On a contesté aux chrétiens évangéliques, et même très vivement, le droit de répandre la version de Sacy parmi les catholiques romains. Cette question nous laisse assez calmes, aujourd'hui, mais, dans la génération qui a précédé la nôtre, elle a passionné les esprits. D’ardentes controverses ont eu lieu à ce sujet, soit en France, soit en Angleterre. Répandre cette version, a-t-on dit, c’est répandre une Bible qui enseigne les erreurs romaines, une Bible qui n’est pas la parole de Dieu.
La Société biblique britannique n’a pas été de cet avis. En dépit des reproches amers qu’on lui adresse encore (hors de France), elle répand de Sacy, et nous croyons qu’elle a raison. Voici pourquoi :
1° D’abord, dans certains de ces passages, la traduction de Sacy peut se défendre. Martin, qui n’était pas catholique, a rachète dans Daniel 4.27. Segond, qu’on ne peut pas accuser non plus de tendance romaine, traduit ce passage comme de Sacy : Rachète tes péchés par des bienfaits, et tes iniquités par la compassion envers les malheureux. Si on traduit « rachète », il est évident qu’il faut entendre ce passage comme on entend cet autre passage : La justice des hommes droits les délivre (Proverbes 11.6). 1 Pierre 1.9, Segond a, lui aussi : Pour prix de votre foi. Le mot adorer employé Genèse 42.6, et Psaumes 98.5 n’a ici que le sens de : se prosterner devant. C’est le quatrième sens indiqué pour adorer par Littré, qui cite un exemple de Montesquieu.
2° Plusieurs de ces erreurs n’enseignent pas ouvertement ou même n’enseignent pas du tout la doctrine romaine. Dans Elle te brisera la tête, le sens naturel, c’est que la femme brisera la tête du serpent par sa race. Pour voir là la Vierge, il faut l’y mettre. Vous ne leur rendrez point le souverain culte. Le lecteur conclura-t-il forcément qu’on puisse leur en rendre un autre, alors qu’il lit dans ce qui précède immédiatement : Vous ne les adorerez point, et, dans le passage parallèle, Deutéronome 5.9 : Vous ne les adorerez et ne les servirez point ? Job 5.1 : Adressez-vous à quelqu’un des saints peut être entendu dans un sens ironique. Matthieu 1.25, l’expression premier-né détruit tout l’effet de l’atténuation de la première partie du verset. Le retenus de 1 Pierre 3.19, n’enseigne pas la doctrine du purgatoire. Ici aussi, pour voir le purgatoire, il faut l’y mettre. Mathieu 3.2, etc. La pénitence, d’après l’enseignement de l’Église romaine, c’est tout d’abord « la contrition ou la douleur des péchés qu’on a commis, avec la résolution de s’amender et de satisfaire à la justice divine ». Littré donne comme premier sens du mot : « retour du pécheur à Dieu, avec une ferme résolution de ne plus pécher à l’avenir ». Subsidiairement, la pénitence, selon l’enseignement de l’Église, c’est « l’acte de pénitence, la peine, volontaire ou infligée, pour l’expiation du péché, peine qui fait partie de la pénitence ». C’est le troisième sens qu’indique Littré : « Tout ce que le prêtre impose en expiation des péchés ». On peut regretter cette expression, qui prête à un double sens, mais on ne peut pas dire qu’elle soit une altération du texte et qu’elle restreigne la repentance à l’acte extérieur. Ce n’est pas ainsi que peuvent l’entendre ceux qui connaissent le véritable enseignement de l’Église. Ce qui le prouve, ce sont les lignes suivantes, écrites à propos de Matthieu 3.2, par le P. Quesnel dans ses admirables Réflexions morales sur le Nouveau Testament (1687) :
La pénitence est la vraie préparation au règne de Dieu. La pénitence doit commencer par ôter les empêchements du salut pour aller droit à Dieu. La pénitence n’est pas l’affaire d’un moment, puisque c’est une préparation pour être réconcilié avec Dieu ; ni cette pénitence n’est pas simplement des pensées ou des paroles, puisque c’est dans la volonté qu’est la voie de Dieu ; ni cette voie facile à préparer, puisqu’elle consiste à faire passer le cœur des ténèbres à la lumière… ; ni tout cela l’ouvrage de l’homme, puisque c’est au Seigneur de préparer la volonté.
