’attention de quelques habitants de Dijon, ville cléricale et fanatique ; ils furent jetés en prison. Que feront-ils ? Que vont devenir, se demandent-ils, ces lettres, ces instructions qu’ils apportent à leurs coreligionnaires ? L’un d’eux, Morel, chargé de ce dépôt précieux, parvint à s’échapper. Masson, resté seul, paya pour les deux ; il fut condamné, exécuté, et mourut avec la paix d’un croyant.
En ne voyant paraître qu’un de leurs députés, les Vaudois comprirent à quels dangers ces frères s’étaient exposés, et ils pleurèrent Masson. Mais la nouvelle de l’accueil des réformateurs répandit une grande joie parmi eux, en Provence, en Dauphiné, dans les vallées des Alpes et jusque dans la Pouille et la Calabre. Toutefois les observations d’Œcolampade, sa demande d’une réforme plus stricte, furent appuyées par les uns, rejetées par les autres. Les Vaudois résolurent donc de faire un nouveau pas : « Convoquons un synode de toutes nos Eglises, dirent-ils, et invitons-y les réformateurs. »
Un jour de juillet (1532), Farel étant à Grandson, y conférait, nous l’avons vu, avec quelques ministres. On vint lui dire que deux personnages dont la figure étrangère annonçait qu’ils arrivaient de loin, demandaient à lui parler. Deux barbes, l’un de la Calabre, le nommé George, l’autre Piémontais, Martin Gonin parurent. Après avoir salué les évangéliques de la part de leurs frères, ils leur dirent que la demande qui leur avait été adressée de se séparer entièrement de Rome, les avait divisés. « Venez, dirent-ils aux ministres réunis à Grandson, trouvez-vous au synode, et y exposez vos vues sur ce point important. Ensuite il faudra nous entendre sur les moyens de répandre dans le monde la doctrine de l’Évangile qui nous est commune. » Aucun message ne pouvait être plus agréable à Farel. Ces deux points étaient précisément ce qui occupait sans cesse ses pensées. Il se décida à répondre à la demande de ces frères, et son compatriote, le pieux Saunier, voulut partager ses périls.
Les ministres de la conférence et les évangéliques de Grandson, regardaient avec respect les témoins antiques de la vérité, arrivés parmi eux, de l’autre versant des Alpes et des extrémités de l’Italie, où ils n’eussent pas eu l’idée d’aller chercher des frères. Ils les accueillaient, les entouraient, pleins d’amour pour eux à la pensée de la longue fidélité de leurs pères, et de leurs cruelles souffrances. Ils aimaient à entendre de leur bouche le récit des persécutions endurées par leurs pères et l’héroïsme avec lequel les Vaudois les avaient supportées. Ils étaient tout oreilles quand on leur racontait que les barbes et leurs troupeaux s’étaient vus rudement assaillis, à l’improviste, dans leurs montagnes neigeuses, par des bandes armées, aux fêtes de Noël de l’an 1400 ; que hommes, femmes, enfants avaient dû s’enfuir sur des roches escarpées, et que plusieurs d’entre eux y avaient péri de froid, de faim, ou y avaient été frappés par le fer. En tel lieu, on avait trouvé quatre-vingts pauvres petits enfants, morts gelés, dans les bras glacés de leurs mères, mortes comme eux En tel autre, des milliers de fugitifs réfugiés dans de profondes cavernes (1188 avaient été étouffés par des feux que leurs cruels persécuteurs avaient allumés à l’entrée de leur refugej. La Réformation ne reconnaîtrait-elle pas ces martyrs comme ses précurseurs ? N’était-ce pas un privilège pour elle que de se rattacher ainsi aux témoins qui avaient rendu gloire à Jésus-Christ, depuis les premiers siècles de l’Eglise ?
j – Voir les Histoires de Léger, Perrin, Muston, Monastier, etc.
Quelques chrétiens suisses étaient pourtant alarmés à la pensée du voyage de Farel. De grands dangers menaçaient en effet le réformateur. Le martyre de Pierre Masson, immolé à Dijon en 1530, avait indigné les Vaudois de la Provence, et leurs doléances avaient réveillé la colère de leurs ennemis. Les évêques de Sisteron, d’Apt, de Cavaillon, s’étaient concertés et avaient fait remontrance au parlement d’Aix, qui avait aussitôt ordonné de courir sus aux hérétiques ; les prisons s’étaient remplies de Vaudois, de luthériens ou de prétendus tels. Martin Gonin, l’un des deux députés vaudois, fut, dans un voyage subséquent, arrêté à Grenoble, mis dans un sac et noyé dans l’Isère ; un tel sort pouvait bien attendre Farel. La contrée qu’il devait traverser ne relevait-elle pas du duc de Savoie, et Bellegarde et de Challans n’avaient-ils pas saisi Bonivard dans un pays moins propice à un guet-apens que ceux que Farel devait franchir ? N’importe, il n’hésita point. Il quittera ces contrées où le protège la puissance de Berne et passera au milieu de ses ennemis. Il y avait en lui, dit un historienk, le même zèle qu’en Jésus-Christ ; comme le Sauveur, il ne redoutait ni la haine des pharisiens, ni les finesses d’Hérode, ni la fureur du peuple. » Il prépara tout pour son départ, et Saunier fit de mêmel.
