Cette Société fut fondée en 1866. Son but était de donner, en se plaçant sur le terrain philologique et littéraire, une traduction qui pût être acceptée par toutes les communions. Sa création fut le fruit des efforts de M. le pasteur Emmanuel Pétavel, efforts dans lesquels il se trouva efficacement secondé par M. l’abbé Étienne Blanc, du clergé de la Madeleine, et par M. Lévy Bing, savant hébraïsant. Pendant plusieurs mois, ces messieurs accompagnèrent M. Pétavel dans un grand nombre des visites qu’il fit aux personnes dont il sollicitait l’adhésion. Une feuille de propagande indiquait dans les termes suivants le but de la Société :
Un membre de l’Institut, professeur au Collège de France, faisait naguère la remarque suivante : « Une lacune sérieuse existe dans la littérature française ; on y chercherait en vain une traduction satisfaisante de la Bible ». Les versions en usage pèchent par leur inexactitude, ou par l’incorrection et la vulgarité du style. Pour l’honneur de la France et de sa langue, dont la mission est universelle, l’indifférence relative à cette lacune ne doit pas se prolonger. A quelque point de vue qu’on se place, on reconnaîtra que les textes bibliques ont droit à une traduction nouvelle, aujourd’hui surtout que les questions morales et religieuses occupent tous les esprits. Depuis quelques années, il est vrai, on s’est mis à l’œuvre de plusieurs côtés à la fois. Mais, sans contester les mérites respectifs des essais mis au jour, ne faut-il pas regretter la dissémination et l’insuffisance de tant d’efforts dont la combinaison et l’union pourraient donner le succès ? Nous demandons une entente des hommes de bonne volonté, se rencontrant sur le terrain commun de la philologie et des études littéraires. Que les savants hébraïsants ou hellénistes de l’Institut de France, de la Sorbonne, de la Société asiatique, se réunissent pour la formation d’une Société ou d’une académie nouvelle ; qu’ils s’adjoignent les érudits et les littérateurs les plus compétents. Sous l’égide d’un gouvernement favorable aux recherches de la science, ils érigeront ensemble un monument national, digne de la belle langue que nous parlons, digne de la science philologique qui a réalisé de si importants progrès, digne surtout des immortelles vérités dont l’Écriture nous a transmis l’inépuisable trésor ».
[Cette feuille donnait le nom des soixante-huit membres de la Société, parmi lesquels le prince Louis-Lucien Bonaparte, MM. Saint-René Taillandier, Saint-Marc Girardin, de Vogue, professeur au séminaire israélite, Montalembert, le prince Albert de Broglie, Amédée Thierry, les pasteurs Edmond de Pressensé, Théodore Monod, Rognon, Louis Vernes, A. Matter, le grand rabbin Astruc, quatorze prêtres dont le père Gratry, MM. Alfred André, Chabaud Latour, Rosseuw Saint-Hilaire, Munk, membre de l’Institut, Oppert, membre de la Société asiatique, ces deux derniers orientalistes célèbres, et M. Egger, de l’Institut, le prince des hellénistes français.]
Un comité fut constitué, avec M. Amédée Thierry pour président, MM. l’abbé Martin de Noirlieu, curé de Saint-Louis d’Antin à Paris, le pasteur Vallette, Astruc, grand rabbin, et Paulin Paris, membre de l’Institut, pour assesseurs, et M. Pétavel, secrétaire. L’archevêque de Paris se montra sympathique à l’entreprise qui, d’après les Archives du christianisme, obtint son approbation.
La séance d’inauguration eut lieu, le 21 mars 1866, à l’amphithéâtre de la Sorbonne, prêté par le ministre de l’instruction publique, M. Duruy, sous la présidence de M. Amédée Thierry, sénateur et membre de l’Institut. Près de 2000 personnes étaient présentes. On entendit, outre le président, qui appela la Bible « le livre universel, le livre de la civilisation même », M. Pétavel, secrétaire, le pasteur Vallette, l’abbé Martin de Noirlieu, l’abbé Bertrand, chanoine de la cathédrale de Versailles, M. Aristide Astruc, gradué grand rabbin, l’abbé Théodore Loyson, curé de Sainte-Clotilde, frère de M. Hyacinthe Loyson, un autre israélite : M. Lévy-Bing, membre de la Société asiatique, et M. Eichhoff, membre du consistoire luthérien (donc, trois protestants, dont deux réformés et un luthérien, quatre catholiques, deux israélites). Voici un extrait du discours de l’abbé Bertrand.
J’ai été pendant vingt ans à la tête d’une commune rurale assez importante. Or cette paroisse, composée presque uniquement de cultivateurs, était, sans contredit, l’une des plus religieuses des environs de Paris, malgré les relations journalières des paysans avec la capitale. Je me félicitais un jour de cet état de choses en présence d’un membre éminent du consistoire central de Paris. — Ne serait-ce pas, me dit-il, que votre paroisse était autrefois protestante ? — En aucune façon, lui répondis-je : ses habitants étaient au contraire du parti de la Ligue.
