Autant, en recherchant les origines du premier évangile, nous avons eu de peine à trouver l’accord entre les données traditionnelles et les indices fournis par le livre lui-même, autant cette tâche nous a paru facile à l’égard de l’évangile de Marc. L’accord entre les deux ordres de critères, quant aux points essentiels, s’est établi comme de lui-même.
Les traditions, aussi bien que les indices internes, nous ont désigné comme auteur (principal) un témoin immédiat, l’un des apôtres constamment attentif aux impressions que trahissaient les traits du Seigneur, ne cachant point les fautes et les erreurs des compagnons ordinaires de Jésus, Pierre enfin, d’après plusieurs indices plus particuliers ; puis, comme auteur (secondaire) et rédacteur libre, le disciple et compagnon de Pierre, celui que l’apôtre appelle son fils spirituel, l’évangéliste Marc. Quant au temps et au lieu de la composition, nous avons constaté également l’accord des deux ordres de critères ; ils ont désigné de concert Rome et l’an 64. Il est clair en effet que les épîtres de Paul ne permettent pas de placer le séjour de Pierre à Rome avant cette année-là. Sans doute, d’après Irénée, le second évangile aurait été composé après la mort de Pierre, tandis que d’autres, Clément d’Alexandrie, Eusèbe, Epiphane, le placent avant la mort de Pierre ; peu importe, c’est une différence de deux à trois ans seulement. Il est en tout cas probable que le manque d’une conclusion sûrement authentique dans cet évangile a été en relation avec l’état de trouble qui accompagna la persécution de l’an 64 et la mort de Pierre.
En raison de l’accord général entre les deux classes de données, on s’attendrait à ce que l’histoire critique du second évangile dût présenter le spectacle d’une marche calme et unie. Mais nous avons déjà dit qu’il n’en est rien ; en effet, rien de plus mouvementé et de plus compliqué que les péripéties qui se rattachent aux noms de Lessing, d’Eichhorn, de Griesbach, de Storr, de Gieseler, de Schleiermacher, de Holtzmann, de Volkmar, etc. La longue chaîne de consciencieux travaux que rappellent ces quelques noms, aboutit aujourd’hui à un système mixte, déjà esquissé par Grotiusd, développé maintenant avec un labeur admirable par B. Weiss, et d’après lequel l’évangile de Marc, d’un côté, dépendrait, en partie du Matthieu primitif et serait, de l’autre, l’une des sources de notre Matthieu canonique.
d – Grotius, cité par Zahn (II, p. 195), s’exprimait déjà ainsi dans l’Introduction à l’évangile de Matthieu : Sicut autem Marcus usus est Matthœi Ebrœo, ni fallor, codice, ita Marci libro Græco usus mihi videtur, quisquis is fuit, Matthæi Græcus interpres.
Priorité de Marc et dépendance de Matthieu par rapport à lui, ou bien l’inverse, ou enfin mélange de l’une et de l’autre de ces deux relations, en apparence contradictoires ? N’y aurait-il point encore une possibilité, par exemple celle de la simultanéité de composition des deux écrits, et cela dans deux contrées très distantes l’une de l’autre, d’où résulterait naturellement leur indépendance respective, telle que l’admettait déjà Calvin ? Si en effet ils ont été composés à peu près à la même date et cela dans des contrées aussi distantes que la Palestine (ou la Syrie) et l’Italie, il est bien évident qu’ils ne peuvent être dépendants l’un à l’égard de l’autre.
