Nous ne pouvons juger les événements de cette mémorable journée, car nous ignorons à quel point l'énergie charnelle et l'excitation naturelle se mêlèrent à des sentiments meilleurs. Les instruments dont Dieu daigna se servir étaient sans doute imparfaits et sujets à se tromper. Mais nous ne pouvons douter que cette œuvre ne fût celle de Dieu. Qu'étaient devenus les prêtres, les chanoines, les moines des cinq couvents ? Dormaient-ils donc pendant qu'on prêchait tous les jours l'Évangile ? Non, ils étaient bien éveillés et bien vivants. Ils avaient envoyé messages sur messages à Berne, suppliant le Conseil de les délivrer de Farel. Ils avaient essayé de défendre au peuple d'écouter l'hérétique. Au commencement de l'été ils l'avaient cité devant un magistrat et le firent condamner à une amende considérable pour avoir affiché des placards dans lesquels les prêtres étaient appelés voleurs, meurtriers et séducteurs du peuple. Farel répondit que ce n'était pas lui qui avait affiché ces placards, il ajouta cependant que si on lui demandait de nier que les prêtres fussent des meurtriers et des voleurs, il ne pouvait le faire. « Car, dit-il, un homme qui extorque de l'argent sous de faux prétextes n'est-il pas un voleur ? Et si vous appelez meurtrier l'homme qui tue le corps seulement, n'est-il pas meurtrier à bien plus forte raison, celui qui perd les âmes par son mauvais enseignement, éloignant de Christ les pécheurs qui périssent ? »
Les Neuchâtelois avaient demandé aux prêtres d'avoir une discussion publique avec Farel. S'il a tort, disaient-ils, montrez-le nous. Dites-nous, au nom de Dieu, quelle preuve vous avez que c'est un hérétique. Parlez pour ou contre lui ; mais enfin parlez ! »
Les prêtres se gardèrent de répondre. Les citoyens avaient écrit aux chanoines en leur exposant les raisons pour lesquelles ils croyaient que Farel prêchait la vérité. Les chanoines ne donnèrent pas de réponse. Alors le peuple de Neuchâtel comprit qu'il n'y avait rien à attendre du clergé. Déjà avant le 23 octobre, quelques statues avaient été brisées dans les rues pour forcer les prêtres à sortir de leur mutisme, mais ce fut en vain. Le moment était venu où le peuple allait abandonner le clergé et se trouver seul en présence de Dieu, n'ayant plus à faire qu'à Lui seul. Les prêtres se sentirent en face d'un pouvoir plus fort qu'eux ; ceux qui ne se convertirent pas quittèrent la ville et Neuchâtel fut libre. Il y avait moins d'une année que « le pauvre et pieux Farel » était venu, rempli de la puissance de l'Esprit, au nom de Christ. Dieu l'avait merveilleusement guidé et soutenu jusqu'à la chute de la dernière image. Et maintenant nul ne pourrait plus l'entraver, il prêcherait le salut et rendrait grâce à Dieu chaque jour pour de nouvelles âmes ajoutées au Seigneur. Il restait bien encore un ennemi à combattre, Georges de Rive ; mais le pauvre homme ne pouvait rien faire. Il écrivit à la princesse Jeanne pour lui raconter la terrible journée du 23 octobre, où son pouvoir avait été méconnu, le peuple ayant déclaré que dans ces choses-là il ne reconnaissait pas d'autre maître que Dieu. Il était pourtant heureux d'avoir pu sauver du désastre les images et l'orgue de sa chapelle particulière en les cachant dans le château ; il avait aussi procuré des asiles aux prêtres, aux chanoines et aux enfants de chœur dans les couvents de l'étranger.
