Les premières formes de l’erreur dans la province d’Asie nous sont connues par cinq groupes de documents : l’épître de saint Paul aux Colossiens, les épîtres pastorales, l’épître à Tite visant spécialement la Crète, la deuxième épître de saint Pierre et l’épître de saint Judea, les épîtres et l’Apocalypse de saint Jean, enfin les épîtres de saint Ignace et de saint Polycarpe qui rattachent au Nouveau Testament l’histoire ecclésiastique proprement dite.
a – Bien que les auteurs soient fort divisés sur l’origine, la date et les destinataires de ces deux documents, j’ai cru pouvoir, à l’exemple de Mgr Duchesne (Origines chrétiennes, p. 46), les rapprocher des épîtres pastorales, avec lesquelles ils offrent des relations.
Dans l’épître aux Colossiens, écrite pendant sa captivité (58-63 ?), saint Paul parle explicitement de fausses doctrines qui tentent de s’introduire dans leur Église : « Prenez garde que personne ne fasse de vous une proie par la philosophie et par une vaine tromperie, s’appuyant sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde et non sur le Christ » (Colossiens 2.8). Ces erreurs, en effet, tendaient probablement à rabaisser Jésus-Christ et à lui préférer les anges : ceux-ci sont l’objet d’un culte spécial (Colossiens 2.18) ; et c’est pourquoi l’apôtre s’applique à relever la dignité du Sauveur, et à le présenter comme le principe et la cause finale de la création (Colossiens 1.15-17, 18-20 ; 2.9-10 ; Éphésiens 6.12). On n’ignore pas que les anges jouaient un grand rôle dans la théologie juive ; mais de plus — trait caractéristique — les docteurs combattus par saint Paul prescrivaient un choix des aliments, faisaient observer des nouvelles lunes, des fêtes et des sabbats (Colossiens 2.16,20-22). Ils enseignaient une humilité (ταπεινοφροσύνη) et un mépris du corps qui n’étaient pas dans l’ordre (Colossiens 2.18, 23). Peut-être faut-il y ajouter la circoncision dont il est question au chapitre Colossiens 2.11. Quoi qu’il en soit, il ne saurait y avoir de doute : l’erreur signalée était judaïsante.
Les épîtres pastorales, écrites un peu plus tard, la décrivent en termes plus précis et plus forts, soit que l’erreur elle-même eût progressé, soit que saint Paul, s’adressant à des disciples, se sentît plus à l’aise pour la juger. En tout cas, il en nomme les chefs, Hyménée, Alexandre le fondeur, Philète (1 Timothée 1.20 ; 2 Timothée 2.17 ; 4.4). Ses partisans se recrutent parmi les circoncis dont beaucoup sont « des gens rebelles, de vains discoureurs et des séducteurs auxquels il faut fermer la bouche » (Tite 1.10-11). Quant à leur doctrine, elle consiste avant tout en discussions sans fin sur d’interminables généalogies, en contes ridicules (1 Timothée 1.4 ; 4.7) ; on s’y amuse de questions oiseuses ; on s’y querelle sur les mots, sur le sens de la Loi (1 Timothée 6.3-5 ; 2 Timothée 2.14 ; Tite 3.9) ; on y prône des fables juives, des traditions humaines (Tite 1.13-14) : ce sont des blasphèmes, des doctrines de démons (1 Timothée 1.20 ; 4.1). Plus spécialement, la Loi y est fort exaltée, et ceux qui la vantent veulent passer pour en être les docteurs (1 Timothée 1.7). On y interdit certains aliments, et on y prohibe le mariage (1 Timothée 4.3). On affirme que la résurrection est déjà faite, c’est-à-dire, sans doute, qu’il n’y a qu’une résurrection purement spirituelle (2 Timothée 2.17-18). Les mœurs des hérétiques d’ailleurs ne valent pas mieux que leurs théories. Ces faux docteurs ne recherchent que le gain (1 Timothée 6.5-10 ; Tite 1.11) ; sous des apparences de piété ils ont tous les vices (2 Timothée 3.1-5). Ils séduisent les femmes, toujours curieuses (2 Timothée 3.6-7), et à cause d’eux peut-être plusieurs jeunes veuves se sont détournées pour suivre Satan (1 Timothée 5.15). « Ils font profession de connaître Dieu, mais ils le renient par leurs œuvres, étant abominables, rebelles et incapables de toute bonne action » (Tite 1.15-16).
Dans ce tableau énergique, il est aisé de reconnaître une doctrine qui est bien un mélange de judaïsme et de gnose commençante. La prohibition du mariage et la négation de la résurrection de la chair ne sont pas des traits juifs : ils viennent d’une autre philosophie.
[En revanche, c’est à tort que certains auteurs ont voulu voir, dans les interminables généalogies dont il est question, les généalogies d’éons des gnostiques, et en ont conclu à la non-authenticité des épîtres pastorales. Il s’agit ici probablement des généalogies patriarcales fabuleuses que l’on trouve dans certains apocryphes juifs. V. E. Jacquier, Histoire des livres du Nouveau Testament, I, 3e édit., p. 375.]
