Les épîtres de Paul

4.
Authenticité et intégrité

Il y a peu d’années encore, une discussion sur le premier de ces points eût été superflue, tant l’attaque isolée de B. Bauer, en 1852, avait passé inaperçue. Il n’en est plus ainsi à cette heure. Depuis 1882, Loman en Hollande, ainsi que son école, et depuis 1888 Steck en Suisse, ont sérieusement soulevé la question ; et cet exemple est aujourd’hui suivi en Allemagne par Friedrich, dans son écrit Unechtheit des Galaterbriefs, 1891. Selon lui, l’auteur a voulu constituer, en opposition au Paul modéré du livre des Actes, un Paul radical qui prétend en finir avec le judéo-christianisme et qui, au moyen de divers passages des épîtres aux Romains et aux Corinthiens, compose dans ce but, vers l’an 120, un écrit que l’on peut envisager comme l’avant-coureur du système de Marcion.

Les indices externes ne donnent lieu à aucun soupçon. Sans doute, les allusions à notre épître que l’on a prétendu trouver chez Clément Romain et chez Barnabas sont très incertaines. Les épîtres d’Ignace elles-mêmes n’offrent rien de tout à fait positif. Il en est autrement du passage de Polycarpe, Phil. c. 5 : εἰδότες ὅτι ὁ θεὸς οὐ μυκτηρίζεται, qui coïncide textuellement avec Galates 6.7, sauf le εἰδότες ὅτι, sachant que, qu’ajoute Polycarpe, et qui rappelle aux lecteurs la connaissance qu’ils possèdent déjà par l’écrit apostolique de la vérité renfermée dans cet axiome. Il n’est donc pas possible de ne voir ici qu’une coïncidence accidentelle ou l’emploi commun d’une maxime courante.

Peu après Polycarpe, nous trouvons d’autres citations plus précises chez Justin. Les paroles de l’Ancien Testament citées par Paul Galates 3.10-13 et 4.27 sont reproduites par Justin Dial. c. Tryph. c. 90 et 96, et Apocalypse 1.53 sous une forme qui ne s’explique pas sans l’influence exercée par les citations que Paul en fait dans notre épître. Quant à la parole de la Cohort. ad. Græc. (c. V) : γίνεσθε ὡς ἐγὼ, ὅτι κ’ᾳγὼ ἤμην ὡς ὑμεῖς, elle est évidemment tirée de Galates 4.12. Sans doute, la composition de cet écrit par Justin n’est pas certaine ; mais il est en tout cas d’un contemporain de ce Père. Friedrich a essayé de renverser la relation de dépendance ; il demande pourquoi ce ne serait pas l’auteur des Galates qui aurait copié le texte de l’écrit patristique ? Cette question ne peut être posée que par une critique décidée à tout braver.

Marcion, en 140, possédait l’épître aux Galates dans son recueil des épîtres de Paul ; il l’appelait « sa lettre fondamentale (principalis) contre le judaïsme. »

Le fragment de Muratori, en nous donnant la liste des épîtres de Paul, ne suppose pas dans les églises l’ombre d’un doute à l’égard d’aucune d’entre elles.

Nous ne faisons que mentionner l’emploi que faisaient, de notre épître, dans le cours du IIe siècle, des Pères, tels que Méliton et Athénagore, et des hérétiques, comme l’école de Valentin et les Ophites, et nous terminons par les trois grands écrivains qui forment la transition du IIe au IIIe siècle, Irénée, Tertullien et Clément d’Alexandrie, dont le témoignage implique le plus complet accord au sein des églises à ce sujet.

Il faudrait, par conséquent, de bien fortes raisons internes pour ébranler un fait attesté avec une pareille unanimité. Ces raisons existent-elles ?

