Comme nous venons de le constater, si le mot même de Trinité ne se trouve pas dans le Nouveau Testament, la chose s’y trouve. Le premier théologien qui ait employé le mot τριάς est Théophile d’Antioche († 182), dans son ouvrage apologétique : Ad Autolycum, le seul qui nous soit resté de lui : Αἱ τρεῖς ἡμέραι πρὸ τῶν φωστήρων τύποι εἰσὶν τῆς τριάδος τοῦ θεοῦ, καὶ τοῦ λόγου αὐτοῦ, καὶ τῆς σοφίας αὐτοῦ.
Un peu plus tard, Tertullien († 220) s’est servi du mot trinitas dans son traité : De pudicitia : « Trinitas unius divinitatis, Pater et Filius et Spiritus sanctus ».
De bonne heure aussi l’on chercha des analogies naturelles ou psychologiques qui devaient rendre concevable une formule contradictoire en apparence à toute raison : Trois en un. La trinité du feu, de l’éclat et de la chaleur ; celle de la source, du fleuve et du courant ; le phénomène de l’arc-en-ciel, où une lumière unique se réfracte en des couleurs diverses ; la plante qui se distingue en racine, tige et rameaux ; la fleur qui offre figure, couleur et parfum, servirent tour à tour, de Tertullien à Luther, d’illustrations ou d’images de cette réalité transcendante.
Ces comparaisons empruntées à l’ordre physique étaient plus propres à donner l’illusion de l’intelligibilité du fait qu’à en avancer la détermination. Aussi, sans nous interdire la voie des analogies pour nous rapprocher de ce qui nous paraît d’abord incompréhensible et même inconcevable, préférons-nous, suivant en cela l’exemple que l’Ecriture elle-même nous a donné, chercher nos termes de comparaison soit dans l’humanité, soit dans l’homme lui-même.
Il est en effet deux types terrestres et humains qui répondent, l’un, à ce que je pourrais appeler l’élément consubstantiel, l’autre, à l’élément différentiel de l’objet ; l’un représentant de préférence l’élément de la communauté de l’essence, mais aux dépens de la distinction des personnes ; l’autre, au contraire, la distinction des personnes, mais aux dépens de la communauté de l’essence.
La première analogie du mystère de la Trinité que l’Ecriture elle-même nous fournit, pourrait être appelée psychologique ; elle est empruntée à la vie intérieure de l’âme humaine, dans laquelle coexistent ces deux facultés principales : la parole et l’esprit. Le premier verset de l’Evangile selon saint Jean nous a révélé l’analogie du rôle de la parole en l’homme et de la seconde personne en Dieu ; et saint Paul a fait à son tour de la fonction de l’esprit de l’homme en l’homme, l’analogue terrestre de la fonction de l’Esprit de Dieu en Dieu (1 Corinthiens 2.10-11).
Pour compléter et préciser mieux encore les termes de la comparaison, nous dirons que l’âme, la substance du moi, s’exprime par la parole et reprend possession d’elle-même par l’esprit, le premier terme étant supérieur aux deux autres, et s’opposant à eux comme la substance à ses organes ou facultés.
Cette comparaison fait droit, disons-nous, à l’élément de consubstantialité qui constitue l’existence trinitaire, mais aux dépens de celui de différentiation, puisque le second et le troisième terme de cette trilogie sont impersonnels.
La seconde analogie, empruntée à la vie domestique, a pour elle une autorité plus grande encore que celle de Paul et de Jean. C’est Jésus lui-même qui a donné à la première et à la seconde personne les noms de Père et de Fils, mais la similitude avec les rapports familiaux ne s’est pas étendue jusqu’à la troisième substance. Cette comparaison fait droit à l’élément de différentiation, mais aux dépens de la consubstantialité.
C’est Augustin qui le premier après saint Paul et saint Jean, a tenté l’assimilation de l’existence trinitaire avec les faits psychologiques, et il l’a fait sous une double forme, ontologique et morale :
« Ainsi, voilà une certaine image de la Trinité: l’âme, la connaissance qu’elle a d’elle-même et qui est comme son enfant, comme le verbe enfanté par elle ; puis l’amour survenant en tiers ; trois choses qui ne sont qu’une chose et une seule substancem. » Ailleurs : « Comme ces trois choses, la mémoire, l’intelligence, la volonté ne sont pas trois vies, mais une seule vie, ni trois âmes, mais une seule âme ; elles ne sont donc pas trois substances, mais une seule substancen. »
m – De Trinitate, IX.12.18.
n – De Trinitate, X.11.18.
L’objection la plus grave à faire à ces deux variantes d’une même comparaison, c’est que dans l’une et l’autre, et contrairement à l’enseignement scripturaire, la supériorité est attribuée au troisième terme qui se trouve être dans l’une : amor, et dans l’autre : voluntas.
Augustin s’est rapproché davantage de la vérité biblique dans une seconde tentative où il fait intervenir les analogies du monde moral. « Eh bien ! tu vois la Trinité, si tu vois la charité. » et « Il y a donc trois choses : celui qui aime, l’objet aimé et l’amour mutuelo. » Dans cette seconde forme, le troisième terme, étant réduit à un rapport abstrait entre deux personnes vivantes, est en revanche amoindri à l’excès, et la personnalité du Saint-Esprit est menacée.
o – De Trinitate, VIII. et IX.8.12
Les scolastiques suivirent généralement la première voie tracée par saint Augustin, en cherchant à rendre compte du mouvement de la vie trinitaire par l’analogie des termes : pensée, parole et volonté. Dans son Monologium, Anselme définit la première personne comme le souvenir que Dieu a de lui-même, la seconde, comme la connaissance de Dieu par lui-même s’exprimant par le verbe, et la troisième, comme l’amour dont Dieu s’aime éternellement lui-même.
Le vice de cette construction était de transformer l’existence trinitaire en un processus dialectique, où la thèse et l’antithèse se résolvaient sans doute dans une synthèse appelée l’amour, mais qui, comme telle, était réputée supérieure aux deux termes précédents.
Il était réservé à un des plus éminents représentants de la mystique du moyen âge, Richard de Saint-Victor († 1173), de reprendre la seconde des formules de saint Augustin, restée vicieuse et inachevée, et partant de la définition suprême de Dieu qui est amour et non pas pensée, de déduire des trois types principaux de l’Amour parfait, la raison d’être des trois hypostases divines. Saint Augustin avait substitué sous le nom de mutuus amor une abstraction au troisième terme. Selon Richard de Saint-Victor, l’amour mutuel du sujet et de l’objet se reportant conjointement sur un troisième, achève et épuise le cycle des combinaisons de l’amour parfait.
Cette vue sublime et satisfaisante à la fois pour la pensée spéculative avide de symétrie, et pour la foi biblique, a été adoptée de nos jours par plusieurs théologiens, Liebner, Sartorius, Schœberlein ; et la grosse plaisanterie de Biedermann, qui voit « dans cette famille de dieux » une réminiscence des scènes de la vie patriarcale, ne suffira pas à nous la rendre suspecte.