k – Ancillon.
l – Msc. de Choupard. — Léger, deuxième partie, p. 7 et suiv. — Monastier, I, p. 167-201. — Kirchofer, Farel’s Leben, p. 153.
Au moment où Farel allait quitter la Suisse, il reçut de France de fâcheuses nouvelles, et se vit ainsi sollicité de tous côtés. Il écrivit à ses compatriotes l’une de ces lettres pleines de consolation et de sagesse, qui caractérisent nos réformateurs. « On vous fait rude mine, leur dit-il, on vous menace, on vous demande grosse finance, vos amis tournent leurs robes et veulent être vos ennemis… Tous vous affligent… Eh bien vous, gardant toute modestie, douceur et amitié grande, persévérant en saintes prières, vivant purement et aidant aux indigents, remettez tout au Père des miséricordes par l’aide duquel, forts et robustes, vous cheminerez en toute véritém. »
m – Lettre du 26 juillet 1532. — Msc. de Choupard.
Vers la fin d’août, Farel et Saunier prirent congé des frères qui les entouraient, montèrent à cheval et partirent. Leur marche était enveloppée de mystère ; ils évitaient les lieux où l’on pourrait les reconnaître et traversaient des contrées désertes. Ayant franchi les Alpes et traversé Pignerol, ils fixèrent des regards pleins d’un intérêt douloureux sur ces lieux solitaires, où les chrétiens n’avaient souvent pour temple que des cavernes inabordables, creusées dans les pentes abruptes des montagnes, et où chaque rocher avait une histoire de persécuteurs et de martyrs. C’était à Angrogne, dans la paroisse du zélé Martin Gonin, que l’on se réunissait. Les deux réformateurs quittèrent la Tour, et suivant les sinuosités du torrent, évitant les précipices, ils parvinrent au-dessous d’une magnifique forêt, puis sur un vaste plateau couvert de pâturages : c’était le val d’Angrogne. Ils contemplaient les chaînons escarpés du Soirnan et de l’Infernet, les flancs pyramidaux du mont Vandalin et les pentes adoucies sur lesquelles s’étageaient les humbles hameaux de la vallée. Des Vaudois se trouvaient çà et là dans les prairies et au pied des rochers ; quelques-uns s’apprêtaient à « faire la garde pour les ministres de la bonne loi ; » tous regardaient avec étonnement et avec joie les pasteurs qui venaient de la Suisse. « Celui qui est monté sur un beau cheval blanc et qui a la barbe rousse, s’appelle Farel, » dit à ses compagnons Jean Peyret d’Angrogne, chargé spécialement de la garde ; « celui qui a un cheval quasi noir, se nomme Saunier. » « Il y en avait encore un troisième, ajoutent des témoins oculaires, qui était de grande stature et un peu boiteux, » peut-être était-ce un Vaudois qui avait guidé les deux députésn. D’autres chrétiens étrangers se trouvaient dans cette vallée retirée des Alpes. Il y en avait de l’extrémité méridionale de l’Italie, de la Bourgogne, de la Lorraine, de la Bohème et de contrées plus rapprochées. Il y avait aussi un certain nombre de personnages d’un aspect plus distingué ; les seigneurs de Rive-Noble, de Mirandole, de Solaro, avaient quitté leur manoir pour venir assister à ce concile alpestre. Le clergé, le sénat et le peuple étaient ainsi assemblés. Aucune salle n’eût pu contenir cette foule, aussi résolut-on de se réunir en plein air. Gonin choisit à cet effet le hameau de Chanforans, où il n’y a plus maintenant qu’une maison isolée. Là, en un site ombragé, sur le versant de la montagne, entouré comme un amphithéâtre de pentes rapides et de pics lointains, le barbe avait préparé des bancs rustiques, où devaient prendre place les membres de cette assemblée chrétienne.
n – Gilles, p. 40. — Monastier, I, p. 201. — On voit par l’Apologie du translateur, mise en tête de la Bible d’Olivétan (1535), que celui-ci n’alla pas dans les Vallées comme on l’a cru ; il ne parle même que de deux députés qu’il désigne sous les pseudonymes d’Hilerme Cusemeth (Guillaume Farel) et d’Antoine Almeutes (ἀλμευτ` ης, saleur, Saunier). Quant au troisième frère qu’il nomme Cephas Chlorotes, s’il lui adressa aussi son apologie, ce n’est pas qu’il ait été à Angrogne, mais parce qu’il s’est joint aux deux autres pour lui demander de s’occuper de l’édition de la Bible. Ce frère Céphas Chlorotes est évidemment Pierre Viret (de χλωρός, virens.)