La principale qu’allèguent les opposants actuels est l’impossibilité d’un développement aussi rapide du contraste entre le judéo-christianisme et le spiritualisme paulinien, que le supposerait l’authenticité de cette lettre. Un tel conflit ne peut avoir été le point de départ de l’histoire. C’est un résultat qui n’a dû se produire qu’à la longue. — Nous répondons qu’on ne fait pas l’histoire avec des principes a priori, mais qu’on la constate. Or, les faits ne permettent pas de douter que le conflit n’ait dû se produire et ne se soit produit en effet, dès le moment où l’Évangile a franchi avec saint Paul les limites d’Israël et s’est avancé dans le monde païen. Cette extension de la foi chrétienne a certainement eu lieu entre la Pentecôte, en l’an 30, et la persécution de Néron, en l’an 64, où a coulé à flots, dans la ville de Rome, le sang des chrétiens. Comment donc la question de savoir si les païens convertis devaient ou non être circoncis avant d’être reçus dans l’Église, ne se serait-elle pas élevée durant ces trente années ? Voilà le sol historique duquel a dû nécessairement surgir le conflit, qui nous est retracé par les documents de l’histoire apostolique et dans lequel notre épître prend sa place toute naturelle. Dans le second siècle, au contraire, la question de la circoncision des païens croyants n’a plus de place. Comme le montre clairement Salmon (p. 403 et suiv.), ni dans Barnabas, ni dans Clément de Rome, ni dans Hermas, j’ajoute ni dans la Didaché, on ne trouve la moindre trace d’une pareille exigence de la part des croyants judéo-chrétiens. Les Homélies clémentines elles-mêmes, si violemment hostiles à Paul, ne rouvrent point cette discussion qui paraît à jamais fermée. L’admission des Gentils incirconcis dans l’Église est reconnue partout sans conteste. Et ce serait de ce temps-là que daterait l’écrit pseudépigraphique le plus violent sur ce sujet qui ne préoccupait plus personne !

Ajoutons qu’un état de choses comme celui que nous venons de constater au second siècle, relativement à une question si brûlante pour le judaïsme, d’une part, et pour l’Eglise, de l’autre, devait dater d’une décision prise par une autorité souveraine et indiscutable et qui s’était imposée à la conscience de l’Église entière.

La construction de l’histoire tentée par la nouvelle école peut avoir quelque chance de succès, quand on l’oppose à la conception bien plus invraisemblable de l’ancienne école de Tubingue, pour qui le conflit était plus ancien encore et remontait jusqu’à la relation entre l’enseignement de Paul et celui de Jésus lui-même. Elle tombe, dès que nous considérons l’histoire toute simple, telle que nous la présente le Nouveau Testament tout entier : nous y voyons le spiritualisme de Paul se dégager normalement de celui de Jésus-Christ, puis venir se heurter violemment dans la pratique aux prétentions juives dont Jésus lui-même avait été la victime.

Une seconde raison, spécialement développée par Steck, est la relation de dépendance qu’il pense exister entre notre épître et celle aux Romains. Les matériaux dont est composée la première sont semblables, selon lui, à des pierres empruntées à un autre édifice où elles étaient bien à leur place, tandis que, dans le nouvel édifice où elles ont été introduites, elles laissent apercevoir entre elles des lacunes et des solutions de continuité. — Il me paraît que l’opinion d’après laquelle l’épître aux Galates dépendrait de celle aux Romains, est absolument contraire au caractère des deux écrits. Celui des deux qui trahit l’émotion la plus vive, qui est encore tout vibrant de la secousse qui a remué le cœur de l’auteur, dans lequel chaque mot est une exclamation ou une question, et où abondent les asyndeta, ne doit-il pas être envisagé comme antérieur à celui qui traite les sujets du même genre d’un ton purement didactique et avec un parfait sang-froid ? Ces obscurités, ces prétendues solutions de continuité qui frappent Steck dans les Galates, résultent non d’un travail de replâtrage, mais d’une vivacité d’impressions et d’idées qui, sans porter la moindre atteinte à la logique interne de la discussion, rompt parfois le fil extérieur du discours. Voici ce qu’il y a de fondé dans l’impression du critique : Antérieurement à l’épître aux Galates existait certainement une carrière d’où Paul a tiré les matériaux dont est composé son écrit ; mais cette carrière n’était point un édifice déjà tout bâti, un écrit apostolique ou non apostolique quelconque ; c’était cette riche conception chrétienne que Paul appelle son évangile, dont il trace l’esquisse dans les Galates et dont il donne le plein développement dans les Romains. L’esquisse est nécessairement plus difficile à comprendre que le tableau, et il n’est pas étonnant que le second écrit puisse nous servir, à nous qui n’avons pas reçu l’instruction orale de l’apôtre, de commentaire sur le premier. De cette relation il ne résulte absolument rien de défavorable à l’authenticité de celui-ci.

