Le traité de Longjumeau ne dura que six mois, ou plutôt il n’exista jamais que sur le papier. Tandis que les calvinistes renvoyaient leurs troupes étrangères, Catherine de Médicis retenait les siennes. Elle fit occuper les places fortes, garder les ponts et les passages, et prit toutes ses mesures pour écraser les huguenots.
Les chaires catholiques retentissaient contre eux d’imprécations et d’anathèmes. « On avançait hardiment, dit l’abbé Anquetil, ces maximes abominables, qu’il ne faut pas garder la foi aux hérétiques, et que c’est une action juste, pieuse, utile pour le salut, de les massacrer. Les fruits de ces discours étaient, ou des émeutes publiques, ou des assassinats dont on ne pouvait obtenir justice[a]. »
[a] Esprit de la Ligue, t. I, p. 249.
Il y a une sorte d’affreuse monotonie dans ces scènes de meurtre qui ensanglantaient la paix comme la guerre. Lyon, Bourges, Troyes, Auxerre, Issoudun, Rouen, Amiens, et d’autres villes furent semées des cadavres des huguenots. Il en périt près de dix mille en trois mois. A Orléans on en avait enfermé deux cents dans les prisons. La populace y mit le feu et repoussa dans les flammes, à coups de piques et de hallebardes, ceux qui voulaient se sauver : « une partie desquels, dit Crespin, fut vue joignant les mains dedans le feu, et ouïe invoquant le Seigneur à haute voix (p. 700).
Le chancelier de l’Hospital fit de vives plaintes sur l’impunité accordée aux bourreaux. On ne l’écouta point ; et comprenant qu’il ne pouvait plus utilement servir l’Etat, il se retira dans sa terre de Vignay. Catherine de Médicis donna les sceaux à l’évêque Jean de Morvilliers, créature du cardinal de Lorraine. Le maréchal de Montmorency, suspect de modération et d’humanité, fut aussi remplacé dans son gouvernement de Paris.
On ne respectait plus même les droits sacrés que des sauvages rougiraient d’enfreindre. Le baron Philibert de Rapin, maître d’hôtel du prince de Condé, ayant été envoyé en Languedoc avec un sauf-conduit du roi pour y porter le traité de paix, fut appréhendé par ordre du parlement de Toulouse, et, trois jours après, décapité.
Condé, Coligny et d’Andelot, menacés de ruine et de mort, se réfugièrent à La Rochelle. Ils partirent à minuit du château de Noyers en Bourgogne, avec leurs femmes et leurs enfants, le 25 août 1568, et firent cent lieues en vingt-quatre jours à travers des bandes ennemies.
La reine de Navarre, Jeanne d’Albret, vint les y rejoindre avec quatre mille hommes. Il en arriva autant de la Normandie, du Maine et de l’Anjou. Les capitaines les plus renommés du parti accoururent avec leurs compagnies, de sorte que ces fugitifs de la veille se trouvèrent à la tête de l’armée la plus forte qu’il eussent commandée jusque-là, et Coligny répétait le mot de Thémistocle : « Mes amis, nous périssions si nous n’eussions été perdus. » Ainsi commença la troisième guerre de religion.
Catherine de Médicis fit paraître des édits qui abolissaient l’édit de Janvier, défendaient, sous peine de mort, l’exercice de la religion prétendue réformée, et ordonnaient à tous les ministres de vider le royaume en quinze jours. En même temps le duc d’Anjou, frère puîné de Charles IX, et le fils chéri de Catherine, connu plus tard sous le nom d’Henri III, fut placé à la tête de l’armée catholique. Mais quoiqu’il eût sous ses ordres vingt-quatre mille hommes de pied et quatre mille chevaux, il n’osa point offrir la bataille. L’hiver très rigoureux de 1568 à 1569 se passa en marches et contremarches sans affaire décisive.
Le 16 mars suivant, les deux armées se rencontrèrent à Jarnac. Ce fut moins une bataille qu’une surprise. Les différents corps des calvinistes n’arrivèrent en ligne que séparément, et furent taillés en pièces l’un après l’autre. Le prince de Condé y fit des prodiges de valeur ; mais, renversé de cheval, et portant son bras en écharpe depuis le commencement du combat, il se rendit à un gentilhomme catholique. Au même instant, Montesquiou, l’un des officiers du duc d’Anjou, accourant par derrière, lui cassa la tête d’un coup de pistolet. « Cette action, qui eût passé dans la mêlée pour un beau fait d’armes, dit Mézeray, ayant été faite de sang-froid, parut aux gens de bien un parricide exécrable (t. V, p. 117). Le duc d’Anjou fit promener le cadavre de Condé sur un âne, se joignit aux infâmes risées du soldat, et voulut faire élever à la place où le prince avait été assassiné une colonne triomphale. Il agissait en digne fils de la reine Catherine.