Deux partis étaient en présence. A la tête de celui qui ne voulait pas rompre entièrement avec l’Église catholique romaine, se trouvaient deux barbes, Daniel de Valence et Jean de Molines qui s’agitaient pour faire prévaloir leur système d’accommodation et de condescendance. Farel et Saunier, au contraire, appuyaient le parti évangélique, qui n’avait pas de représentants aussi notables que le parti traditionnel et proposaient de rejeter définitivement les doctrines et les usages mi-catholiques. Déjà avant l’ouverture du synode, les deux ministres, se voyant soit dans les maisons, soit dans les lieux ombragés où l’assemblée devait se tenir, entourés d’un grand nombre de frères, leur avaient exposé la foi de la Réformation, et plusieurs Vaudois s’étaient écriés que c’était la doctrine enseignée de père en fils parmi eux et à laquelle ils voulaient se tenir. Cependant l’issue du combat semblait douteuse ; car le parti mi-catholique était puissant et représentait les réformateurs comme des étrangers et des novateurs, qui venaient altérer les doctrines antiques. Mais Farel avait bonne espérance, car il pouvait en appeler à la sainte Écriture et aux confessions mêmes des Vaudois.
Le 12 septembre le synode s’ouvrit au nom de Dieu. Les deux partis étaient en présence, les uns portaient avec bienveillance leurs regards sur Farel et Saunier, les autres sur Jean de Molines et Daniel de Valence ; mais la majorité des assistants paraissait du côté de la Réformation. Farel se leva et abordant franchement la question, il soutint qu’il n’y avait plus de loi cérémonielle ; qu’aucun acte de culte n’avait en lui-même quelque mérite, et que la multitude des fêtes, des dédicaces, des rites, des chants et des prières machinales était un grand mal. Il rappela que le culte chrétien consiste essentiellement dans la foi à l’Évangile, dans la charité et dans la confession de Christ. « Dieu est esprit, dit-il, il faut que le service divin se fasse en esprit et en vérité… » En vain les deux barbes voulurent-ils s’opposer à ces vues, l’assemblée leur donna son assentiment. Leur confession ne rejetait-elle pas « les fêtes, les vigiles des saints, l’eau qu’on dit bénite, l’acte de s’abstenir de la viande et autres choses semblables inventées par les hommeso. » Le culte en esprit fut proclamé.
o – « Las festas e las vigilias de li sanct e l’aiga laqual dison benicta, etc. »
Farel, joyeux de cette première victoire, désirait en remporter une autre, plus difficile peut-être. Il croyait que c’était par la doctrine de la puissance naturelle de l’homme que la papauté ôte le salut des mains de Dieu, et le met dans celles des prêtres ; « Dieu a élu avant la fondation du monde, dit-il, tous ceux qui ont été et qui seront sauvés. Il est impossible que ceux qui ont été ordonnés au salut ne soient pas sauvés. Quiconque maintient le libre arbitre nie absolument la grâce de Dieu. » C’était le point que Molines et son ami rejetaient avec le plus de force. Mais les confessions vaudoises ne parlaient-elles pas de l’impuissance de l’homme, de toutes les suffisances de la grâce ? Nier ces choses, n’était-ce pas selon elles l’œuvre de l’Antichristp ? Farel, d’ailleurs, citait les preuves scripturaires. Le synode d’abord en suspens, décida enfin qu’il reconnaissait cet article, « comme conforme à l’Écriture sainteq. »
p – Léger, Confession de foi des Vaudois, p. 23, verso. — Léger, Traité de l’Antichrist, p. 75.
q – Léger, Briève Confession de foi (1532), p. 95.
Certaines questions de morale préoccupaient vivement le réformateur. Selon lui, l’Église romaine avait tout bouleversé, appelant bonnes des œuvres prescrites par elle, où il n’y avait rien de bon, et mauvaises des choses conformes à la volonté de Dieu. « Il n’y a bonne œuvre que celle que Dieu a commandée, dit Farel et de mauvaise que celle qu’il a défendue. » L’assemblée donna son plein assentiment.
