Distinction entre « dissidence » et « séparatisme ». — Séparatisme « dogmatique » (puritanisme) et séparatisme « libéral ». — Leurs principes. — L’union est l’esprit et le vœu de l’Évangile.
Peut-être conviendrait-il de distinguer les deux termes de dissidence et de séparatisme, comme on distingue ceux de séparation et de schisme. Les dissidents ne nient pas l’Église extérieure générale ; ils ne rompent avec elle qu’autant qu’elle ne maintient pas assez fermement et assez largement suivant eux, la libre profession de la vérité : les séparatistes n’admettent d’autre Église générale que l’Église invisible ; ils brisent par devoir avec les églises qui prétendent à la catholicité. La dissidence n’est ou peut n’être qu’un accident : le séparatisme est un principe.
Le séparatisme, regardant à ce que l’Église devrait être, s’en forme un idéal qu’il croit obligatoire de réaliser. Il tient pour fausse toute communion qui ne répond pas à cet idéal sous le triple rapport de la doctrine, du culte et de la discipline ; et il en conclut et le droit et le devoir de s’en éloigner pour former des églises vraies, où règnent des principes plus ou moins sévères d’admission et d’exclusion.
Malgré ce qu’il a généralement d’étroit, de rigoureux, d’absolu, le séparatisme porte très loin le respect de la liberté religieuse et de la conscience individuelle. C’est là, en quelque sorte, son principe, son dogme fondamental. Les dissenters anglais, malgré leur extrême opposition aux doctrines de l’Église romaine, contribuèrent pour beaucoup à l’émancipation catholique ; ils firent hautement céder leurs antipathies à leurs convictions.
Le séparatisme peut aussi s’alliera une tolérance très étendue. L’Angleterre et surtout les Etats-Unis, où il se déploie sans obstacle, en fournissent l’exemple et la preuve. On y a appris, par la nécessité des choses, à respecter chez les autres des droits auxquels on tient fortement pour soi-même.
Le séparatisme existe sous bien des formes, qu’il n’est pas nécessaire d’exposer. Je me bornerai à l’examen de quelques-uns de ses principes.
Il s’appuie 1° sur ce que, selon lui, le Nouveau Testament ne reconnaît pas d’Église extérieure-générale ; 2° sur ce que les Églises de Jésus-Christ ne doivent se composer que de personnes qui se montrent attachées à lui par leurs croyances et par leurs mœurs ; 3° sur ce que la Sainte-Cène n’étant instituée que pour les vrais chrétiens, on ne peut y participer qu’autant qu’on l’est et qu’avec ceux qui le sont ; 4° sur ce que l’Ecriture impose aux disciples l’obligation de se séparer du monde.
Quant aux deux premiers principes, nous pensons avoir suffisamment établi ailleursb que le Nouveau Testament donne bien l’Église extérieure-générale et qu’il la montre tolérant dans son sein, dès les temps apostoliques, de graves désordres de doctrine et de conduite.
b – 1re Partie, chap. III. « Église invisible et visible. » — Voy. aussi Rev. théo., Montauban, 1841, pp. 329, 411, 421.