Nous devons accorder que Mélanchton, dans les dernières éditions des Loci, a rétrogradé dans cette matière au delà de la Mystique du moyen âge jusqu’à Anselme et saint Augustin, en reprenant l’analogie tirée du processus de la pensée humaine : « Pater æ ternus sese intuens gignit cogitationem sui quæ est imago ipsius non evanescens, sed subsistens communicata ipsi essentia. Hæc imago est secunda persona… Ut autem Filius nascitur cogitatione, ita Spiritus sanctus procedit a voluntate Patris et Filiip. »
p – Le Père éternel, se contemplant lui-même, engendre une pensée de soi, son image qui ne peut disparaître, parce que pénétrée de son essence, mais qui subsiste éternellement. Cette image est la seconde personne. (ThéoTEX).
« Les Pères qu’on appelle apostoliques, écrit F. Nitzsch, ont reçu avec le christianisme paulinien la foi à la divinité de Christ. Ils expriment cette doctrine tantôt dans les mêmes termes que ceux du Nouveau Testament, tantôt en de nouveaux qui leur sont propres. Mais ils ne réussissent pas à reproduire purement le type apostolique, et on regrette de ne pas voir la doctrine de la divinité de Christ s’harmoniser chez eux soit avec le monothéisme, soit avec le caractère de la personne de Christ. Clément de Rome et l’auteur de l’Epître à Diognète abolissent la distinction, qu’ils affirment ailleurs, du Père et de Christ comme de deux personnes divines particulières, en les identifiant l’un avec l’autre, Barnabas évite ce dernier parti, mais aux dépens du monothéisme. Ignace (le vrai) ne conserve le monothéisme qu’aux dépens du caractère de la personne de Christ. Ces traces de dyothéisme s’expliquent en ce que pour les pagano-chrétiens, aussi longtemps qu’ils n’étaient pas arrivés à la réflexion scientifique, un monothéisme rigoureux ne leur paraissait pas aussi indispensable qu’aux judéo-chrétiens. Leur dyothéisme naïf ne causait pas de scandale au point de vue religieux, parce que, d’une part, la doctrine de l’unité absolue de volonté entre le Père et le Fils en corrigeait les inconvénients, et que de l’autre, celle de la subordination du Fils au Père prévenait le dyothéisme proprement ditq. »
q – Grundriss der christl. Dogmengeschichte, section XXII. A consulter : Pressensé, Histoire des trois premiers siècles. Troisième série : Histoire du dogme. Bonifas, Histoire des dogmes.
Il n’en est pas moins surprenant, dirons-nous, de rencontrer chez les premiers Pères jusqu’à Irénée, des indécisions et des lacunes doctrinales aussi graves que celles qui chez Arius et ses successeurs furent taxées d’hérésies par les conciles et exclues de la communion de l’Eglise. C’est que ces premiers Pères y allaient en effet, comme s’exprime l’auteur précédent, tout naïvement et inconsciemment, sans être instruits par des expériences qu’ils n’avaient pas encore faites, et que, d’ailleurs, l’hérésie qui n’empêche pas de verser son sang pour la cause de Jésus-Christ, peut encore passer pour vénielle. Les déviations ultérieures de la doctrine étant devenues, grâce à sa formulation plus précise, conscientes et volontaires, méritaient en revanche, sinon la persécution violente, du moins des appréciations plus sévères, et entraînèrent aussi des conséquences plus funestes.
Les opinions contraires au dogme de la Trinité se sont appelées à l’époque patristique : le monarchianisme, de nos jours, l’unitarisme, et à l’opposite des déviations diverses de la tradition biblique et ecclésiastique réunies sous ces deux termes, nous désignons le trithéisme.
Entre ces deux conceptions opposées et extrêmes, se place le dyarchianisme, qui réduit à deux le nombre des hypostases dans l’existence divine, en identifiant le Saint-Esprit soit avec la première, soit avec la seconde. Le dyarchianisme est explicitement enseigné pour la première fois dans le Pasteur d’Hermas, qui identifie l’Esprit avec le Fils, le Premier-né de Dieu, antérieur à la création du monde, ou qui du moins attribue au Saint-Esprit en Dieu le rôle du Fils.
Théophile d’Antioche paraît de même avoir attribué au Saint-Esprit, σοφία, un rôle procréateur à l’égard du Logos, qui ne serait que la sagesse de Dieu agissant au dehors.
La doctrine de la personnalité du Saint-Esprit, qui est restée plus ou moins indécise et flottante à l’époque précédente, est toutefois explicitement enseignée dans un passage de Justin et par Irénée.
Le dyarchianisme, qui s’appuie trop exclusivement sur la série des passages d’où la personnalité du Saint-Esprit ne ressort pas avec évidence, a conservé dans l’Eglise des partisans dans tous les temps et jusqu’à aujourd’hui.
Le monarchianisme comprendra dans notre terminologie toutes les conceptions niant la préexistence personnelle et éternelle du Fils de Dieu, ainsi que la personnalité du Saint-Esprit, depuis celles qui affirment la préexistence personnelle du Fils, mais dans le temps, jusqu’à celles qui ne reconnaissent dans le personnage historique de Christ qu’un simple homme, quoique peut-être sans péché.
Le monarchianisme procéda à l’époque patristique d’un intérêt très sérieux, quoique mal entendu : celui de défendre le monothéisme chrétien à la fois contre les attaques des Juifs et des païens. Le monarchianisme se présente à nous sous deux formes principales : les uns firent de Christ un simple homme, qui ne se serait distingué des anciens prophètes d’Israël que par le degré, non par la nature ; et le Saint-Esprit serait une simple force ; ce furent les Ebionites et les Aloges (Theodotus, Artémon, IIe et IIIe siècle). Les autres firent de Christ un personnage divin, soit qu’on l’identifiât avec le Père lui-même, comme paraissent l’avoir fait ceux qu’on appela les Patripassiens (Praxeas, combattu par Tertullien, Nœtus de Smyrne, IIe siècle)r ; soit que, tout en maintenant la distinction du Père et du Logos, on considérât l’existence de celui-ci comme temporelle. Cette seconde alternative elle-même comprenait de nombreuses variétés. La plus éloignée de la tradition ecclésiastique était le modalisme, doctrine selon laquelle le Logos et le Saint-Esprit n’étaient que des manifestations ou modes de la substance divine : ἐν μιᾷ ὑποστάσει τρεῖς ἐνεργείας. — Selon Bérylle et Sabellius († IIIe siècle), c’est en Jésus seulement que le Logos, la raison ou l’amour divin, est devenu personnel. On ne retenait ainsi que la Trinité dite économique, et l’on sacrifiait la Trinité immanente ou essentielle. Paul de Samosate († IIIe siècle) alla plus loin encore en enseignant seulement une habitation temporaire du ὑίος ; de la raison impersonnelle de Dieu en Jésus, en qui : ὁ λόγος ἐνέργησε. Paul de Samosate pourrait donc, sans injustice, être associé aux Ebionites et aux Aloges.
r – L’hérésie des patripassiens, dont Ebrard se demande si elle a jamais existé, contenait, comme nous le dirons plus tard, un fort élément de vérité trop méconnu par l’Eglise : la sympathie du Père pour le Fils à l’heure de la passion.