La nouvelle de la mort de Condé et de la victoire de Jarnac excita des tranports de joie parmi les catholiques, et Charles IX envoya au pape les étendards qu’on avait pris sur les huguenots.
Michel Ghisleri occupait alors le trône pontifical sous le nom de Pie V. Entré à l’âge de quinze ans dans un couvent de Dominicains, et chargé ensuite de l’office d’inquisiteur général dans le Milanais, d’où il se fit chasser pour son implacable rigueur, il ne connaissait Luther que sous le nom de bête féroce (bellua), et voyait dans l’hérésie le sommaire de tous les crimes. On a imprimé ses lettres à Anvers en 1640 : c’est un monument de folie furieuse contre les hérétiques. Pie V écrivait à Charles IX d’être sourd à toute prière, d’étouffer tous les liens du sang et de l’affection, d’extirper les racines de l’hérésie jusqu’aux dernières fibres. Il lui citait l’exemple de Saül frappant à mort les Amalécites, et représentait tout mouvement de clémence comme un piège du démon. Devant de telles aberrations morales, il est impossible de s’irriter ; mais on se sent saisi d’une compassion profonde et triste.
Pie V et Charles IX s’étaient trop hâtés de regarder la position des huguenots comme désespérée. Coligny restait. Il fut secondé par Jeanne d’Albret qui, tenant par la main son fils Henri de Béarn, âgé alors de quinze ans et son neveu Henri, fils du prince de Condé, vint à Saintes les offrir à la cause, pour employer l’expression usitée parmi les calvinistes, et supplia Dieu de ne les laisser jamais faillir à leurs devoirs. Le jeune Béarnais fut proclamé généralissime et protecteur des Églises. « Je jure, dit-il, de défendre la religion, et de persévérer dans la cause commune jusqu’à ce que la mort ou la victoire nous ait rendu à tous la liberté que nous désirons. »
Le 23 juin 1569, Coligny eut l’avantage dans le combat de la Roche-Abeille ; mais il perdit beaucoup de monde au siège de Poitiers, qu’il avait été forcé d’entreprendre sur les instances des gentilshommes de la province. Le 5 octobre suivant, il fut battu à Moncontour. Les soldats allemands s’étaient mutinés, et l’amiral ne put éviter la rencontre de l’ennemi, comme il en avait le dessein. La bataille ne dura que trois quarts d’heure, et le désastre fut effroyable. De vingt-cinq mille soldats, il n’en resta que six à huit mille sous le drapeau. Munitions, canons, bagages, tout fut perdu. Des corps entiers avaient été passés au fil de l’épée. Les lansquenets demandaient grâce en criant : Bon papiste, bon papiste, moi ! mais on n’épargnait personne.
Coligny avait reçu trois blessures dès le commencement de l’action, et le sang qui coulait sous sa visière l’étouffait. On fut obligé de l’emporter du champ de bataille. Le soir, quelques officiers proposant de s’embarquer, il releva leur courage par sa parole calme et décidée. Jamais Coligny n’était plus grand que dans la mauvaise fortune, parce qu’il en avait calculé d’avance toutes les suites.
Voici encore un trait de mœurs qui doit être noté. « Comme on portait l’amiral dans une litière, dit Agrippa d’Aubigné, Lestrange, vieil gentilhomme et de ses principaux conseillers, cheminant en même équipage et blessé, fit en un chemin large avancer sa litière au front de l’autre, et puis, passant la tête à la portière, regarda fixement son chef, et se sépara la larme à l’œil avec ces paroles : Si est-ce que Dieu est très doux. Là-dessus ils se dirent adieu, bien unis de pensées, sans en pouvoir dire davantage. Ce grand capitaine a confessé à ses privés que ce petit mot d’ami l’avait relevé, et remis au chemin des bonnes pensées et fermes résolutions pour l’avenir (l. V. c. 18).