La princesse Jeanne ne tint aucun compte de cette lettre ; elle s'inquiétait fort peu de ce qui se passait dans cette ennuyeuse petite ville où elle espérait bien ne jamais remettre les pieds. Ses sujets pouvaient faire ce qu'ils voulaient pourvu qu'ils payassent leurs impôts régulièrement. Au mois d'avril suivant, Jeanne envoya son fils cadet François s'assurer de la loyauté du peuple ; le jeune prince se convainquit que nul ne songeait à la rébellion. Aussi, lorsque les quelques papistes qui restaient encore le supplièrent de rétablir l'ancien culte, il leur fit comprendre qu'il n'était pas venu pour se mêler de la religion et qu'ils devaient s'arranger entre eux comme ils pourraient. Ainsi tomba la dernière espérance des catholiques ; ils étaient les moins nombreux, les plus faibles, et furent obligés de se taire. Pendant ce temps, deux tables pour la Cène avaient été dressées dans l'église, à la place de l'autel démoli. Une chaire dépourvue de tout ornement fut adossée à un pilier et servit à Farel pour prêcher désormais sans obstacle. « Ici, disait-il, vous pouvez offrir le culte auquel le Père prend plaisir.
Le brillant soleil de justice qui est Jésus-Christ et la lumière évangélique, n'ont que faire de nos fumées d'encens et de nos cierges et chandelles... l'Antichrist qui n'est que corruption, méchanceté et ténèbres, cherche tout ce qui pourra donner de l'éclat à ses inventions diaboliques. Mais Jésus qui est la Vérité, rejette tout cela ; Christ et ses commandements suffisent ; nous n'avons besoin de rien d'autre... Dieu maudit toutes ces choses que l'homme a introduites dans Son service et qu'Il n'avait point ordonnées. Prions donc ce bon Seigneur Jésus qu'Il fasse de nous une église pure, sainte, purifiée de tout ce qu'Il n'a pas ordonné, tellement qu'on n'y voie que Jésus et ses commandements seuls, et qu'on les voie purement et simplement tels qu'Il les a donnés, tellement qu'étant tous en Lui Seul et Lui en nous par la vraie foi, nous servions et honorions tous ce bon Dieu et Père, qui vit et qui règne éternellement avec Son Fils et le Saint-Esprit. Amen. »
Georges de Rive comprit que le papisme tombait ; il fit voter les citoyens pour savoir s'il fallait rétablir la messe. Le résultat du vote, attendu avec anxiété, donna dix-huit voix de majorité à l'Évangile ; la messe était donc abolie sans retour ; le gouverneur et les magistrats mirent leur sceau à cette décision. Puis Georges de Rive se leva et dit : « Je m'engage à respecter ce qui a été fait aujourd'hui, car je reconnais que tout s'est passé loyalement, sans fraude ni pression. »
Le gouverneur écrivit à plusieurs personnes, outre la princesse, le récit de ces événements, mais il est digne de remarque que Farel n'est pas même nommé dans ces récits ; toute cette importante révolution religieuse est attribuée par le gouverneur aux Neuchâtelois eux-mêmes. Ceux-ci, du reste, ne mirent point Farel en avant comme s'il eût été leur chef. La voix qui leur avait parlé venait du ciel ; Christ avait des brebis dans ce coin désert et ses brebis l'avaient suivi, car elles reconnurent Sa voix. « La lumière de l'Esprit-Saint, dirent les Neuchâtelois, et le saint enseignement que donne la Parole de Dieu, nous ont prouvé que la messe est un abus qui sert plus à la damnation des âmes qu'à leur salut. Nous sommes prêts à prouver et à certifier qu'en démolissant les autels, nous n'avons fait que ce qui est agréable à Dieu. »
On a dit de Paul que les âmes comme la sienne sont des cordes dont Dieu tire une musique admirable, mais que c'est Christ lui-même qui est la musique. Sur la route de Strasbourg à Bâle, égaré au milieu de la nuit et des marais, Farel avait reçu une leçon qu'il n'oublia jamais, avons-nous dit. Les expériences glorieuses faites à Neuchâtel devaient lui en enseigner une autre. Perdu dans la boue et par la pluie, il avait senti sa complète impuissance ; au milieu d'une ville délivrée comme par enchantement du joug de fer pesant sur elle, Farel sentit la toute-puissance de Christ. Nous devons être pénétrés de notre complète incapacité et de la puissance de Christ, avant de pouvoir devenir une de ces cordes desquelles Dieu tire la musique céleste.