Puis, continuant la lutte, l’évangélique et ferme docteur soutint successivement que la vraie confession du chrétien est de se confesser à Dieu seul ; que le mariage n’est défendu à aucun homme, de quelque condition qu’il soit ; que l’Écriture ne détermine que deux sacrements, le baptême et l’eucharistie ; que le chrétien peut jurer par le nom de Dieu ; qu’il peut exercer la magistrature ; enfin qu’il doit cesser ses occupations manuelles le dimanche, pour rendre gloire à Dieu, exercer la charité et s’appliquer à entendre les vérités de l’Écriturer. Oui, c’est cela, disaient les Vaudois ravis ; c’est la doctrine de nos pèress. »
r – Léger, Briève Confession de foi, p. 95, verso.
s – Ibid.
Cependant Molines et Daniel de Valence ne se tenaient pas pour perdus. La crainte de la persécution ne devait-elle pas engager les Vaudois à retenir certaines dissimulations propres à les dérober aux regards inquisiteurs des ennemis de la foi ? Il n’y avait rien qui déplût davantage aux réformateurs que les dissimulations. « Laissons, dit Calvin, ce fard par lequel on défigure l’Évangile, ne cherchons pas à complaire servilement aux adversaires ; allons rondement en besogne. Si nous nous accommodons dans quelques pratiques, toute la doctrine ira bas, tout l’édifice sera renversét … » Farel pensait comme Calvin. Apercevant cette échappatoire des deux barbes, il pressa la nécessité de confesser franchement la vérité. Les membres de l’assemblée, atteints en leur conscience par le souvenir de leurs anciennes tergiversations, s’engagèrent à ne plus prendre part désormais à aucune superstition romaine et à ne reconnaître pour pasteur aucun prêtre de l’Église du pape. « Nous célébrerons notre culte, dirent-ils, ouvertement et publiquement pour rendre gloire à Dieuu. »
t – Calvini Op., Galates.2.14.
u – Gilles, Hist. des Églises du Piémont, p. 30.
Les deux barbes qui sans doute étaient sincères, redoublèrent d’éloquence. Le moment était arrivé qui devait décider de tout un avenir. Selon eux, en établissant des principes nouveaux, on entachait l’honneur des hommes qui jusqu’à cette heure avaient conduit les Églises. Sans doute il était coupable de prendre part à certains rites dans un but déshonnête, mais l’était-il quand cela se faisait pour qu’il en résultât du bien ? Rompre tout à fait avec l’Église catholique, c’était rendre impossible l’existence des Vaudois, ou du moins provoquer des inimitiés qui les réduiraient complètement au silence… Farel reprit la parole et soutint avec une admirable énergie les droits de la vérité. Il montra que toute accommodation à l’erreur n’est qu’un mensonge. La pureté de la doctrine professée par lui, ses convictions puissantes, ses pensées élevées, les ardentes affections qu’exprimaient sa voix, son geste, son regard, électrisaient les Vaudois et versaient dans leur âme le feu divin dont la sienne était enflammée. Ces témoins du moyen âge se rappelèrent que les enfants d’Israël ayant adopté les coutumes de peuples étrangers à l’alliance de Dieu, pleurèrent abondamment et s’écrièrent : « Voici, nous sommes devant toi avec notre crimev ! » Les Vaudois sentaient de même, ils voulaient réparer leurs fautes. Ils dressèrent une briève confession en dix-sept articles, conforme aux résolutions qui avaient été prises ; puis s’approchant, ils dirent : « Nous adhérons d’un commun accord à la présente déclaration, et nous prions Dieu que, selon les vues de sa charité, rien ne nous divise désormais et que, même éloignés les uns des autres, nous demeurions toujours unis dans ce même esprit. Alors ils signèrentw.
v – Léger, Hist. des Églises vaudoises, p. 35. — Esdras, X.— Néhémie, IX, X.
w – La Briève Confession doit se trouver à la bibliothèque de Cambridge. — Léger ; p. 95 : — Muston, Hist. des Vaudois, etc.
Cependant l’accord n’était pas universel. Déjà souvent pendant les six jours des débats, on avait vu, à part, sous quelques ombrages-isolés, quelques barbes, et même quelques laïques, l’air triste, le regard inquiet, converser ensemble sur les résolutions proposées au synode. Au moment où chacun apposait sa signature à la confession, les deux chefs refusèrent la leur, et se retirèrent de l’assemblée.
