Il faut maintenant parler de la création de l’homme, non-seulement pource que c’est le plus noble et le plus excellent chef-d’œuvre où la justice de Dieu, sagesse et bonté apparoist, mais d’autant, comme nous avons dit, que nous ne pouvons cognoistre Dieu clairement et d’un sens arresté, sinon que la cognoissance de nous-mesmes soit conjoincte et comme réciproque. Or combien que la cognoissance de nous-mesmes soit double : asçavoir, quels nous avons esté formez en nostre première origine, et puis en quelle condition nous sommes tombez après la cheute d’Adam : et aussi qu’il ne proufiteroit guères de sçavoir ce que nous avons esté, sinon qu’aussi par ceste misérable ruine qui est advenue, nous comprenions quelle est nostre corruption et déformité de nature : toutesfois pour le présent contentons-nous de voir quelle intégrité nous a esté donnée du commencement. Et aussi devant que venir à ceste condition tant misérable en laquelle l’homme est détenu, il est besoin d’entendre quel il estoit au paravant : car il nous faut bien garder qu’en démonstrant trop cruement les vices naturels de l’homme, il me semble que nous les imputions à l’autheur de sa nature. Car l’impiété cuide sous ceste couverture se pouvoir défendre : c’est que tout ce qu’elle a de mal procède aucunement de Dieu, et quand on la rédargue, elle ne doute point de plaider contre luy et rejetter sur luy la coulpe dont à bon droict elle est chargée. Et ceux qui veulent estre estimez parler plus révéremment de Dieu ne laissent pas de chercher excuses en leurs péchez, en alléguant leur nature vicieuse, ne pensans point qu’en ce faisant ils marquent et notent Dieu d’ignominie combien que ce soit obscurément, veu que s’il y avoit quelque vice en la première nature, cela reviendroit à son déshonneur. Quand nous voyons doncques la chair estre si convoiteuse à chercher tous subterfuges, par lesquels elle pense pouvoir tellement quellement transporter la coulpe de ses vices ailleurs, il est mestier d’aller diligemment au-devant de telle malice. Par ainsi nous avons à traitter la calamité du genre humain, en telle sorte que la broche soit coupée à toutes tergiversations et que la justice de Dieu soit maintenue contre toutes accusations et reproches. Après nous verrons en temps et lieu combien nous sommes loing de la pureté qui avoit esté donnée à nostre père Adam. Or il est à noter en premier lieu que quand il a esté tiré de la terre, c’a esté pour le tenir en bride, à ce qu’il ne s’enorgueillist point : veu qu’il n’y a rien plus contraire à raison que de nous glorifier en nostre dignité quand nous habitons en une loge de fange et de boue, mesmes qu’en partie nous ne sommes que terre et fange. Or quand Dieu non-seulement a donné âme à ce povre vaisseau de terre, mais aussi a bien daigné le faire domicile d’un esprit immortel : en cela Adam a eu de quoy se glorifier, voire en la libéralité si grande de son Créateur.
Or que l’homme ait deux parties, asçavoir le corps et l’âme, nous n’en devons faire nulle difficulté. Par ce mot d’Ame, j’enten l’esprit immortel, toutesfois créé, lequel est la plus noble partie. Quelquefois l’Escriture la nomme Esprit. Car combien que ces deux noms, quand ils sont conjoincts ensemble, diffèrent en signification l’un d’avec l’autre, toutesfois quand le nom d’Esprit est mis à part, il vaut autant à dire qu’Ame : comme quand Salomon parlant de la mort, dit que lors l’esprit retourne à Dieu, lequel l’a donné : et Jésus-Christ recommandant son esprit à Dieu, et sainct Estiene à Jésus-Christ Ecc. 12.9 ; Luc 23.46 ; Actes 7.59, n’entendent autre chose sinon que quand l’âme sera sortie de la prison du corps, Dieu en soit le gardien perpétuel. Quant à ceux qui imaginent que ce mot d’Esprit emporte autant comme souffle, ou quelque vigueur inspirée au corps, laquelle toutesfois n’ait nulle essence, la vérité de la chose et toute l’Escriture monstre qu’ils sont par trop lourdement insensez. Bien est vray que les hommes estans adonnez à la terre plus qu’il ne conviendroit, devienent hébétez : mesmes estans aliénez du Père de lumière, s’aveuglent en leurs ténèbres jusques-là qu’ils ne pensent point vivre après leur mort : ce pendant néantmoins la clairté n’est pas si fort esteinte en ces ténèbres, qu’ils ne soyent tousjours touchez de quelque sentiment de leur immortalité. Certes la conscience, laquelle, en discernant entre le bien et le mal, respond au jugement de Dieu, est un indice infallible que l’esprit est immortel. Car comment un mouvement sans essence