Il faut maintenant appliquer au sommeil les règles de la modestie chrétienne dont nous sommes ici les précepteurs. Le repas fini, après avoir béni et loué Dieu de ce qu’il a bien voulu nous accorder, avec l’usage des choses nécessaires à la vie, la faveur de passer heureusement le jour, nous nous préparerons au sommeil par la raison, en ayant soin de bannir de nos lits une vaine magnificence : les oreillers, les couvertures enrichies d’or et de broderies, les manteaux précieux, les rideaux et les voiles étincelants d’une pourpre poétique, et mille autres inventions du luxe plus molles et voluptueuses que le sommeil même. Car, outre que cette volupté molle et excitante est aussi honteuse que blâmable, il est nuisible à la santé de dormir dans une plume moelleuse où le corps, entraîné par son poids, s’enfonce tout entier, et pour ainsi dire, s’ensevelit. La vive chaleur de cette plume, qui s’élève comme une montagne de chaque côté du corps, arrête la digestion, brûle, et corrompt les aliments. Les lits fermes et tout unis, qui sont comme le gymnase naturel du sommeil, facilitent la digestion, la rendent plus saine et moins incommode, et nous donnent la force, la souplesse et l’agilité dont nous avons besoin pour les actions du lendemain. Il ne faut dormir ni dans des lits à pieds et à colonnes d’argent, qui trahissent un excessif orgueil ; ni dans des lits enrichis d’ivoire, cette dépouille inanimée de l’éléphant. Ces vaines recherches de l’art, follement appliquées au sommeil, sur lequel elles ne peuvent rien, sont expressément défendues aux disciples du Christ ; ils ne doivent ni les aimer ni les désirer. L’usage de ces meubles n’est point interdit à ceux qui les possèdent ; mais il ne faut point qu’ils s’y attachent avec une folle ardeur et ne les puissent perdre sans chagrin, car ils ne peuvent rien pour leur félicité.
C’est encore une vaine gloire dont l’exemple des cyniques nous fournit une preuve, que de s’exercer, comme Diomède, à dormir à terre sur des peaux de bêtes. Il ne le faut faire que lorsqu’une pressante nécessité y oblige. Ulysse relevait avec une pierre son lit nuptial, qui penchait d’un côté, tant était grande la simplicité primitive des meubles, non-seulement chez les particuliers, mais chez les rois et les chefs de l’ancienne Grèce. Qu’ai-je besoin toutefois d’emprunter de pareils exemples ? Jacob dormait sur la terre, une pierre était son oreiller ; et cependant, dès ce temps-là même, il fut jugé digne d’avoir une vision au-dessus de la nature et de l’intelligence de l’homme. Nous qui vivons selon le Verbe, contentons-nous d’un lit simple et sans faste, convenable à la modération de nos habitudes ; n’ayant absolument que ce qui est nécessaire pour nous protéger, suivant les saisons, contre le froid ou la chaleur. Qu’il ne soit point travaillé avec une vaine et curieuse recherche ; que les pieds qui le supportent soient simples et tout unis. Les innombrables ciselures dont l’art du tourneur les embellit servent souvent de retraite à des insectes nuisibles qui s’y cachent et que la main n’y peut aller chercher pour les détruire. Un lit mou et efféminé ne convient pas à la noble virilité de l’homme ; le sommeil ne doit point être une pleine dissolution, mais un relâchement des forces vitales. Il ne s’y faut point livrer par amour d’une lâche paresse, mais pour se préparer, par le repos, au mouvement et aux affaires. Il faut donc dormir de manière à se réveiller facilement. « Que vos reins soient entourés d’une ceinture et que vos lampes brûlent en vos mains, comme des serviteurs qui attendent que leur maître revienne des noces, se tenant prêts à lui ouvrir dès qu’il frappera à la porte. Bienheureux sont ces serviteurs que leur maître trouvera veillant quand il viendra. »