Je croirais arrêter inutilement le lecteur en discutant les autres objections présentées par Friedrich ; elles se réfutent d’elles-mêmes à la simple lecture : l’invraisemblance d’une chute si rapide chez les Galates ; celle de la conduite attribuée à Pierre et du voyage en Arabie, contrée alors soumise à un gouverneur mal disposé envers Paul ; l’incertitude dans laquelle se trouve la critique à l’égard du pays habité par les Galates ; l’absence du terme ἅγιοι, saints, pour désigner les croyants ; l’omission de toute salutation à la fin de l’épître ; enfin les contradictions avec les Actes à l’égard desquelles la critique de la nouvelle école donne la préférence au récit de ce dernier livre.

Reste une observation de Steck relativement à cette parole 6.11 : « Voyez quelle grande lettre (ou en quels grands caractères) je vous ai écrite de ma propre main. » Dans ces mots par lesquels Steck pense que l’auteur a prétendu revendiquer l’authenticité de son écrit, lui-même voit, au contraire, un indice d’inauthenticité. — Mais dans ce cas, le procédé du faussaire ne passerait-il pas les bornes ? Qu’il ait pu employer dans l’adresse le nom de Paul pour donner crédit à des idées qu’il croyait vraies, admettons la possibilité du fait, quoiqu’on ne puisse pas alléguer ici qu’il a fait dire à Paul ce qu’il pensait que Paul aurait dit à sa place, puisqu’au contraire, d’après le critique, il substitue au Paul de l’histoire un Paul qui n’a jamais existé. Mais que cet auteur ait pu prêtera l’apôtre une ligne telle que celle-ci : « Voyez quelle lettre je vous a écrite de ma propre main, » ceci tomberait dans le domaine de l’impudence.

Indépendamment de la puissance spirituelle qui éclate d’un bout à l’autre de cette lettre et dont n’approche aucun écrivain du second siècle, les détails personnels inimitables sur les circonstances de la jeunesse de l’apôtre, le tableau de l’amour que lui avaient témoigné les Galates lors de sa première visite, l’expression de ses émotions actuelles de douleur, de sollicitude ou d’indignation, tout cela ne nous permet pas de révoquer en doute un seul instant la pureté de l’origine de cet écrit et de n’y voir qu’une composition artificielle.

On suspecte également la teneur du texte, tel que nous le possédons. Nous n’avons trouvé, dans l’analyse du contenu, aucune raison qui nous forçât de recourir à des conjectures à ce sujet. Nous savons, sans doute, par Tertullien et Épiphane, que le texte de Marcion présentait un certain nombre de différences avec le texte reçu dans l’Église. Mais, sauf quelques leçons qui peuvent avoir un caractère plus original, la plupart des variantes marcionites sont certainement des altérations systématiques. Quant aux modernes qui, depuis Weisse, ont, surtout en Hollande (van Manen, Baljon, Naber, Cramer, etc.), exercé leur sagacité sur le texte de notre épître et usé largement du droit de la conjecture, une exégèse solide démontre l’inutilité de ces velléités critiques et ratifie pleinement le jugement de Lipsius : « Aucun gain réel n’est résulté de ces tentatives pour l’intelligence de notre épître. »

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