Je ne viens pas ici, Messieurs, rechercher quelles ont été les causes de cette heureuse exception d’une paroisse chrétienne au milieu de communes irréligieuses. Je me contenterai de vous apprendre qu’il y avait une Bible à peu près dans chaque famille et qu’elle était lue tout haut pendant les veillées de l’hiver. Je me suis demandé si ce n’était pas là le secret de la conservation de la foi dans cette paroisse ? Nous lisons en effet dans Esaïe.55.11 : « Ainsi en sera-t-il de la parole qui sera sortie de ma bouche ; elle ne reviendra pas à moi sans effet ». La Parole de Dieu est donc féconde par elle-même…
L’abbé Loyson prononça un discours remarquable. Il parla de « l’avantage que pourrait créer, au point de vue de la controverse religieuse, cette version commune » :
Sans doute, elle ne franchirait le seuil de chaque communion religieuse qu’avec l’assentiment, l’approbation de l’autorité qui la gouverne… Mais enfin, le texte serait là, dans sa pureté originelle, dégagé des paraphrases et des tournures plus accentuées ou plus adoucies que de part et d’autre on y a souvent introduites. (C’est nous qui soulignons ici ; il est intéressant de voir un ecclésiastique catholique, un docteur en théologie, reconnaître le caractère tendancieux de certaines traductions catholiques.) Le passage suivant mérite aussi d’être reproduit :
C’est ma croyance intime qu’un jour tous, sur cette terre, dans l’unité d’une seule et même Église, nous nous donnerons la main, formant une guirlande glorieuse autour de Celui qui règne dans l’éternité. Mais en attendant, sur ce champ de bataille où nous sommes divisés, le seul accord possible, avec celui de la charité, c’est le choix, consenti de tous, du terrain et des armes les plus propres à faire sortir de la lutte le triomphe final de l’unité. Le temps n’est plus où de part et d’autre on tentait d’atteindre les âmes en frappant sur les corps. A ces combats, d’autres ont succédé : les combats de l’esprit, les controverses pacifiques, le choc lumineux de convictions opposées. C’est avec ces armes que les hommes d’aujourd’hui doivent se mesurer, se vaincre, ou plutôt, par la vérité communiquée et reçue, se couronner mutuellement.
[Malheureusement, l’abbé Loyson n’autorisa pas la publication de son discours dans la brochure qui rendait compte de la séance. Son confesseur ne le lui permit pas, et la cause de cette interdiction avait, paraît-il, pour cause le désaveu implicite formulé par l’orateur de la répression violente de l’hérésie et des procédés de l’Inquisition. M. Pétavel s’inclina, bien que le discours étant déjà imprimé et la brochure paginée, il eût eu le droit légal de passer outre.]
Un témoin oculaire, le pasteur Ad. Duchemin, écrivait dans les Archives du Christianisme du 30 mars : « Rien de plus étrange que l’aspect de cette réunion. Sur l’estrade, des prêtres, des pasteurs, des rabbins, et la plus fraternelle entente établie entre tous : les prêtres applaudissant à la parole du pasteur, et tous ensemble exaltant le rabbin qui venait d’exalter les Écritures divines. Dans l’assemblée, même mélange et même enthousiasme. De tous les côtés, la cordialité s’est montrée sans que l’individualité fût sacrifiée, sans que les divergences de croyances fussent voilées. Les prêtres ont parlé en prêtres, les pasteurs en pasteurs, les rabbins en rabbins juifs. Tous ont revendiqué leur pleine indépendance dogmatique, et déclaré qu’ils restaient ce qu’ils sont, et demeuraient fidèles à leur foi. Il n’y a point eu confusion ; il y a eu fusion d’efforts pour arriver à un but nettement défini : produire une traduction des livres saints, fidèle, exacte, française ».
Quarante et un journaux, parmi lesquels les Débats, le Temps, le Siècle, le Times, rendirent compte de la séance ou de ce qui suivit. Ce qui suivit, malheureusement, ce fut la retraite des prêtres catholiques. Au lendemain de la réunion parut dans la Semaine religieuse de Paris une note anonyme, glissée par une main inconnue, d’après laquelle le pape désavouait l’entreprise. C’était faux, mais, malgré la désapprobation de Mgr Darboy, qui avait accueilli et accueillit encore M. Pétavel avec la plus grande bienveillance, cette note ne fut pas démentie, et les ecclésiastiques catholiques qui avaient donné leur adhésion se virent contraints de se retirer. « Avez-vous vu, dit un journal, les moineaux du Palais-Royal s’envoler au coup de canon de midi ? Ainsi se sont éclipsés nos prétendus libéraux catholiques ». La Société cessait ainsi d’être nationale. Elle eut, un an après, le 27 mars 1867, une seconde séance, que présida M. Amédée Thierry, et qui réunit une élite de savants hébraïsants et hellénistes de Paris. Mais cette seconde séance fut la dernière. Bientôt la Société nationale pour la traduction des livres saints en langue française ne fut plus qu’un souvenir. Tout ce qui en resta, comme traduction, ce fut un essai de traduction des trois premiers chapitres de la première épître de Pierre présenté par M. Pétavel, essai que publièrent les Archives.
Ce fut donc un échec. Mais quelle grandeur dans cet accord, même éphémère, de trois confessions religieuses réunies sur le terrain biblique ! Ce fut une manifestation passagère de l’unité éternelle des croyants. Ce fut dans la nuit comme un éclair prophétique. Plût à Dieu qu’il y eût beaucoup d’échecs de ce genre ! L’initiative du pasteur Pétavel mérite d’être saluée comme l’un des plus nobles efforts qu’enregistre l’histoire religieuse de notre pays.
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