En regard du modalisme, et sous l’appellation générale d’hétérousianisme, nous réunissons toutes les déviations du dogme trinitaire qui consistent à accorder au Fils la préexistence personnelle, mais dans le temps, en réservant l’appellation de subordinatianisme à la conception qui admet la subordination du Fils au Père, mais hors du temps.
Faut-il rattacher Justin Martyr († IIe siècle) à cette forme excessive du subordinatianisme que nous avons appelée : l’hétérousianisine ? c’est ce qu’il est difficile de décider d’une manière absolue. D’une part, il admet expressément l’existence personnelle du Logos avant son incarnation, son rôle universel dans l’humanité, sous la qualification de λόγος σπερματικός, durant toute cette période préparatoire, et la nature divine de ce Logos préexistant ; il l’appelle Dieu : Θεὸς ὑπάρχει ; πρωτότοκος ; θεοῦ πρὸ πάντων ; ἀπὸ τοῦ πατρὸς προβλήθεν γέννημα ; ὁ λόγος πρὸ τῶν ποιημάτων καὶ γεννώμενος — autre que le Dieu qui a fait toutes choses, par le nombre, non par l’idée : ἀριθμῷ λέγω, ἀλλ’ οὑ γνώμη — et d’autre part, le Logos avant la production du monde était en Dieu à l’état du λογικὴ δύναμις ; (Dial. c. Tryp.), qui n’arriva à l’existence personnelle qu’en vue de la création.
Le disciple de Justin, Théophile d’Antioche, précisant la pensée que le maître avait laissée indécise, reprit en propres termes la distinction faite par Philon entre le λόγος ἐνδιάθετος raison impersonnelle dans l’existence éternelle de Dieu, et le λόγος προφορικός, ou manifesté au moment de la création.
La doctrine de Clément d’Alexandrie (avant IIIe siècle), ne se distingue essentiellement ni par le fond, ni par une plus grande précision de la forme, de celle de Justin.
La tendance dont nous venons d’indiquer les premiers représentants, reçut sa formule définitive dans la doctrine d’Arius, qui enseigna que la génération du Fils avait eu lieu avant la création du monde, mais dans le temps : ἧν ποτε ὁτε οὐκ ἧν († 336).
Ce fut Irénée (IIe siècle) qui, le premier, formula la coexistence éternelle du Père et du Fils. Origène fit faire un pas plus décisif encore à la doctrine théologique en accordant deux éléments dont les siècles postérieurs ne surent que sacrifier l’un à l’autre, devançant ainsi sur ce point de quelque mille ans le mouvement de la pensée chrétienne. Origène enseigna à la fois la consubstantialité et la subordination hypostatiques. Selon lui, le Père seul doit être appelé ὁ Θεός, αὐτὸθεος ; le Fils, seulement Θεός (In Joh.). Le Fils, quoique engendré éternellement par le Père — πατὴρ ἀεὶ γεννᾷ τόν υἵον — est subordonné au Père : ὑποκείμενος τοῦ πατρός (De orat.).
M. de Pressensé a résumé le subordinatianisme d’Origène comme suit : « Dieu seul connaît toutes choses et se connaît pleinement lui-même, bien mieux que le Fils ne saurait le faire ; car le Verbe n’a du Père qu’une connaissance dérivée et passive. Aussi lui est-il entièrement subordonné. Il n’est pas le Dieu absolu, mais simplement Dieu ; il n’a pas l’existence immuable qui n’appartient qu’à la monade suprême. Dieu seul est Dieu par lui-même. Aussi le Sauveur dit-il dans sa prière : Qu’ils te connaissent comme le seul vrai Dieu ». L’être donc qui n’est pas Dieu par lui-même participe à sa divinité ; il est fait Dieu, il n’est pas le Dieu avec un article, mais simplement Dieu sans article, le premier-né de toute créature qui l’emporte sur tous les dieux. Il ne conserve sa divinité que parce qu’il demeure dans la contemplation du Père. Il s’ensuit qu’il n’est pas le bien essentiel, simple, sans variation ; il ne possède pas l’immutabilité. Le Père est au-dessus de lui comme lui-même est au-dessus des autres êtres. Cette infériorité a rendu possible son abaissement pour le salut du monde ; c’est parce qu’il n’est pas l’être immuable qu’il a pu descendre dans la sphère du changement et de la mort. Mais cette subordination si tranchée n’enlève rien à sa nature divines.
s – Histoire des trois premiers siècles, tome III, pages 314 et sq.
A l’indécision première que nous avons constatée chez les Pères du IIe siècle jusqu’à Irénée, concernant les rapports trinitaires, allait succéder une formulation de plus en plus rigoureuse avec ses avantages et ses périls, qui allaient bientôt se montrer. Ces derniers ont été indiqués par Harnack dans le passage suivant :
« La formule du Logos, telle qu’elle fut presque généralement entendue, légitimait la spéculation, c’est-à-dire la philosophie néoplatonicienne en dedans de la foi chrétienne. Alors que Christ était désigné comme le Logos de Dieu incarné, et que ce prédicat passait pour le plus élevé, l’élément divin en Christ était désigné par là comme la raison divine réalisée dans la fondation du monde et l’histoire de l’humanité. Cette conception impliquait une notion philosophique de Dieu, de la création et du monde. En même temps se présentait la nécessité de déterminer la valeur de la personne et de l’activité du Rédempteur, non pas d’après l’Evangile prêché et les espérances futures des chrétiens, mais d’après la signification cosmique dune nature divine cachée dans une chair humaine. Mais comme cette conception ne pouvait être intelligible et accessible qu’à ceux que leur éducation philosophique initiait aux spéculations de la philosophie, la christologie du Logos introduite parmi les objets de foi équivalait pour la masse des fidèles à un mystère, dont on ne retenait que les formules transcendantes. Mais aussitôt qu’une religion exprime l’objet principal de la foi en formules mystérieuses et inintelligibles pour la masse de ses adhérents, la foi est mise en tutelle, c’est-à-dire que la masse est réduite à croire à sa foi, sans plus en tirer les motifs immédiats de sa vie religieuse et morale ; elle dépend des théologiens qui, possédant le dépôt de ces mystères, sont aussi seuls qualifiés pour les administrert ».
t – Lehrbuch der Dogmengeschichte, 1ter Band, pages 557 et sq.
La subordination du Fils au Père dans la consubstantialité, ὁμουσία, fut encore reconnue par le concile de Nicée (325), mais réduite au rapport de filiation de la seconde personne à l’égard de la première, à raison duquel le Fils était dit engendré du Père, et recevant du Père l’essence divine ; mais il n’est déjà plus question ici de subordination des volontés : γεννηθέτα ἐκ τοῦ πατρὸς μονογενῆ, τοῦτ’ ἐστιν ἐκ τῆς οἰσιας τοῦ πατρός, θεὸν ἀληθινὸν ἐκ θεοῦ ἀληθινοῦ, γεννηθέντα οὐ ποιηθέντα, ὁμοούσιον τῶ πατρί….
