Les évangiles synoptiques

Conclusion

Chacun sait que la tâche de la critique historique à l’égard d’un livre biblique est de jeter un jour aussi complet que possible sur son origine. La science possède pour cela deux espèces de moyens : premièrement, les rapports des écrivains les plus rapprochés de la composition du livre, qui l’ont employé et mentionné dans leurs écrits ; deuxièmement, les indices que renferme le livre lui-même, dans lesquels se trahissent les circonstances qui ont présidé à sa composition. Lorsque le résultat de ces deux ordres d’indices concorde, la solution est donnée, et le plus haut degré de certitude scientifique est atteint. Que si les résultats diffèrent, il faut ou renoncer à une solution scientifique, ou chercher une hypothèse qui concilie les données contradictoires.

La tâche de la science à l’égard de notre premier évangile est plus complexe que dans les cas ordinaires dont nous venons de parler. Non seulement le désaccord existe, en ce qui concerne ce livre, entre les renseignements patristiques et les indices internes, puisque les premiers nous parlent presque unanimement d’un écrit composé en araméen, et que nous avons devant nous un texte grec. Mais le désaccord va plus loin encore, car il existe entre les données elles-mêmes de chacun des deux ordres. Quant aux données traditionnelles, le plus ancien témoin, Papias, nous apprend, d’après un témoin plus ancien encore, que Matthieu a composé un recueil des discours de Jésus, tandis que tous les autres Pères lui ; attribuent un évangile complet. Et, quant aux indices internes, nous avons vu que les uns font penser à une origine apostolique, tandis que les autres s’opposent à cette manière de voir. Que faire en face de ces éléments contradictoires ? Il m’a paru que le parti le plus sûr dans cet état de choses était de consulter avant tout les indices internes, qui sont là présents sous nos yeux, comme un fait actuel, et de nous en servir comme d’un moyen d’appréciation pour juger de la valeur des renseignements patristiques.

En suivant cette méthode, nous avons pu constater deux faits affirmés positivement par une tradition unanime et confirmés par l’étude du livre lui-même : l’un est, que l’apôtre Matthieu a le premier composé un écrit évangélique ; et le second, qu’il l’a composé dans la langue que parlait Jésus et qui était alors la langue populaire en Palestine, le dialecte araméen. Sur ces deux points il y a accord entre nos divers moyens d’information.

Par contre, il y a deux points à l’égard desquels nous avons dû, au nom de la critique interne, élever des doutes sur les assertions de la tradition, à savoir : Un, l’affirmation, tacite il est vrai, mais presque unanimement supposée, que l’œuvre de l’apôtre Matthieu n’est autre que notre premier évangile canonique, malgré ce qui est affirmé en même temps de la langue dans laquelle Matthieu a écrit ; et cela jusqu’au IVme siècle, où Jérôme repousse enfin cette manière de voir et fait expressément de notre évangile une simple traduction ; deux, l’autre point à l’égard duquel la tradition doit paraître suspecte, c’est l’opinion de la plupart des Pères que l’écrit de Matthieu a été un évangile complet, tandis que, d’après Papias, c’était uniquement un recueil de discours ; on a vu que notre évangile lui-même fournit la contre-épreuve de la manière de voir de ce Père.

En combinant tous ces faits, si peu concordants au premier coup d’œil, nous avons été conduits aux conclusions suivantes, qui nous paraissent les concilier :

  1. L’ouvrage évangélique composé primitivement par Matthieu n’a pas été un évangile, mais un recueil des principaux discours de Jésus.
  2. Cet écrit, composé dans une langue peu accessible aux croyants non palestiniens, n’a pas tardé à être traduit en grec et complété par une narration du ministère de Jésus dans laquelle il a été réparti et conservé pour l’usage des nombreuses églises grecques fondées par Paul.
  3. Rien ne nous oblige donc à interposer un évangile araméen quelconque, comme ceux que supposent Meyer et Zahn, entre le recueil des Logia et notre évangile canonique.
  4. Ce dernier écrit porte légitimement le nom d’évangile de Matthieu, d’abord en raison du recueil des Logia dont il reste le dépositaire, puis en vertu de l’influence qu’a exercée personnellement l’apôtre Matthieu sur la forme de la narration apostolique qui y est consignée.

On peut, après tout cela, se demander comment il s’est fait que cet écrit ait acquis si promptement dans l’Eglise la prépondérance que nous constatons chez les Pères de la fin du premier siècle et du commencement du deuxième (Barnabas, Clément Romain, la Didaché, Ignace, Polycarpe, Papias), et que, comme le dit Jülicher, « ce soit cet écrit auquel soit dû le type selon lequel l’image du Christ est aujourd’hui gravée dans tous les cœurs. » La raison de cette influence particulière se trouve sans doute avant tout dans la présence des cinq grands discours qui en forment le noyau et qui renferment le fond permanent de l’enseignement de Jésus ; mais elle se trouve aussi dans le caractère spécial de la narration évangélique dans laquelle ces joyaux ont été enchâssés.

Le caractère distinctif de cette narration me paraît être la manière incomparable en laquelle en ressort la grandeur de celui qui en est l’objet.

Et d’abord, sa grandeur personnelle. Dès sa naissance Jésus apporte avec lui deux titres extraordinaires dont sa vie prouvera la réalité, celui d’héritier du trône de David, et celui d’exécuteur de la promesse du salut universel confiée à Abraham et à sa postérité (1.1). Voilà les deux dignités avec lesquelles il arrive au monde. Et quand il le quitte, c’est pour échanger le trône terrestre de David, auquel il avait droit, mais auquel il a renoncé, contre le trône divin, et pour porter un nom qui, au lieu de figurer sur la liste des rois de Juda, se place dans la formule du baptême entre ceux du Père et du Saint-Esprit (28.18-20). Cette grandeur, il n’a pas craint de la proclamer lui-même, quoiqu’il l’ait constamment voilée sous les dehors de la plus profonde humilité, en disant : « Il y a ici plus que Salomon » (une gloire plus pure que celle de ce roi) ; et même : « Il y a ici plus que le temple » (une consécration plus réelle que celle de cet édifice sacré).

