Nous arrivons aux guerres de religion. L’histoire des réformés se confond ici avec l’histoire générale de France, et comme elle est racontée dans des milliers d’écrits qui sont entre les mains de tout le monde, nous ne donnerons qu’un rapide sommaire des principaux faits, en nous attachant surtout à ce qui peut servir à peindre la vie intérieure du parti opprimé.
Le duc de Guise fit à Paris une entrée triomphale. Les prêtres poussèrent la multitude sur le passage de l’homme de Vassy, en le comparant à Judas Macchabée, et en lui décernant le glorieux nom de défenseur de la foi. Catherine de Médicis fut blessée de ce triomphe dans son orgueil de mère et dans ses droits de régente ; mais le duc ne lui laissa pas le temps de se liguer avec les calvinistes. Encouragé par l’appui du roi de Navarre, d’Anne de Montmorency et du maréchal de Saint-André, il enleva Charles IX et Catherine, et les fit traîner de Fontainebleau à Melun, de Melun à Vincennes, et de Vincennes à Paris. Ce furent les journées des 5 et 6 octobre du triumvirat.
On ne savait plus où était l’autorité légitime. La souveraineté flottait au hasard. Les réformés étaient en quelque sorte mis hors la loi par les entreprises de celui qui venait de massacrer leurs frères, et ils se trouvaient dans le cas de défense personnelle. Aussi, d’un bout de la France à l’autre, sans accord préalable, ils se jetèrent sur leurs armes, comme lorsqu’on voit sa maison forcée de nuit par une bande de brigands.
« Il est à noter pour jamais, » dit un historien du seizième siècle, « que tant qu’on a fait mourir les réformés sous la forme de la justice, quelque inique et cruelle qu’elle fût, il ont tendu les gorges et n’ont point eu de mains. Mais quand l’autorité publique, le magistrat, lassé des feux, a jeté le couteau aux mains des peuples, et par les tumultes et grands massacres de France, a ôté le visage vénérable de la justice, et fait mourir au son des trompettes et des tambours le voisin par son voisin, qui a pu défendre aux misérables d’opposer les bras aux bras, le fer au fer, et de prendre d’une fureur sans justice la contagion d’une juste fureur ?… Que les nations étrangères jugent lesquels des uns ou des autres ont le crime de la guerre sur le front[a] ! »
[a] Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle.
La reine mère parut autoriser la prise d’armes des huguenots, et même la solliciter au nom de Charles IX. « Mon cousin, écrivait-elle au prince de Condé, vous aurez souvenance de conserver les enfants et la mère, et le royaume, comme à celui à qui il touche et qui se peut assurer n’être jamais oublié. Si je meurs avant qu’avoir moyen de le pouvoir reconnaître, comme j’en ai la volonté, je laisserai une instruction à mes enfants. Je vois tant de choses qui me déplaisent que si ce n’était l’assurance que j’ai en vous, que vous m’aiderez à conserver ce royaume et le service du roi mon fils, en dépit de ceux qui veulent tout perdre, je serais encore plus fâchée. » Ces lettres, communiquées aux gentilshommes de la religion, les raffermirent dans leurs projets : ils croyaient soutenir, non seulement leur cause, mais celle de la royauté.
Des deux côtés on appela l’étranger dans le royaume. Les catholiques en donnèrent les premiers l’exemple ; le pontife de Rome prêchait en Italie et en Espagne une croisade semblable à celle de Simon de Montfort contre les Albigeois, et les huguenots réclamèrent â leur tour l’appui des peuples protestants. Bientôt, sous l’une et l’autre bannière, vinrent se ranger Espagnols, Suisses, Allemands et Anglais. Il en sera toujours ainsi dans les grandes guerres de principes religieux ou politiques. On se divise alors, non de peuple à peuple, mais de croyance à croyance, parce qu’il s’agit de quelque chose qui l’emporte sur la nationalité même, et que la patrie n’est précieuse qu’autant qu’elle réalise les hautes convictions qui se sont emparées des âmes. Si demain il éclatait en Europe une lutte suprême sur les maximes fondamentales de la politique, ce qui s’est vu au seizième siècle se reverrait : il n’y aurait de changé que la devise des drapeaux et le mot d’ordre des combattants.