entreroit-il au jugement de Dieu pour nous imprimer frayeur de la condamnation que nous avons méritée : Car le corps ne craindra pas une punition spirituelle : mais telle passion compète à l’âme seule, dont il s’ensuit qu’elle n’est pas sans essence. Secondement la cognoissance que nous avons de Dieu testifie que les âmes, veu qu’elles outrepassent le monde, sont immortelles : car une inspiration qui s’esvanouit ne parviendroit point à la fontaine de vie. En somme, puis que tant de vertus notables dont l’âme est ornée monstrent clairement qu’il y a je ne say quoy de divin engravé, ce sont autant de tesmoignages de son essence immortelle. Car le sentiment qu’ont les bestes brutes ne passent point outre leurs corps, ou bien ne s’estend pas plus loing qu’à ce qui se présente à leur sensualité : mais l’agilité de l’esprit humain faisant ses discours par le ciel et la terre, et par les secrets de nature, après avoir comprins tant de choses en sa mémoire, les digérant et faisant ses conséquences du temps passé à l’advenir : monstre qu’il y a quelque partie en l’homme séparée du corps. Nous concevons par intelligence Dieu et les Anges qui sont invisibles, ce qui ne convient point au corps. Nous appréhendons ce qui est droict, juste et honneste : ce qui ne se peut faire par nos sens corporels. Il faut doncques que l’esprit soit le siège et le fond de telle intelligence. Mesmes le dormir, qui semble en abrutissant les hommes les despouiller de leur vie, est un vray tesmoin de leur immortalité. Car non-seulement il leur suggère des pensées et appréhensions de ce qui jamais n’a esté fait, mais aussi leur donne advertissemens des choses à venir, lesquels on appelle présages. Je touche ces choses en brief, lesquelles sont magnifiées avec grande éloquence, mesmes par les escrivains profanes : mais il suffira aux lecteurs chrestiens d’en estre simplement admonnestez. D’avantage, si l’âme n’estoit quelque essence séparée du corps, l’Escriture n’enseigneroit pas que nous habitons en maisons de boue, et qu’en mourant nous sortons d’une loge et despouillons ce qui est corruptible pour recevoir loyer au dernier jour, selon que chacun se sera gouverné en son corps. Certes ces passages et autres semblables qui sont assez communs, non-seulement distinguent l’âme d’avec le corps, mais en luy attribuant le nom d’homme tout entier, déclairent que c’est la principale partie de nous. D’avantage sainct Paul, exhortant les fidèles à se nettoyer de toute immondicité de chair et d’esprit 2Cor. 7.1, constitue sans doute deux parties esquelles les souilleures de péché résident. Sainct Pierre, aussi nommant Jésus-Christ Pasteur des âmes 1Pi. 2.25, auroit sottement parlé, s’il n’y avoit des âmes envers lesquelles il exerçast tel office. Ce qu’il dit aussi du salut éternel des âmes seroit mal fondé. Item, quand il nous commande de purifier nos âmes : et quand il dit que les mauvaises cupidités bataillent contre l’âme 1Pi. 1.9 ; 2.11. Autant en est-il de ce que nous lisons en l’Epistre aux Hébrieux, que les Pasteurs veillent comme ayans à rendre conte de nos âmes Héb. 13.17 : ce qui ne conviendroit pas si nos âmes n’avoyent quelque essence propre. A quoy s’accorde ce que sainct Paul invoque Dieu tesmoin sur son âme 2Cor. 1.23. Car si elle n’estoit point sujette à punition, elle ne pourroit estre attirée en jugement devant Dieu. Ce qui est encore plus amplement exprimé en ces mots de Jésus-Christ, où il nous commande de craindre celuy qui, après avoir mis le corps à mort, peut aussi envoyer l’âme en la géhenne du feu Matth. 10.28 ; Luc 12.5. Pareillement l’Apostre, en l’Epistre aux Hébrieux, disant que les hommes sont nos pères charnels, mais que Dieu est le seul père des esprits, ne pouvoit mieux prouver l’essence des âmes Héb. 12.9. Qui plus est, si les âmes estans délivrées des liens de leurs corps ne demeuroyent en estre, il n’y auroit nul propos en ce que Jésus-Christ introduit l’âme de Lazare jouyssant de repos et joye au sein d’Abraham Luc 16.22 : et à l’opposite l’âme du riche estant tormentée d’une façon horrible. Le mesme est confermé par sainct Paul, quand il dit que nous sommes pèlerins eslongnez de Dieu, ce pendant que nous habitons en la chair : mais que nous jouyrons de sa présence estans sortis du corps 2Cor. 5.6, 8. Afin de n’estre point trop long en une chose qui n’est point douteuse, j’adjousteray seulement ce mot de sainct Luc, c’est qu’il raconte entre les erreurs des Sadducéens, qu’ils ne croyoyent point qu’il y eust esprits ny Anges Actes 23.8.