Je n’ignore pas que Zahn, aux yeux de qui Marc dépend en partie de Matthieu, a trouvé un moyen de concilier cette relation avec l’éloignement des lieux où les deux écrits auraient été composés. Il suppose que, lorsque Marc se rendit de Rome, où il avait collaboré avec Paul, en Asie Mineure, à Colosses (Colossiens 4.10), en 62 ou 63, il put de cette contrée prolonger son voyage et se rendre à Jérusalem. Là il put trouver le Matthieu primitif araméen, publié, selon Zahn, peu auparavant ; il put donc aussi, en revenant à Rome avec Pierre, y rapporter cet écrit et l’employer, en composant là son propre évangile. Mais tout cet échafaudage de suppositions (il put… il put…) s’écroule si l’on admet, d’après le sens que nous avons donné au témoignage de Papias, que le Matthieu primitif n’était point un ouvrage historique, mais une collection de discours ; un tel écrit n’aurait pu fournir à Marc une aussi grande partie des faits historiques que renferme son récit. Et de plus il reste à savoir si le fait pour l’explication duquel est imaginée cette série d’hypothèses est réel, je veux dire : si Marc est vraiment dépendant de Matthieu. Cette relation devrait être beaucoup plus certaine qu’elle ne l’est, pour motiver sérieusement cette supposition compliquée. Quant à nous, les faits que nous croyons avoir constatés jusqu’ici nous paraissent peu favorables à cette manière de voir : différence totale de plan ; mode de narration aussi détaillé dans l’un des deux écrits qu’il est sommaire dans l’autre ; enfin différence de style tellement marquée qu’un lecteur tant soit peu familiarisé avec le texte original de ces deux évangiles pourra presque toujours dire au premier coup d’œil si tel verset qu’il rencontre au hasard appartient à l’un plutôt qu’à l’autre.
A ces différences constatées par l’étude qui précède, j’en ajoute enfin ici une plus générale qui concerne ces ouvrages dans leur ensemble.
J’ai dit que, quant aux faits, la matière des deux évangiles était à peu près la même : mêmes miracles, mêmes événements principaux. Mais le point de vue duquel cette matière commune est envisagée, n’en présente pas moins un contraste essentiel, auquel je dois rendre le lecteur attentif en terminant cette étude.
Matthieu nous fait contempler l’œuvre de Jésus dans toute son ampleur. Les cinq discours qui forment le trait saillant de l’ouvrage ouvrent à nos regards l’immense horizon qu’embrasse cette œuvre, depuis la fondation du royaume de Dieu en Israël, à travers son universelle extension qui commence à se dessiner dans la mission et l’œuvre des apôtres, qui se continue par le travail de l’Eglise, et qui doit achever de se réaliser par la réapparition finale du Christ et le jugement de l’Eglise et du monde. Cette œuvre, considérée dans son ensemble comme l’établissement du royaume des cieux sur la terre entière, apparaît chez Matthieu dans son incomparable grandeur. C’est la clôture divinement voulue de l’histoire de l’humanité actuelle, la consommation du siècle (ἡ συντέλεια τοῦ αἰῶνος), selon un terme propre à Matthieu, ou comme dit 1 Jean 2.18 la dernière heure (ἐσχάτη ὥρα), ou encore selon l’expression de Paul la fin des âges dans ses phases multiples (τὰ τέλη τῶν αἰωνων 1 Corinthiens 10.11). Tel est le jour sous lequel l’œuvre de Jésus se présente dans le premier évangile. C’était bien là le point de vue qui répondait aux besoins d’un peuple dont le sens religieux, formé par les discours des prophètes et habitué aux grandes perspectives qu’ils ouvrent à l’esprit, aspirait à cette fin glorieuse des choses dans laquelle il avait lui-même un rôle important à jouer.
L’horizon de l’écrit de Marc est plus limité. Il s’agit moins chez lui de l’œuvre que de l’ouvrier ; son sujet est la personne même de l’envoyé chargé de jeter les bases de l’œuvre divine. Marc nous le montre en quelque sorte dans son atelier, en plein travail, déployant, par une activité infatigable au service des hommes, toutes les ressources de puissance et de sagesse qu’il ne cesse de puiser dans la communion du Père. Nous contemplons dans ce récit Jésus marchant comme à pas précipités (ε’ψηέως) de victoire en victoire, inaugurant rapidement en moins de trois ans la conquête du monde, et, après un moment où il semble succomber, se relevant soudain et envoyant du ciel où il est remonté, ses disciples à l’Orient et à l’Occident jusqu’aux extrémités du monde, mais sans cesser de collaborer encore avec eux du sein de sa gloire.
