Je sens donc je suis
La méthode du sensationnisme est indiquée par le mot lui-même. Le sensationnisme part d’un fait d’évidence ou d’expérience courante, savoir le rôle de la sensation, de l’impression ou de la perception sensible, dans la vie humaine. Ce rôle, personne ne songe à le nier. Mais l’originalité du sensationnisme, c’est qu’en s’emparant de ce fait, il le statue comme exclusif et primitif : la réalité humaine est une réalité de sensation et n’est que cela ; le principe de connaissance et de toute connaissance est dans la sensation. L’être humain se résout en sensations ; la sensation exprime tout l’être humain.
Telle est la double thèse du système.
Malgré son nom moderne, le système n’est pas nouveau. Depuis Epicure jusqu’à nos jours, il a compté de multiples avatars et d’innombrables disciples. Et il en comptera toujours. Tout fait prévoir qu’il restera toujours une tentation, par conséquent une tentative d’explication universelle.
[« L’homme, à l’origine, tout entier à ses sensations de plaisirs ou de souffrance, ne songe pas au monde extérieur ; il en ignore même l’existence. Mais, avec le temps, il distingue, dans ses sensations mêmes, deux éléments, dont l’un, relativement simple et uniforme, est le sentiment de soi-même, et dont l’autre, plus complexe et plus changeant, est la représentation d’objets étrangers. Dès lors s’éveille en lui le besoin de sortir de soi et de considérer en elles-mêmes les choses qui l’environnent, le besoin de connaître. Il ne se demande pas à quel point de vue il doit se placer pour voir les choses, non telles qu’elles lui apparaissent, mais telles qu’elles sont en réalité. Du point même où il se trouve, ses yeux, en s’ouvrant, ont découvert une perspective admirable et des horizons infinis. Il s’y établit donc comme en un lieu d’observation ; il entreprend de connaître le monde tel qu’il l’aperçoit de ce point de vue. C’est la première phase de la science, celle où l’esprit se repose sur les sens du soin de constituer la connaissance universelle. Et les sens lui fournissent, en effet, une première conception du monde. Selon leurs données, le monde est un ensemble de faits d’une infinie variété. L’homme peut les observer, les analyser, les décrire avec une exactitude croissante. La science est cette description même. Quant à un ordre fixe entre les faits, il n’en est pas question : les sens ne font rien voir de tel. C’est le hasard ou le destin, ou un ensemble de volontés capricieuses, qui président à l’univers. » (E. Boutroux, De la contingence des lois de la nature, p. 1.)]
Laissant de côté les formes intermédiaires qu’il a pu revêtir, nous n’en examinerons que deux principales qui nous semblent particulièrement caractéristiques et particulièrement graves : sa forme criticiste (nous entendons par criticisme l’examen des conditions de la connaissance, l’examen de ce qu’on appelle communément les facultés de l’âme) et sa forme psycho-physiologique (ou dogmatique). Ces deux formes ont pour nous cet avantage d’être les plus décisives et les plus actuelles ; ce sont en outre celles dont la portée anthropologique est la plus directe. Elles cherchent, en effet, à répondre immédiatement à notre question : Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que la vérité humaine ?
Et les deux auteurs chez lesquels nous étudierons le sensationnisme seront, pour le criticisme ou la théorie de la connaissance, le philosophe anglais Hume, († 1776), parce qu’il en a développé les conséquences critiques de la manière la plus complète et la plus aiguë ; et pour la psycho-physiologie, le distingué directeur de la Revue philosophique, M. Th. Ribot, parce qu’il en a vulgarisé les conséquences psychologiques en des livres dont nul n’ignore aujourd’hui, et qui font autorité.