On peut aussi tirer ferme preuve et certaine de cecy, quand il est dit que l’homme a esté créé à l’image de Dieu. Car combien que la gloire de Dieu reluise mesmes en l’homme extérieur, toutesfois il n’y a doute, que le siège d’icelle ne soit l’âme. Je ne nie pas que la forme corporelle, entant qu’elle nous distingue et sépare d’avec les bestes brutes, ne nous conjoigne tant plus à Dieu et nous face approcher de luy. Et si quelqu’un me veut dire que cela aussi soit comprins sous l’image de Dieu, que l’homme a la teste levée en haut, et les yeux dressez au ciel pour contempler son origine, comme ainsi soit que les bestes ayent la teste panchée en bas, je n’y contrediray point, moyennant que ce point demeure tousjours conclud, que l’image de Dieu, laquelle se voit en ces marques apparentes, ou bien démonstre quelque petite lueur, est spirituelle. Car aucuns trop spéculatifs, comme Osiander, la mettant confusément tant au corps qu’en l’âme, meslent, comme l’on dit, la terre avec le ciel. Ils disent que le Père, le Fils et le sainct Esprit ont logé leur image en l’homme pource qu’encores qu’Adam fust demeuré en son intégrité, toutesfois Jésus-Christ n’eust point laissé d’estre fait homme : ainsi, selon leur resverie, Jésus-Christ, en sa nature humaine qu’il devoit prendre, a esté le patron du corps humain. Mais où trouveront-ils que Jésus-Christ soit l’image du sainct Esprit ? Je confesse bien qu’en la personne du Médiateur la gloire de toute la Divinité reluit : mais comment la Sagesse éternelle sera-elle nommée image de l’Esprit, veu qu’elle le précède en ordre ? Brief toute la distinction entre le Fils et le sainct Esprit sera renversée si le sainct Esprit appelle le Fils son image. Je voudroye bien aussi sçavoir d’eux en quelle sorte Jésus-Christ représente en sa chair le sainct Esprit, et quels sont les pourtraicts de telle remembrance. Et puisque ce propos, Faisons l’homme semblable à nostre image, est commun à la personne du Fils, il s’ensuivra que luy-mesme est son image Gen. 1.26 : ce qui est trop hors de raison. D’avantage si on reçoit leur fantasie, Adam n’aura pas esté formé à la semblance de Jésus-Christ, sinon entant qu’il devoit estre homme : ainsi le patron auquel auroit esté figuré Adam seroit Jésus-Christ, au regard de l’humanité de laquelle il devoit estre vestu. Or l’Escriture monstre que c’est bien en autre sens qu’il a esté créé à l’image de Dieu. La subtilité d’aucuns autres a plus de couleur quand ils exposent qu’Adam a esté créé à l’image de Dieu, d’autant qu’il a esté conforme à Jésus-Christ, qui est ceste image : mais en cela aussi il n’y a nulle fermeté. Il y a aussi une dispute non petite touchant l’Image et Semblance, pource que les expositeurs cherchent en ces deux mots une diversité qui est nulle : sinon que le nom de Semblance est adjousté pour déclaration de l’image. Or nous sçavons que c’est la coustume des Hébrieux d’user de répétition pour expliquer une chose deux fois. Quant à la chose, il n’y a doute que l’homme ne soit nommé image de Dieu pource qu’il luy ressemble. Parquoy ceux qui fantastiquent plus subtilement se font ridicules : soit qu’ils attribuent le nom d’Image à la substance de l’âme et le nom de Semblance aux qualitez : soit qu’ils mettent en avant quelque autre opinion. Car Dieu ayant nommé l’image pour mieux déclairer ce qui estoit un peu obscur, adjouste (comme nous avons dit) le mot de Semblance : comme s’il disoit qu’il veut faire l’homme, auquel il se représentera comme en son image, par les marques de similitude qu’il engravera en luy. Parquoy Moyse un peu après récitant ce mesme fait, met par deux fois le nom d’Image, ne faisant nulle mention de semblance. L’objection qu’ameine Osiander est frivole : asçavoir qu’une partie de l’homme, ou l’âme avec ses facultez n’est pas nommée image de Dieu, mais Adam tout entier, auquel le nom a esté imposé de la terre dont il a esté prins : et tout homme de sens rassis s’en mocquera. Car quand tout l’homme est nommé mortel, ce n’est pas à dire que l’âme soit assujetie à la mort : ny à l’opposite quand il est dit qu’il est animal raisonnable, ce n’est pas que la raison ou intelligence compète au corps. Parquoy combien que l’âme ne soit pas l’homme total, si ne doit-on pas trouver absurdité en ce qu’au regard d’icelle l’homme soit appelé image de Dieu : toutesfois je retien ce principe que j’ay amené n’aguères : c’est que l’image de Dieu s’estend à toute la dignité par laquelle l’homme