Le sommeil est inutile et silencieux comme la mort. Levons-nous donc souvent de notre couche durant la nuit pour louer Dieu. Bienheureux ceux qui veillent en lui et s’assimilent ainsi aux anges que nous appelons vigilants ; c’est-à-dire qui ne dorment point ! Celui qui dort n’a pas plus de prix que celui qui ne vit point. Mais le vrai Chrétien veille dans les ténèbres et le sommeil même, qui n’ont point de pouvoir sur lui ; il veille dans le Dieu qui l’éclaire ; il est le seul qui vive d’une véritable vie. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes. « Heureux ceux qui gardent mes voies ! heureux l’homme qui m’écoute, qui passe les jours à l’entrée de ma maison, et qui veille au seuil de ma porte ! Ne nous laissons donc point aller au sommeil comme les autres, mais veillons et soyons sobres. Car ceux qui dorment, dorment durant la nuit ; et ceux qui s’enivrent, s’enivrent durant la nuit ; c’est-à-dire dans les ténèbres de l’ignorance. » Mais nous qui sommes enfants du jour ; « soyons sobres ; car vous êtes tous des enfants du jour. »
Nous ne sommes les enfants ni des ténèbres ni de la nuit, mais de celui qui, nous apprenant la véritable vie et prenant de nous le plus tendre soin, s’est exercé aux plus longues veilles, et ne s’est réservé de sommeil que ce qui en était indispensable à sa santé. On ne craint les veilles que parce qu’on ne s’exerce point à les soutenir. L’habitude les rend faciles. Il faut éviter de manger trop, afin que le poids des viandes ne nous accable pas dans le sommeil, comme un lourd fardeau accable un nageur dans les ondes. Cette sobriété nous arrachera du sommeil comme d’un abîme, et nous réveillera sans effort à l’heure fixée pour la veille. Le sommeil, semblable à la mort, nous prive de l’usage des sens, et, abaissant nos paupières, empêche la lumière de pénétrer jusqu’à nos yeux. Nous qui sommes les enfants de la vraie lumière, ne nous privons pas volontairement de la douceur de ses rayons, rentrons en nous-mêmes, éclairons l’homme intérieur, contemplons le soleil de la vérité, et, participant aux flammes qui en découlent, que notre âme veille avec sagesse et prudence dans le sommeil même. L’oppression qui suit la débauche, les bâillements, les nausées, les mouvements forcés et involontaires qu’elle excite éteignent l’œil de l’âme, et peuplent l’imagination de vains fantômes qui la tourmentent. Sous ce poids qui opprime le corps, l’âme elle-même devient insensible et inanimée. L’excès du dormir est nuisible au corps et à l’âme, et quoiqu’il soit selon la nature, il est contraire à ces actions qui vivent et tournent, sans en sortir, dans le cercle de la vérité. Le juste Loth n’eut pas commis un horrible inceste, si, enivré d’avance par ses filles, un lourd et long sommeil ne l’eut accablé. Soyons sobres, et nous dormirons sobrement. N’éteignons point toute la nuit cette lumière de la raison qui veille et habite en nous. Employons surtout la longueur des nuits, lorsque les jours deviennent plus courts, les hommes à l’étude des lettres ou à l’état que nous exerçons, les femmes au travail utile ou de l’aiguille ou du fuseau. En un mot, combattons sans cesse contre le sommeil, et efforçons-nous, en nous accoutumant sans relâche à le vaincre, de lui arracher le plus de notre vie que nous le pourrons ; car, semblable à un publicain, il fait deux parts de notre vie, nous laissant l’une et prenant l’autre. Ne nous dédommageons pas, en dormant le jour, des veilles, même les plus longues, que nous aurons soutenues la nuit. Ces assoupissements inquiets, ces bâillements prolongés, ces troubles, ces palpitations, ne sont qu’un dégoût passager de l’âme. L’âme n’a pas besoin de sommeil ; car sa nature est d’être dans une perpétuelle activité. Lorsque le corps, auquel elle est unie, s’affaisse et se détend dans le sommeil, n’agissant plus par lui, elle agit et pense par elle seule. De là vient qu’il y a de véritables songes, pensées libres d’une substance spirituelle dégagée du joug des passions, et n’ayant plus entre elle et sa volonté aucun obstacle qui l’empêche de choisir ce qui lui est bon. Si l’âme pouvait complètement cesser d’être active, elle cesserait d’être. C’est pourquoi, lorsqu’elle ne cesse pas d’agir en Dieu et de dompter le corps par les veilles, elle égale la nature de l’homme à celle de l’ange, unissant par la méditation le ciel à la terre et le temps à l’éternité.