L’homoousie, qui impliquait la consubstantialité du Fils au Père, fut opposée non seulement à l’hétérousie (arianisme), mais à l’homoiousie (semi-arianisme), qui n’impliquait que la ressemblance du Fils au Père, — ὁμοιός ἐστι κατ’ οὐσίαν — et la génération éternelle du Fils par la volonté du Père, — θελήματι βουλῇ τοῦ πατρός — et non par nécessité d’essence : distinction puisée dans des catégories purement abstraites ; et certes la théologie et la vie chrétiennes sont bien atteintes lorsqu’un iota de plus ou de moins suffit à vous classer parmi les orthodoxes ou parmi les hérétiques.
D’ailleurs les termes mêmes dont on était bien obligé de se servir : οὐσία, ὑπόστασις, et leurs dérivés, prêtèrent à de nombreux malentendus, selon que l’on interprétait οὐσία comme une essence ou comme une personne, et ὑπόστασις, comme une personne ou comme une substance ; et il y eut des partisans de la doctrine de Nicée qui repoussèrent l’homoousie, comme entachée de sabellianisme, parce qu’ils donnaient à οὐσία le sens de personne ; de même que la formule : τρεῖς ὑπόστασις parut entachée d’arianisme à ceux qui donnaient à ce substantif le sens de substances. Ces derniers disaient : μία ὑποστασις, τρία πρόσωπα ; mais cette dernière formule à son tour suscita les scrupules de ceux qui la suspectèrent de modalisme.
Le coordinatianisme absolu fut proclamé pour la première fois par Augustin (Ve siècle) dans son traité : De Trinitate. L’homoousianisme du symbole de Nicée avait laissé subsister la subordination d’origine du Fils au Père ; Augustin fut le premier à employer la formule qui devait devenir traditionnelle : Un seul Dieu en trois personnes — unus Deus in tribus personis — expression vicieuse, en ce qu’elle faisait supposer une substance divine, distincte des trois personnes, d’où toutes trois seraient éternellement issues, au lieu que la première personne fût conçue comme le principe vivant et la fin de la seconde et de la troisième.
Le symbole dit Quicunque, faussement attribué à Athanase, et qui paraît dater de la fin du Ve siècle ou du commencement du VIe, ou même, sous sa forme définitive, du VIIIe, proclama, sous peine de la damnation, la coordination hypostatique, comme fides catholica, et a créé une tradition qui s’est perpétuée durant tout le moyen âge, puis s’est imposée même, aux réformateurs et à la plupart des confessions de foi protestantes.
En réalité le coordinatianisme, tout en prétendant retenir rigoureusement l’unité de Dieu, et même sous la plume de saint Augustin, l’unitas numerica, frayait la voie au tri-théisme, dont il était une forme inconsciente. Cette manifestation contraire des hérésies antitrinitaires surgit au moyen âge, et apparut chez Roscelin (condamné par le synode de Soissons en 1093), comme une conséquence du nominalisme. Nous avons le droit de dire que le trithéisme de Roscelin fut la critique de la formule augustinienne : un Dieu en trois personnes ; car cette substance qui n’est ni une des trois personnes, ni toutes les trois ensemble, se transforme en effet à la réflexion en un pur concept, ne laissant à sa place que trois substances distinctes et isolées.
La seule controverse importante qui ait agité l’Eglise concernant le rapport du Saint-Esprit aux deux autres personnes, fut celle dite du filioque. L’Eglise grecque depuis le concile de Constantinople (381), admit la procession de l’Esprit du Père seul : ἐκπόρευσις ἐκ τοῦ πατρὸς μόνου. Les Latins, dans le but de sauvegarder l’homoousie du Fils avec le Père, ajoutèrent dès le concile de Tolède (589) le filioque aux termes du symbole de Constantinople : e patre procedentem. Ce conflit sur un point si secondaire, entre l’Eglise d’Orient et l’Eglise d’Occident, s’est perpétué à travers les siècles, et après plus d’une tentative de rapprochement, reste aujourd’hui irrésolu. Le seul point sur lequel les deux partis furent d’accord, fut de désigner par le terme d’engendrement la relation éternelle du Fils avec le Père, et par celui de procession, celle du Saint-Esprit soit avec la première personne, soit avec la première et la seconde tout ensemble.
L’ancienne dogmatique protestante ajouta peu de déterminations nouvelles au dogme traditionnel. Quenstedt définit la nature divine commune aux trois personnes : Ipsa Dei quidditas per quam Deus est id quod est ; et l’on décida que la pluralitas hypostatica s’accordait avec la consubstantialitas. A ces deux caractères de l’existence trinitaire : la consubstantialitas et la distinctio, on ajouta l’immanentia, περιχώρησις, à raison de laquelle les trois personnes ne sont pas isolées, mais se postulent l’une l’autre, de telle sorte que chacune soit tout entière dans l’autre. Cette troisième détermination faisait double emploi avec la première. Les personnes se distinguent l’une de l’autre par le character hypostaticus, ἰδότης γνωρίσματα, ἰδιώματα σχετικά, notæ, proprietates.
Ces notæ ou proprietates sont de deux sortes, les internes et les externes. Les internes, notæ internæ, sont les rationes trium personarum æternæ, quibus definitur earum subsistentia, et se rapportent à l’ordo subsistendi, τρόπος ὑπάρξεως des trois personnes l’une à l’égard de l’autre. C’est ainsi que l’ἀγεννησία, l’innascibilitas appartient à la première personne ; la γέννησις, le rapport de génération, caractérise la seconde, et l’ἐκπόρευσις, ἐκπέμψις le rapport de procession ou de spiration, caractérise la troisième.
Les notæ externæ se rapportent au τρόπος ἀποκαλύψεως c’est-à dire aux opera ad extra, aux modes respectifs des manifestations dans le monde du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dont nous traiterons sous le titre de : Déterminations économiques des personnes divines.
Le monarchianisme des premiers temps de l’Eglise a reparu dans la période moderne sous le nom d’unitarisme, dont les représentants les plus importants furent les deux Socin, Lélio († 1562) et son neveu Fauste († 1604). Le socinianisme, enchérissant sur l’arianisme, nia la préexistence de Christ, qu’il enseigna à considérer comme un simple homme, doué d’une vocation et de forces divines. La doctrine de la Trinité est contraire, selon lui, à la fois à la raison et à l’Ecriture.