est éminent par-dessus toutes espèces d’animaux. Parquoy sous ce mot est comprinse toute l’intégrité de laquelle Adam estoit doué pendant qu’il jouyssoit d’une droicture d’esprit, avoit ses affections bien reiglées, ses sens bien attrempez, et tout bien ordonné en soy pour représenter par tels ornemens la gloire de son Créateur. Et combien que le siège souverain de ceste image de Dieu ait esté posé en l’esprit et au cœur, ou en l’âme et ses facultez, si est-ce qu’il n’y a eu nulle partie, jusqu’au corps mesme, en laquelle il n’y eust quelque estincelle luisante. Il est tout notoire qu’en toutes les parties du monde quelques traces de la gloire de Dieu apparoissent : dont on peut recueillir qu’en mettant l’image de Dieu en l’homme, on l’oppose tacitement pour l’eslever par-dessus toutes autres créatures, et comme le séparer du vulgaire. Ce pendant il ne faut point estimer que les Anges n’ayent esté aussi bien créez à la semblance de Dieu : veu que nostre souveraine perfection, tesmoin Christ, sera de leur ressembler Matth. 22.30. Mais ce n’est pas en vain que Moyse, attribuant spécialement aux hommes ce tiltre tant honorable, magnifie la grâce de Dieu envers eux : et sur tout veu qu’il les compare seulement aux créatures visibles.
Toutesfois il ne semble point qu’il y ait encore, plene définition de ceste Image, s’il n’appert plus clairement pourquoy l’homme doit estre prisé, et pour quelles prérogatives il doit estre réputé miroir de la gloire de Dieu. Or cela ne se peut mieux cognoistre que par la réparation de sa nature corrompue. Il n’y a doute qu’Adam estant décheu de son degré, par telle apostasie ne se soit aliéné de Dieu. Parquoy combien que nous confessions l’image de Dieu n’avoir point esté du tout anéantie et effacée en luy, si est-ce qu’elle a esté si fort corrompue, que tout ce qui en est de reste est une horrible déformité : et ainsi le commencement de recouvrer salut est en ceste restauration que nous obtenons par Jésus-Christ : lequel pour ceste cause est nommé le second Adam, pource qu’il nous remet en vraye intégrité. Car combien que sainct Paul opposant l’esprit vivifiant que Jésus-Christ nous a apporté, à l’âme vivante en laquelle Adam a esté créé 1Cor. 15.45, establisse une plus grande mesure de grâce en la régénération des fidèles qu’en l’estat premier de l’homme, toutesfois il n’abat point ce que nous avons dit, c’est que la fin de nous régénérer est, que Jésus-Christ nous reforme à l’image de Dieu. Suivant cela il enseigne ailleurs, que l’homme nouveau est réparé à l’image de celuy qui l’a créé : à quoy respond son autre dire, Soyez vestus de l’homme nouveau qui est créé selon Dieu Col.3.10 ; Eph. 4.24. Il reste de veoir ce que sainct Paul comprend sous ceste régénération. En premier lieu il met la cognoissance : secondement une justice saincte et véritable. Dont je conclu qu’au commencement l’image de Dieu a esté comme luisante en clairté d’esprit, et en droicture de cœur, et en intégrité de toutes les parties de l’homme. Car combien que je confesse que les façons de parler que j’ay amenées de sainct Paul signifient le tout sous une partie, toutesfois on ne peut renverser ce principe, que ce qui est le principal au renouvellement de l’image de Dieu, n’ait tenu le plus haut degré en la création. A quoy se rapporte ce qu’il escrit en l’autre passage, qu’à face descouverte nous contemplons la gloire de Christ, pour estre transformez en son image 2Cor. 3.18. Nous voyons que Christ est l’image très-parfaite de Dieu, à laquelle estans faits conformes, nous sommes tellement restaurez, que nous ressemblons à Dieu en vraye piété, justice, pureté et intelligence : cela estant accordé, ceste imagination de la conformité du corps humain avec celuy de Jésus-Christ s’esvanouit de soy-mesme. Quant à ce que le masle seul est nommé par sainct Paul l’image et gloire de Dieu 1Cor. 11.7, et que la femme est exclue d’un tel honneur, il appert par le fil du texte que cela se restreind à la police terrienne. Or quant à ce que nous traittons maintenant de l’image de Dieu, je pense desjà avoir assez prouvé qu’il a son regard à la vie spirituelle et céleste. Ce mesme propos est confermé en sainct Jehan, quand il dit que la vie, qui dés le commencement estoit en la Parole éternelle de Dieu, a esté la clairté des hommes Jean 1.4. Car puis que son intention est de priser la grâce singulière de Dieu, laquelle eslève les hommes en dignité par-dessus tous animaux, tellement que