Dans ce tableau de l’activité féconde de Jésus, ressortent particulièrement deux traits : les guérisons de démoniaques et le travail éducatif sur l’esprit et le cœur des apôtres. Dans les expulsions de démons nous contemplons la révélation sensible d’un fait du monde invisible dont Jésus seul mesurait la portée : la substitution du monarque céleste à l’ancien prince du monde, la victoire de Celui que Jésus lui-même appelle l’homme plus fort, qui, après avoir terrassé en combat singulier l’homme fort sur le seuil de sa forteresse, y pénètre, pille ses trésors et délivre ses captifs. Ce trait de l’œuvre de Jésus est, comme nous l’avons vu, spécialement relevé par Pierre dans son discours d’évangélisation chez Corneille (Actes 10.38) : « faisant du bien et guérissant tous ceux qui étaient opprimés par le diable. » Ces victoires étaient le prélude de celle que l’Évangile, prêché par les apôtres, remportait dans le monde païen tout entier, en particulier dans Rome, le centre du paganisme d’alors, au moment même où Marc écrivait dans cette ville son évangile.
L’éducation des apôtres, le second trait saillant dans l’évangile de Marc, était un travail d’éducation à la fois religieuse, intellectuelle et morale, travail plus obscur, plus intime et plus personnel, qui était comme renfermé et caché dans la grande œuvre universelle dont nous venons de parler. Jésus cherche à élever ces quelques élus à la hauteur de la pensée divine sur le royaume des cieux, en leur donnant sur ce point central des explications privées qui doivent les rendre aptes à leur tâche future ; il s’efforce de les aider à se dépouiller d’eux-mêmes et à renoncer, comme lui, à toute préoccupation personnelle ; il cherche à leur inspirer l’esprit d’abnégation et de sacrifice de soi-même, qui est l’âme de son propre travail et qui sera la condition du succès de leur œuvre. Au moment où Alexandre formait le projet d’helléniser la Perse et l’Orient, il s’entoura d’une pléiade d’officiers capables de multiplier son travail et de continuer cette vaste entreprise ; Jésus, envoyé d’en haut pour régénérer et sanctifier l’humanité, s’entoure aussi d’un petit groupe d’hommes choisis parmi ses nombreux adhérents et les prépare spécialement à continuer ce divin travail après son départ.
L’écrit de Matthieu est une œuvre d’histoire nationale et même générale, on pourrait dire de philosophie religieuse ; l’écrit de Marc appartient à un genre plus modeste, celui de la biographie ; c’est surtout à cet évangile que convient le nom de Mémoires appliqué du temps de Justin à nos quatre évangiles.
Ce tableau de l’activité personnelle de Jésus convenait particulièrement au peuple auquel il était destiné. Le Romain était religieux sans doute, mais nullement mystique ou théologien. Il n’est jamais question, je crois, dans l’histoire de ce peuple d’enseignement religieux et de rien qui ressemble à une prédication. La religion romaine officielle ne consistait guère qu’en certains rites traditionnels et en formules vénérées et toujours répétées. La vraie religion de ce peuple, celle qui sortait en quelque sorte de ses propres entrailles, c’était l’instinct mystérieux qui le poussait à réaliser la suprématie universelle. Peuple avant tout pratique, affairé, énergique, persévérant, son histoire n’est qu’une série continue de victoires ; ses légions partant et repartant du centre subjuguent rapidement de proche en proche tous les peuples jusqu’à l’extrémité du monde connu. Un moment, sans doute, il succombe dans une défaite sanglante ; mais dès le lendemain il se redresse et il écrase son vainqueur de la veille. Il est aisé de mettre ces expériences nationales en parallèle avec le cours de l’histoire de Jésus, en particulier tel qu’il est retracé par Marc. De même que Matthieu répondait aux préoccupations essentiellement religieuses d’Israël, ainsi Marc s’accordait avec le caractère conquérant et pratique du génie romain.
Mais pas plus l’écrit de Matthieu ne visait exclusivement Israël, pas plus celui de Marc n’était exclusivement destiné aux croyants romains pour lesquels il était primitivement composé. Tous deux ont écrit pour l’Eglise entière de tous les lieux et de tous les temps, quoiqu’ils n’en connussent ni l’un ni l’autre l’étendue et la durée.