Chaque parti publia de longs manifestes, ce qui est encore inévitable dans une guerre de principes. Les calvinistes demandaient la stricte exécution de l’édit de Janvier, la mise en liberté du roi et de la reine mère qu’ils déclaraient captifs, la punition des auteurs de l’attentat de Vassy ou du moins la retraite du duc de Guise et des deux autres triumvirs dans leurs maisons. Les catholiques répondaient sur l’édit de Janvier par des phrases équivoques ; sur la mise en liberté du roi et de la reine, qu’ils étaient parfaitement libres ; sur la punition des auteurs de l’affaire de Vassy, qu’il n’y avait personne à punir, et sur la retraite des personnages du triumvirat, que leur présence était nécessaire au bien public.
La pièce la plus remarquable de ces débats préliminaires est l’acte d’association conclu entre le prince de Condé et les seigneurs calvinistes, le 11 avril 1562, après la célébration de la cène. Tous protestaient qu’ils n’avaient devant les yeux, dans cette alliance, que l’honneur de Dieu, la délivrance du roi et de la reine, le maintien des édits et la punition de ceux qui les avaient violés. Ils juraient solennellement d’empêcher les blasphèmes, violences, pilleries, saccagements, tout ce qui est défendu par la loi de Dieu, et d’établir de bons et de fidèles ministres qui leur enseigneraient à faire sa volonté. Ils nommaient pour chef et conducteur de leur entreprise le prince de Condé, comme étant du sang royal et protecteur de la couronne de France. Ils promettaient enfin, sur la part qu’ils espéraient avoir au paradis, de remplir leur devoir avec une entière fidélité.
Leurs premiers faits d’armes furent heureux. Orléans, Tours, Bourges, Poitiers, Rouen, Le Havre, Lyon, Montauban, Nîmes, et la plupart des châteaux-forts de la Normandie, du Poitou, de la Saintonge, de la Guyenne, du Languedoc et du Dauphiné, tombèrent en leur pouvoir presque sans coup férir, avant la fin du mois d’avril.
Le triumvirat, de son côté, agissait avec vigueur. Il dictait à son gré les résolutions du conseil et les arrêts des parlements. Il s’attacha surtout à lier sans réserve à sa fortune le peuple de Paris. Les bourgeois catholiques furent armés et enrégimentés. On comptait sur cinquante mille hommes au premier coup de tocsin. La commune, ou le corps de ville, siégeait en permanence. Des chaînes furent placées à l’angle des rues pour se barricader en cas d’attaque. On exigea des certificats de catholicisme de tous les procureurs, receveurs, quarteniers, sergents de ville et autres officiers publics. Les églises étaient les clubs du temps ; elles le furent encore davantage sous la Ligue.
Les huguenots reçurent l’ordre de vider Paris en vingt-quatre heures, sous peine de mort. On avait renouvelé contre eux les infâmes accusations des précédentes années. De grossières estampes circulaient encore, où l’on représentait les hérétiques arrachant les entrailles des moines, et jetant les hosties aux pourceaux. Le fanatisme de la populace était exalté par ces provocations jusqu’à la plus aveugle frénésie, et il suffisait d’être traité de huguenot en passant dans la rue pour être égorgé. Théodore de Bèze en cite de nombreux exemples.
Les triumvirs et les prêtres n’ignoraient pas ce qu’ils gagnaient en s’emparant de l’opinion dans cette ville puissante. « Paris, dit l’historien Davila, donnait seule à son parti plus de crédit que n’aurait pu faire la moitié du royaume (t. I, p. 141).