l’homme est séparé du nombre commun, n’ayant point une vie brutale, mais avec intelligence et raison : pareillement il monstre comment l’homme a esté créé à l’image de Dieu. Or puis que l’image de Dieu est l’entière excellence de la nature humaine, laquelle reluisoit en Adam devant sa cheute, et depuis a esté si fort desfigurée et quasi effacée, que ce qui est demeuré de la ruine est confus, dissipé, brisé et infecté : maintenant ceste image apparoist aux esleus en quelque partie et portion, entant qu’ils sont régénérez par l’Esprit, mais elle n’obtiendra sa plene clairté qu’au ciel. Or afin de mieux sçavoir par le menu quelles en sont les parties, il est expédient de traitter des facilitez de l’âme. Car la spéculation de sainct Augustin est mal fondée, asçavoir que l’âme est un miroir de la Trinité, d’autant qu’elle comprend en soy intelligence, volonté et mémoire[a]. L’opinion aussi de ceux qui mettent la semblance de Dieu en l’homme, en la principauté qui luy a esté donnée au monde, n’a pas grande couleur ne raison : car ils pensent que l’homme est conformé à Dieu en ceste marque, qu’il a esté estably maistre et possesseur de toutes choses. Or au contraire il nous faut chercher proprement au dedans de luy, non pas à l’environ, ce bien intérieur de l’âme.
[a] De Trinit., lib. X ; De civitate Dei, lib. XI.
Or devant que passer plus outre, il est nécessaire de rembarrer la resverie des Manichéens, laquelle Servet s’est efforcé de remettre sus de nostre temps. Quand il est dit que Dieu a inspiré en la face de l’homme esprit de vie Gen. 2.7, ils ont songé que l’âme estoit un sourgeon de la substance de Dieu : comme si quelque portion de la Divinité fust descoulée en l’homme. Or il est facile de monstrer au doigt quelles absurditez et combien lourdes tire cest erreur diabolique après soy. Car si l’âme de l’homme est de l’essence de Dieu comme un sourgeon, il s’ensuivra que la nature de Dieu non-seulement est muable et sujette à passions, mais aussi à ignorance, mauvaises cupiditez, infirmité, et toutes espèces de vices. Il n’y a rien plus inconstant que l’homme, pource qu’il y a tousjours mouvemens contraires qui démeinent et distrayent son âme çà et là : il s’abuse et est circonvenu d’erreur chacun coup : il demeure vaincu en bien petites tentations : brief nous sçavons que l’âme est une caverne de toutes ordures et puantises, lesquelles il faudra attribuer à la nature de Dieu, si nous accordons que l’âme soit partie de son essence, comme un sourgeon est de la substance de l’arbre. Qui est-ce qui n’aura une chose si monstrueuse en horreur ? Ce qu’allègue sainct Paul d’un poëte payen est bien vray, Que nous sommes la lignée de Dieu Actes 17.28 : mais cela s’entend de la qualité, non pas de la substance : asçavoir, entant qu’il nous a ornez de facultez et vertus divines : ce pendant c’est une rage trop énorme de deschirer l’essence du Créateur à ce que chacun en possède une portion. Il nous faut aussi tenir pour résolu que les âmes, combien que l’image de Dieu leur soit engravée, ne sont pas moins créées que les Anges. Or la création n’est point une transfusion, comme si on tiroit le vin d’un vaisseau en une bouteille, mais c’est donner origine à quelque essence qui n’estoit point : et combien que Dieu donne l’esprit, et puis le retire à soy, ce n’est pas à dire pourtant qu’il le coupe de sa substance comme une branche d’arbre. En quoy aussi Osiander voltigeant en ces légères spéculations, s’est enveloppé en un erreur bien mauvais, c’est qu’il a forgé une justice essencielle de Dieu infuse en l’homme : comme si Dieu par la vertu inestimable de son Esprit ne nous pouvoit rendre conformes à soy, que Jésus-Christ ne verse sa substance en nous, voire tellement que la substance de sa divinité se mette en nos âmes. Quelques couleurs que prétendent aucuns pour farder telles illusions, jamais ils n’esblouyront tellement les yeux à gens rassis, qu’ils ne voyent que tout cela est sorty de la boutique des Manichéens. Et de faict, quand sainct Paul traitte de nostre restauration, il est aisé de tirer de ses paroles qu’Adam en son origine a esté conforme à Dieu : non point par défluxion de substance, mais par la grâce et vertu du sainct Esprit. Car il dit qu’en contemplant la gloire de Christ nous sommes transformez en une mesme image, comme par l’Esprit du Seigneur 2Cor. 3.18 : lequel certes besongne tellement en nous, qu’il ne nous rend pas compagnons et participans de la substance de Dieu.