Grandeur dans sa parole. Cette voix, elle ressemble à celle d’Ezéchiel retentissant sur le champ où gisent les milliers d’ossements desséchés et les rappelant au mouvement et à la vie (Jean 5.25). Cette parole éclate comme un éclair illuminant le milieu assombri de la vie religieuse et morale Israélite, et dissipant pour un moment les ténèbres répandues au sein de ce peuple de Dieu par le formalisme pharisaïque et le matérialisme sadducéen. Par elle on voit se dégager tout à coup de la forme temporaire et nationale dans laquelle la loi morale avait été provisoirement renfermée, l’idéal du bien sous sa forme adéquate et permanente, devant lequel s’inclineront progressivement toutes les races humaines. Strauss, tout en reconnaissant le progrès que l’apparition de Jésus a fait faire à la conscience morale de l’humanité, lui reproche cependant une certaine étroitesse sur quelques points : Jésus n’a pas suffisamment compris l’importance du commerce et la valeur de l’argent. Mais la parabole des talents montre que Jésus ne méconnaissait point le rôle utile de la banque, et celle de l’économe infidèle n’a d’autre but que d’expliquer le vrai prix de l’argent quand on l’emploie, non au service de la jouissance égoïste et momentanée ou de l’intérêt propre, mais au service de la charité qui dure à toujours et qui étend ses conséquences bienfaisantes jusque sur la vie à venir.

Dans un cours inédit sur la Bible, de 1866, Ewald a prononcé les paroles suivantes, recueillies par un de ses auditeurs : « C’est quand on étudie avec soin les Logia de Matthieu que l’on peut se représenter le plus vivement le Christ tel qu’il était et tel qu’il parlait. C’est là que nous voyons sa figure sainte se détacher le plus nettement sur le fond sombre du milieu pharisaïque au sein duquel il a exercé son ministère, et que nous pouvons mesurer toute la distance entre la hauteur spirituelle dans laquelle il se mouvait et la médiocrité morale de ses alentours. »

Grandeur enfin dans son œuvre. Il a, en créant l’Eglise, jeté en terre le germe du royaume divin. Tout en opposant fermement son œuvre définitive à l’œuvre préparatoire de l’ancienne alliance et en affirmant hautement la différence de principe qui les sépare, il a su, à force de sagesse, maintenir la profonde relation qui les unit ; et il a ainsi mis au jour l’admirable unité du développement religieux de l’humanité. En agissant de la sorte, il est devenu le centre de l’histoire, tellement qu’avant lui tout tend à lui et qu’après lui tout provient de lui. En effet, depuis la chute tout tend à Israël, et en Israël tout aspire à lui : les commandements que nul ne peut accomplir sans lui ; les rites qui le préfigurent, la prophétie qui éveille l’attente de son avènement. Ainsi, après lui, tout prend son empreinte ; chaque manifestation de la vie humaine reçoit de son Esprit un élan nouveau et devient comme une ramification de sa vie ; la pensée trouve en lui un objet inépuisable de méditation et même de spéculation ; le culte possède en lui un objet d’adoration qui met la divinité à la portée de l’homme et lui permet de s’unir à elle ; l’art sous toutes ses formes trouve en lui un idéal à reproduire dans des chefs-d’œuvre toujours nouveaux ; avec lui l’économie sociale ne perd pas l’espoir de résoudre, en suivant son exemple et en obéissant à son esprit, les graves problèmes qui la préoccupent, et par la présence de cet hôte divin au foyer domestique, la vie de famille obtient l’union des cœurs, le pardon des offenses, l’apaisement des conflits et tous les trésors de la paix. Chez chaque croyant, enfin, la sainteté du cœur est substituée à l’obéissance purement formelle. Voilà son œuvre, telle qu’elle s’est épanouie dans l’histoire ; elle était renfermée en germe dans celle que décrit le premier évangile.

Renan a appelé cet écrit « le livre le plus important du christianisme » ; il a même ajouté : « et le plus important qui ait jamais été écrit » (Les Evang., p. 212-213). Holtzmann et Jülicher répètent ce jugement et s’y associent ; j’en ferais autant, si le quatrième évangile n’existait pas.

Au moment où Jésus allait marcher au supplice, il a dit à ses disciples : « L’Esprit de vérité… me glorifiera » (Jean 16.13-14). L’Esprit de vérité, sur lequel comptait Jésus, n’a pas failli à cette mission. Sous son impulsion se sont produits quatre écrits, dont l’un a exposé toute la grandeur de Jésus et que l’on pourrait appeler son portrait en pied ; le second a raconté son infatigable activité ; le troisième a décrit sa bienfaisante compassion ; le quatrième a consommé la tâche en rappelant et en conservant à toujours le témoignage rendu par Jésus lui-même à son essentielle divinité.

C’est par ces quatre écrits, dont la beauté simple défie tous les prestiges de l’art humain, que l’agent divin a acquitté sa dette envers le Crucifié. Jusqu’à cette heure, dans le monde entier comme dans le for intime de chaque cœur qui s’ouvre à lui, l’Esprit divin, par ce quadruple évangile, glorifie Jésus et réhabilite ce nom qui a figuré un jour sur un instrument de supplice, mais qui est destiné à faire pâlir graduellement tout nom humain.

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