Ce sont des erreurs analogues que nous trouvons dépeintes dans la seconde épître de saint Pierre et dans l’épître de Jude. Les hérétiques que ces documents nous dénoncent offrent avec ceux des Pastorales des ressemblances évidentes, bien qu’on ne remarque pas qu’ils fussent judaïsants. D’abord ces hérétiques, nous dit-on, « renient notre seul maître et Seigneur Jésus-Christ » (Jude 1.4) ; ils méprisent l’autorité, κυριότης (2 Pierre 2.10 ; Jude 1.8), mot qu’il faut peut-être traduire au sens concret par « le Seigneur ». Ensuite, ils injurient les gloires (δόξας οὐ τρέμουσιν βλασφημοῦντες, 2 Pierre 2.11 ; Jude 1.8), c’est-à-dire probablement les esprits supérieurs qu’ils engagent dans leurs combinaisons mythiques, dans les fables habilement conçues dont il est question 2 Pierre 1.16. Enfin, ils nient le jugement et l’avènement du Seigneur (2 Pierre 3.3-7). Quant à leurs mœurs, elles sont infâmes. La cupidité, le mensonge, l’amour de la bonne chère, l’arrogance, la passion des coteries sont leurs moindres défauts (2 Pierre 2.3, 11, 13 ; Jude 1.11, 16, 19). Ce sont des théoriciens du vice qui ne rêvent qu’impureté, et, blasphémant ce qu’ils ignorent, se corrompent comme des brutes dans ce qu’ils savent naturellement (2 Pierre 2.10, 13-14 ; Jude 1.4, 10). Malheur à eux, car les plus terribles châtiments leur sont réservés (Jude 1.11) !
Tournons-nous maintenant du côté de saint Jean. Ici encore l’obscurité règne sur le lieu de composition, la date et les destinataires de ses deux premières épîtres, les seules qui intéressent nos recherches. Il est probable cependant qu’elles appartiennent à la dernière période de la vie de l’apôtre et ont été écrites à Éphèse, la première pour les Églises voisines, la seconde pour quelque personne ou Église particulière. Quoi qu’il en soit, saint Jean déclare tout net qu’il existe, au moment où il parle, plusieurs antéchrists, sortis des rangs des chrétiens (1 Jean 2.18-19). Ces hérétiques nient que Jésus soit le Christ, qu’il soit le Fils, et dès lors ne possèdent pas le Père (1 Jean 2.22-23 ; 4.3, 15). Ils nient aussi que Jésus-Christ soit venu en chair (1Je.4.2-3). Le Sauveur ne serait donc, d’après eux, qu’un esprit supérieur qui ne serait ni le Fils, ni le Christ, et qui n’aurait eu de corps qu’en apparence ; ou même plus simplement, Jésus ne serait qu’un homme, et il faudrait écarter toute idée d’incarnation d’un Fils ou Christ de Dieu. Ce serait ou le docétisme ou l’ébionisme, en tout cas, la négation de la divinité propre de Jésus-Christ. — De leur morale l’apôtre ne dit rien.
L’Apocalypse, à son tour, s’élève, d’une part, contre une catégorie de gens qui se disent juifs et qui ne le sont pas, mais qui forment une synagogue de Satan (Apocalypse 2.9 ; 3.9), — d’autre part, contre une secte qu’elle appelle des nicolaïtes, et dont elle signale l’existence dans les Églises de Pergame et de Thyatire (Apocalypse 2.14-18, 20-25). Ces nicolaïtes ont une doctrine, les profondeurs de Satan (τὰ βαϑέα τοῦ Σατανᾶ), comme ils disent eux-mêmes, mais surtout ils enseignentl’impudicité (πορνεία), et que l’on peut manger les viandes immolées aux idoles (Apocalypse 2.14-15, 20). Faut-il confondre ces deux groupes, les nicolaïtes et la synagogue de Satan ? C’est peu probable, le dernier paraissant plutôt composé de juifs non chrétiens. En tout cas, l’histoire des nicolaïtes n’est pas finie avec saint Jean. Saint Irénée, qui résume les données de l’Apocalypse par les mots indiscrete vivuntb, ajoutent qu’ils avaient, avant Cérinthe, distingué le démiurge du Dieu suprême, et les appelle un « fragment de la fausse gnose ». Tertullien les rapproche des caïnites de son temps. Pour les auteurs qui dépendent de saint Hippolyte, à savoir le Pseudo-Tertullien, Philastrius et saint Épiphane, le système nicolaïte qu’ils exposent est un système ophite qui n’est sûrement pas primitif.
b – Adv. haer., 1.26.3 ; cf. Clément d’Alex., Strom., 2.20 (P. G., viii, VIII, 1061) ; Tertullien, Adv. Marcion., i, 29 ; les Philosophoumena, 8.36 ; le Pseudo-Ignace, Trall., 11.2 ; Philad., 6.6.