Ce seroit folie de vouloir apprendre des Philosophes quelque certaine définition de l’âme, veu que nul d’entre eux, excepté Platon, n’a jamais droictement affermé l’essence immortelle d’icelle. Les autres disciples de Socrates en parlent bien : mais c’est en suspens, pource que nul n’a osé prononcer d’une chose dont il n’estoit pas bien persuadé. Or Platon en son opinion a mieux addressé que les autres, d’autant qu’il a considéré l’image de Dieu en l’âme : les autres sectes attachent tellement à la vie présente toutes les vertus et facultez de l’âme, qu’ils ne luy laissent quasi rien hors du corps. Mais nous avons cy-dessus enseigné par l’Escriture, que c’est une substance qui n’a point de corps : à quoy il faut maintenant adjouster, combien qu’elle ne puisse proprement estre contenue en un lieu, toutesfois qu’estant posée et logée au corps, elle y habite comme en un domicile : non pas seulement pour donner vigueur aux membres, et rendre les organes extérieurs propres et utiles à leurs actions, mais aussi pour avoir primauté à régir et gouverner la vie de l’homme : non-seulement aux délibérations et actes qui concernent la vie terrestre, mais aussi afin de l’esveiller et guider à craindre Dieu. Combien que ce dernier yci ne s’apperçoive point si clairement en la corruption de nostre nature : toutesfois encores quelques reliques en demeurent imprimées parmy les vices. Car dont vient que les hommes ont si grand soin de leur réputation, sinon de quelque honte qu’ils ont engravée en eux ? Et dont vient ceste honte, sinon qu’ils sont contraints de sçavoir que c’est d’honnesteté ? Or la source et la cause est, qu’ils entendent qu’ils sont naiz pour vivre justement : en quoy il y a quelque semence de religion enclose. D’avantage, comme sans contredit l’homme a esté créé pour aspirer à la vie céleste : aussi il est certain que le goust et appréhension d’icelle a esté imprimé en son âme. Et de faict l’homme seroit privé et despouillé du principal fruit de son intelligence, s’il estoit ignorant de sa félicité, de laquelle la perfection est d’estre conjoinct à Dieu. Ainsi le principal de l’âme est de tendre à ce but : et selon que chacun s’efforce d’y tendre et d’en approcher, il approuve par cela qu’il est doué de raison. Ceux qui disent qu’il y a plusieurs âmes en l’homme, comme la sensitive et la raisonnable, combien qu’ils semblent apporter quelque chose de probable, toutesfois n’ayans point de fermeté en soy sont à rejetter, n’estoit que nous prinssions plaisir à nous tormenter en choses frivoles et inutiles. Ils disent qu’il y a une grande contrariété entre les mouvemens du corps, qu’on appelle organiques, et la partie raisonnable de l’âme. Voire, comme si la raison mesme n’estoit pas agitée en soy de divers combats, et que ses conseils et délibérations ne bataillassent point ensemble souvent comme une armée contre l’autre. Mais d’autant que tels troubles procèdent de la dépravation de nature, c’est mal argué qu’il y ait deux âmes, d’autant que les facultez ne s’accordent pas d’une mesure et proportion égale, comme il seroit décent et requis. Or quant est des facultez, je laisse aux Philosophes à les deschiffrer mieux par le menu : il nous suffira d’en avoir une simple déclaration pour nous édifier en piété. Je confesse que ce qu’ils enseignent en cest endroict, est vray : et non-seulement plaisant à cognoistre, mais aussi utile et bien digéré par eux : et ne voudroye point destourner ceux qui ont désir d’apprendre, qu’ils n’y appliquent leur estude. Je reçoy doncques en premier lieu les cinq sens, lesquels toutesfois Platon aime mieux nommer organes[b] : et que par iceux comme par canaux, tous objects qui se présentent à la veue, au goust, ou au flair, ou à l’attouchement, distillent au sens commun, comme en une cisterne qui reçoit d’un costé et d’autre : en après la fantasie, laquelle discerne ce que le sens commun a conceu et appréhendé : puis que la raison fait son office en jugeant de tout. Finalement que par-dessus la raison est l’intelligence, laquelle contemple d’un regard posé et arresté toutes choses que raison démeine par ses discours. Et ainsi qu’il y a trois vertus en l’âme, qui appartiennent à cognoistre