Marc a cherché à conserver en traits aussi précis que possible l’image de Celui dont le travail avait fait surgir ici-bas le royaume céleste et qui avait donné à son développement l’impulsion première. Ce ne sont pas les vastes perspectives de l’œuvre divine estompées en quelque sorte à grands contours, comme dans Matthieu ; c’est le tableau en traits extrêmement nets, on pourrait dire gravé à l’eau-forte, de la personne de Jésus. Il est devant nous en pleine activité ; nous le voyons agir jusque dans les petits détails ; nous l’entendons parler en sa propre langue. La vue du témoin narrateur devient celle du lecteur. N’assistons-nous pas à la guérison du sourd-muet de la Décapolis quand Marc nous montre Jésus tirant cet homme hors de la foule, mettant les doigts dans ses oreilles, lui oignant la langue de sa propre salive, et enfin, tout en poussant vers le ciel, d’où vient le secours, un profond soupir, prononçant le puissant Ephphata qui rend au malheureux à la fois l’ouïe et la parole (Marc 7.32 et suiv.) ? Ne sommes-nous pas comme témoins de la guérison de l’aveugle de Bethsaïda (8.22 et suiv.)… ? Nous suivons du regard Jésus le conduisant par la main hors du bourg, crachant sur ses yeux et lui imposant les mains, puis, comme après tout cela la guérison n’est encore que commencée et que les gens qui entourent l’aveugle ne lui paraissent que comme des arbres dans un brouillard, Jésus se remet à l’œuvre, et, posant la main sur ses yeux, lui rend complètement la vue. Ou bien n’est-ce pas comme si nous descendions avec Jésus et ses trois apôtres la montagne de la Transfiguration (9.14) et remarquions nous-mêmes de loin la foule qui s’agite curieusement autour des disciples restés dans la plaine ? Tout à coup nous voyons accourir le père de l’enfant malade, désespéré de l’impuissance des disciples ; nous entendons son entretien douloureux avec Jésus, en particulier ce cri du cœur paternel, répété dès lors par tant d’autres cœurs partagés : « Je crois Seigneur ; viens au secours de mon incrédulité ! » Enfin, avec quelle émotion ne surprenons-nous pas dans le regard de Jésus, par l’œil du témoin qui nous raconte la scène du jeune homme riche, le sentiment de tendre amour que Jésus ressent envers cet honnête et naïf jeune homme qu’il voit placé en ce moment critique au point de bifurcation des deux routes, celle de la vie et du salut, et celle de la vanité mondaine et de la mort ? En lisant de tels récits, n’avons-nous pas nous-mêmes vu, entendu, senti ?
Renan parle du réalisme de Marc ; s’il voulait désigner par là un procédé littéraire, il se mettrait en contradiction avec d’autres paroles sorties de sa propre plume. Tout cela n’est pas du réalisme ; c’est la réalité ; c’est le fait tout simple, mis sous nos yeux sans aucun apprêt artistique ou théologique. Le récit, de Matthieu trahit d’un bout à l’autre une élaboration réfléchie des choses ; c’est un tableau savamment conçu et habilement exécuté ; celui de Marc est la narration toute simple. Voir dans ce récit le produit de l’imagination de l’auteur serait aussi absurde que de vouloir en faire le produit de la légende.
Les caractères du récit de Marc que nous avons constatés me paraissent ne laisser aucun doute sur sa véritable origine. Nous avons dans cet évangile le monument de la tradition apostolique sous sa forme absolument primitive, telle que la reproduisait un peu plus tard dans ses instructions l’apôtre Pierre, qui avait plus que tout autre contribué à la formuler à Jérusalem. Comme l’a dit Ewald, cet écrit brille du lustre de la fleur fraîchement éclose. Ou, pour employer une autre image, il porte encore le fard du fruit tombant de l’arbre. Ou bien encore, c’est l’eau captée à la source avant qu’elle ait fait un trajet quelconque. Si l’écrit de Matthieu nous fait contempler la vaste portée de l’œuvre divine, celui de Marc nous en fait toucher du doigt la réalité.
Un savant éminent se rattachant à une école critique différente de celle à laquelle appartient l’auteur de ces lignes, raillait récemment les défenseurs de la foi évangélique pour la grande importance apologétique qu’ils attribuent au second évangile. Au lieu de se moquer, il me paraît qu’il serait plus sage et même plus scientifique de s’incliner simplement devant l’évidence.