Le socinianisme s’est continué de nos jours dans l’unitarisme anglo-américain et dans le parti du protestantisme libéral. Il est représenté dans la théologie allemande contemporaine par Beyschlag, l’auteur de la théorie de la préexistence idéale de Christ, et par Ritschl et son école, qui enseignent ce que nous pourrions appeler une trinité psychologique. Dans l’article Trinité déjà cité de l’Encyclopédie des sciences religieuses, M. Lobstein, après avoir déclaré, bien à tort selon nous, que le subordinatianisme ne s’accorde pas avec la doctrine de la préexistence éternelle de la seconde personne, conclut en ces termes :
« L’expérience chrétienne ramène le salut à ce triple facteur : le Père, le Fils, le Saint-Esprit, dont elle affirme à la fois les activités distinctes et l’œuvre commune. Dès lors, il est incontestable que la conscience chrétienne, éclairée par la double lumière de l’Evangile et de l’expérience intime, est autorisée à admettre une trinité économique ou historique. Celle-ci en effet est l’expression complète de l’œuvre du salut, dans sa conception idéale, dans son accomplissement objectif et dans sa réalisation intérieure et permanente. Est-il nécessaire, est-il possible, est-il permis d’aller plus loin ? »
M. Lobstein paraît s’arrêter à cette limite, et nous dirons que c’est trop ou trop peu. C’est trop de parler du Père, du Fils et du Saint-Esprit si l’on n’entend désigner par ces termes que des faits de conscience individuelle ; et c’est trop peu, si l’on prétend réduire aux proportions de ces faits subjectifs l’enseignement scripturaire sur Dieu et la Trinité.
Lipsius n’accorde pas d’autre alternative aux partisans du dogme ecclésiastique de la Trinité que de tomber dans la mythologie pure et simple, s’ils prennent au sérieux les différences supposées dans l’essence divine, ou dans l’abstraction panthéiste qui joue avec des notions vides de sens. Pour lui, comme pour l’auteur précédent, la réalité invisible qui répond aux trois termes de Père, de Fils et de Saint-Esprit est l’amour divin se manifestant dans ses phases diverses dans l’histoire du salut et dans la conscience du croyant.
Pour nous, la Trinité dite économique n’est que la reproduction dans le temps et dans l’espace, partielle, par conséquent, de la Trinité essentielle ou ontologique qui existe hors du temps, et nous ne saurions connaître l’une et l’autre que par voie de révélation. Nous ne nous élevons pas par voie d’induction de la Trinité économique à la Trinité essentielle, comme si cette Trinité essentielle n’était que la projection faite par notre esprit, hors du temps et de l’espace, de la Trinité économique, qui ne serait que le fait de notre expérience ; mais nous descendons au contraire par voie de déduction de la révélation de la Trinité essentielle ou ontologique à la révélation de la Trinité économique, que nous estimons être l’image à la fois fidèle et incomplète de la première. Nous souscrivons donc dans l’essentiel aux paroles suivantes de M. Bonifas, reproduites par M. Lobstein, à la fin de l’article précité.
« Quand même on réussirait à démontrer qu’il ne s’agit dans les textes bibliques que de la Trinité révélée, nous nous croirions encore autorisé à affirmer la Trinité métaphysique. La première, en effet, conduit nécessairement à la seconde. Celle-ci est virtuellement et logiquement impliquée dans celle-là. Si Dieu se manifeste à nous dans l’histoire de notre salut, comme Père, comme Fils et comme Saint-Esprit, il faut bien qu’à cette manifestation trinitaire, corresponde quelque chose de réel en Dieu. Prétendre que Dieu n’est pas tel en lui-même qu’il se révèle à nous, ce serait dire que la révélation n’est pas véridique, et que Dieu se cache et se dérobe à nous par l’acte même qui a pour but de nous le montrer tel qu’il estu ».
u – Revue théologique de Montauban, 1878-1879, page 6.
Nous estimons avoir ici deux éléments opposés de la vérité biblique à faire valoir, et deux excès attachés à chacun de ces éléments à écarter. En regard des deux exagérations opposées du coordinatianisme dont le terme extrême est le trithéisme, et de l’hétérousianisme dont le terme est le monarchianisme ou l’unitarisme, nous établirons d’après l’Ecriture le subordinatianisme opposé au premier, et l’homoousianisme opposé au second. C’est-à-dire que nous relèverons successivement dans les relations entre les personnes divines :
- L’élément de différentiation ;
- L’élément de consubstantiation ;
car c’est entre ces deux éléments plus ou moins accentués qu’a constamment oscillé le dogme ecclésiastique de la Trinité.
Il résulte tout d’abord des témoignages scripturaires que nous avons classés dans notre chapitre précédent, que l’existence personnelle, la qualité de moi sui-conscient et déterminable par lui-même, doit être attribuée non pas à une substance divine unique qui n’acquerrait cette double faculté constitutive de la personnalité : la sui-conscience et la détermination de soi par soi, que par le processus même de l’existence trinitaire ; mais à chacune des entités, participant toutes trois de l’essence divine, et désignées par les noms de Père, de Fils et de Saint-Esprit. Nous tenons pour établi d’après l’enseignement scripturaire que chacune de ces trois entités est un moi distinct, pensant, parlant, voulant, agissant spontanément, quoique dans une communauté parfaite et éternelle avec les autres. Celui que saint Jean appelle la Parole, n’est pas que la projection de la pensée du Père ; le Père parle au Fils comme le Fils parle au Père et du Père. Le Saint-Esprit de même n’est pas identique à l’acte de pensée ou de volonté du Père et du Fils ; car le Saint-Esprit pense ; il parle ; il veut. Les choses profondes que l’Esprit sonde en Dieu (1 Corinthiens 2.10), sont des pensées et des volitions déjà formées et formulées, qu’il n’a qu’à contempler et transmettre, sans y rien ajouter de lui-même (Jean 16.13).
L’acte de différentiation dont nous parlons, ne s’accomplit donc ni dans une seule personne entre le moi et ses propres facultés, ce qui nous ramènerait au modalisme ; ni non plus entre l’Être divin et le monde, considéré comme agent de la personnification de l’Être divin, ce qui nous conduirait à l’émanatisme ou au panthéisme.
Mais la distinction des personnes dans l’existence trinitaire que nous statuons, n’épuise pas, selon nous, l’élément de différentiation de ces personnes entre elles.
Le fait déjà que, du consentement unanime de l’Eglise de tous les siècles, nous établissons une hiérarchie dans la désignation du Père, du Fils et du Saint-Esprit comme première, seconde et troisième personne, implique une subordination, fût-elle seulement nominale, de la seconde et de la troisième relativement à la première. Et si les relations humaines sont des reflets prolongés des réalités divines transcendantes, la qualité même de Père, accompagnée de l’agennésie que nous attribuons à l’une des personnes, implique une supériorité sur celle qui, sous le nom de Fils, est dite engendrée.
C’est le Père, toujours nommé dans le Nouveau Testament avec l’article : ὁ Θεός, qui est désigné par là comme le dépositaire immédiat et absolu de la substance divine. Le Père est l’auteur de la communication de l’essence divine ; le Fils, désigné comme Θεὸς en est l’objet (Jean 1.1-2 ; comp. 2 Corinthiens 1.3 ; Éphésiens 1.3 ; 1 Pierre 1.3).
Dans le rapport de la seconde personne à la première, nous distinguons la subordination d’essence et la subordination d’activité.
Le rapport de subordination d’essence dans la consubstantialité, est formulé par Jésus-Christ dans une déclaration qui peut être appelée classique : Ὥσπερ γὰρ ὁ πατὴρ ἔχει ζωὴν ἐν ἑαυτῷ, οὕτως ἔδωκεν καὶ τῷ υἱῷ ζωὴν ἔχειν ἐν ἑαυτῷ (Jean 5.26).