et entendre, lesquelles pour ceste cause sont nommées cognitives, asçavoir la raison, l’intelligence, et la fantasie : ausquelles il y en a trois autres correspondantes, qui appartienent à appéter : asçavoir la volonté, de laquelle l’office est d’appéter ce que l’intelligence et la raison luy proposent : la cholère, laquelle suit ce que luy présente la raison et fantasie : la concupiscence, laquelle appréhende ce qui luy est objecté par la fantasie et par le sens[c]. Quand toutes ces choses seront vrayes, ou pour le moins vray-semblables, encores n’est-il jà mestier de nous y amuser, pource qu’il y a danger qu’elles ne nous pourroyent aider de guères, et nous pourroyent beaucoup tormenter par leur obscurité. S’il semble bon à quelqu’un de distinguer autrement les facultez de l’âme : asçavoir que l’une soit appelée Appétitive, laquelle combien qu’elle n’ait point de raison en soy, toutesfois estant conduite d’ailleurs obtempère à raison : et l’autre soit nommée Intellective, laquelle participe de soy à raison : je n’y résisteray pas beaucoup. Je ne voudroye pas non plus répugner à ce que dit Aristote, c’est asçavoir, Qu’il y a trois choses dont procèdent toutes les actions humaines, asçavoir sens, entendement, et appétit. Mais nous élisons plustost la distinction qui peut estre comprinse des plus petis, laquelle ne se peut apprendre des Philosophes. Car quand ils veulent parler bien simplement, après avoir divisé l’âme en appétit et intelligence, ils font l’un et l’autre double. Car ils disent, qu’il y a une intelligence contemplative, qui ne vient point jusques en action : mais s’arreste seulement à contempler ce qui est signifié par le mot d’Engin, comme dit Cicéron[d]. L’autre gist en prattique, laquelle après avoir appréhendé le bien ou le mal, meut la volonté à le suivre ou fuir : sous laquelle espèce est contenue la science de bien vivre. Pareillement ils divisent l’appétit en concupiscence et volonté : appelans Volonté, quand le désir de l’homme obtempère à raison : Concupiscence, quand il se desborde en intempérance, rejettant le joug de modestie[e]. En ce faisant ils imaginent tousjours, qu’il y a une raison en l’homme, par laquelle il se peut bien gouverner.
[b] In Theætete.
[c] Aristot., Ethic., lib. I, cap. VII ; Item, lib. VI, cap. II.
[d] Thémist., De anima, lib. III, cap. XLIX ; De duplici intellectu.
[e] De Finib., lib. V.
Or nous sommes contraints de nous reculer un petit de ceste façon d’enseigner : pource que les Philosophes, qui n’ont jamais cognu le vice originel, qui est la punition de la ruine d’Adam, confondent inconsidérément deux estats de l’homme, qui sont fort divers l’un de l’autre. Il nous faut doncques prendre une autre division : c’est qu’il y a deux parties en nostre âme, intelligence et volonté : l’intelligence est pour discerner entre toutes choses qui nous sont proposées, et juger ce qui nous doit estre approuvé ou condamné. L’office de la volonté est d’eslire et suivre ce que l’entendement aura jugé estre bon, au contraire rejetter et fuir ce qu’il aura réprouvé. Il ne nous faut yci arrester à ce qu’en dispute Aristote trop subtilement, qu’il n’y a nul mouvement propre et de soy en l’intelligence, mais que c’est élection qui meut l’homme[f] : il nous doit suffire, sans nous empestrer en questions superflues, que l’entendement est comme gouverneur et capitaine de l’âme : que la volonté dépend du plaisir d’iceluy, et ne désire rien jusques après avoir eu son jugement. Pourtant Aristote dit bien vray en un autre passage, que fuir ou appeler est une semblable chose en l’appétit, que nier ou approuver en l’entendement[g]. Or nous verrons cy-après, combien est certaine la conduite de l’entendement pour bien diriger la volonté. Yci nous ne prétendons autre chose, sinon de monstrer que toutes les vertus de l’âme humaine se réduisent à l’un de ces deux membres. En ceste manière nous comprenons le sens sous l’entendement, lequel est séparé des Philosophes qui disent, que le sens encline à volupté, et l’entendement à honnesteté et vertu : d’avantage, que pour le nom d’Appétit nous usons du mot de Volonté, lequel est le plus usité.
[f] Ita Plato, in Phædro.
[g] Ethic., lib. VI, cap. II.