Quant au troisième principe, pris de la Sainte-Cène, il n’est pas mieux fondé que ceux qu’on tire de l’Église. C’est la même confusion de ce qui devrait être selon la théorie et de ce qui peut être dans la pratique. On oublie que comme le vieil homme subsiste toujours chez le chrétien à côté du nouvel homme, le mal existe aussi toujours à côté du bien au sein de la Société chrétienne. L’ivraie reste jusqu’à la fin mêlée au froment dans le champ du Père de famille. Sans doute, la Sainte-Cène, gage de notre rédemption, symbole de notre communion avec le Seigneur et avec ses disciples, garant, sinon canal de toutes les grâces évangéliques, suppose les sentiments de la foi et de la piété chez ceux qui y participent, et chacun est tenu de s’examiner sérieusement devant Dieu avant d’en approcher. Mais comment conclure de là l’obligation de ne la prendre qu’avec des convertis, des croyants ou des professants, sous peine de la dénaturer et de la profaner ? Cette obligation n’est nulle part prescrite ni de près ni de loin. Le passage 1 Corinthiens 5.11 qu’on cite : « Si quelqu’un qui se nomme frère est impudique, ou avare, ou idolâtre, ou médisant, ou ivrogne, ou ravisseur, ne mangez pas même avec cet homme-là », ne se rapporte pas à la Sainte-Cène : il interdit seulement le commerce des hommes irréligieux et immoraux, surtout quand ils font profession de christianisme. C’est une expression énergique et populaire de deux principes du Nouveau Testament ; l’un d’ascétique, ou d’hygiène morale, qui veut qu’on se garde de la contagion du vice : « Fuyez les mauvaises compagnies, car elles corrompent les bonnes mœurs » ; l’autre de discipline spirituelle, ayant pour but de réprimer le désordre en le frappant d’une sorte de réprobation publique. Mais ce devoir a des bornes, qu’il faut prendre garde de franchir.
Encore que l’Église ne s’acquitte pas de son devoir, dit « Calvin sur ce passage (I.C.4.1.13), ce n’est pas à dire qu’un chacun particulier doive prendre conseil de se séparer d’avec les autres. Je ne nie point que ce ne soit l’office d’un bon fidèle de s’abstenir de toute familiarité des méchants, et de ne se mêler avec eux en quelque affaire que ce soit, tant qu’il puisse ; mais c’est autre chose de fuir la compagnie des mauvais, et autre chose, pour la haine d’eux, renoncer a la communion de l’Église. »
Ce principe, plaidé si souvent par le séparatisme, est bien peu d’accord avec l’exemple de la Primitive Église, où tout le monde s’asseyait à la table eucharistique (1Cor. ch. 11) — avec la charité, qui ne soupçonne point le mal, qui couvre tout, espère tout, supporte tout (1 Corinthiens 13.5 ; Matthieu 7.1-5) — avec l’humilité, qui porte à estimer les autres meilleurs que soi (Philippiens 2.3 ; 1 Timothée 1.15). — Il n’aurait d’autre effet que de troubler les consciences scrupuleuses. C’est entre l’âme et Dieu que s’établissent les rapports de la vie spirituelle, et chacun rendra compte pour soi-même. Si la Sainte-Cène est un banquet fraternel, emblème de la communion des saints, elle est aussi un des canaux par lesquels les grâces évangéliques coulent en’ nous. Pourquoi, si nous la prenons avec les sentiments qu’elle exige, serait-elle moins pure devant Dieu, moins bonne pour nos âmes, parce que nous y participons peut-être avec des gens mal disposés ? Le Seigneur ne connaît-il pas ceux qui sont siens ? La prière du juste lui est-elle moins agréable, parce qu’elle s’élève d’un temple où peuvent se trouver des impies ou d’un monde plongé dans le mal ? Et ce, qui est vrai de la prière, ne l’est-il pas de tous les actes de la piété ?
