Le prince de Condé fut le premier à cheval. Jeune encore et plein de zèle pour la religion, il était impatient de mériter la haute place que lui donnait sa naissance. Mais il avait moins de talents militaires que de courage ; il traversa la Loire sur de fausses indications, et s’étant avancé trop loin, il perdit, aux portes d’Angers, la première armée qui se fût liguée contre les ligueurs.
Dans le Languedoc, le duc de Montmorency (l’ancien maréchal Damville) renoua son alliance avec le parti calviniste, et il n’y eut dans cette province que des rencontres de partisans. Lesdiguières, à la tête des huguenots du Dauphiné, s’empara de plusieurs places fortes, et sut tenir toute la contrée en respect. Le roi de Navarre se maintint dans la Guyenne. Henri III le ménageait. Il lui fit proposer de changer de religion, afin d’ôter à la Ligue son plus redoutable argument ; et Catherine de Médicis, toujours prompte à ouvrir des négociations, vint en conférer avec le Béarnais, à la fin de l’an 1586, au château de Saint-Bris, près de Cognac. Mais ces finesses italiennes, pour cette fois, n’eurent aucun succès.
La guerre se poursuivit sans actions d’éclat jusqu’à la bataille de Coutras. Les deux armées se trouvèrent en présence le 20 octobre 1587. Elles offraient un singulier contraste. Du côté des calvinistes, cinq à six mille hommes seulement, mal vêtus, avec des peaux de buffles en lambeaux, n’ayant d’autre parure que leur fidèle épée et leur bonne cuirasse. Du côté des catholiques commandés par le duc de Joyeuse, dix à douze mille hommes, la fleur des courtisans, vêtus de soie et de velours, avec des armes ciselées d’argent et d’émail, la lance ornée de larges banderoles, la plume flottante, et portant sur leurs écharpes des devises de femmes. Les premiers étaient des soldats faits à la peine et au feu ; les seconds, d’élégants chevaliers qui semblaient être venus pour assister à un tournoi.
Quelques jours avant la bataille, sur les instances du fidèle Mornay, Henri témoigna publiquement son repentir d’avoir porté le déshonneur dans une famille de La Rochelle. Et comme on lui disait que les ministres lui avaient tenu rigueur plus qu’il n’aurait fallu : « On ne peut, répondit-il, trop s’humilier devant Dieu ni trop braver les hommes. »
Au moment du combat, les réformés fléchirent le genou, et chantèrent le psaume 118 : La voici, l’heureuse journée, etc. « Par la mort, » s’écrièrent les gentilshommes du camp de Joyeuse, « ils tremblent, les poltrons, ils se confessent ! — Messieurs, leur dit un vieil officier, quand les huguenots font cette mine, ils sont prêts à se bien battre. »
Ils se battirent bien, en effet, et la déroute des catholiques fut complète. Le duc de Joyeuse y perdit la vie avec la moitié de son armée. Le Béarnais fut humain après la victoire ; il ordonna de prendre soin des blessés, renvoya presque tous les prisonniers sans rançon, et témoigna sa douleur d’une si grande effusion de sang français.
A la nouvelle de cette défaite, la Ligue redoubla de colère contre Henri III, et les docteurs de Sorbonne décidèrent dans un conciliabule qu’on pouvait ôter la couronne à un prince incapable, comme on ôte l’administration à un tuteur suspect. Tous les regards se tournèrent vers le duc de Guise, qui venait de tailler en pièces une nombreuse armée de reîtres envoyés d’Allemagne au secours des huguenots.
La popularité du Balafré en devint immense. Le pape lui envoya une épée bénite ; Philippe II et le duc de Savoie lui adressèrent des félicitations, et les Parisiens, excités par la voix des prêtres, le proclamaient le sauveur de l’Église.
Il se montra reconnaissant de l’appui du clergé ; car, dans une assemblée de famille tenue à Nancy, il fit décider qu’on proposerait au roi de publier les canons du concile de Trente, et d’instituer en France la sainte Inquisition : « propre moyen, disait le manifeste, de se défaire des hérétiques, pourvu que les officiers de l’Inquisition fussent étrangers. »
De l’enthousiasme des prêtres et du peuple sortit la journée des Barricades, le 12 mai 1588. Henri de Guise fut porté en triomphe jusqu’au Louvre ; et le roi, menacé dans sa liberté même, prit la fuite sous un habit de campagne, avec quelques valets de pied, jurant dans son cœur la mort de celui qu’il appelait le roi de Paris.