D’où venait à ces hérétiques le nom qu’ils portaient ? Saint Irénée le fait dériver du diacre Nicolas (Actes 6.5) qui aurait été leur fondateur (Adv. Haer. 1.26.3). Clément d’Alexandrie ne nie pas cette relation, mais il l’explique par un malentendu. Nicolas, dont la vie dans le mariage était exemplaire, aurait souvent répété comme maxime et dans un sens encratite qu’il fallait abuser de sa chair (παραχρήσασϑαι τῇ σαρκί), c’est-à-dire la mortifier, ce que ses disciples auraient entendu au contraire d’une licence absolue à lui accorder. De là leur immoralitéc.
c – Stromates. 3.4 (P. G., viii, 1129) ; cf. Eusèbe, H. E., 3.29. Ce n’est que plus tard que l’on distingua le diacre Nicolas du fondateur des nicolaïtes (Cassien, Collat., xviii, 16).
Au souvenir de saint Jean se rattache encore le souvenir de Cérinthe, avec qui, au dire de saint Irénée, l’apôtre se serait trouvé en contact à Ephèse. Nous n’avons pas sur lui de témoignage contemporain. Il semble avoir été originaire d’Égypte et juif de naissance, ou du moins et d’abord de religion. Plus tard, il vint en Asie et y rencontra saint Jean. Son système, tel que saint Irénée l’exposait à la fin du iie siècle », est le suivant. Au sommet des choses, un Dieu suprême ; bien au-dessous de lui, un démiurge qui ignore le Dieu suprême, et qui crée le monde. Jésus naît comme les enfants ordinaires, du commerce de Joseph et de Marie ; seulement, il est supérieur aux autres hommes en justice, en prudence, en sagesse. Après son baptême, un être céleste, le Christ, venu d’auprès du Dieu suprême, descend sur lui sous la forme d’une colombe. Il se trouve alors capable d’annoncer le Père suprême, inconnu jusque-là, et de faire des miracles. Mais, à la fin, le Christ, qui, comme être spirituel (πνευματικός), ne pouvait souffrir, abandonne Jésus. Celui-ci meurt donc et ressuscite seul. — Saint Irénée ne dit rien de la morale de Cérinthe. Philastrius et saint Épiphane la représentent comme nettement judaïsante. Il aurait admis la Loi en partie, la circoncision et le sabbat. Il rejetait saint Paul, les Actes des Apôtres, et entre les évangiles ne conservait, que celui de saint Matthieu dont il retranchait encore la généalogie de Jésus-Christ. Le prêtre Caius et Denys d’Alexandrie l’accusent formellement d’avoir enseigné un millénarisme grossier (Eusèbe, H.E., 3.28.2,4-5 ; cf. 7.25.3).
Le mélange de gnose et de judaïsme est évident dans le système de Cérinthe ainsi exposé ; mais il serait téméraire d’affirmer que nous trouvons bien, dans Philastrius et saint Epiphane ou même dans saint Irénée, ses vues originales et personnelles. En revanche, les épîtres de saint Ignace et de saint Polycarpe nous livrent, sur les erreurs qui avaient cours dans la province d’Asie au commencement du iie siècle, le témoignage de contemporains, et ce témoignage est précieux.
La doctrine des faux docteurs est qualifiée par saint Ignace d’hétérodoxie (ἑτεροδοξία) ; d’herbe étrangère qu’il faut éviter (Eph.7.1 ; Magn.8.1 ; Trall.6.1). Eux-mêmes sont des trompeurs qui parlent sans doute de Jésus-Christ, mais qui prônent le judaïsme, le sabbat, des pratiques surannées. De plus, ils sont docètes : ils n’admettent pas la réalité de la chair et des mystères du Sauveur. Conséquemment, ils s’abstiennent de l’Eucharistie qu’ils ne croient pas être la chair du Seigneur, et nient la résurrection aussi bien que le jugement futur. De leur morale saint Ignace ne dit rien de précis, sinon qu’ils n’ont aucune charité pour les pauvres et les indigents, et qu’ils sont d’incorrigibles fauteurs de coteries et de schismes. Ailleurs, il les traite de loups hypocrites qui captivent les fidèles par une volupté mauvaise (ἡδονῇ κακῇ, Philad.2.1), et il recommande à ceux-ci de garder leur chair comme le temple de Dieu (ib., 7.2). Faut-il voir dans ces paroles une allusion à l’immoralité des hérétiques ? — Nous ne savons.
En tout cas l’impression générale qui se dégage de cette étude est claire. L’hérésie, telle qu’elle est dépeinte dans la seconde moitié du ier et au commencement du iie siècle par saint Paul, saint Ignace et saint Polycarpe, associe, en Asie Mineure, le judaïsme à des conceptions gnostiques. Cérinthe nous présente le même caractère. Quant aux écrits de saint Jean, à la seconde épître de saint Pierre et à celle de saint Jude, ils ne mentionnent pas, du moins expressément, dans la fausse doctrine qu’ils stigmatisent, la tendance judaïsante, mais, outre que des divergences ont dû naturellement se produire, il ne faut pas oublier que, pour les deux derniers documents surtout, nous ne connaissons pas au juste quel pays habitaient ceux à qui ils s’adressent et de qui ils parlent.