Tous les malheurs à la fois semblaient fondre sur Coligny. Il avait perdu son frère d’Andelot. Le parlement de Paris venait de le déclarer criminel de lèse-majesté, traître et félon, invitant chacun à lui courir sus, avec promesse de cinquante mille écus pour qui le livrerait mort ou vif, et en effet il avait été exposé à plusieurs tentatives d’assassinat. Des bandes de misérables avaient brûlé son château et dévasté ses domaines. Enfin, comme pour l’accabler d’un dernier coup, Pie V avait adressé au roi et à la reine mère des lettres où il le qualifiait d’homme détestable, infâme, exécrable, si même il méritait le nom d’homme !
Le voilà donc, ce grand infortuné, mis hors la loi sociale par le gouvernement de son pays, et en quelque sorte hors la loi humaine et divine par le chef de la catholicité ! Il est couvert de blessures, dévoré de la fièvre, dépouillé de tout ce qu’il possédait au monde, avec des mercenaires mutinés, avec une armée abattue, abandonné de plusieurs de ses amis, blâmé d’un grand nombre, ayant à combattre des adversaires sans foi et sans merci. Eh bien ! lisez maintenant cette lettre si pieuse et si calme qu’il écrivait à ses enfants le 16 octobre 1569, treize jours après le désastre de Moncontour ; c’est l’une des belles pages de l’histoire de l’humanité :
« Il ne faut pas nous assurer sur ce qu’on appelle biens, mais plutôt mettre notre espérance ailleurs qu’en la terre, et acquérir d’autres moyens que ceux qui se voient des yeux et se touchent des mains. Il nous faut suivre Jésus-Christ, notre Chef, qui a marché devant nous. Les hommes nous ont ravi ce qu’ils pouvaient ; et si telle est toujours la volonté de Dieu, nous serons heureux, et notre condition bonne, vu que cette perte ne nous est arrivée par aucune injure que vous eussiez faite à ceux qui vous l’ont apportée, mais par la seule haine qu’on me veut de ce qu’il a plu à Dieu de se servir de moi pour assister son Église… Pour le présent, il me suffit de vous admonester et conjurer, au nom de Dieu, de persévérer courageusement en l’étude de la vertu. »
Coligny ne se bornait pas à écrire ; il se refit une armée. A sa voix, de toutes les montagnes du Béarn, des Cévennes, du Dauphiné, du Vivarais, du comté de Foix, descendirent de fiers gentilshommes et des paysans aguerris, qui promirent de défendre jusqu’à la mort leur foi et leur liberté. Il traversa la moitié de la France, passa la Loire, défit les catholiques près d’Arnay-le-Duc, et marcha vers Paris, disant que les Parisiens inclineraient vers la paix quand ils verraient la guerre à leurs portes.
La cour fut saisie d’autant d’étonnement que d’épouvante, en retrouvant Coligny à la tête d’une troisième armée, non moins forte que celles qu’il avait perdues et mieux disciplinée. Aussi offrit-elle encore une fois des conditions de paix, et le traité fut signé à Saint-Germain-en-Laye, le 8 août 1570. Il était plus favorable aux réformés que les précédents. On leur donna liberté de culte dans tous les lieux dont ils étaient en possession, de plus deux villes par province pour y célébrer leurs offices, amnistie pour le passé, droit égal d’admission aux charges publiques, permission de résider dans tout le royaume sans être molestés pour le fait de la religion, et quatre villes d’otage, La Rochelle, La Charité, Cognac et Montauban.
La reine Catherine se montra généreuse. L’historien catholique Davila, qui connaissait bien les secrets de cette cour, assure qu’elle s’était entendue avec le cardinal de Lorraine et le duc d’Anjou sur le projet de massacre qui fut exécuté à la Saint-Barthélemy. « On résolut, dit-il, de revenir au projet déjà formé tant de fois, et tant de fois abandonné, de délivrer le royaume des troupes étrangères, et ensuite d’employer l’artifice pour se défaire des chefs, avec l’espoir que le parti céderait de lui-même dès qu’il se verrait privé de cet appui »(t. I, p. 383).
L’amiral, qui ne soupçonnait rien, signa la paix avec joie. « Plutôt que de retomber dans ces confusions, dit-il, j’aimerais mieux mourir de mille morts, et être traîné dans les rues de Paris. » Il y fut traîné en effet ; mais les confusions, loin de cesser, recommencèrent avec fureur et durèrent encore vingt-cinq ans.