7 mars 1740.
Monsieur et cher frère en Jésus-Christ notre Seigneur,
Il a falu attendre la reponse de nos amis au sujet de la demande que vous faisiés dans vôtre lettre à M. C…, et cette reponse n’est arrivée que la semaine dernière. Je commencerai par vous en faire part : Elle porte donc « que l’on consent à ce que vous vous rendiés dans cette ville pour perfectionner vos études ; mais qu’il faut attendre à partir qu’il y ait une place vacante par le depart de quelque autre ; autant pour menager les fonds destinés à cet usage, que pour ne pas laisser voir dans nôtre Académie un trop grand nombre à la fois de candidats du Desert. Il ne faudra donc se mettre en chemin qu’après l’arrivée au pays de celui qui doit faire place. L’on souhaitte de plus qu’il n’en vienne qu’un à la fois, par les mêmes raisons que cy-dessus : chacun pourra avoir son tour ; ensuite que celui qui viendra soit muni d’un consentement de ses supérieurs et d’un temoignage qui fasse foi que c’est un bon sujet, propre pour l’emploi auquel il est destiné ; enfin qu’il ne se propose pas d’apprendre icy le latin ni d’y obtenir l’imposition des mains, ni de servir d’autres Églises que celles du Desert, mais qu’il se dispose à s’en retourner, dès qu’il sera appelé, et tout au plus tard au bout de deux ans. » Si c’est vous, Monsieur, qui soyés le premier à profiter de cette permission, vous pourrés nous en donner avis à M. Court ou à moy, et l’on vous fera savoir aussi le tems precis auquel vous pourrés partir. Tout ce que j’ai oui dire d’avantage sur vôtre compte m’a deja prevenu en vôtre faveur, et je me ferai un plaisir, pendant vôtre sejour icy, de vous être de quelque utilité pour vos études, vous offrant d’avance tout ce qui dependra de moi à ce sujet. Je n’attendrai pas même à ce tems là à vous edifier et vous dire ma pensée sur les doutes ou les difficultés que vous pourriés avoir. La question que vous me proposés dans vôtre lettre m’en fournit une occasion toute naturelle. Et comme M. R. a aussi souhaitté que je lui disse mon sentiment sur ce sujet, je vous repondrai à peu près dans les mêmes termes que je l’ai fait en lui repondant. Je remarquerai d’abord que vous differés un peu dans la manière dont vous proposés cette question. L’un demande s’il faut adorer la nature humaine de Jésus-Christ et lui rendre les mêmes hommages qu’à sa nature divine, et l’autre, les considérant comme inseparables, demande si l’on ne doit pas adorer Jésus-Christ comme Dieu et homme tout ensemble, c’est-à-dire comme nôtre mediateur. Or, selon que l’état de la question sera établi, la reponse doit être differente : car autres sont les hommages qu’on doit rendre à Jésus-Christ comme un simple homme, autres ceux qu’on doit lui rendre comme Dieu, et autres enfin ceux qui doivent le regarder comme mediateur. Après cela, je crois qu’il faut encor bien définir le terme d’adoration qui n’est proprement qu’un acte d’honneur et de respect, le plus grand qu’on puisse rendre à celui qui en est l’objet, soit par les idées que l’on fait de ses attributs et perfections et par les sentiments que ces idées produisent en nous, soit par les signes extérieurs que nous en donnons : d’où il suit que, quoique l’Écriture sainte se serve du même terme pour exprimer ces actes intérieurs et extérieurs qu’elle nomme adoration, il faut l’expliquer différemment suivant les idées et les sentiments de ceux qui s’acquittent de ce devoir et suivant l’objet de cette adoration. Autre est l’adoration civile que l’on doit rendre aux rois et aux grands de l’Orient et dont nous avons un grand nombre d’exemples dans le Vieux et dans le Nouveau Testament, et autre l’adoration que l’on appelle religieuse, parce qu’elle fait une partie essentielle de la Religion. Quand, par exemple, il est dit des Mages, Matthieu 2.2, 11, qu’uils étoient venus pour adorer le roi des Juifs nouvellement né, » et ensuite qu’« ils adorèrent l’enfant Jésus comme tel » : peut-être faut-il l’entendre d’une adoration purement civile, comme le titre de Roi des Juifs semble le prouver ; mais supposé que les Mages, instruits par une revelation divine que l’on ne peut leur refuser à quelque egard, aient voulu s’acquitter envers Jésus-Christ de quelque honneur religieux, il est du moins constant qu’ils ne vouloient pas l’adorer comme Dieu. J’en dis de même de divers malades et autres personnes qui voyant les miracles de Jésus-Christ se prosternoient devant lui ou l’adoroient (car c’est le même terme). Voy. entr’autres Matthieu 8.2 ; 9.18 ; 14.33 ; 15.25 ; 20.20 ; 28.9, 17, etc. Dans tous ces endroits là, Jésus-Christ l’objet de cette adoration n’y est considéré que comme un prophète illustre par ses miracles, ou comme le Messie, ou comme une personne qui méritoit un honneur plus grand que celui que l’on rend d’ordinaire aux hommes ; mais il n’y a aucune apparence que c’était à sa divinité propre que l’on ait voulu rendre ce culte ou ces hommages ; car quoiqu’il ait été appelle dans l’un de ces endroits, Matthieu 14.33 : Le fils de Dieu, ce titre ne désigne là que le Messie, ou tout au plus une personne favorisée de Dieu d’une façon particulière, ou qui a quelque qualité divine.