Cinq mois après, il ouvrit les seconds Etats généraux de Blois, qui étaient tout peuplés de ligueurs. Il attesta par les serments les plus solennels qu’il voulait travailler à l’extirpation totale de l’hérésie, et que nul n’y serait plus enflammé que lui. Mais on ne croyait point à sa parole. Le duc de Guise possédait seul la confiance des Etats, et n’avait plus qu’un degré à monter pour s’asseoir sur le trône de France.
Henri III le prévint, en le faisant assassiner, le 23 décembre, par ses gentilshommes. « Eh ! mes amis, eh ! mes amis, » criait le Balafré en se sentant frappé du stylet, « miséricorde ! » Quand tout fut fini, le roi sortit de son cabinet. Il demanda à l’un des meurtriers : « Te semble-t-il qu’il soit mort, Loignac ? — Je crois que oui, sire, car il a la couleur de mort. » Et Henri III, ayant un moment contemplé sa victime, lui donna un coup de pied au visage. S’il était resté au duc de Guise un dernier souffle de vie, il se serait souvenu du meurtre de Coligny.
Henri III descendit vers sa mère que la maladie retenait dans son lit. « Le roi de Paris n’est plus, madame, lui dit-il ; je régnerai désormais tout seul ; je n’ai plus de compagnon. — C’est bien coupé, mon fils, répondit Catherine, mais il faut coudre ; avez-vous pris vos précautions ? »
Elle mourut elle-même douze jours après, laissant son dernier fils avec une couronne à demi brisée, le royaume en feu, et la nation aux abois. Catherine de Médicis n’emporta dans sa tombe que l’exécration des calvinistes et le dédain des catholiques. « Nul ne se soucia d’elle, ni de sa maladie ni de sa mort, dit l’Estoile, et l’on ne fit pas plus compte que d’une chèvre morte. Lincestre, un des prêcheurs de la Ligue, dit au peuple en lui annonçant cette nouvelle : « Aujourd’hui se présente une difficulté, savoir si l’Église doit prier pour elle qui a vécu si mal, et soutenu souvent l’hérésie : sur quoi, je vous dirai que si vous voulez lui donner à l’aventure, par charité, un Pater et un Ave, il lui servira de ce qu’il pourra. » Voilà le fruit de trente ans d’intrigues, de trahisons et de crimes.
Le meurtre du duc de Guise creusa un abîme entre le roi et les ligueurs. Soixante et dix théologiens de Sorbonne, après avoir entendu la messe du Saint-Esprit, délièrent le peuple du serment de fidélité. Les prêtres firent une procession de cent mille enfants qui portaient des cierges allumés, et les éteignaient sous leurs pieds en disant : « Dieu permette qu’en bref la race des Valois soit entièrement éteinte ! » Du haut des chaires on vomissait d’horribles imprécations contre Henri III ; on enseignait ouvertement le régicide, et l’un des prêcheurs déclara que la France ne se relèverait de sa maladie que par un breuvage de sang français.
Réduit à la plus grande extrémité, et forcé de s’enfermer dans la ville de Tours comme dans son dernier asile, Henri III tendit la main aux calvinistes qui tenaient la campagne de l’autre côté de la Loire.
Ceux-ci n’avaient fait dans les derniers temps aucune entreprise considérable. Ils avaient perdu, au mois de mars 1588, Henri de Condé, leur second chef par le rang, le premier peut-être par la confiance qu’il leur inspirait. Ce prince mourut à Saint-Jean-d’Angély, à l’âge de trente-quatre ans. Sa fin si prompte, et accompagnée de symptômes étranges, donna lieu à des soupçons d’empoisonnement, qui furent confirmés à l’ouverture du corps. On en accusa sa femme, la princesse Charlotte de la Trémoille, nouvelle convertie, qui était entourée d’une famille de catholiques exaltés. Cette affaire, portée plus tard devant le parlement de Paris, ne fut jamais bien éclaircie.