Dieu doncques a garny l’âme d’intelligence, par laquelle elle peut discerner le bien du mal, ce qui est juste d’avec ce qui est injuste, et voit ce qu’elle doit suivre ou fuir, estant conduite par la clairté de raison. Parquoy ceste partie qui addresse a esté nommée par les Philosophes, Gouvernante comme en supériorité. Il luy a quant et quant adjousté la volonté, laquelle a avec soi l’élection : ce sont les facultez dont la première condition de l’homme a esté ornée et annoblie : c’est qu’il y eust engin, prudence, jugement et discrétion non-seulement pour le régime de la vie terrestre, mais pour parvenir jusques à Dieu, et à parfaite félicité : et puis qu’il y eust élection conjoincte, laquelle guidast les appétis, modérant aussi tous les mouvemens organiques, qu’on appelle : et ainsi que la volonté fust conforme du tout à la reigle et attrempance de raison. En ceste intégrité l’homme avoit franc arbitre, par lequel s’il eust voulu il eust obtenu vie éternelle. Car de mettre yci en avant la prédestination occulte de Dieu, c’est hors de propos : pource que nous ne sommes point en question de ce qui a peu advenir ou non, mais de ce qu’a esté en soy la nature de l’homme. Ainsi Adam pouvoit demeurer debout s’il eust voulu, veu qu’il n’est trébusché que de sa volonté propre : mais pource que sa volonté estoit ployable au bien et au mal, et que la constance de persévérer ne luy estoit pas donnée, voylà pourquoy il est si tost et si légèrement tombé. Toutesfois si a-il eu élection du bien et du mal : et non-seulement cela, mais il y avoit tant en son intelligence qu’en sa volonté une parfaite droicture : mesmes toutes les parties organiques estoyent enclines et promptes à obéir chacune à tout bien, jusques à ce qu’en se perdant et ruinant il a corrompu tous ses biens. Et voylà dont les Philosophes ont esté si esblouis et environnez de ténèbres : c’est qu’ils ont cherché un bel édifice et entier en une ruine, et des liaisons bien compassées en une dissipation. Ils ont tenu ce principe, que l’homme ne seroit point animal raisonnable s’il n’avoit élection du bien et du mal. Il leur venoit aussi en pensée, que si l’homme n’ordonnoit sa vie de son propre conseil, il n’y auroit nulle distinction entre les vices et vertus. Et cela n’eust point esté mal jugé par eux, s’il n’y eust eu nul changement en l’homme. Or la cheute d’Adam leur estant cachée avec la confusion qui en est provenue, il ne se faut point esbahir s’ils ont meslé le ciel et la terre : mais ceux qui font profession d’estre Chrestiens, et ce pendant nagent entre deux eaux, et bigarrent la vérité de Dieu de ce que les Philosophes ont déterminé, en sorte qu’ils cherchent encores le franc arbitre en l’homme, estant perdu et abysmé en la mort spirituelle : ceux-là, dy-je, sont du tout insensez, et ne touchent ne ciel ne terre : ce qui se verra mieux en son lieu. Maintenant nous avons seulement à retenir qu’Adam a esté bien autre en sa première création, que n’est tout son lignage, lequel ayant son origine d’une souche corrompue et pourrie, en a tiré contagion héréditaire. Car toutes les parties de l’âme estoyent reiglées à se bien ranger : l’entendement estoit sain et entier, la volonté estoit libre à élire le bien. Si on objecte là-dessus, qu’elle estoit comme en lieu glissant, pource qu’elle avoit une faculté et puissance imbécille : je respon, que pour oster toute excuse il suffisoit que Dieu l’eust mise en ce degré que nous avons dit. Car ce n’estoit pas raison, que Dieu fust astreint à ceste nécessité, de faire l’homme tel, qu’il ne peust ou ne voulust aucunement pécher. Vray est, que la nature en ceste sorte eust esté plus excellente : mais de plaider précisément contre Dieu et le contreroller, comme s’il eust esté tenu de douer l’homme de telle vertu, cela est plus que desraisonnable, veu qu’il pouvoit lui donner tant peu qu’il y eust pleu[h]. Or quant à ce que Dieu ne l’a soutenu en la vertu de persévérance, cela est caché en son conseil estroit, et nostre devoir est de ne rien sçavoir qu’en sobriété. Ainsi Adam n’est pas excusable, ayant receu la vertu jusques-là que de son bon gré il s’est attiré mal et confusion : et nulle nécessité ne luy a esté imposée de Dieu, qu’il ne luy eust au paravant donné une volonté moyenne et flexible à bien et à mal : et combien qu’elle fust caduque, si est-ce que Dieu n’a pas laissé de tirer de la cheute matière de sa gloire.
[h] August., Super Gen., lib. II, cap. VII. VIII, IX ; De corrup et gratia ad Valent., cap. II