La question de la Cène peut s’envisager soit à l’égard des simples fidèles, soit à l’égard des pasteurs. Les premiers n’ont nullement à juger les personnes qui s’approchent avec eux de la table sainte. Leur en imposer l’obligation, ce serait pervertir dans son esprit cet acte de foi, d’humilité et de charité : ce serait transformer l’examen de soi-même, qui est commandé (1 Corinthiens 11.28), en un examen pharisaïque des autres, qui est interdit (Romains 14.4 ; Matthieu 7.3). Nous citerons encore quelques paroles de Calvin sur cet argument, dont faisaient usage les séparatistes de son temps comme ceux de nos jours : « Touchant ce qu’ils tiennent pour un sacrilège de communiquer à la Cène du Seigneur avec les mauvais, en cela ils sont beaucoup plus rudes que saint Paul. Car quand il nous exhorte à user purement de la Cène, il ne requiert point que chacun examine ses compagnons, ou qu’un homme examine toute l’Église, mais qu’un chacun s’éprouve soi-même. Si c’était péché de communiquer à la Cène avec un homme indigne, il nous eût certes commandé de regarder à l’entour de nous s’il n’y en aurait point quelqu’un par l’immondicité duquel nous fussions contaminés : mais quand il commande seulement que chacun s’éprouve, il signifie par cela que la compagnie des médians ne nous nuit de rien. A quoi est conforme ce qu’il dit ensuite, que celui qui en mange indignement le mange à sa condamnation. Il ne dit pas : à la condamnation des autres, mais à la sienne, et à bon droit, etc. (I.C. 4.1.15). »
Le pasteur a fait son devoir, s’il a fidèlement exposé en particulier et en public la nature, l’esprit, le but de la Sainte-Cène, les dispositions qu’elle exige, le danger d’y participer indignement : il n’est, dès lors, responsable ni de la négligence des uns, ni de la profanation des autres. Dans l’état actuel des choses, le pasteur n’a sous ce rapport, comme sous bien d’autres, que l’autorité de la parole évangélique. Notre ancienne discipline étant tombée, c’est à l’Église à la relever ou à en établir une nouvelle. Plusieurs se sont créé, en ces derniers temps, des scrupules et des tourments extrêmes en s’exagérant leurs devoirs par une fausse idée de leurs droits.
Le motif cherché par le séparatisme dans l’obligation imposée aux chrétiens de se retirer du monde, est un abus manifeste des déclarations et des exhortations scripturaires sur lesquelles on le fonde : abus du même genre au fond que celui qu’en a fait le monachisme. Les passages qu’on cite renferment un précepte absolument étranger à la question de l’Église. Quand il est prescrit aux chrétiens de ne pas se conformer au monde, d’y renoncer, de s’en séparer, c’est qu’ils doivent nourrir d’autres sentiments et suivre d’autres mobiles que les enfants du siècle, avoir d’autres vues, d’autres espérances, et une autre vie. Ce sont des directions morales, non des règles ecclésiastiques. « Le monde », au sens scripturaire, se trouve dans une congrégation fortement disciplinée et dans la cellule d’un cénobite, s’il y règne l’orgueil spirituel, des dispositions égoïstes, des affections terrestres et charnelles. Là, tout aussi bien qu’ailleurs, le chrétien peut avoir a s’en garder ou à s’en retirer. L’interprétation que nous examinons dénature la signification évangélique du mot monde ; elle expose à mettre l’apparence à la place du fond réel ; elle pousse sur la pente de ce vieux pharisaïsme que Jésus-Christ a si sévèrement condamné, et qui faisait consister la sainteté à se tenir loin des pécheurs. L’intention est droite, le motif et le but sont purs ; mais l’écart et le danger n’en sont pas moins positifs.
Le puritanisme s’appuie donc sur des principes qui sont loin d’être scripturaires, dans le sens qu’il y attache.
Quant à l’indépendantisme libéral qui, au nom de la sincérité des convictions, fait du fractionnement indéfini l’état normal de la Chrétienté, poussant ainsi aux ruptures autant et plus peut-être que le puritanisme dogmatique, nous pensons avoir suffisamment établi dans d’autres articles qu’il se place en dehors, et par suite à l’encontre de la vraie notion de l’Église.
Le séparatisme, sous toutes ses formes, se heurte contre de nombreuses et grandes données de l’enseignement sacré que nous avons indiquées à diverses reprises. L’union des disciples est l’esprit et le vœu de l’Évangile. Le sectarianisme, qu’on l’appelle dogmatiste ou individualiste, puritain ou libéral, est essentiellement antichrétien ; rien ne l’est peut-être davantage, pas même la superstition.