Pendant que la Ligue tenait ses Etats généraux à Blois, les calvinistes avaient convoqué une assemblée politique à La Rochelle. Elle s’ouvrit, le 14 novembre 1588, dans la maison de ville. Le roi de Navarre y était avec le vicomte de Turenne, le prince de la Trémoille et les autres seigneurs du parti. Il y eut plus d’ordre et de respect pour l’autorité dans cette assemblée que dans celle de Blois. On y fit des règlements sur l’administration de la justice, les finances, la levée des soldats, la discipline militaire, et sur tous les objets qui intéressaient la cause commune. Avant de se séparer, les députés adressèrent à Henri III une requête où ils demandaient le rétablissement de l’édit de Janvier.
Après la mort du duc de Guise, le Béarnais adressa un manifeste aux trois états de France, dans lequel il protestait qu’il était toujours fidèle à ce qu’il devait au roi, et invitait les Français à la concorde. « Je vous conjure donc tous, par cet écrit, disait-il en terminant, autant catholiques, serviteurs du roi, comme ceux qui ne le sont pas, je vous appelle comme Français, je vous somme que vous ayez pitié de cet Etat et de vous-mêmes. Nous avons tous assez fait et souffert de mal. Nous avons été quatre ans ivres, insensés et furieux. N’est-ce pas assez ? Dieu ne nous a-t-il pas assez frappés, les uns et les autres, pour nous rendre sages à la fin et pour apaiser nos furies ? »
Bien que les deux rois eussent un égal intérêt à se rapprocher, on éprouva de part et d’autre de longues hésitations. Henri III pouvait-il donner la main à ses plus anciens ennemis ? Ne justifierait-il pas, en les appelant à son aide, tous les reproches des ligueurs, qui l’accusaient de n’avoir jamais cessé de s’entendre avec les huguenots ? Et les calvinistes, de leur côté, ne savaient-ils pas que la haine de Henri III contre l’hérésie subsistait tout entière, et que jamais il ne se réconcilierait sincèrement avec les frères et les fils de ceux qu’il avait fait massacrer à la Saint-Barthélemy ? Pouvaient-ils oublier cette inconcevable, cette honteuse parole de Henri III devant les Etats de Blois, que lors même qu’il promettrait, par les plus grands serments, d’épargner les hérétiques, on ne devrait pas l’en croire ? Mais ces mutuelles répugnances durent céder à la nécessité.
Le 30 avril 1589, les deux rois eurent une première entrevue au château de Plessis-lès-Tours, vieux manoir de Louis XI. Le Béarnais fit passer l’eau à une partie de sa noblesse, et entra dans le bateau avec ses gardes. Pendant le trajet, il ne dit que ces mots au maréchal d’Aumont qui était venu le chercher de la part du roi : « Monsieur le maréchal, je vais sur votre parole. » Arrivé à l’autre bord, il fléchit le genou devant Henri III, qui le releva en l’embrassant.
Le même jour, il écrivit à Mornay : « La glace a été rompue, non sans nombre d’avertissements que, si j’y allais, j’étais mort. » Son intègre serviteur lui répondit : « Sire, vous avez fait ce que vous deviez, et ce que nul ne vous devait conseiller. »
Dès lors les affaires de Henri III prirent une favorable tournure. Les ligueurs furent battus dans plusieurs rencontres. Une armée de quarante-deux mille hommes, commandée par les deux rois, s’avança jusqu’aux portes de Paris, et se disposait à donner un assaut général. Le duc de Mayenne n’avait que huit mille soldats découragés. Les meneurs de la Ligue commençaient à perdre tout espoir ; les prêtres étaient atterrés ; les réformés comptaient sur un meilleur avenir, lorsque le couteau d’un moine dominicain, Jacques Clément, vint renverser à la fois les espérances et les craintes de tous les partis.
Henri III mourut de sa blessure au bout de dix-huit heures, le 10 août 1589. En lui finit la race des Valois. François Ier eut une mort honteuse ; Henri II fut mortellement blessé dans un tournoi ; François II n’atteignit pas l’âge d’homme ; Charles IX expira dans les convulsions d’une maladie inconnue ; le duc d’Alençon s’éteignit dans la débauche et l’opprobre : Henri III périt assassiné. Les Valois portent au front l’ineffaçable marque de la Saint-Barthélemy.
[Voir sur cette époque le Règne de Henri III, par Mézeray, 3 vol. in-8. Le nouvel éditeur, M. Scipion Combet, y a joint un précis de l’histoire des protestants de France, depuis les commencements de la Réformation jusqu’à la loi du 18 germinal an X. Ce travail est solide et pourra être lu avec fruit.]