Coligny le sentait bien. Il conseilla au prince de Condé de marcher droit sur Paris, disant que les triumvirs n’avaient pas encore d’armée, et qu’on aurait bon marché d’une multitude sans discipline. Condé refusa. Frère du roi de Navarre, et pouvant être un jour lieutenant général du royaume, il avait des ménagements à garder, même envers ses plus violents adversaires. Un prince du sang n’est pas propre à bien conduire un parti dans les moments de crise où il faut tout oser pour tout conquérir. Les puritains d’Angleterre auraient-ils triomphé, s’ils avaient pris pour chef un membre de la famille royale au lieu d’un homme de fortune tel que Cromwell ?
Catherine de Médicis proposa d’ouvrir des conférences entre les deux partis : unique moyen pour elle de faire encore quelque figure. Dans les luttes des hommes de guerre, elle ne pouvait plus rien ; dans les négociations, elle comptait sur son génie, et se flattait d’enlacer également dans ses intrigues les chefs des catholiques et ceux des réformés.
Il y eut une première conférence, le 2 juin, à Thoury, dans la Beauce. On était convenu de s’y rendre avec des escortes de gentilshommes en nombre égal, qui se tiendraient à la distance de huit cents pas les uns des autres. Mais pendant que les chefs discutaient, les gentilshommes se rapprochèrent et sentirent leurs entrailles s’émouvoir. Tout à coup les vieilles amitiés se réveillent ; les querelles de parti sont oubliées ; il n’y a plus de papistes, plus de huguenots, et confondant leurs embrassements et leurs larmes, ils se souviennent seulement qu’ils ont passé ensemble leurs jeunes années, bu à la même coupe et reposé sous le même toit. Instinct sacré du cœur ! il inspirait mieux que la science des théologiens et la politique des hommes d’Etat.
La reine mère avait imaginé avec l’évêque Montluc, son conseiller intime, un étrange expédient : celui d’engager les chefs des deux partis à s’imposer un exil volontaire. Les triumvirs s’éloigneraient de la cour ; le prince de Condé, l’amiral et les principaux calvinistes sortiraient du royaume en attendant la majorité de Charles IX, et les différends de religion s’arrangeraient à l’amiable. Cette idée, reprise dans une deuxième conférence, n’était qu’un stratagème de cour qui ne pouvait rien terminer.
On avait perdu beaucoup de temps. Les gentilshommes calvinistes, qui devaient se soutenir de leur propre bourse, commençaient à retourner chez eux, et l’armée des triumvirs se fortifiait. On s’en aperçut au redoublement de la persécution. Le parlement de Paris rendit un arrêt, à la fin de juin, ordonnant de courir sus aux hérétiques, et de les tuer partout où on les rencontrerait, comme des gens enragés, ennemis de Dieu et des hommes. Chaque dimanche, les curés devaient lire au prône cette épouvantable ordonnance. Les paysans, les ouvriers s’armèrent de tout ce qui leur tombait sous la main, et se mirent à battre le pays comme pour le purger de bêtes féroces. Les moines appelaient cela, dans leur hideux langage, lâcher la grande levrière.
Un nouvel arrêt du parlement, rendu le 18 août, déclara tous les gentilshommes de la religion, à l’exception du prince de Condé, traîtres à Dieu et au roi, et les somma de comparaître dans trois jours, à défaut de quoi ils seraient punis de la confiscation de leurs corps et de leurs biens.
C’est alors que les calvinistes se décidèrent à presser d’Andelot d’amener des lansquenets d’Allemagne, et à conclure avec Elisabeth, reine d’Angleterre, un traité par lequel elle s’engageait à leur fournir un secours de six mille hommes. Trois mille devaient entrer au Havre-de-Grâce, et trois mille autres servir à la défense de Dieppe et de Rouen, qui étaient entre les mains de Condé. Le traité fut signé le 20 septembre 1562, et la reine Elisabeth publia un manifeste où elle affirmait devant le ciel et devant la terre qu’elle n’avait d’autre but que de défendre les loyaux sujets du roi Charles IX, son frère, contre la tyrannie de leurs oppresseurs.