Ces éclaircissements pourraient suffire pour la decision de la question proposée, en y ajoutant que la nature humaine de Jésus-Christ a été élevée par son union à la divinité à un si haut degré d’honneur, d’autorité et de perfection, qu’elle mérite bien un culte, une adoration et des hommages supérieurs à tout autre homme ou creature que ce puisse être. Mais, pour repondre plus positivement à cette question, je ne ferai pas difficulté de dire, que comme Jésus-Christ doit être invoqué en qualité de Mediateur, il mérite aussi, en la même qualité, nos adorations et nos hommages, puisque l’invocation est un culte plus religieux que l’adoration et qu’elle la suppose. De plus, il y a divers passages exprès qui attribuent à Jésus-Christ un honneur et une adoration semblable à celle que l’on doit rendre à Dieu, quoique ce ne soit pas sous cette qualité que ces passages les lui attribuent. Ainsi, quand il est dit, Jean 5.22-23, que « le Père ne juge personne, mais qu’il a donné tout jugement au Fils, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père, » il est manifeste qu’il s’agit là d’un honneur dû au Fils en qualité de médiateur, et non parce qu’il était Dieu. Ces paroles : « que le Père a donné tout jugement au Fils, » le prouvent déjà ; mais celles qui, 25, 27, le confirment à n’en pouvoir douter, savoir, qu’il lui a donné ce pouvoir de juger, « parce qu’il est le Fils de l’homme, » c’est-à-dire parce qu’il est le Messie, ou bien parce qu’il s’est abaissé jusques à revêtir la nature humaine pour nous sauver. Cela paroitra encore mieux, par ce que dit saint Paul, Philippiens 2.8-11, où l’on voit : 1° Que Jésus-Christ doit être adoré, puisque « tout genou doit se fléchir devant lui et toute langue confesser qu’il est le Seigneur ; » 2° Qu’il doit être adoré, parce que Dieu lui a donné un nom ou une dignité, au dessus de tout nom ou de toute dignité, en considération de son abaissement et de ses souffrances ; et enfin que cette adoration doit être subordonnée à celle qui est due à Dieu, puisqu’elle doit tendre à sa gloire. D’où je conclus que, quoique les créatures par elles mêmes ne puissent ou ne doivent pas être l’objet de nôtre culte et de nos hommages religieux, et, par conséquent, de nôtre adoration telle qu’elle est due à Dieu souverainement et absolument, cependant Jésus-Christ a été tellement exalté dans sa nature humaine au dessus de toute créature, par son emploi de médiateur, qu’il merite à cet égard l’hommage de tous les hommes, et que Dieu a voulu qu’on lui rendit à cet égard une adoration sinon souveraine et égale à celle qui est due à la Divinité, au moins semblable, subordonnée et inférieure à celle-là et qui se rapportat à la gloire de Dieu.
Si l’on objecte les paroles de Jésus-Christ au démon, Matthieu 4.10, il est aisé de répondre que Dieu seul est digne par lui-même de cette adoration religieuse et suprême, et qu’on ne doit rendre cet honneur à aucune créature, pas même dans un degré inférieur, sans un commandement exprès de sa part ; mais qu’il ne s’en suit pas de là que Dieu n’ait pu communiquer cet honneur à son fils considéré comme médiateur, envoyé de sa part et revêtu de la nature humaine, surtout si c’est un honneur inférieur à celui qui est dû à Dieu le Père, outre que dans le passage dont il s’agit, Jésus-Christ oppose l’adoration que le démon exigeoit de lui à l’adoration qui n’est due qu’à Dieu seul, et que lui-même ne devoit rendre qu’à Dieu.
Si l’on réplique que l’adoration, prise dans un sens absolu, suppose des attributs et des perfections dans celui qui en est l’objet, qui sont incommunicables à la créature, je conviendrai qu’à l’envisager sous cette idée, l’adoration suprême et absolue n’est due qu’à Dieu par sa nature ; mais cela n’empêche pas que Dieu ne puisse communiquer à quelqu’une de ses créatures et à la nature humaine en particulier, un degré de perfection et de gloire qui la rendent digne d’une adoration subordonnée de la part des hommes. Et telle est celle que l’on doit à Jésus-Christ considéré simplement comme médiateur entre Dieu et les hommes, et qui est appelé en cette qualité, Jésus-Christ homme, 1 Timothée 5.5.