Nous soulignons pour le moment la première proposition, et dans la seconde, le ἔδωκε, pour souligner le ἐν ἑαυτῷ à son tour dans notre deuxième paragraphe. Jésus attribue au Fils par cette parole, d’une part, la qualité distinctive de l’Être divin, l’aséité qui consiste à avoir la vie en soi-même ; et d’autre part, par une contradiction que les mathématiques réprouvent, mais que l’amour parfait a résolu éternellement, cette aséité du Fils lui est communiquée éternellement par le Père. Le Fils reçoit éternellement du Père l’existence spontanée.
La subordination d’essence du Fils à l’égard du Père dans la spontanéité même est également énoncée par Jésus dans cet assemblage de paroles : τὴν δόξαν τὴν ἐμήν, ἥν ἔδωκάς μοι… πρὸ καταβολῆς κόσμου (Jean 17.24) : τὴν δόξαν τὴν ἐμήν, voilà la spontanéité ; ἥν ἔδωκάς μοι, voilà la subordination.
Nous pouvons rattacher aux déclarations précédentes celle que le Père est plus grand que lui (Jean 14.28) ; car, rapportée exclusivement à son état d’abaissement, son évidence la rendrait absolument superflue.
La subordination d’essence du Fils est aussi enseignée par les auteurs du Nouveau Testament dans les qualificatifs en réalité synonymes les uns des autres : εἰκὼν (Colossiens 1.15) ; ἀπαύγασμα (Hébreux 1.3) ! λόγος (Jean 1.1) ; et par la désignation : πρωτότοκος πάσης κτίσεως (Colossiens 1.15), qui réunit la double relation du Fils avec la créature et avec le Père. Quant à l’une, le Fils est engendré et non crééa ; et cela, avant toute créature, puisqu’il est l’auteur même de la création (v. 16 et 17) ; quant à l’autre : la seconde personne est engendrée et non générateur ; image et non substance.
a – Remarquons ici que le verbe γεννᾶν employé par la terminologie ecclésiastique pour désigner l’engendrement du Fils, est étranger dans cette acception à la langue du Nouveau Testament, ce qui ne signifie pas qu’il représente une idée fausse, étant légitimé par l’expression parente μονογενής (Jean 3.16 ; 1.18).
De cette subordination d’essence que Jésus attribue au Fils, découle la subordination d’activité dans la relation hypostatique.
Christ se déclare issu du Père lors de sa venue dans le monde : Ἐξῆλθον παρὰ τοῦ πατρός, καὶ ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσμον (Jean 16.28) ; le Fils a été, selon lui, donné par le Père au monde (Jean 3.16) ; et l’activité du Fils, non seulement dans son état d’abaissement, ce qui encore une fois serait trop évident, mais dans son état de gloire, est subordonnée à la volonté et à l’initiative du Père : οὐ δύναται ὁ υἱὸς ποιεῖν ἀφ’ ἑαυτοῦ οὐδέν, ἐὰν μή τι βλέπῃ τὸν πατέρα ποιοῦντα (Jean 5.19). Ce qui dans le contexte même prouve que Jésus entend bien énoncer une subordination permanente de l’activité du Fils à l’initiative du Père, et non pas propre seulement à l’existence terrestre de Christ, ce sont les exemples qu’il en cite, et qui se réaliseront dans l’avenir : la résurrection spirituelle (v. 25) et la résurrection corporelle (v. 28), toutes deux attribuées expressément à Christ en sa qualité de Fils de Dieu (v. 26), tandis que le jugement final lui est non moins expressément attribué en sa qualité de Fils de l’homme (v. 27).
Les apôtres, après le Maître, enseignent la subordination d’activité de la seconde personne à l’égard de la première.
Le passage qui se présente tout d’abord dans cette matière, et sur lequel nous aurons d’ailleurs à revenir dans la Christologie, est Philippiens 2.6, où nous ne saurions voir, quant à nous, autre chose que la caractéristique en deux traits principaux de l’état du Christ précédant l’acte historique désigné par : ἑαυτὸν ἐκένωσεν (v. 7). L’un de ces traits est indiqué par les mots : μορφῇ θεοῦ ὑπάρχων qui expriment la consubstantialité divine ; l’autre est énoncé dans le second membre : οὐχ ἁρπαγμὸν ἡγήσατο τὸ εἶναι ἶσα θεῷ.
Ce texte difficile est susceptible, comme on sait, de deux interprétations différentes, selon que l’on suppose que l’état exprimé par ἶσα θεῷ, était ou non inhérent à cette existence en forme de Dieu. Dans le premier cas, ἁρπαγμὸν prendrait le sens de præda, bien mal acquis, ou encore de actus rapiendi, usurpation, et le passage se paraphraserait comme suit : « Etant en forme de Dieu, il n’avait pas à regarder comme une usurpation de rester égal à Dieu, et toutefois, il s’est anéanti » etc. Dans ce sens, l’opposition marquée par ἀλλὰ entre v. 7 et v. 6, serait tout à fait insuffisante ; le εἰναι, pour signifier rester ce qu’il était, serait impropre, et l’aoriste ἡγήσατο, pour indiquer qu’il eût pu continuer à ne pas regarder sa qualité d’être égal à Dieu comme une usurpation, serait une singulière brachylogie. On attendrait tout au moins le conditionnel.
Si l’on admet au contraire que l’ἰσότης θεῷ n’était pas inhérente à la μορφῇ θεοῦ, et que l’on donne dès lors à ἁρπαγμὸν le sens de res arripienda, bien à ravir, on peut supposer l’égalité avec Dieu convoitée après l’incarnation du Fils ou dans son état divin. Dans le premier cas, il faudrait entendre : « Etant en forme de Dieu, il n’a pas regardé comme un bien à ravir de rester égal à Dieu dans son existence terrestre et humaine. » Mais outre qu’on attendrait, comme Gess l’a fait remarquer, le renversement de l’ordre des deux termes : étant en forme de Dieu et : étant égal à Dieu, que de plus être signifierait de nouveau rester, la relation grammaticale des deux membres du v. 6 nous paraît supposer une simultanéité des deux faits : ὑπάρχων et ἡγήσατο, et nous contraint à les reporter l’un comme l’autre dans la phase antérieure à l’incarnation.
Il ne nous reste plus dès lors d’autre alternative admissible que la paraphrase suivante du v. 6, qui exprimera la subordination d’activité de la seconde personne à l’égard de la première dans l’état divin lui-même, de même que les textes de saint Paul précédemment cités énonçaient la subordination d’essence : « Etant déjà en forme de Dieu, il n’a pas regardé comme un bien à ravir de s’élever plus haut encore en revendiquant l’égalité avec Dieu, par le refus d’obtempérer au décret qui le désignait comme le médiateur du salut de l’humanité, mais il s’est anéanti… »
La subordination d’activité enseignée par saint Paul dans l’éternité ante, si nous entendons bien le texte : Philippiens 2.6, l’est aussi et en propres termes pour la période finale de la médiation de Christ, et dirons-nous, pour celle qui suivra cette médiation même : l’éternité post : τότε καὶ αὐτὸς ὁ υἱὸς ὑποταγήσεται τῷ ὑποτάξαντι αὐτῷ τὰ πάντα, ἵνα ᾖ ὁ θεὸς τὰ πάντα ἐν πᾶσιν. (1 Corinthiens 15.28).