Si l’histoire ne doit pas être un simple objet de curiosité, il convient de dire quelles étaient les idées religieuses et les mœurs de cette cour où dominait une fanatique intolérance.
On se donnait rendez-vous chez les astrologues, après la messe, pour composer des philtres et des poisons. Tous les arts magiques, tous les sortilèges, apportés d’Italie par Catherine de Médicis, étaient en honneur. Les courtisans avaient dans leurs cabinets de petites figures de cire, et leur perçaient le cœur avec des épingles, en prononçant des paroles cabalistiques, afin, croyaient-ils, de faire mourir leurs ennemis.
Les cérémonies de la religion servaient à provoquer les passions les plus viles et les plus sanguinaires. Les sermons des prêtres de la Ligue étaient comme des torches qui allumaient l’incendie dans tout le royaume. Les processions étaient destinées à exalter la férocité de la populace, et offraient souvent des spectacles impies et cyniques. A Chartres, après la journée des Barricades, un capucin représentait devant Henri III le Sauveur montant au Calvaire. Il s’était fait peindre des gouttes de sang qui semblaient couler de sa tête couronnée d’épines ; il paraissait traîner avec peine une croix de carton peinte, et se laissait tomber par intervalles en poussant des cris lamentables. A Paris, après l’assassinat du duc de Guise, hommes, femmes, jeunes filles, couverts seulement d’une chemise ou d’un linceul, faisaient des processions la nuit ; et au milieu des chants sacrés, ils se livraient à des saturnales dignes du monde païen dans ses plus mauvais jours.
Les soldats de la Ligue, qui portaient des armes bénies par les prêtres, commettaient des actes infâmes jusque sur les degrés des autels catholiques. On ne racontera pas ce qu’ils firent dans l’église de Saint-Symphorien, dans celle d’Arquenay, et dans une foule d’autres. Religion du roi, religion de la cour, religion du clergé, religion du peuple et des soldats : misérable dérision.
Les mœurs étaient au même niveau. Le cardinal de Lorraine et la plupart des prélats violaient effrontément toutes les lois de la pudeur. Le Balafré sortait d’une nuit de débauche quand il fut assassiné. Marguerite de Valois, la princesse de Condé, les duchesses de Nemours, de Guise, de Montpensier, de Nevers, vivaient d’une vie immonde. Deux d’entre elles se firent apporter les têtes de leurs amants décapités, les embrassèrent, les embaumèrent, et chacune garda la sienne dans ses reliques d’amour. On sait comment la duchesse de Montpensier, sœur de Henri de Guise, raffermit le bras de Jacques Clément.
Partout le hideux mélange du sang et de la superstition. Les grands seigneurs avaient des assassins et des duellistes à gages, qui s’entre-tuaient par passe-temps, sans remords, sans pitié, chaque jour, deux contre deux, quatre contre quatre, cent contre cent, et l’on pouvait aussi aisément se procurer l’adresse d’un tueur ou d’un empoisonneur qu’on le fait aujourd’hui de celle d’un hôtelier.
Pour dernier trait, l’assassin, le régicide Jacques Clément fut canonisé dans toutes les chaires comme le bienheureux enfant de Dominique, le saint martyr de Jésus-Christ. Son portrait fut placé sur les autels avec ces mots : Saint Jacques Clément, prie pour nous. Quand sa mère vint à Paris, les moines lui appliquèrent cette parole de l’Évangile : Heureux le sein qui t’a porté, et les mamelles qui t’ont allaité ! Et le pape Sixte-Quint, chose infâme entre toutes, déclara en plein consistoire que l’action du martyr Jacques Clément était comparable, pour le salut du monde, à l’incarnation et à la résurrection de Jésus-Christ.
[Voir de Thou, 1. XCVI, t. VII, p. 495, et les mémoires du seizième siècle. Parmi les modernes, voir les Etudes historiques de M. de Châteaubriand, t. IV, p. 371. « Il importait à ce pape, » dit-il à propos de ces comparaisons sacrilèges, « d’encourager des fanatiques prêts à tuer des rois au nom du pouvoir papal. »]
Une Église qui a prononcé de tels blasphèmes par la bouche de son chef doit en demander perpétuellement pardon à Dieu et aux hommes. Elle doit aussi bénir le principe de la tolérance que lui ont imposé la Réforme et la philosophie ; car c’est lui seul qui l’empêche de retomber jusque-là.