Le terme bonne œuvre, dans 1 Corinthiens 7.37, n’implique pas l’idée d’œuvre méritoire. Le terme culte superstitieux des anges (Colossiens 2.18) n’implique pas que le culte non superstitieux soit permis. A propos de la tradition par laquelle la foi a été laissée aux saints (Jude 1.3), on peut se demander comment elle aurait pu leur être laissée autrement. Cette tradition est évidemment la tradition apostolique. Il s’inclina devant le bâton de commandement (Hébreux 11.21, traduction absurde, mais conforme au texte tel que l’ont lu les Septante) s’entend évidemment comme un hommage à l’autorité de Joseph, et non comme une légitimation du culte des images, très éloignée assurément de la pensée des Septante.
Restent, sur vingt prétendues altérations relevées, six expressions (Pleine de grâce, Luc 1.28. — Prêtre, Actes 11.30, etc. — Sacrement, Éphésiens 5.32. — Indulgence, 2 Corinthiens 2.10. — Ait épousé, 1 Timothée 3.2. — Mérite, Philémon 1.22) sur lesquelles peut réellement s’appuyer la doctrine romaine. (D’autres, évidemment, comme pénitence, bonne œuvre, ont une saveur romaine. Mais ce n’est pas la même chose). Les fortes convictions des controversistes protestants nous paraissent les avoir rendus injustes pour de Sacy.
3° La Bible n’est pas un code, où la portée de chaque article est indépendante du reste. La Bible est une histoire plusieurs fois séculaire, un organisme imposant, et ce ne sont pas six altérations qui peuvent la falsifier et étouffer son témoignage. On aura beau traduire faites pénitence, et prendre cette expression dans le sens de « tout ce que le prêtre impose », toute la Bible avec ses enseignements, les appels des prophètes, les confessions du psalmiste, l’histoire de David, la parabole de l’enfant prodigue, les larmes et la réhabilitation de Pierre, etc., etc., montre qu’on ne vient pas à Dieu par la pénitence, entendue comme peine ecclésiastique, mais par la repentance. La Bible corrige elle-même son traducteur.
De même, le rachetez vos péchés par des aumônes, de Daniel 4.24 (à le supposer mal traduit, malgré de Sacy, Martin et Segond), fait l’effet d’un petit nuage qui disparaît dans un rayon lumineux intense, le rayon lumineux de tout l’enseignement biblique sur le salut gratuit, le salut par la foi. Les autres erreurs ne tiennent pas debout non plus devant l’enseignement biblique constant. C’est le caillou entraîné par le torrent. Une autre comparaison, inspirée par un souvenir personnel, se présente à notre esprit :
Un jour, un peu d’arsenic était tombé dans le puits d’une maison que nous habitions. La famille prit peur. N’allait-on pas être empoisonné par l’eau de ce puits ? On la fit analyser. Le résultat fut nul. Et pourtant l’arsenic était bien dans le puits ! Mais il y était en quantité infinitésimale. La masse d’eau pure neutralisait le poison. Comparaison n’est pas raison, mais, tout de même, c’est un peu cela avec de Sacy. La masse historique et organique de vérité que présente cette version neutralise, en fait, les six inexactitudes de mots qu’elle renferme.
Rome ne s’y trompe pas, et elle n’approuve pas plus la version de Sacy que les versions protestantes. Combien d’âmes sont arrivées à la connaissance de la vérité et à la possession du salut par la lecture de la Vulgate, ou par celle de de Sacy ! C’est la lecture de la Vulgate, malgré ses quatre mille erreurs, qui a éclairé et affranchi Luther. Ce n’est pas le Maria gratia plena qui l’a empêché de trouver et de comprendre le passage Le juste vivra par la foi. C’est aussi la lecture de de Sacy qui a amené le P. Chiniquy à rompre avec Rome, et cette version a été son principal instrument pour l’aider à affranchir des milliers d’âmes. Combien d’autres parvinrent, par l’usage de cette version même, à la connaissance de la vérité, qui, à vues humaines, n’y seraient pas parvenus autrement !
Dans les Bibles de Sacy que répand la Société biblique britannique et étrangère, non seulement les Apocryphes sont supprimés, mais encore toutes les inexactitudes qui trahissent l’idée romaine sont corrigées par une note marginale où le sens de l’hébreu ou du grec se trouve rétabli. Dans le temps où on se passionnait pour ou contre la version de Sacy, quelqu’un s’écria, au cours d’une discussion assez vive : « Si seulement nous étions aussi chrétiens que cette traduction ! »
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