Nous tirons la même conclusion, dans les deux premiers versets du prologue de Jean, des mots : ἦν πρὸς θεόν, solécisme grec qui se traduirait exactement par le solécisme français : la Parole était vers Dieu, et signifie une activité supra temporelle (comp. v. 3) de la seconde personne auprès de la première et à l’égard de la première.
En même temps que la subordination d’essence et d’activité de la seconde personne relativement à la première, le Nouveau Testament enseigne la subordination d’essence de la troisième personne relativement à la première et la subordination d’activité de cette même personne à l’égard des deux autres.
Quant au premier point, Jésus-Christ désigne le rapport d’essence du Saint-Esprit au Père, comme une procession du Saint-Esprit : ὅ παρὰ τοῦ πατρὸς ἐκπορεύεται ; et sur ce point la terminologie ecclésiastique se trouve d’accord avec le langage du Nouveau Testament. Toutefois l’adjonction du filioque, bien que justifiée au fond par l’analogie de la doctrine biblique du Saint-Esprit, ne pourrait s’appuyer sur aucun texte précis ; car si le Saint-Esprit est mentionné plus d’une fois dans l’enseignement de Jésus-Christ et des Apôtres comme le messager ou le suppléant (παράκλητος) du Fils, il n’est jamais dit expressément qu’il procède de lui. Aussi faisons-nous une distinction entre la subordination d’essence qui est attribuée au Saint-Esprit, explicitement à l’égard du Père, et qui, à l’égard du Fils, est seulement impliquée dans la subordination d’activité, et cette dernière, attribuée explicitement à la troisième personne à l’égard des deux premières : à l’égard du Père, Jean 14.16, 26 ; du Fils, Jean 16.7 ; de tous les deux réunis, Jean 15.26.
Dans le reste du Nouveau Testament, le Saint-Esprit est mentionné tantôt comme appartenant à Dieu le Père sous le nom de Πνεῦμα τοῦ θεοῦ, et, à ce titre, exerçant comme le Logos lui-même une activité trinitaire, type de ses activités économiques (1 Corinthiens 2.9-11 ; comp. Romains 8.14-15) ; tantôt comme appartenant à Christ, qu’il fait revivre dans le cœur des croyants (Romains 8.9), avant de faire revivre leur corps mort à la suite de la résurrection de Christ lui-même (v. 11).
Il est d’ailleurs important de remarquer dès maintenant que cette subordination du Saint-Esprit n’est jamais affirmée à l’égard de Christ dans son existence terrestre, mais dans son état de gloire, où il a repris possession de ses titres et de ses droits antérieurs à son incarnation (Jean 7.39).
Nous ne saurions donc souscrire a l’opinion de Beck que les expressions concernant la génération du Fils et la procession de l’Esprit, l’expression même : ὁ μονογενὴς ὑιὸς τοῦ θεοῦ (Jean 3.16 ; 1.14, 18), ne se rapportent qu’à l’existence économique de ces personnes :
« Si, écrit-il, on fait abstraction de la relation cosmologique de ces expressions bibliques, pour y voir désigné le rapport primordial, éternel et intime de Christ avec Dieu, et qu’on suppose en Dieu une génération non seulement antérieure au monde, mais absolument éternelle, on arrache l’expression biblique de son sol naturel, et l’on offense la pudeur de la langue scripturaire ; on abandonne cette sainte réserve du point de vue biblique qui s’abstient de rechercher ce qui s’est passé éternellement dans l’intimité de l’Être divin. »
Il y a donc, d’après les témoignages consonnants du Nouveau Testament, un double rapport de subordination dans l’existence trinitaire ; du Fils au Père et du Saint-Esprit au Père et au Fils ; rapport qui n’altère point le caractère d’absoluité des deux personnes subordonnées, parce que cette subordination à la fois ontologique et économique se résout éternellement et absolument en un acte volontaire. Le Père donne librement, le Fils et le Saint-Esprit rendent librement la vie que chacun a reçue. La priorité de l’un, la subordination des autres se résolvent dans l’amour mutuel et parfait. Ceci nous amène au sujet de notre deuxième paragraphe.
La plupart des textes et expressions scripturaires que nous avons cités pour établir la subordination du Fils au Père renfermaient déjà ou du moins supposaient l’élément qui fait le sujet de notre deuxième paragraphe. Les termes même d’εἰκών, d’ἀπαύγασμα, qui, rapportés à la seconde personne, expriment en premier lieu la subordination, nous permettent d’en déduire, par une conséquence à la fois rationnelle et biblique, la consubstantialité du Fils et du Père. Car Dieu le Père, en qui réside substantiellement l’essence divine, concevant l’idéal dans sa pensée, et le réalisant par sa volonté, doit réaliser parfaitement l’image parfaite de la perfection absolue qui est Lui-même, et le produit de cette réalisation divine doit être une personne qui n’est pas identique au Père, puisqu’elle est son image, mais qui est une image aussi adéquate à la substance que le commande la perfection de l’un et de l’autre.
Aussi, dans cet engendrement de la seconde personne par la première, s’il y a priorité d’essence, n’y a-t-il pas priorité de temps. Par une nouvelle contradiction insoluble à ma raison, l’effet est ici simultané à la cause ; et comme cette réalisation parfaite exclut d’elle-même la temporalité, elle exclut aussi la contingence. De toute créature animée, nous disons que Dieu lui a donné la vie ; au sujet du πρωτότοκος πασῆς κτίσεως seul, il était permis de dire qu’il reçoit éternellement la vie ἐν ἑαυτῷ (Jean 5.26). Mais de même que nous avons dit la subordination essentielle incessamment résolue en une subordination volontaire, la communauté d’essence entre le Père et le Fils se résout incessamment dans la communauté de dilection du Père pour le Fils : Jean 5.20 ; 17.23-24 ; Éphésiens 1.6 ; Colossiens 1.13 ; comp. Matthieu 3.17 ; Jean 3.35 ; 10.17 ; et du Fils pour le Père : Jean 14.31 ; comp. Jean 16.32. Cette communion parfaite entretient une connaissance mutuelle parfaitement adéquate de part et d’autre : Matthieu 11.27 ; comp. Jean 1.18 ; et cette connaissance parfaite dans la dilection parfaite dont chacune de ces deux personnes est l’objet de la part de l’autre, est sa gloire : δόξαν τὴν ἐμήν, ἣν ἔδωκάς μοι, ὅτι ἠγάπησάς με (Jean 17.24).