Pendant et même avant la discussion, Farel et Saunier avaient eu avec les Vaudois plusieurs propos et des conférences, pendant lesquelles les barbes avaient exhibé leurs vieux manuscrits venant du douzième siècle ; disaient-ils : la Noble Leçon, l’Ancien Catéchisme, V Antichrist, le Purgatoire et d’autres encore. Ces écrits portaient la date de 1120, qui n’était sans doute pas contestée par Farel. Un vers de la Noble Leçon semble indiquer cette époque, comme celle où elle fut composéex. Cependant dès lors, des dates plus récentes ont été attribuées aux autres écrits, en particulier à l’Antichrist, et même à la Noble Leçon. Quoi qu’il en soit, ces documents datent de temps antérieurs à la Réformationy. Les Vaudois montraient surtout avec orgueil plusieurs exemplaires manuscrits de l’Ancien et du Nouveau Testament en langue vulgaire. « Ces livres, disaient-ils, copiés correctement à la main, depuis si long temps qu’on n’en a pas de souvenance, se trouvent dans plusieurs familles. » Farel et Saunier avaient reçu et touché avec émotion ces vieux cahiers ; ils les avaient parcourus et « s’émerveillant de la faveur céleste accordée à un si petit peuple, » ils avaient rendu grâces au Seigneur de ce que la Bible ne lui avait jamais été retirée.
x – Ben ha mil e cent anez compli entièrament (vers 6).
y – Voir les recherches faites sur les manuscrits de Cambridge, et les écrits allemands de MM. Dieckhoff et de Zezschwitz. Ce dernier pense que le Catéchisme vaudois, l’Antichrist, et d’autres écrits, sont de la fin du quinzième siècle ou du commencement du seizième. (Catéchismes des Vaudois et des frères de Bohême (en allemand). Erlangen, 1863.)
Ils n’en restèrent pas là ; s’adressant au synode, Farel représenta que les exemplaires étant en petit nombre, ne pouvaient servir qu’à peu de gens. « Ah ! si tant de sectes et hérésies, disait-il, tant de troubles et de tumulte sortent en ce temps au monde, tout cela ne vient que de l’ignorance de la Parole de Dieu. Il serait donc grandement nécessaire pour l’honneur de Dieu et le bien de tous les chrétiens qui connaissent la langue française et pour la ruine de toute doctrine répugnante à la vérité, de traduire la Bible d’après les langues hébraïque et grecque en langue françaisez. »
z – Bible d’Olivétan. — Apologie du translateur.
Aucune proposition ne pouvait être mieux accueillie des Vaudois. Leur existence était due à leur amour de l’Écriture, et tous leurs traités et leurs poèmes la célébraient :
L’Écriture nous dit, et nous devons le croire. Il faut la regarder du fin commencementa.
a – « Ma l’Escriptura di, e nos creire deven. » (Vers 19.)
« Regarde l’Escriptura del fin commenczament. » (Vers 23.)
Ainsi disait la Noble Leçon. Ils s’accordèrent aussitôt « joyeusement et de bon cœur, à la demande de Farel, s’employant et s’évertuant à ce que cette entreprise vînt à effet. » La proposition fut votée avec enthousiasme, et les réformateurs ravis, considéraient avec émotion et avec joie ce peuple de constante fidélité, à qui Dieu avait remis en garde depuis tant de siècles l’arche de la nouvelle alliance, et qui s’empressait maintenant d’un nouveau zèle pour la cause de son serviceb.
b – Gilles, Léger, Muston, Monastier.
Le moment était venu pour tous de se séparer. Jean de Molines, Daniel de Valence, se retirèrent en Bohême, auprès des Vaudois de ces contrées ; les pasteurs retournèrent dans leurs Églises, les pâtres dans leurs montagnes et les seigneurs dans leurs châteaux. Farel monta sur son cheval blanc, Saunier sur son cheval noir ; ils serrèrent les mains des Vaudois qui les entouraient, et descendant d’Angrogne à la Tour, ils dirent adieu aux Vallées.
Où iraient-ils ? quelle serait la première œuvre qu’entreprendrait Farel ?… Genève occupait depuis longtemps ses pensées, et en traversant les Alpes, il avait devant lui en esprit cette ville, ses besoins et ses habitants, particulièrement ceux qui commençaient à méditer sur Jésus-Christc. Déjà avant son départ pour l’Italie, Farel avait formé le projet de s’arrêter à Genève à son retour, et avait même reçu à cet effet de Messieurs de Berne, des lettres de recommandation adressées aux principaux huguenots. « Je veux aller maintenant vers eux, disait-il, je veux leur parler, même s’il n’y a personne qui me veuille ouïrd. »
c – Tome II 3.12
d – Froment, Gestes de Genève, p. 6. — Msc. de Choupard et de Roset.