Dans l’ordre fini, le rapport d’amour ne s’offre jamais à notre expérience sous une forme parfaitement adéquate à son idée, et reste inévitablement affecté d’une défectuosité qui altère l’analogie absolue qu’on voudrait y chercher avec l’amour trinitaire. Car le moi créé et fini n’aime jamais un autre moi qui ne soit pas soit supérieur à lui, soit inférieur à lui, soit différent de lui, c’est-à-dire supérieur à lui par certains éléments de sa nature et inférieur à lui par d’autres. Dans le premier cas, l’amour est en quelque façon intéressé, ayant à quelque degré, tout au moins, sa fin prépondérante dans le sujet, car le sujet a plus besoin de l’objet que l’objet du sujet. Dans le second cas, l’amour est de grâce ou de compassion, ayant sa fin prépondérante dans l’objet, car l’objet a plus besoin du sujet que le sujet de l’objet. Ou le sujet est supérieur à l’objet par quelque élément de sa nature, et lui est inférieur par quelque autre, et l’amour revêtira tour à tour l’un ou l’autre des caractères que nous venons d’indiquer ; chacune des deux parties, étant tour à tour sujet et objet, sera alternativement aussi fin et moyen, se trouvant dans chacun de ces rapports, tantôt donnant, tantôt recevant davantage.
En tout état de cause, le moi créé et fini ne rencontre jamais dans l’objet créé et fini de son amour une image de soi si parfaitement adéquate à lui-même que toutes les ressources de l’un répondant à tous les besoins de l’autre, ceux-ci soient parfaitement satisfaits par celles-là. Il y a toujours, dans les rapports même les plus intimes, dans les unions les mieux assorties entre deux êtres finis, certains écarts entre les aspirations conscientes ou inconscientes et les satisfactions offertes, entre les capacités et les réceptivités intellectuelles ou morales ; il restera des mérites non reconnus, des pouvoirs inemployés, des divergences inavouées entre natures et désirs chez les sujets et chez les objets.
L’amour parfait à deux se réalisera au contraire dans la pleine et mutuelle correspondance entre tout le sujet et tout l’objet ; dans une relation où chacun des deux soit à un degré égal voulant et voulu ; connaissant et connu ; donnant et recevant ; fin et moyen ; sujet et objet : relation libre, sinon l’amour ne serait plus l’amour, et cependant nécessaire, car l’amour incertain ne serait plus la félicité ; relation où chacune des deux parties a pleinement sa fin en elle-même, car l’amour étant à quelque degré un sacrifice ne serait plus la félicité, et dans l’autre, car l’amour à quelque degré intéressé ne serait plus le bien parfait.
Si donc le Père donne au Fils d’avoir la vie en lui-même, s’il pose éternellement devant lui un objet pleinement capable de l’aimer, de le connaître et d’être aimé et connu de lui, c’est moins par quelque nécessité attachée à son essence que par l’acte libre et éternel de sa volonté ; et si le Fils subordonne éternellement sa volonté à la volonté de son Père, et lui rend, pour ainsi dire, éternellement ce qu’il reçoit de lui éternellement, ce n’est pas à cause de la subordination d’essence qui lui est propre ; c’est par l’amour du Fils répondant à l’amour du Père. L’amour parfait égalise à la fois la priorité de l’un et la subordination de l’autre.
Toutefois, le cycle n’est pas fermé, toutes les possibilités de l’amour ne sont pas épuisées par cet échange réciproque entre le sujet et l’objet ; et ici nous devons reconnaître que si la révélation scripturaire nous a fourni les matériaux de notre construction, elle nous a laissé le soin de recourir aux analogies de la pensée pour en achever la symétrie.
Même dans cette pénétration parfaite de chacun des deux moi par l’autre, chacun étant à la fois parfaitement voulant et parfaitement voulu, sujet parfait et objet parfait, il reste une place pour une troisième combinaison, qui purifie cette relation à deux de tout principe d’égoïté, et achève chez chacune des parties la fusion du bonheur et du bien : c’est l’amour partagé ; l’amour parfait de l’un et de l’autre se reportant conjointement sur un troisième en qui ils se rencontrent, pour élever à son tour ce nouvel objet à la hauteur d’un troisième sujet, et reformer en la personne de ce troisième une union fondée sur la triplicité des rapports.
Le rapport de dilection entre le Saint-Esprit et les deux autres personnes est supposé, quoique non explicitement enseigné dans Romains 5.5 ; car si l’Esprit répand l’amour pour Dieu dans nos cœurs, c’est qu’il l’éprouve lui-même ; et dans Romains 8.15 ; car si l’Esprit nous enseigne à crier : Abba, c’est-à-dire Père, c’est qu’il l’aime lui-même, comme il est aimé de lui.
Et de même que toute paternité terrestre tire son nom de celle du Père (Éphésiens 3.15), nous oserons reconnaître dans les relations de la famille humaine, dans l’amour à trois, l’image terrestre, le reflet brisé et lointain de la relation transcendante et ineffable du Père, du Fils et du Saint-Esprit. C’est l’existence trinitaire, pour autant qu’elle a été révélée à nos faibles organes, qui est devenue dans le ciel et sur la terre le type suprême de la gloire suprême, celle d’être aimé d’un être digne de tout l’amour ; le type suprême de l’amour qui est par excellence le bien dans la félicité et la félicité dans le bien.
Mais c’est ici encore que les analogies terrestres se dérobent à la pensée en quête des réalités supérieures. Car nous n’oserons jamais dire que trois personnes humaines, si étroitement apparentées qu’elles puissent être, constituent un homme unique, comme nous disons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont le Dieu unique. C’est que, d’une part, l’essence divine est une entité concrète dont on dit qu’elle est ou n’est pas ; tandis que l’essence humaine ou angélique est une entité générique, pouvant renfermer des possibles non encore ou jamais réalisés ; et même la substance humaine qui se dépense simultanément et successivement dans la multitude innombrable des individus existants, ne se présentant chez chacun d’eux qu’à l’état défectueux et partiel, n’est jamais ni nulle part totalisée dans une pluralité humaine, puisqu’il a manqué dans le passé les générations futures, et qu’il y manquera dans l’avenir et y manque maintenant les générations passées ; tandis que la substance divine et unique, réalisée parfaitement dans une trinité de personnes, épuise dans ces trois êtres sa totalité d’être.
Aussi, est-ce avant toute relation de Dieu avec le monde, et indépendamment de l’existence du monde, que chacune des trois personnes étant, tout ensemble et également, parfaitement aimante et parfaitement aimée, Dieu est appelé en lui-même tout à la fois Trois fois saint (Ésaïe 6.3), et bienheureux (1 Timothée 6.15).
Ce ne sera ni plus haut, ni plus loin que nous porterons nos investigations dans un domaine où nous devons, durant l’économie présente, nous contenter d’adorer, mais où nous pressentons la résolution de toutes les antithèses qui assiègent notre esprit, lorsque nous pensons à Dieu, à l’Être infini et au Bien absolu.
Nous avons traité dans ce qui précède de la Trinité essentielle, pour autant qu’elle a été objet de révélation pour nos facultés. La doctrine des attributs divins et des fonctions économiques des personnes divines nous feront connaître les rapports primordiaux de Dieu avec le monde ; et dans ces rapports même, les attributs représenteront pour nous l’élément de consubstantiation, et les fonctions économiques, l’élément de différentiation des trois personnes.